Chapitre 11. Christian Topalov
« Une histoire des sciences sociales en société »
p. 237-267
Texte intégral
1Christian Topalov est né à Trojan, en Bulgarie, en 1944. Après une scolarité à Saint-Mandé, en région parisienne, il poursuit des études de philosophie, puis de sociologie et de sciences économiques à la Sorbonne et à l’EPHE. En 1968, il intègre le Centre de sociologie urbaine, au sein duquel il travaille jusqu’en 2008. Il soutient en 1973 une thèse de sociologie sur les promoteurs immobiliers, sous la direction d’Alain Touraine, à l’Université Paris V, dont il sera également docteur d’État ès lettres et sciences humaines en 1985. Sa thèse d’État, dirigée par Jacques Lautman, prend pour objet l’évolution des formes de la propriété du logement en France sur la longue durée (du xi e au xxe siècle), et est publiée en 1987, aux Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, sous la forme de l’ouvrage Le logement en France. Histoire d'une marchandise impossible. Il est à la fois directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS, et est affilié depuis 2008 au Centre Maurice-Halbwachs, dont les tutelles sont le CNRS, l’EHESS et l’École normale supérieure. Rattaché à l’école française de sociologie urbaine marxiste, socioéconomiste de la rente foncière urbaine et de la production capitaliste du logement jusqu’au milieu des années 1980, il travaille depuis sur la sociologie des mouvements sociaux réformateurs du tournant du xxe siècle aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France, ainsi que sur l’histoire et la sociologie des sciences sociales. Il est également l’un des membres fondateurs, en 1990, de la revue Genèses. Sciences sociales et histoire. Auteur d’une dizaine d’ouvrages, on lui doit notamment Le profit, la rente et la ville. Éléments de théorie, publié en 1984 aux éditions Economica, Naissance du chômeur, 1880-1910 (Albin Michel, 1994), ou encore Histoires d’enquêtes. Londres, Paris, Chicago (1880-1930), publié chez Classiques Garnier en 2015.
2Sociologue, je suis venu à l’histoire des sciences sociales par accident – si toutefois une telle chose existe. Il ne s’agissait pas d’un choix délibéré ni d’une spécialité exclusive, mais plutôt d’un aspect d’autres recherches – leur prolongement réflexif, peut-être. Voyons cela de plus près, en proposant une sorte de chronique des déplacements successifs qui m’ont conduit à travailler à une histoire des sciences sociales en société. Ce voyage s’accomplit dans un paysage mouvant, façonné par d’autres et avec d’autres, qu’il convient de décrire en même temps que les hésitations du voyageur et ce qu’il croit être ses décisions.
3Je rappellerai d’abord dans quelle conjoncture intellectuelle j’ai rencontré la double question des catégories et du rôle des savoirs dans la construction historique de celles-ci, puis comment, au cours d’une enquête sur la genèse de la catégorie de « chômage », j’ai aperçu l’importance des rapports entre science sociale et action réformatrice. Je décrirai ensuite deux autres moments. Le premier, à l’occasion d’un séminaire sur la ville des sciences sociales, m’a fait percevoir la récurrence des restructurations du passé dans la façon dont nos disciplines racontent leur histoire. Le second s’est produit au cours de travaux sur Maurice Halbwachs, un sociologue durkheimien, et sur les sociologues de l’université de Chicago, plus tard sur leurs rapports. J’ai compris, là encore grâce à des rencontres, que l’enquête ne devait pas porter seulement sur des résultats de science, mais aussi et d’abord sur le travail scientifique. On pouvait utiliser les archives des institutions scientifiques, mais aussi les papiers personnels des savants pour pratiquer une quasi-ethnographie de leurs façons de faire de la science et de leurs façons d’être dans le monde social, qui sont inséparables de la science qu’ils font. Je m’interrogerai en conclusion sur les raisons pour lesquelles le point de vue historiciste en histoire des sciences ici défendu est à la fois indispensable à une pratique réflexive des sciences sociales et voué à ne jamais l’emporter parmi les praticiens de ces disciplines.
Une humeur réflexive : la question des catégories
4C’est au cours d’une enquête entreprise en 1986 sur l’émergence des catégories de « chômage » et de « chômeur » à la fin du xixe siècle que j’ai commencé à m’intéresser aux rapports entre action réformatrice, politiques publiques et savoirs. Le programme de ce travail s’inscrivait dans une conjoncture marquée par la sociologie des catégories qui s’était développée autour de Bourdieu dès les années 1970, qu’avait illustrée Boltanski, et qui avait trouvé de nouveaux développements avec l’histoire de la statistique telle que Desrosières et Thévenot la pratiquaient.
5Les cadres. La formation d’un groupe social de Luc Boltanski parut dans la collection dirigée par Pierre Bourdieu aux Éditions de Minuit (Paris) en 1982. Ce livre témoignait d’une posture très nouvelle parmi les sociologues vis-à-vis d’objets canoniques de la discipline : les groupes sociaux. Le débat d’alors portait de façon obsessive sur la question de la définition, doublement entendue : quels critères permettent de classer un individu dans telle ou telle catégorie ? Et quel est le statut conceptuel de celle-ci : « groupe », « agrégat », « élite », « strate », « couche », « classe » ? Des flots d’encre et de science étaient ainsi dépensés pour « essayer, derrière le substantif, de trouver la substance1 ». Boltanski rompait radicalement avec la question ainsi formulée : il faut, posait-il, « commencer par renoncer à donner une ‘définition préalable’ du groupe et prendre pour objet la conjoncture historique dans laquelle [il] s’est formé comme groupe explicite » (ibid., p. 51). L’enquête pouvait alors commencer sur « les processus d’unification symbolique et [le] travail de représentation qui les accompagne » (ibid., p. 57), le terme « représentation » étant pris ici dans un triple sens : d’abord l’institution du nom et la restructuration corrélative du champ sémantique des noms des groupes et classes, ensuite la représentation de soi et la mise en scène nécessaire à la croyance collective, enfin la représentation du groupe par des instances habilitées sur la scène politique.
6Ce travail de Boltanski fut particulièrement marquant, mais il ne venait pas seul, car il prenait place dans une série d’enquêtes analogues effectuées en parallèle dans l’atelier Bourdieu. Chacune à sa manière avait entrepris de défaire l’évidence naturelle de ce qui « va de soi » dans une catégorie de classement social : les principales cibles étaient les classes sociales, les classes d’âge, les professions et métiers, les identités et découpages régionaux – la mise en discussion des catégories de genre, qui viendra plus tard, était alors simplement mentionnée comme possible.
7Ceux qui formulaient ce programme prenaient à partie les sciences sociales, au moins de deux façons. D’abord, ils pointaient les apories qu’elles rencontrent en adoptant une « conception substantialiste des groupes sociaux » (ibid., p. 49). Ensuite, ils montraient que les sciences sociales contemporaines sont elles-mêmes inséparables de l’histoire de leurs objets : depuis les années 1950, en effet, les sociologues étaient constamment mobilisés – comme universitaires, comme intellectuels, comme experts – dans des remises en ordre symboliques du monde social, parmi lesquelles la production des taxinomies socioprofessionnelles.
8Quelques statisticiens de l’INSEE2 avaient commencé à s’interroger sur la genèse des nomenclatures utilisées pour produire les statistiques officielles. Un temps fort de ce mouvement fut les journées d’étude sur l’histoire de la statistique, organisées par l’unité de recherche de l’INSEE en 1976, et une étape importante fut franchie lorsque la réflexion s’engagea sur les opérations de codage, et donc sur la production même des catégories statistiques, une attention particulière étant accordée aux catégories socioprofessionnelles3. Dans cette période, les travaux qui se développaient autour de Bourdieu (particulièrement Les cadres de Boltanski) constituèrent des ressources de première importance pour des chercheurs isolés dans une institution où il n’était pas facilement admis d’interroger le réalisme des catégories. Assez rapidement, toutefois, de nouveaux alliés se présentèrent avec l’introduction en France de travaux britanniques et états-uniens sur l’histoire des opérations statistiques et, particulièrement, des classifications (MacKenzie4, Szreter5, Porter6). Il est frappant que cette littérature, qui proposait de solides analyses empiriques de processus de catégorisation, se soit développée à peu près au même moment que les travaux de Bourdieu sur les classements sociaux et leurs prolongements en matière de statistique (Merllié7). Il n’est pas moins frappant qu’elle est restée inaperçue de celui qui, sur ce point, inspira ce qui s’avéra être, au fond, une version française d’un questionnement international8.
9En anthropologie, des mises en question radicales se produisaient au même moment. J’en retiendrai un seul exemple, important. Avec Au cœur de l’ethnie9, paru en 1985, Jean-Loup Amselle, Elikia M’Bokolo, Jean Bazin, Jean-Pierre Dozon, d’autres encore, engageaient le fer contre l’une des catégories alors les plus indiscutées de la discipline. À la suite de Balandier10, ces anthropologues observaient des sociétés africaines prises dans l’histoire – et non des sociétés froides dont l’unité de base aurait été la monade ethnique. Il ne s’agissait pas simplement de mettre en doute la pertinence d’un concept (« y a-t-il une substance sous le substantif ? »), mais de décrire la genèse et les usages d’une catégorie de l’entendement anthropologique, dans l’interaction entre science ethnologique et administration coloniale. D’abord pour en rendre raison. Plus fondamentalement, pour réintroduire l’histoire dans l’anthropologie, en mettant en lumière ce que les ethnonymes – considérés jusqu’alors comme des référents stables – empêchaient de voir : la pluralité et la labilité des identités, la variabilité des usages de celles-ci par les individus en situation, les « chaînes de sociétés » africaines inscrites dans de vastes espaces marchands, religieux, politiques. Les raisons et les enjeux de ce « travail de démontage de la notion d’ethnie »11 – et donc de l’Afrique éternelle de Griaule12 ou de Fortes – étaient internes à la discipline. Elles concernaient notamment la mise en cause du paradigme lévi-straussien et, au-delà, elles « esquissaient les contours d’une anthropologie différente » (ibid., p. 25).
10Un développement analogue se produisait en science politique. En 1985, dans un chapitre du Traité de science politique de Grawitz et Leca, Bernard Lacroix relevait la disposition spontanée des politistes à l’objectivisme et lui opposait la nécessité de travailler sur la construction sociale des choses politiques13. En 1988 parurent deux numéros d’Actes de la recherche14 intitulés « Penser la politique »15, où l’on trouve les signatures d’Annie Collovald16, Alain Garrigou17, Michel Offerlé18, Bernard Pudal19. La boîte noire des classifications et des catégories était ouverte. Les objets consacrés de la discipline (le vote, les partis, les groupes de pression) changeaient de visage, de nouveaux objets (les formes de gouvernementalité, les répertoires d’action collective, les référentiels de politiques publiques) entraient dans le champ. Pour une sociologie politique nourrie de Lipset ou pour la sociologie électorale, les partis politiques avaient pour fonction de représenter les clivages de la société. Dans le nouveau questionnaire, il s’agissait de comprendre comment les partis participaient à la configuration de ces clivages et s’employaient à les capter. Dans une perspective de sociologie des organisations ou de la décision, les objets des politiques publiques étaient un donné. Désormais, l’enquête portait sur la façon dont étaient formulés les problèmes et les catégories de l’action publique. Cette nouvelle science politique s’obligeait à faire de l’histoire et, avec l’étude des « référentiels », abordait nécessairement celle des savoirs.
11Le petit groupe qui allait fonder la revue Genèses. Sciences sociales et histoire se situait résolument dans cette humeur réflexive. Il se réunit pour la première fois au printemps 1988, à l’initiative de Gérard Noiriel. Celui-ci venait de publier une histoire sociale « par en bas » du bassin sidérurgique de Longwy et s’était attelé à étudier la genèse des catégories de « national » et d’« étranger » dans la France des débuts de la Troisième République20. Il projetait, avec Michel Offerlé, Alban Bensa, moi-même, d’autres encore, de créer une revue qui accueille et promeuve des travaux qui se situent dans ce que j’appellerais un « constructivisme méthodologique ». Cette approche prenait pour objet d’enquête la formation non seulement des catégories de l’action publique et de celles qui organisent les pratiques quotidiennes des acteurs ordinaires, mais aussi des catégories savantes qui informent nos disciplines tout en interagissant constamment avec les mondes de l’action. Le « manifeste » de la nouvelle revue s’exprimait ainsi : « Genèses contribuera à l’histoire sociale des sciences de l’histoire et de la société en examinant la constitution de leurs champs et de leurs objets, de leurs outils et de leurs institutions. […] Ce qui produit les choses produit aussi les mots et les outils pour les penser. Les représentations contribuent à façonner leurs objets : parties intégrantes du mouvement réel des sociétés, elles en sont tout autant les produits que les facteurs. L’apport de Genèses aux débats du présent sera de nourrir l’étonnement sur ce qui va de soi pour les protagonistes du monde social, d’interroger les évidences – celles de chacun, celles des institutions, celles des savants – pour mieux comprendre leur efficace dans les conflits et la régulation de notre société21. ». Le premier numéro de la revue sortit en septembre 1989.
« Naissance du chômeur » : sciences sociales et réforme
12Mon enquête sur l’émergence de la catégorie de « chômage » à la fin du xixe siècle a très vite rencontré des mots, des nombres, des raisonnements, bref, des formes savantes de représentation22. Celles-ci, que les hommes du temps tenaient pour scientifiques, ne naissaient pas dans le ciel des idées ni dans le silence feutré des cabinets de travail des économistes. Elles étaient forgées dans des débats et controverses sur des sujets brûlants : la mévente et la misère, les émeutes ou la crainte qu’on en avait, les distributions charitables ou les travaux municipaux. La discussion avait pour objet, indissociablement, le diagnostic et la mesure du mal, son étiologie et les méthodes pour le traiter ou le tempérer. J’étudiais donc des acteurs sociaux qui construisaient des façons de voir comme autant d’outils cognitifs leur permettant de faire.
13Il m’apparut très vite qu’entre les « crises de chômage » et les réponses que leur donnaient les acteurs et les institutions, une médiation essentielle intervenait : la mise en forme du « problème ». Les transformations de celle-ci ne relevaient pas des chronologies canoniques de l’histoire économique, de l’histoire politique, pas même de celle des « politiques sociales ». Elle s’inscrivait dans une autre temporalité et s’opérait pour une part sur d’autres scènes que celles où se façonnaient les décisions des autorités publiques. Ainsi, les catégories de « chômeur » et de « chômage » qui finirent par prévaloir au xxe siècle ne sont pas nées tout simplement du salariat industriel ou du cycle des affaires : elles ont résulté du démantèlement et de la réorganisation d’autres catégories. Elles ont été construites avec et contre les classifications ordinaires de la pauvreté inscrites dans des dispositifs publics et privés d’assistance, avec et contre, aussi, les représentations du travail nées de l’expérience ouvrière et retraduites par les organisations de travailleurs. Dans ces deux ordres de discours, avant la fin du xixe siècle, le chômeur moderne n’existait pas. Une mutation des savoirs a été nécessaire pour énoncer autrement l’identité de l’ouvrier sans ouvrage, la nature du mal à traiter et, du même coup, faire entrer de nouvelles solutions dans l’univers des possibles.
14Le langage de la science a fourni l’instrument et la légitimation de cette révolution des façons de voir dans laquelle, bon gré, mal gré, tous les partenaires de cette histoire – philanthropes, organisations ouvrières, partis politiques et gouvernants – se sont retrouvés peu à peu entraînés. Or, une telle reconstruction des représentations – qui se produisit au cours des années 1880-1910 – avait ses conditions et ses rythmes propres. Elle avait des implications qui débordaient largement la question particulière traitée, car elles mettent en jeu aussi bien les visions de l’ordre social que les formes générales des langages scientifiques. Elle avait aussi ses propres agents, des spécialistes qui revendiquaient un discours vrai et non partisan. Ils s’activaient dans des sociétés savantes ou des universités, des cercles philanthropiques ou des bureaux de statistique. Des logiques sociales autonomes réglaient leurs débats, à distance des remous de l’actualité, et leurs travaux s’imposaient peu à peu comme faisant autorité pour les autres parties en conflit. Plus que de l’enregistrement des tremblements de terre, leur histoire relève de la tectonique des plaques.
15Sur tous ces thèmes, la leçon de Foucault avait été décisive pour ma génération de chercheurs, car elle invitait à élargir la notion de « science » à celle de « savoirs », et à étendre en conséquence l’univers documentaire à explorer. Bien entendu, Foucault faisait réfléchir, aussi et surtout, sur la relation entre savoir et pouvoir – que, depuis cette première enquête, je n’ai cessé d’observer23. Mais, à la différence du philosophe, et muni du viatique fourni par Bourdieu, je n’ai jamais perdu de vue les acteurs.
16Pour mener à bien cette enquête, il fallait regarder comme « science » ce que les contemporains considéraient comme tel, même si cette revendication paraissait caduque aujourd’hui. Ainsi, la « charité scientifique », théorisée à Londres dans les années 1860 et qui connut un succès international plusieurs décennies durant, avait donné naissance à des méthodes d’enquête et à des procédures de classification, elle reposait sur un régime spécifique de causalité qui avait sa cohérence propre – que j’ai appelé le régime du diagnostic individuel. Disqualifier ces savoirs au nom de nos convictions présentes était se condamner à ne comprendre ni les uns ni les autres. Il fallait, du même coup, regarder comme « savants » des personnages que le monopole, alors seulement en cours de construction, des institutions universitaires sur la certification des savoirs allait bientôt disqualifier : les discussions entre gentlemen sur the problem of the unemployed dans les clubs de Mayfair et le courrier des lecteurs du Times, les congrès internationaux des assurances sociales et leur public de réformateurs et d’actuaires mêlés, les comptages des sans travail effectués par les syndicats de métier à la demande des administrations du travail, tous ces théâtres hétéroclites de fabrication de savoirs et de propositions pratiques devaient être pris en compte.
17Parmi les leçons que j’ai pu tirer de cette enquête, j’évoquerai seulement l’intrication des questions de science et des questions réformatrices, qui se présentait parfois sous la forme d’une rigoureuse circularité. En voici un exemple : en juin 1912, Arthur Bowley, professeur de statistique à la London School of Economics, présenta à la Royal Statistical Society une communication intitulée : « The Measurement of Unemployment: An Experiment »24. Il s’agissait de construire « a series of index-numbers », c'est-à-dire « une série qui reflète, dans ses tendances et ses fluctuations, les mouvements d’une quantité avec laquelle elle est en relation » mais qui, elle-même, échappe à la mesure (ibid., p. 791). Forte définition, qui signalait l’avènement d’un mode d’objectivation du social et d’un statut du nombre radicalement nouveaux. Le nombre n’était plus l’addition d’unités définies comme homogènes et recensées exhaustivement, comme dans la statistique administrative. L’indice construit par Bowley était, en effet, constitué d’une série de moyennes pondérées combinant des données hétéroclites qui différaient selon les industries et les périodes. Ces opérations faisaient dresser les cheveux sur la tête des réalistes, qui ne savaient plus ce que mesurait cette mesure et voulaient savoir combien, finalement, il y avait de chômeurs dans le Royaume. Mais Bowley avait déplacé la question : peu importe le nombre des chômeurs, impossible à établir, ce qu’il mesurait, c’étaient les tendances du chômage. La magie de la nouvelle « statistique mathématique » était, disait-il, de « mesurer l'inaccessible »25.
18Il n’est pas du tout indifférent que ce soit sur l’objet « chômage » et, précisément, en 1912, que s’expérimenta ce nouvel et important formalisme statistique qu’est l’indice. Bien avant que Keynes ne s’en mêle, il était devenu envisageable que les autorités municipales entreprennent des travaux lorsqu’une crise de chômage cyclique s’annonçait. Cette possibilité politique créait un espace de pertinence pour la formalisation de Bowley, car l’indice permettait d’anticiper la crise de plusieurs mois et, donc, de lancer les travaux à temps pour en tempérer les effets sur l’emploi. La situation invitait les statisticiens mathématiques à innover et ouvrait les portes de l’administration du travail à des scientifiques jusque-là cantonnés dans des fonctions universitaires. Une politique devenue concevable leur permettait d’imaginer des formalismes qui, à leur tour, rendaient cette politique réalisable. De façon plus générale, je m’apercevais que les réponses (pratiques) venaient avant les questions (scientifiques) et que la « science pure » ne précédait pas ses « applications », mais que c’était plutôt l’inverse. Ce qu’on m’avait appris sur les rapports entre « recherche fondamentale » et « recherche appliquée » volait en éclats.
La ville des sciences sociales et la question du réemploi
19Une nouvelle occasion de travailler dans le champ de l’histoire des sciences sociales fut un séminaire donné en commun avec l’historien Bernard Lepetit26, que nous avions intitulé « La ville des sciences sociales ». Cet enseignement, commencé en 1989 comme séminaire de lecture, devint ensuite le cadre d’une enquête collective qui donna lieu, après la disparition de mon partenaire en 1996, à la publication d’un ouvrage27.
20Avec les chercheurs que nous invitions, nous avons étudié des dizaines de livres savants dont l’objet était la ville, produits à différents moments, dans des pays et sites variés et qui se référaient à divers cadres disciplinaires. Nous avons vu défiler sous nos yeux une impressionnante variété de villes que les sciences sociales ont pu construire au cours du xxe siècle. Que l’on pense à celles des géographes : agglomération dans un site, nœud dans des réseaux formalisables à l’échelle régionale, nationale ou mondiale, masse de données intégrées à des systèmes d’information géographique, ensemble d’images de la « géographie des représentations », d’autres encore. Ou bien les villes des historiens : parfois simple cadre commode d’une monographie, mais aussi corps politique constitué, artefact spontané ou volontaire, objet d’aménagements, sujet culturel, espace de migrations et de mobilités, etc. Ou bien celles des sciences administratives ou politiques : institution dont on décrit l’anatomie et la physiologie, unité spatiale pour l’analyse des comportements électoraux, communauté locale où se jouent les processus de décision pluralistes, etc. Ou encore, celles des sociologues : organisme dont le développement est réglé par des lois, lieu de naissance de l’homme moderne, puzzle de communautés ou espace de mobilités, territoire de désintégration sociale ou d’exclusion, pour ne citer que quelques définitions. Inépuisables villes des sciences sociales, dont les limites se brouillent parfois avec les constructions littéraires, les images d’architectes, les visions de notre civilisation et les spéculations sur son futur. Villes que les savants approchent le plus souvent sous l’angle qu’appelle le programme réformateur avec lequel ils sont entrés en dialogue. L’énumération est impossible, elle serait d’ailleurs inutile : le point de vue que nous avions adopté excluait toute mise en forme surplombante, puisqu’il visait avant tout à observer des émergences discontinues dans des sites chaque fois singuliers.
21Au fil du séminaire, une méthode s’était peu à peu mise en place28. Ne pas regarder les livres étudiés comme des « textes » mais comme des « documents » qui devaient être interprétés en fonction de l’époque qui les avait produits. Ne pas s’arrêter au moment initial de cette production, mais considérer qu’elle s’est poursuivie tout au long de la réception de l’œuvre jusqu’au présent. Le premier point de vue consistait à replacer l’auteur « dans son temps », à la manière des anciens manuels de littérature : c’est ainsi que pouvait se déployer le questionnaire évoqué plus haut sur les relations entre savoirs et action, sciences sociales et réforme. Le second s’efforçait de mettre au jour, avec la fortune critique de l’œuvre, la vie posthume de son auteur. C’est cela qui intéressait Lepetit, et dont j’ai mis quelque temps à comprendre l’importance.
22Il avait pourtant montré, à l’occasion de son enquête sur Les villes dans la France moderne29 combien il était crucial de faire l’histoire de nos propres représentations pour que celles-ci ne fassent pas obstacle à l’observation des représentations des acteurs du passé. En reconstruisant la façon dont l’économie politique classique avait imposé l’abstraction d’un individu optimisant sur des marchés, l’historien pouvait mettre au jour, par contraste, la notion d’une ville milieu et acteur collectif de l’innovation économique, qui avait prévalu parmi les élites réformatrices du second xviiie siècle et avait été obscurcie ensuite. En montrant comment la définition d’une ville par la vitalité de son commerce et la grandeur de sa population avait été portée par ces mêmes acteurs et l’avait emporté avec les réformes révolutionnaires, il montrait aussi comment avait été oblitérée la définition, plus ancienne encore, d’une ville par son « éclat » et les privilèges accordés par le souverain. Lepetit notait : « Puisqu’il n’y a pas de lecture naïve, autant connaître un peu les verres que l’on porte » (ibid., p. 85). Il convient donc non seulement d’expliciter nos propres catégories savantes de description – ce qui est la moindre des choses –, mais aussi de les traiter comme des produits de l’histoire : comme celles de nos prédécesseurs, nos catégories sont nées de situations et de conflits, et il est nécessaire, pour qu’elles ne nous aveuglent pas, d’examiner les conditions dans lesquelles s’est imposée leur évidence. Si nous transposons la démarche à l’étude historique des œuvres de science, il apparaît que l’étude de leur fortune critique est comme un préalable à celle des œuvres en leur temps : c’est l’histoire de la façon dont elles sont parvenues jusqu’à nous chargées de commentaires qui peut nous permettre de nous libérer un tant soit peu de ceux-ci.
23Une autre raison avait son importance pour celui qui était directeur de la revue les Annales et le pilote du « tournant critique » proposé à celle-ci30. Ce tournant consistait, notamment, à faire de la « mémoire » un objet d’histoire. Non pas parce que se souvenir serait devenu un devoir – comme l’air du temps l’affirmait avec insistance –, mais parce que le récit du passé, puissant moyen de se représenter le présent et d’agir sur lui, était partie intégrante de l’histoire. C’est ce qu’illustraient superbement, au même moment, les livres de Lucette Valensi sur la bataille des trois rois31, celui d’Alain Boureau sur le droit de cuissage32 ou celui de Jacques Le Goff sur Saint Louis33. Ou bien encore, l’audacieuse histoire de la ville de Mexico proposée par Serge Gruzinski34, qui commençait par la fin, montrant comment chaque époque de l’histoire de la ville se caractérisait par la façon dont elle racontait son passé. Les promoteurs du tournant critique, plutôt que s’appuyer sur la désormais importante littérature anglo-américaine sur « l’invention de la tradition »35, choisirent pour ancêtre Maurice Halbwachs, qui connut alors une nouvelle vie comme sociologue de la mémoire. Cette opération intellectuelle me fit toucher du doigt la façon dont nos disciplines évoluent en changeant de passé et comment, ce faisant, elles changent les auteurs du passé. Ce fut pour moi une précieuse leçon de choses, qui m’offrit en même temps un objet inépuisable d’enquête historique.
24« Tout ce qui est solide se dissout dans l’air36 ». J’avais désormais compris à quel point ce que j’avais lu jadis chez Marx était redoutablement vrai37. Mais je tenais – et je tiens toujours – que c’est en campant sans faiblir sur la croyance – celle de ma tribu – en la validité de la démarche critique de la science, que l’on dispose de moyens puissants pour décrire et comprendre la façon dont des choses deviennent solides et, plus tard, se dissolvent.
Enquête sur des enquêtes
25À ce point, j’étais disponible pour rencontrer deux sigles : SSK et SFHSH.
26La Société française pour l’histoire des sciences de l’homme (SFHSH) avait été créée en 1986 avec des orientations épistémologiques et méthodologiques plutôt éclectiques. C’était une respectable société savante dont la tâche était de stimuler des recherches historiennes conduites dans les règles de l’art, avec l’exigence d’érudition que celles-ci impliquent. Elle contribua à la légitimation, à la consolidation, à la mise en réseau, en évidence et en dialogue de multiples travaux conduits en France en ordre dispersé. En outre, elle adopta bientôt un projet intellectuel plus exigeant : renouveler en profondeur les façons de faire – et donc refuser de continuer à faire comme avant. Deux invités au colloque de fondation avaient donné le ton : Charles Gillispie38 et Stefan Collini39 y avaient présenté une critique sans concession des « effets de tunnel » produits par les histoires disciplinaires. Celles-ci étudient généralement le passé des sciences de l’homme à partir de leur état présent, ce qui implique de considérer les savants du passé comme nos contemporains – au sens où ils se seraient posé les mêmes questions que nous. « Entre tous les péchés, à l’égard d’une science du temps, le plus impardonnable », disait Marc Bloch de l’anachronisme40. Face à ces risques majeurs de la téléologie et de l’anachronisme, la SFHSH proposait de forts antidotes : contre l’enfermement dans les histoires disciplinaires, travailler en vue et dans le cadre d’une histoire générale des sciences humaines ; contre la lecture du passé à travers les seules catégories du présent, cultiver une posture résolument historiciste, c’est-à-dire s’efforcer de restituer, dans toute leur étrangeté, les questions, les pratiques et les cadres cognitifs des savants du passé.
27Sociology of scientific knowledge (SSK) était l’une des étiquettes sous lesquelles une jeune et vigoureuse tradition de recherche née en Grande-Bretagne et florissante aux États-Unis était arrivée sur nos rives41. Les importateurs étaient deux entrepreneurs scientifiques qui opéraient à partir du Centre de sociologie de l’innovation (CSI) de l’École des Mines de Paris : Bruno Latour, un agrégé de philosophie frotté d’anthropologie qui enseignait dans des écoles d’ingénieurs, et Michel Callon, un ingénieur passé à la sociologie. Ils s’occupaient de Pandore, un bulletin bimestriel où, de 1978 à 1984, s’exprimèrent des scientifiques intéressés par les rapports entre sciences et sociétés42. C’est dans Pandore que Callon et Latour proposèrent, en 1982 et 1984, deux recueils d’articles qui lancèrent la SSK sur le marché français. Au début des années 1990, l’un de ces recueils et quelques-unes des figures majeures de ce courant firent leur percée dans l’édition française. Latour et Callon avaient doté l’étiquette d’une interprétation globale qui définissait leur propre position dans le champ français de l’histoire et de la sociologie des sciences : « Contrairement à la littérature épistémologique qui ignore tout du fonctionnement technique et social des sciences, et contrairement à la littérature sociologique qui fait généralement l’impasse sur les contenus scientifiques, de nombreuses études existent en anglais qui proposent une autre façon de parler des sciences. »43 Le point central mis en avant par les importateurs était donc que la sociologie des sciences travaillait désormais aussi à rendre compte des contenus des savoirs. Pour cela, il convenait d’étudier non la science faite dans son contenu assertorique, mais « la science telle qu’elle se fait » : il fallait ouvrir la « boîte noire » 44.
28Tout cela invitait à placer au centre des recherches les pratiques scientifiques des savants. Je m’y engageais avec allégresse, sans prêter attention aux imprécations contre les « relativistes » – que dramatisaient les méthodes douteuses de l’affaire Sokal (1996) –, ni m’embarrasser des disputes entre la « science de la science » et le « textisme »45 : mon propos n’était pas, en effet, de me qualifier parmi les prescripteurs en histoire des sciences, mais de poursuivre mon travail sur les rapports entre savants et société avec de nouveaux outils. Parmi les chantiers collectifs originaux promus par la SFHSH, il y avait l’histoire du « terrain » et celle des « récits de découverte », qui avaient fait l’objet de colloques en mars 199246 et mai 199547 : j’en ai beaucoup appris. La réflexion sur l’enquête développée dans la rubrique « Savoir-Faire » de Genèses, mais aussi, à partir de 1995, dans Enquête, une nouvelle revue de l’EHESS, poussait dans le même sens48. Je mentionnerai aussi un atelier « Science and the City », tenu en décembre 2000 au Max-Plank-Institut für Wissenschaftsgeschichte de Berlin49.
29C’est alors que prirent forme successivement trois chantiers qui devaient m’occuper longtemps et ne trouvèrent leur complet aboutissement qu’une vingtaine d’années plus tard50. D’autres travaux m’avaient, en effet, conduit sur des sites où pouvaient s’observer à la fois des innovations significatives dans l’étude savante de la ville et des nouages intéressants entre projet réformateur et sciences sociales.
30Il s’agissait d’abord de Charles Booth51, que j’avais rencontré, grâce à Gareth Stedman Jones, à l’intersection de mon travail sur la naissance du chômeur et d’un autre sur l’enquête urbaine et la réforme sociale britanniques52 – bien avant d’aller visiter les archives de son enquête à la London School of Economics. Ce négociant de Liverpool qui aspirait à accéder à l’establishment réformateur conduisit à partir de 1886 une vaste enquête sur Life and Labour of the People in London – en vue, disait-il, d’apaiser la Grande Peur qui avait saisi ses pareils lors des émeutes qui avaient bousculé le West End cette année-là. De son entreprise, qui a souvent été décrite comme l’origine de la tradition anglo-américaine des social surveys, il résulta notamment une carte sociale de la Métropole, innovation frappante dans le mode de représentation d’une société urbaine.
31Je m’intéressai aussi à Maurice Halbwachs, qui soutint en 1909 une thèse sur les transformations de la voirie parisienne entreprises par le baron Haussmann53 et continuées par Alphand54 sous la Troisième République : c’était la naissance de la Ville lumière. Pour rendre compte de ces bouleversements, ce jeune agrégé de philosophie et membre de l’équipe de l’Année sociologique55 mettait en œuvre les principes de la morphologie sociale de Durkheim en postulant l’existence d’une agglomération urbaine régie par des lois. J’avais auparavant et par inadvertance fréquenté le Halbwachs de la morphologie sociale, à propos de la socioéconomie du logement56. Je l’avais relu par la suite avec Marcel Roncayolo et Manfredo Tafuri pour interroger sa façon d’étudier les villes57. Lorsque ses archives sont devenues disponibles, je suis entré peu à peu dans la familiarité de l’homme sans nécessairement partager l’enthousiasme que l’œuvre commençait à soulever autour de moi.
32Mon troisième grand chantier concernait les sociologues des années 1920 à l’université de Chicago. Robert E. Park et Ernest W. Burgess58 entreprirent alors un programme d’étude proliférant sur « les communautés locales de Chicago », financé par une des fondations de l’empire Rockefeller. Leur ambition était de faire de la sociologie une véritable science qui, sortant enfin de la salle de classe et de la bibliothèque, affronterait son « laboratoire » naturel : la grande ville. Mon intérêt pour ce terrain était né d’une vieille et pacifique dispute avec Isaac Joseph et Yves Grafmeyer59, qui avaient importé en 1979 des rives du lac Michigan une « écologie urbaine » à l’usage des sociologues français, en vue de secouer l’emprise d’une sociologie urbaine marxiste, dont j’étais alors un des représentants. Je me suis aperçu par la suite que Chicago était considéré comme d’actualité – en France beaucoup plus qu’aux États-Unis – et qu’il m’offrait une belle occasion de mettre en œuvre les façons de faire, qui entre temps m’avaient conquis, des science studies. J’étudiai d’abord le façonnement successif de diverses « écoles de Chicago » aux États-Unis au cours du demi-siècle qui suivit la mort de Park en 194460, ce qui m’offrit l’avantage de pouvoir regarder de façon informée et avec un peu d’ironie la flambée des conversions françaises à l’une ou l’autre d’entre elles. Je plongeai ensuite dans les archives du département de sociologie de l’université de Chicago et de la fondation Rockefeller et pus ainsi travailler sur les notes d’enquête disponibles61, en même temps que sur le montage institutionnel qui rendit possible l’âge d’or de la sociologie de Chicago62.
33Ces trois terrains se nouèrent peu à peu en un projet d’ensemble. Non qu’on puisse les considérer comme trois « étapes de la pensée sociologique », ni même comme des escales dans des circulations internationales, car les chemins parcourus par les trois œuvres ne se croisèrent que tardivement : certes, Park enseigna les travaux de Booth dans son cours sur la social survey, mais Halbwachs, jusqu’à ce qu’il soit invité à Chicago en 1930, lui était tout à fait inconnu, tandis que ce dernier vivait dans un monde intellectuel étranger à celui de Booth, pourtant repéré à Paris lors de l’exposition universelle de 1900, notamment par les lecteurs de l’Année sociologique. C’est seulement au cours des années 1960 que commença à s’organiser aux États-Unis un grand récit unifié de l’histoire de la « sociologie urbaine », où une « école de Chicago » prenait une consistance toute rétrospective et où étaient recrutés aussi nos deux auteurs européens. Ainsi, mes trois terrains d’enquête, bien que tardivement connectés, n’étaient nullement ordonnés sur un axe temporel unique. En revanche, ils offraient des variations de contexte du plus grand intérêt : des styles nationaux distincts de la science sociale, des façons différentes d’établir les faits, des instances contrastées de certification des savoirs, des rapports variés entre savants et réformateurs.
L’archive et l’ethnographie rétrospective des savants
34L’histoire des disciplines écrite par leurs praticiens est généralement écrite sans archives. Pourquoi s’embarrasser de celles-ci, puisque l’œuvre se suffit à elle-même ? Une histoire sans archives est donc une histoire faite avec des livres. Il en résulte qu’elle dépend très largement des bibliographies en vigueur. Or, une bibliographie, c’est une liste de textes de savants du passé considérés comme utiles aujourd’hui. Cette histoire-là est donc écrite en fonction des besoins et des croyances qui correspondent à l’état présent de la science, au lieu où l’on écrit. Une telle manière de faire, assurée contre les surprises et protégée contre les mauvaises rencontres, aura pour principal résultat de valider les évidences bibliographiques dont elle était partie et qui l’enserrent. Pourtant, cette histoire écrite avec les seuls textes est d’une légitimité à toute épreuve. Elle est assise sur la pratique de l’enseignement universitaire, sur les rituels de célébration des classiques, sur les concurrences pour le contrôle du passé : peu lui importent les critiques, elle poursuit, imperturbable, son chemin.
35Je découvrais cependant, au fur et à mesure de mes enquêtes, que la perspective change du tout au tout lorsqu’on environne les œuvres avec des archives – qui peuvent être de divers ordres : papiers de travail du savant, archives des institutions qui constituaient le cadre de son travail, papiers personnels où se laisse voir la personne privée.
36Les archives, tout d’abord, permettent d’apercevoir que l’activité savante n’est nullement solitaire. Les savants discutent constamment avec d’autres gens : parfois ce sont, eux aussi, des savants, parfois ils appartiennent à d’autres mondes – la réforme, la politique, la littérature, la famille, les cercles de sociabilité. Les correspondances avec les pairs portent parfois sur des questions scientifiques et nous renseignent sur des moments d’élaboration ou de doute, des argumentaires, des questionnements partagés, des différences ou différends. Connaître ces états de la pensée plus fluides que ceux qui sont ensuite imprimés est précieux, en particulier pour observer comment des arguments peuvent varier selon le théâtre où ils sont produits. Souvent, les correspondances ou les minutes de réunions sont des traces d’actions : on annonce une initiative pour entraîner d’autres ou obtenir leur appui, on demande conseil sur ce qui est opportun de faire, on discute d’une situation délicate, on prend un parti en commun. Dans certains cas, les archives permettent de pénétrer dans les institutions qui formaient le cadre de l’activité des savants. Pour les sociologues de Chicago, par exemple, elles montrent comment fonctionnait un programme collectif de recherche : le choix des sujets, les argumentaires qui justifiaient les projets à divers points de la chaîne de décision, les critères de validation des produits. Les archives permettent enfin, en même temps que l’attention aux supports de publication et lieux d’enseignement, d’observer la circulation des œuvres dans le tableau général des espèces scientifiques. Les disciplines n’étaient pas hier ce qu’elles sont aujourd’hui – comme le montrent notamment les travaux de Thomas Hirsch sur les rapports entre « sociologie », « psychologie » et « ethnologie » dans l’entre-deux-guerres63 –, elles ne sont pas non plus semblables d’un pays à l’autre – comme Wolf Feuerhahn64 et Pascale Rabault-Feuerhahn l’ont mis en évidence en étudiant la circulation des étiquettes « sociologie » en Allemagne65 ou « philologie » hors d’Allemagne66.
37Les archives permettent parfois aussi d’observer les savants en train de se mouvoir hors du monde des professeurs. La façon dont Booth soumettait des rapports d’étape à l’évaluation des hommes et femmes de terrain – clergé, officiers de police, charity workers – ou, encore, à ses collègues de la Royal Statistical Society, montre dans le détail de quelle façon l’opinion commune de ces mondes sociaux a contribué à façonner son enquête et ses résultats. La correspondance de Halbwachs avec le dirigeant socialiste Albert Thomas, les traces des réunions de ses amis normaliens du Groupe d’études socialistes67, la description d’une promenade dans le Caire fatimide ou d’une soirée de gala chez les syndicalistes de Chicago révèlent un Halbwachs au contact de gens tournés vers d’autres buts que le savoir, et permettent d’observer comment certains schèmes pratiques et cognitifs circulent d’une sphère à l’autre. La façon dont Burgess justifiait son programme de recherche devant ses pairs du Local Community Research Committee68 et, au-delà, pour les trustees du Laura Spelman Memorial Trust69 offre de précieux indices de ce qu’il considérait que ces instances attendaient de lui. Même s’il ne s’agissait pas toujours de mondes sociaux radicalement étrangers à celui du savant, ils l’étaient suffisamment pour nous permettre d’observer certaines modalités par lesquelles la science sociale se connectait au reste de la société.
38Il s’agissait, au fond, d’étudier les savants comme s’il s’agissait de gens comme tout le monde. C’est Jean-Michel Chapoulie – auteur du meilleur ouvrage en français sur les sociologues de Chicago – qui, en interactionniste conséquent, a pu affirmer qu’il a écrit leur histoire en les considérant « comme un groupe concret – ou plus exactement comme une série de groupes concrets » et en s’intéressant à l’ensemble de leurs activités – comme s’il s’agissait de médecins, d’ouvriers, de professeurs de l’enseignement technique ou de musiciens de jazz. « Parmi ces activités, une place centrale, mais non exclusive, a été donnée à celles qui ont donné naissance à des textes de sciences sociales70. » Par cette petite phrase explosive, l’histoire disciplinaire fait place à une histoire des savants en société. Des avancées du même ordre se sont produites très tôt dans le domaine de l’histoire de la géographie. Comme le rappelle Marie-Claire Robic, c’est Philippe Pinchemel qui écrivait en 1979 que, s’il fallait considérer une histoire « des » géographies et non « de la » géographie, c’est qu’elle devait être aussi « une histoire de l’action géographique »71, orientation féconde largement développée depuis – notamment avec le superbe Géographes en pratiques72.
39Mais ces gens comme tout le monde faisaient aussi de la science. C’est pour décrire leurs interactions, au sein du monde savant comme en dehors de celui-ci, que j’ai proposé la notion de « conversation »73. Il s’agit d’un moyen de mettre en pratique l’excellente maxime de l’historien de la philosophie R.G. Collingwood : « À quelle question Untel entendait-il répondre par cette proposition ? »74. Les questions que posent les savants, en effet, ne résultent pas d’un exercice solitaire de la faculté de penser : elles naissent d’interactions avec tous les contemporains avec lesquels ils discutent, réfléchissent, entrent dans des rapports de révérence, de concurrence, de controverse, de coopération, d’alliance, de soumission ou de domination. Ce que j’appelle « conversations », ce sont ces interactions concrètes regardées sous l’angle des arguments échangés. Étudier cet objet permet de se débarrasser de l’opposition entre analyse interne et analyse externe des textes car, dans une conversation, des partenaires échangent des énoncés : rapports sociaux et contenus scientifiques s’observent dans le même mouvement. C’est ainsi que l’on se donne une chance de reconstituer des questions oubliées, masquées par la transformation des œuvres en textes et recouvertes par les déplacements ultérieurs des conversations savantes.
40Un autre intérêt des archives est de rappeler que la recherche n’est pas une activité de pure pensée. Dans le cadre d’une science sociale empirique, le travail savant impliquait une pratique, que Booth appelait inquiry et Burgess case work. Lorsqu’on peut disposer des archives d’une enquête, c’est tout un monde qui se découvre : une division du travail entre ceux qui collectent et ceux qui commentent et concluent, des formes précises d’interaction entre les observateurs et les sujets observés, des techniques matérielles d’inscription des observations et d’élaboration progressive de celles-ci jusqu’aux énoncés de science dont elles sont la matière75. Ainsi, dans les cas favorables, les archives nous mettent en présence de la production même, toujours collective, des faits scientifiques.
41Les archives, enfin, en particulier les papiers personnels du savant, nous mettent en présence de la personne privée, que croient pouvoir négliger les historiens de la pure science, car elle n’intéresserait que les biographes friands d’anecdotes. C’est pourtant le rapport pratique au monde du savant comme personne privée qu’il s’agit de faire entrer dans le champ de l’enquête. Il est assez généralement admis que les savants peuvent avoir des « idées » sur la société, qui sont, au fond, des représentations ordinaires de leur milieu : il faut donc s’intéresser aux procédés et procédures par lesquels ces évidences de sens commun font l’objet d’une transsubstantiation qui les convertit en énoncés scientifiques76. Mais on peut aussi s’interroger sur l’engendrement silencieux de ces opinions dans la vie sociale des savants au quotidien. Ce n’est pas facile, car les schèmes qui organisent le regard – on pourrait dire aussi, qui façonnent les lunettes du savant – sont structurés par des processus qui ne laissent que peu de traces : des modes de socialisation et des cercles de sociabilité, des opinions et lectures partagées avec des profanes, des règles ou habitudes de comportement dans les diverses situations de la vie, des positions et déplacements dans l’espace. Je me suis particulièrement intéressé aux rapports des savants dont j’interrogeais les archives avec la grande ville. Pour ces hommes du premier xxe siècle, observer la ville des gens ordinaires, a fortiori celle du peuple, impliquait de franchir des frontières sociales et spatiales extrêmement solides. Il convenait alors de déplacer l’enquête vers les espaces de la vie quotidienne : on fréquente généralement des gens qui vous ressemblent dans les lieux où ceux-ci s’assemblent. Pour sortir du cercle et observer le monde social, il faut des raisons, des occasions, des procédures pour adresser la parole à autrui ou se trouver, tout simplement, en situation de le voir. À partir de telles questions, j’ai pu mettre en discussion, après d’autres77, la représentation habituelle des sociologues de Chicago comme inventeurs du field work ou de l’ethnographie urbaine78. C’est toutefois à propos de Halbwachs que je suis parvenu à mettre plus complètement en évidence, il me semble, à quel point il est important de décrire le rapport – biographiquement et socialement construit – entre le sociologue et le monde social pour comprendre le contenu même de sa sociologie.
42Le trimestre passé par Halbwachs à l’université de Chicago à l’automne 1930 fournissait un terrain de rêve pour observer un savant en terre étrangère, ses rapports avec une autre ville et une autre sociologie. De cette expérience américaine résultèrent trois ensembles d’écrits, que j’ai publiés et commentés79. Le premier, bien connu, est composé d’articles savants sur les budgets des ouvriers américains et sur la ville de Chicago, « expérience ethnique » ; le deuxième est constitué de la correspondance de Halbwachs avec son épouse tout au long de son séjour, l’ensemble formant une sorte de journal qui nous permet d’observer le sociologue dans le registre de l’intime ; le troisième, enfin, est une série de huit articles publiés dans le Progrès, quotidien républicain lyonnais, chronique anonyme qui se présente comme une sorte de relation de voyage en Amérique – genre dont la presse était friande et auquel nombre de lettrés français s’adonnèrent dans l’entre-deux-guerres. Cet ensemble exceptionnel de documents permet de suivre jour après jour un savant curieux de l’Amérique, de connaître ses occupations et ses rencontres, ses lectures et ses promenades, la formation de ses intérêts et de ses opinions, la nature de ses sources d’information et, enfin, la façon dont ont été élaborés ses savoirs sur le Nouveau Monde. Il nous livre aussi, à l’état natif, la « réception » des sociologues de Chicago par un sociologue français.
43De telles archives sont précieuses parce qu’elles nous permettent d’observer les observateurs. S’agissant de Halbwachs, elles s’enrichissent de ses carnets de l’École normale qui décrivent ses lectures, ses fréquentations, ses promenades dans Paris et, encore, de sa correspondance lors de ses voyages au Moyen-Orient – où l’on voit fonctionner, chez ce touriste cultivé, la catégorie de « pittoresque », qui fut un obstacle constant à toute idée d’observation de terrain80. On peut parler ici d’une quasi-ethnographie des pratiques quotidiennes d’un savant, sur laquelle nous pouvons établir une compréhension plus complète et plus complexe de ses travaux et théories de sociologue.
Le rocher de Sisyphe
44Tout ce qui précède consiste, au fond, à défendre et illustrer un point de vue historiciste en histoire des sciences sociales. Il se trouve pourtant que des voix se sont élevées pour dire que la controverse entre « historicisme » et « présentisme » – cette façon de raconter l’histoire en fonction de l’état actuel de la science – était dépassée81. Sans doute faut-il réviser sérieusement les formulations originelles de l’alternative82 pour que la position historiciste gagne en cohérence intellectuelle et en efficacité heuristique83. Mais que le contraste, voire le conflit intellectuel, entre les deux postures doive être considéré comme désormais obsolète, je ne le crois nullement. La raison en est simple : pour faire la paix, il faut être deux84.
45Évoquons les révisions nécessaires de la revendication historiciste des débuts : contrairement à celle-ci, il faut prendre au sérieux les façons présentistes d’écrire l’histoire – c’est-à-dire en faire un objet d’analyse historique plutôt que d’imprécation ; il faut, symétriquement, historiciser l’historicisme. Qu’est-ce que cela signifie ? D’abord, reconnaître sans réserve que l’historicisme est, comme les autres manières de raconter l’histoire des sciences, une façon de prendre position dans un champ scientifique de façon à y gagner de l’autorité. Toute naïveté épistémologique sur ce point serait peu pardonnable. Une fois cela admis, reste à décrire les conditions historiques de l’émergence et de la trajectoire de cette posture scientifique – à commencer par sa constitution en « isme ». Cette tâche est difficile, voire impossible, tant que la poussière des combats n’est pas retombée et l’objet refroidi – ce qui n’est pas le cas, je pense. Mais l’on sait bien que tout le monde fait sans cesse des choses logiquement impossibles. Réfléchir historiquement sur cette position implique, en tous cas, de travailler à répondre à la double question : « à quoi sert l’historicisme » et « à quoi sert le présentisme » ? Ce qui implique de prendre en compte simultanément l’ensemble des positions observables dans les différents champs savants où ces postures s’expriment. Cette description peut conduire à rendre plus complexe et moins normative l’alternative consacrée : on observe en effet des mixtes, des historicismes divers, des présentismes plus ou moins conscients de l’être et qui sont parfois fort utiles, malgré tout, à la production de savoirs historiques.
46Ainsi, il est vain de s’offusquer de la mobilisation des morts dans les combats des vivants, des lectures sollicitées des œuvres anciennes, des réécritures périodiques de l’histoire des disciplines : ces usages du passé sont des éléments constitutifs du présent des sciences, de leurs présents successifs, ils sont partie intégrante de la science telle qu’elle se fait. Cette conviction n’interdit pas de la part de ceux qui ont choisi de payer le prix de l’enquête historienne, un peu d’ironie, voire de mauvaise humeur, face aux usages brutalement présentistes du passé – du moins lorsqu’ils ne s’assument pas comme tels et se parent du manteau de l’histoire. Il reste nécessaire, je crois, de tenter de faire obstacle aux usages par trop caricaturaux du passé en affirmant, le cas échéant : « non, ça, on ne peut pas le dire, ça ne s’est pas du tout passé comme ça. » On entre ici dans la zone dangereuse des conflits d’autorité. Les communautés savantes concernées seront-elles sensibles à de telles mises en garde ? Rien n’est moins sûr, car le degré de tolérance aux approximations historiques est parfois considérable, même s’il n’est pas interdit d’essayer de le réduire. L’expérience montre, en tous cas, que les rappels à l’ordre et aux règles de l’érudition ne sont pas la meilleure façon de se faire entendre.
47Pour des raisons scientifiques aussi bien que tactiques, au lieu de disqualifier les versions à dominante présentiste de l’histoire, un historicisme conséquent doit s’attacher à les décrire dans le cadre plus large d’une étude de la construction et des reconstructions des traditions savantes. Enquêter sur les « récits de l’histoire disciplinaire », écrire une histoire des histoires des sciences humaines, de leurs figures et de leurs conditions sociales de production : voilà un beau chantier transversal, dont les éléments s’accumulent peu à peu85. C’est dans le contexte d’une telle étude qu’il conviendrait de décrire les différentes postures d’appel au « passé tel qu’il fut », dont l’historicisme qui m’est cher ne constitue qu’une des variantes. Il en est d’autres, aisément repérables, comme le « retour au texte » classique, enfin dépouillé de sa glose et ainsi redécouvert dans sa vérité, ou bien l’exhumation de l’« inventeur oublié » qu’une vulgate officielle avait fait disparaître. L’historicisme est une espère de ce genre – qui ne lui offre pas toujours les meilleures fréquentations, mais qui a, globalement, le mérite d’inviter à considérer le passé avec des yeux un peu neufs.
48Objectiver l’historicisme dans le champ des combats savants pour le contrôle du passé, implique-t-il pour autant de baisser pavillon ? N’est-il pas grand temps de prononcer la trêve ? Un « présentisme raisonné » ou un « historicisme engagé »86 n’offre-t-il pas les conditions d’un armistice de bon aloi entre collègues de bonne compagnie ? Je ne le crois pas, pour deux raisons : d’abord parce que le présentisme est toujours le plus fort, car il n’a jamais cessé de l’être ; ensuite parce que l’historicisme est une note nécessaire dans le concert savant.
49Si la position historiciste faiblissait, qui se soucierait de reconstituer les questions que se posaient les savants du passé dans les termes mêmes où ils se les posaient ? Qui prendrait la peine de déterminer les ressources qui étaient les leurs, non pas généralement en termes d’idées, mais aussi en termes de catégories, de schèmes, d’instrumentalités, de positions institutionnelles, de rétributions diverses, dont l’argent ? Qui s’efforcerait de retrouver les conversations dans lesquelles ils étaient effectivement engagés et qui contribuaient si puissamment à déterminer quels étaient les problèmes scientifiques pertinents et les termes de ceux-ci ? Qui associerait les débats savants aux interactions dans lesquels les savants étaient pris et aux normes qui les encadraient, qui interrogerait les réseaux sociaux en même temps que les réseaux de mots, de concepts, de savoirs positifs ? Qui regarderait le passé comme étrange ?
50Les institutions savantes – disciplinaires, en l’occurrence – se soucient peu de telles interrogations. Tout va bien lorsque celles-ci restent confinées à une spécialité érudite et discrète. Mais les soucis commencent si elles viennent déstabiliser le socle sur lequel la discipline est édifiée et que ses institutions ont pour tâche de reproduire. Aucune recherche historienne sur des œuvres resituées en leur temps, ou sur les reconstructions périodiques auxquelles elles sont soumises n’a jamais empêché de continuer à les révérer et à les enseigner comme « classiques », et de les mettre au goût du jour, comme si de rien n’était.
51Si les diverses sciences humaines peuvent tolérer une dose de recherche historique à leurs marges, tout se passe comme si elles devaient rester présentistes pour continuer à fonctionner comme disciplines. Aucun travail historien n’a pu convaincre le gros des statisticiens de l’INSEE, y compris ses meilleurs techniciens, qu’ils devraient peut-être prendre en compte la nature conventionnelle de leurs chiffres dans la façon de les produire – et parfois admettre qu’aucun chiffre doté de sens ne peut être produit. Car des chiffres sont demandés : c’est une tâche de service public87. Aucun travail historien n’empêchera d’argumenter les rééditions d’auteurs un peu anciens en expliquant qu’il faut acheter le livre car il est d’une étonnante actualité. Les préfaces aux différents volumes d’une édition récente de Gabriel Tarde sont à cet égard un dispositif quasi expérimental : pour une introduction savante et attentive à l’auteur tel qu’il fut88, combien de petites machines de guerre célébrant Tarde contre l’holisme attribué à Durkheim et à ses supposés avatars contemporains ? Aucun travail historien n’a pu dissuader non plus d’expliquer tantôt que Dukheim fut l’inventeur de l’analyse multivariée, tantôt qu’il a le premier compris l’importance des catégories dans la construction du social, tantôt qu’il préfigurait la sociologie de l’action dans une veine quasiment interactionniste – et j’en passe.
52Toute ironie mise à part, il faut prendre acte d’une expérience commune : on ne peut guère enseigner une discipline en commençant par déstabiliser les croyances qui, ici et maintenant, semblent la fonder. L’historicisme est une potion dangereuse pour de trop jeunes estomacs.
53Et pourtant, s’il fallait donner un seul argument pour continuer à pratiquer un historicisme affirmé en histoire des sciences humaines, ce serait celui-ci : on aura besoin d’historicisme tant que les raisons sociales de la solidité et de la reproduction du présentisme en histoire des sciences seront là. C’est-à-dire, à l’horizon d’un futur concevable, toujours.
54Mais il y a d’autres arguments encore. Une histoire historiciste aide à regarder les disciplines comme des espaces ouverts. Elle propose des modèles pour décrire les controverses du passé, et offre ainsi à ceux qui le souhaitent des outils pour représenter les débats d’aujourd’hui et les ouvrir. Dans les disciplines dominées par un paradigme unique visant à l’hégémonie (science économique, psychologie expérimentale, par exemple), « l’histoire peut parfois représenter l’un des seuls foyers de résistance »89, car elle peut créer un doute sur « l’histoire des vainqueurs » en empêchant d’effacer complètement la trace de possibles anciens qui ont été défaits. Plus généralement, une histoire historiciste peut contribuer à une certaine rigueur dans les disputes entre savants. Peut-on laisser tranquillement se construire des choses comme le « durkheimo-structuralo-marxisme »90 ? Pourquoi pas la « pensée 68 » pendant qu’on y est ? Pour éviter l’usage de tels logarithmes jaunes comme catégories de la description historique, il convient, me semble-t-il, non seulement d’en montrer l’inanité, mais aussi de faire enquête sur leur genèse et leurs usages – comme François Cusset91 l’a fort bien fait pour « French Theory », cet étrange objet né aux États-Unis dans les départements d’études culturelles. Dans le même ordre d’idées, les rhétoriques du « tournant scientifique », procédé récurrent sur les marchés universitaires des sciences humaines depuis la fin du xxe siècle, sont un objet d’enquête transversal du plus grand intérêt92.
55Si l’historicisme est bien une tactique qui vise à la conquête de l’autorité savante, il présente une spécificité : celle d’essayer de contrôler le passé en montrant que nul ne peut le contrôler, qu’il n’appartient à personne car il n’appartient pas au présent. Affirmant que le marché du passé disciplinaire est ouvert à tous, l’historicisme est libéral. En exigeant que les concurrents sur ce marché s’imposent les disciplines ordinaires de l’enquête historienne, il s’efforce de fixer un prix d’entrée, mais dans une monnaie disponible en abondance. Son argument premier est directement en prise sur une valeur scolastique commune : en se débarrassant des anachronismes, effets de tunnel et mythes d’origine, en replaçant l’œuvre dans son temps, on lit mieux, tout simplement. Restituer les conditions de la production des œuvres du passé, c’est se donner une chance de les aborder de façon moins instrumentale et d’en retrouver la fraîcheur, de mieux saisir leur part d’incommensurabilité et ses raisons. Examiner la suite de leurs réceptions, c’est mieux comprendre pourquoi nous les lisons encore, comment elles sont arrivées jusqu’à nous et chargées de quels sédiments.
56C’est une chance, en outre, de retourner à nos autres recherches de façon différente, plus distanciée. L’historicisme en histoire des sciences sociales se doit d’être réflexif de double façon : il n’a pas le droit de s’illusionner sur sa propre portée, il est aussi un puissant moyen de développer une pratique réflexive des sciences humaines aujourd’hui. De la même façon que le voyageur ne quitte jamais vraiment le lieu d’où il est parti et pourtant revient transformé, le détour par le passé de sa discipline, s’il est ainsi conçu, ne peut laisser le chercheur tout à fait indemne. Le contraste avec les histoires présentistes est ici massif : celles-ci confortent, puisqu’elles confirment que nos questions ou nos réponses sont les bonnes ; celui-là dérange, au contraire, beaucoup d’évidences supposées.
57Une histoire des sciences sociales en société n’est donc pas seulement une spécialité respectable et innocente. Elle est une gymnastique de l’esprit qui l’entraîne à aborder les pratiques de la science d’aujourd’hui de la même façon que celles d’hier. Comme le notait Henrika Kuklick, elle « engendre les habitudes d’esprit qui conviennent à notre entreprise, elle nous met en condition de reconnaître les limites de nos propres schèmes »93, invitant ainsi à une pratique modeste des sciences sociales. Elle est un moyen d’affaiblir un des plus solides obstacles à la réflexivité : le discours anachronique sur le passé des savoirs. Elle dirige l’attention des savants vers de nouveaux objets, suggère de nouvelles façons de faire, promet ainsi de nouvelles découvertes.
Notes de bas de page
1 Ludwig Wittgenstein dans Le cahier bleu (1934), cité par Boltanski (Boltanski Luc, Les cadres. La formation d'un groupe social, Paris, Éditions de Minuit, « Le Sens commun », 1982, p. 49).
2 NdE : L’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) est une institution française créée en 1946.
3 Desrosières Alain, « Éléments pour l'histoire des nomenclatures socio-professionnelles », dans Pour une histoire de la statistique, vol. 1, Paris, INSEE/Economica, [Paris, INSEE, 1977] 1987, p. 155-229 ; Desrosières Alain, Thévenot Laurent, Les catégories socio-professionnelles, Paris, La Découverte, 1988.
4 MacKenzie Donald Alexander, Statistics in Britain, 1865-1930: The Social Construction of Scientific Knowledge, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1981.
5 Szreter Simon R. S., « The Genesis of the Registrar-General's Social Classification of Occupations », British Journal of Sociology, vol. 35, no 4, 1984, p. 522-545.
6 Porter Theodore M., The Rise of Statistical Thinking, 1820-1900, Princeton (NJ), Princeton University Press, 1986.
7 Merllié Dominique, « La construction statistique », dans Champagne Patrick et al. (dir.), Initiation à la pratique sociologique, Paris, Dunod, 1989, p. 101-162.
8 J’ai tenté d’analyser ailleurs (Topalov Christian, « La boîte de Pandore et l’histoire des sciences humaines », Genèses, vol. 100, « Genèses par Genèses », 2015, p. 238-246.) les raisons de cette cécité de Bourdieu aux science studies, dont ces historiens de la statistique étaient d’importants représentants.
9 Amselle Jean-Loup, M'Bokolo Elikia (dir.), Au cœur de l'ethnie. Ethnie, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, 1985.
10 NdE : Georges Balandier s’est engagé dans les luttes anticoloniales.
11 Amselle Jean-Loup, « Anthropologie de la frontière et de l'identité ethnique et culturelle : un itinéraire intellectuel », dans Confini e frontiera nella Grecità d'Occidente. Atti del trentasettesimo convegno di studi sulla Magan Grecia. Taranto, 3-6 ottobre 1997, Napoli, Arte tipografica, 1999, p. 24.
12 NdE : Marcel Griaule fut élu premier professeur d’ethnologie à la Sorbonne en 1942.
13 Lacroix Bernard, « Ordre politique et ordre social », dans Grawitz Madeleine, Leca Jean, Traité de science politique, Paris, Presses universitaires de France, vol. 1, 1985, p. 469-565.
14 NdE : Actes de la recherche en sciences sociales est une revue fondée en 1975 par Pierre Bourdieu.
15 Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 71-72 (mars 1988 : « Penser la politique 1 ») ; vol. 73 (juin 1988 : « Penser la politique 2 »).
16 Collovald Annie, « Identité(s) stratégique(s) », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 73 « Penser la politique 2 », juin 1988, p. 29-40.
17 Garrigou Alain, « Le secret de l'isoloir », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 71-72 (Penser la politique 1), mars 1988, p. 22-45.
18 Offerlé Michel, « Le nombre de voix », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 71-72 « Penser la politique 1 », mars 1988, p. 5-21.
19 Pudal Bernard, « Les dirigeants communistes », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 71-72 « Penser la politique 1 », mars 1988, p. 46-70.
20 Noiriel Gérard, Longwy. Immigrés et prolétaires, 1880-1980, Paris, Presses universitaires de France, 1984 ; Noiriel Gérard, « La question nationale comme objet de l'histoire sociale », Genèses, vol. 4 « Le national », 1991, p. 72-94.
21 « Manifeste », Genèses, vol. 1, 1989, p. 2-3.
22 Topalov Christian, Naissance du chômeur, 1880-1910, Paris, Albin Michel, « L’évolution de l’humanité », 1994.
23 Ce qui me valut, après un exposé de mes résultats au CADIS (Centre d’analyse et d’intervention sociologiques), devant un groupe de sociologues disciples d’Alain Touraine, d’être définitivement enterré par un collègue comme « foucaldo-marxiste » – ce qui n’était pas bienveillant, mais peut-être pas totalement stupide, après tout.
24 Bowley A. L., « The Measurement of Employment: An Experiment », Journal of the Royal Statistical Society, vol. 75, no 8, 1912, p. 791-829.
25 Bowley A. L., « Adress to the Economic Science and Statistics Section of the British Association for the Advancement of Science, York », Journal of the Royal Statistical Society, vol. 69, no 3, 1906, p. 541.
26 NdE : secrétaire de rédaction de la revue Annales (1986-1992), Bernard Lepetit fut l’un des artisans de son « tournant critique » (1988-1989).
27 Lepetit Bernard, Topalov Christian (dir.), La ville des sciences sociales, Paris, Belin, « Modernités », 2001.
28 Nous l’avions formalisée dans des « Notes pour une enquête », proposées à nos partenaires, reprises dans Lepetit Bernard, Topalov Christian (dir.), La ville des sciences sociales, Paris, Belin 2001, p. 7-9. Idées qui structurent encore une sorte de discours de la méthode publié dans Topalov Christian, Histoires d’enquêtes. Londres, Paris, Chicago (1880-1930), Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque des sciences sociales », 2015, ch. 1.
29 Lepetit Bernard, Les villes dans la France moderne (1740-1840), Paris, Albin Michel, « L’évolution de l’humanité », 1988, ch. 1, 2.
30 « Histoire et sciences sociales. Un tournant critique ? », Annales Économies, sociétés, civilisations, vol. 44, no 2, 1988, p. 291-293 ; « Tentons l’expérience », Annales. Économies, sociétés, civilisations, vol. 44, no 6, 1989, p. 1317-1323.
31 Valensi Lucette, Fables de la mémoire. La glorieuse bataille des trois rois, Paris, Éditions du Seuil, 1992.
32 Boureau Alain, Le droit de cuissage : la fabrication d'un mythe (xiiie-xxe siècle), Paris, Albin Michel, « L’évolution de l’humanité », 1995.
33 Le Goff Jacques, Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996.
34 Gruzinski Serge, Histoire de Mexico, Paris, Fayard, 1996.
35 Hobsbawm Eric, Ranger Terence (dir.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
36 Marx Karl, Engels Friedrich, The Communist Manifesto, introduction et notes par Jones Garteh Stedman, Londres, Penguin Books, 2002 [1848], p. 223.
37 La formule est empruntée à la première traduction du Manifeste du parti communiste en anglais (Marx Karl, Engels Friedrich, The Communist Manifesto, ibid.) : pour rendre « Alles Ständische und Stehende verdampft », « All that is solid melts into air » est tellement plus suggestif que « Tout ce qui était stable est ébranlé » (Marx Karl, Engels Friedrich, Manifeste du parti communiste, traduction de l'allemand par Laura Lafargue, Paris, Ère nouvelle, 1895). Il s’agit, bien sûr, du rôle révolutionnaire de la bourgeoisie, qui affecte tous les rapports sociaux.
38 Gillispie Charles C., « History of the Social Sciences », Revue de synthèse, vol. 109, no 3-4, 1988, p. 379-386.
39 Collini Stefan, « “Discipline History” and “Intellectual History”. Reflections on the Historiography of the Social Sciences in Britain and France », Revue de synthèse, vol. 109, no 3-4, 1988, p. 387-400.
40 Bloch Marc, Apologie pour l'histoire ou le métier d'historien, édition critique préparée par Étienne Bloch, Paris, Armand Colin, 1993 [1941-1943], p. 176.
41 Malcom Ashmore (Ashmore Malcom, The Reflexive Thesis: Wrighting [sic] Sociology of Scientific Knowledge, Chicago, University of Chicago Press, 1989, p. 3) note que certains préféraient d’autres étiquettes : social studies of science, sociology of science, social history of science, anthropology of science – ou pas d’étiquette du tout.
42 Cordonnier Sarah, « La revue Pandore : note critique », Sciences et société, 9/11/2005. URL : http://science-societe.hypotheses.org/23.
43 Quatrième de couverture de la réédition de 1991 du recueil de 1982 : Callon Michel, Latour Bruno (dir.), La science telle qu'elle se fait. Anthologie de la sociologie des sciences de langue anglaise [1982], Paris, Pandore « Pandore no 1 », réédition (avec quelques modifications du sommaire) : La science telle qu'elle se fait. Anthologie de la sociologie des sciences de langue anglaise, Paris, La Découverte, 1991. Voir Topalov Christian, « La boîte de Pandore et l’histoire des sciences humaines », Genèses, vol. 100 « Genèses par Genèses », 2015, p. 238-246.
44 Selon l’expression de R. Withley: Whitley Richard, « Black Boxism and the Sociology of Science », dans idem, The Sociology of Science, Londres, Routledge/Kegan Paul, 1972, p. 1-10.
45 Bourdieu Pierre, Science de la science et réflexivité, cours du Collège de France 2000-2001, Paris, Raisons d'agir, 2001, p. 55-66.
46 Blanckaert Claude (dir.), Le terrain des sciences humaines. Instructions et enquêtes (xviiie-xxe siècle), Paris, L’Harmattan, « Histoire des sciences humaines », 1996.
47 Carroy Jacqueline, Richard Nathalie (dir.), La découverte et ses récits en sciences humaines. Champollion, Freud et les autres, Paris, L’Harmattan, « Histoire des sciences humaines », 1998.
48 Comme, plus tard, le numéro de Mil Neuf Cent : « Enquête sur l’enquête » (« Enquête sur l’enquête », Mil neuf cent, vol. 22, 2004), ou l’enquête du Centre de recherches historiques de l’EHESS sur les « recherches collectives » (« Pour une histoire de la recherche collective en sciences sociales », Cahiers du Centre de recherches historiques, vol. 35, 2005).
49 Dierig Sven, Lachmund Jens, Mendelsohn Andrew J. (dir.), « Science and the City », Osiris, vol. 18, 2003.
50 Topalov Christian, Histoires d’enquêtes. Londres, Paris, Chicago (1880-1930). Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque des sciences sociales », 2015.
51 NdE : Riche armateur, Charles Booth (1840-1916) est un réformateur social britannique célèbre pour son enquête sociale sur la population londonienne (Life and Labour of the People, 1889).
52 Topalov Christian, « La ville “terre inconnue” : l’enquête de Charles Booth et le peuple de Londres, 1886-1891 », Genèses, vol. 5, 1991, p. 5-34.
53 NdE : Georges Eugène Haussmann (1809-1891), préfet de la Seine entre 1853 et 1870 a dirigé les profondes transformations urbaines de Paris.
54 NdE : Nommé par Haussmann à la tête du service municipal des Promenades et plantations, Adolphe Alphand (1817-1891), ingénieur des ponts et chaussées, devient, après la chute d’Haussmann en 1870, directeur des Travaux de Paris.
55 NdE : L’Année sociologique a été fondée en 1898 par Émile Durkheim.
56 Topalov Christian, Le logement en France. Histoire d’une marchandise impossible, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1987.
57 Topalov Christian, « Maurice Halbwachs et les villes (1908-1912). Une enquête d’histoire sociale des sciences sociales », Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 53, no 5, 1997, p. 1057-1083.
58 NdE : Robert E. Park et Ernest W. Burgess, professeurs de sociologie à l’université de Chicago, sont célèbres pour avoir publié en 1925 The City.
59 NdE : Les sociologues Isaac Joseph et Yves Grafmeyer ont publié en France l’anthologie L’École de Chicago – Naissance de l’écologie urbaine (première édition : Paris, Éditions du Champ urbain, 1979) qui a connu de nombreuses rééditions et popularisé en France tant l’étiquette d’école de Chicago que son association avec celle d’écologie urbaine.
60 Topalov Christian, « Les usages stratégiques de l’histoire des disciplines. Le cas de l’“école de Chicago” en sociologie », dans Heilbron Johan, Lenoir Remi, Sapiro Gisèle (dir.), Pour une histoire des sciences sociales. Hommage à Pierre Bourdieu, Paris, Fayard, 2004, p. 127-157.
61 Topalov Christian, « Femmes du monde : un sociologue enquête à Chicago en 1924 », Genèses, vol. 66, 2007, p. 138-161.
62 Topalov Christian, « Le Local Community Research Committee, la recherche sur projet et l’“âge d’or” de la sociologie de Chicago (1923-1930) », Genèses, vol. 94, 2014, p. 81-113.
63 Hirsch Thomas, « Psychologie collective et sociologie », dans Halbwachs Maurice, La psychologie collective, Paris, Flammarion, 2015, p. 7-42 ; Hirsch Thomas, Le temps des sociétés. D’Émile Durkheim à Marc Bloch, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016, ch. 5 et 11.
64 NdE : Wolf Feuerhahn est l’un des deux éditeurs du présent volume.
65 Feuerhahn Wolf, « La sociologie avec ou sans guillemets. L’ombre portée de Comte sur les sciences sociales germanophones (1875-1908) », Cahiers philosophiques de Strasbourg, vol. 35, 2014, p. 157-195.
66 Feuerhahn Wolf, Rabault-Feuerhahn Pascale, « La philologie peut-elle s’exporter ? À propos de l’itinéraire identitaire et disciplinaire de Leo Spitzer », Revue germanique internationale, vol. 19, 2014, p. 155-177.
67 NdE : le Groupe d’études socialistes est créé sous l’impulsion du philosophe Robert Hertz en 1908 dans l’environnement de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm.
68 NdE : le Local Community Research Committee est l’instance, créée en 1923 à l’université de Chicago, qui attribuait les crédits du Laura Spelman Rockefeller Memorial Trust aux différents départements de science sociale.
69 NdE : le Laura Spelman Rockefeller Memorial Trust est une fondation dédiée à la mémoire de l’abolitionniste, philanthrope et professeure d’école états-unienne Laura Spelman Rockefeller (1839-1915).
70 Chapoulie Jean-Michel, La tradition sociologique de Chicago, 1892-1961, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p. 17.
71 Pinchemel Geneviève, Pinchemel Philippe, « Réflexions sur l’histoire de la géographie : histoires de la géographie, histoire des géographes », CTHS. Bulletin de la section de géographie, vol. 84, 1979, p. 223, cité par Robic M.-C. (Robic Marie-Claire, « Approches actuelles de l’histoire de la géographie en France. Au-delà du provincialisme, construire des géographies plurielles », Inforgeo, vol. 18-19, 2006, p. 53)
72 Baudelle Guy, Ozouf-Marignier Marie-Vic, Robic Marie-Claire (dir.), Géographes en pratiques (1870-1945). Le terrain, le livre, la cité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001.
73 Topalov Christian, Histoires d’enquêtes. Londres, Paris, Chicago (1880-1930). Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque des sciences sociales », 2015, p. 31-35.
74 Collingwood R. G., An Autobiography, Londres, Oxford University Press, 1939, cité par de Libera Alain, L’art des généralités, Paris, Aubier, 1999, p. 627.
75 Un exemple particulièrement abouti de reconstitution rigoureuse d’une enquête est l’étude de Stéphane Baciocchi et Nicolas Mariot sur Robert Hertz et le pèlerinage alpin de Saint Besse (Hertz Robert, Sociologie religieuse et anthropologie. Deux enquêtes de terrain (1912-1915), édition et présentation de Stéphane Baciocchi et Nicolas Mariot, Paris, Presses universitaires de France, 2015, p. 7-38, 121-245). Voir aussi les réflexions de Gilles Laferté (Laferté Gilles, « Des archives d’enquêtes ethnographiques pour quoi faire ? Les conditions d’une revisite », Genèses, vol. 63, 2006, p. 25-45) sur les archives d’une enquête d’ethnographie française.
76 Je reprends ici l’énoncé du programme que Bourdieu s’est assigné à propos de la philosophie de Heidegger : Bourdieu Pierre, L'ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Éditions de Minuit, « Le Sens commun », 1988.
77 Platt Jennifer, « The Development of the “Participant Observation” Method in Sociology : Origins, Myth and History », Journal of the History of the Behavioral Sciences, vol. 19, no 4, 1983, p. 379-393 ; Platt Jennifer, « The Chicago School and Firsthand Data », History of the Human Sciences, vol. 7, no 1, 1994, p. 57-80.
78 Topalov Christian, Histoires d’enquêtes. Londres, Paris, Chicago (1880-1930). Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque des sciences sociales », 2015, p. 277-294.
79 Halbwachs Maurice, Ecrits d’Amérique, édition établie et présentée par C. Topalov, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012.
80 Topalov Christian, Histoires d’enquêtes. Londres, Paris, Chicago (1880-1930), Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque des sciences sociales », 2015, p. 217-256 ; Becker Howard S., « The Art of Not Doing Fieldwork: Maurice Halbwachs’ failed encounter with the Chicago School », 05/09/2012, books&ideas.net. URL : http://www.booksandideas.net/The-Art-of-Not-Doing-Fieldwork.html.
81 Müller Bertrand, « Le passé au présent. Tradition, mémoire et histoire dans les sciences sociales », dans Le Dinh Diana (dir.), L'avènement des sciences sociales comme disciplines académiques, Lausanne, Antipodes, « Les Annuelles » no 8, 1997, p. 173-190 ; Blondiaux Loïc, Richard Nathalie, « À quoi sert l'histoire des sciences de l'homme ? », dans Blanckaert Claude et al. (dir.), L'histoire des sciences de l'homme. Trajectoires, enjeux et questions vives, Paris, L’Harmattan, « Histoire des sciences humaines », 1999, p. 109-130.
82 Stocking Jr George W., « On the Limits of “Presentism' and 'Historicism” in the Historiography of the Behavioral Sciences », dans idem, Race, Culture and Evolution: Essays in the History of Anthropology, New York, Free Press, 1968 [1965], p. 1-12.
83 Topalov Christian, « Des livres et des enquêtes : pour un historicisme réflexif », dans Lepetit Bernard, Topalov Christian (dir.), La ville des sciences sociales, Paris, Belin, « Modernités », 2001, p. 307-313.
84 Je reprends ici une partie du propos que j’ai tenu à l’occasion du vingtième anniversaire de la SFHSH (Topalov Christian, « Vingt ans après. De la solidité des tunnels », Pour l’histoire des sciences de l’homme. Bulletin de la Société française pour l’histoire des sciences de l’homme, vol. 32, 2008, p. 7-23). Je ne crois pas qu’il ait perdu son actualité.
85 Par exemple, pour la psychologie : Carroy Jacqueline, « L’histoire de la psychologie, entre oubli et mémoire », dans Blanckaert Claude et al. (dir.), L’histoire des sciences de l'homme. Trajectoires, enjeux et questions vives, Paris, L’Harmattan, « Histoire des sciences humaines », 1999, p. 131-158 ; pour Halbwachs : Hirsch Thomas, « Une vie posthume. Maurice Halbwachs et la sociologie française (1945-2012) », Revue française de sociologie, vol. 57, no 1, 2016, p. 71-96.
86 Termes synonymes avancés par Loïc Blondiaux et Nathalie Richard (Blondiaux Loïc, Richard Nathalie, « À quoi sert l'histoire des sciences de l'homme ? », dans Claude Blanckaert et al. (dir.), L’histoire des sciences de l'homme. Trajectoires, enjeux et questions vives, Paris, L’Harmattan, « Histoire des sciences humaines », 1999, p. 109-130).
87 Voir la controverse entre Marchand et Thélot (Marchand Olivier, Thélot Claude, « Pour une statistique historique », Genèses, vol. 9 « Histoire et statistique », 1992, p. 98-101) et Desrosières (Desrosières Alain, « Séries longues et conventions d'équivalence », Genèses, vol. 9 « Histoire et statistique », 1992, p. 92-97) sur les séries longues en matière d’emploi.
88 Renneville Marc, « Le printemps des sciences du crime » et « Gabriel Tarde, l’hirondelle de la criminologie », dans Tarde Gabriel, Œuvres, 2nd série, vol. 5, La criminalité comparée [1924], Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2004, p. 7-23, 207-217.
89 Blondiaux Loïc, Richard Nathalie, « À quoi sert l'histoire des sciences de l'homme ? », dans Blanckaert Claude et al. (dir.), L'histoire des sciences de l'homme. Trajectoires, enjeux et questions vives, Paris, L'Harmattan, « Histoire des sciences humaines », 1999, p. 125.
90 Dosse François, « Jalons pour une histoire intellectuelle : des Annales à Ricoeur et Certeau », Pour l’histoire des sciences de l’homme, vol. 23, 2002, p. 6.
91 Cusset François, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003.
92 Robic Marie-Claire, « Tradition, courants et ruptures : pour une histoire de la géographie en tension », dans Claude Blanckaert et al. (dir.), L’histoire des sciences de l'homme. Trajectoires, enjeux et questions vives, Paris, L’Harmattan, « Histoire des sciences humaines », 1999, p. 159-180.
93 Kuklick Henrika, « Restructuring the Past: Toward an Appreciation of the Social Context of Social Science », Sociological Quarterly, vol. 21, no 1, 1980, p. 18.

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