Chapitre 3. Roshdi Rashed
« L’histoire des sciences sans miracle »
p. 61-73
Texte intégral
1Roshdi Rashed est né au Caire, en Égypte, en 1936. De formation initiale en mathématiques et en philosophie, il arrive à Paris en 1956 pour réaliser une thèse en philosophie des mathématiques sous la direction de René Poirier. Il travaille ensuite sous la direction de Georges Canguilhem et entre au CNRS en 1965. Initialement philosophe des mathématiques, il étend rapidement ses recherches à l’histoire des mathématiques et édite de nombreux textes de savants arabes (en optique et en mathématiques) de l’époque médiévale. À la fin des années 1960, il créée une équipe de recherches associée au CNRS dédiée à l’histoire des sciences et de la philosophie arabes, qui devient ensuite le Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, et dont il assure la direction jusqu’à sa retraite, en 2001. En 1976, il fonde, avec l’appui du CNRS, l’Institut d’histoire des sciences d’Alep, en Syrie. En 1982, il met en place, avec Michel Paty et Christian Houzel, une nouvelle équipe intitulée « Recherches épistémologiques et historiques sur les sciences exactes et les institutions scientifiques » (REHSEIS), qui devient officiellement un laboratoire du CNRS et de l’Université Paris VII en 1984. Il est actuellement directeur de recherche émérite au CNRS. Il est l’un des premiers historiens des sciences à étudier en détail les textes scientifiques arabes médiévaux et leur influence sur les sciences occidentales, en particulier en ce qui concerne le développement de l’algèbre et les premières formalisations de la physique. Auteur d’une soixantaine de livres, il dirige notamment une Histoire des sciences arabes, en trois volumes aux Éditions du Seuil, publiée en 1997, et traduite en arabe en 1998.
1) Comment êtes-vous entré dans le domaine de l’histoire des sciences (au sens large) ? Quel avait été votre parcours antérieur ?
2Je suis arrivé à Paris en 1956, pour achever une thèse d’État en épistémologie sur « La mathématisation des doctrines informes », sous la direction de René Poirier. En Égypte, ma formation avait été double : philosophie-mathématiques ; dans un lycée égyptien, puis à l’Université Fouad Ier, devenue Université du Caire. En principe, initialement, je devais faire des mathématiques après le baccalauréat, mais, pour des raisons d'agitations sociales, notamment, j'ai décidé de faire « philo ». Mais, ensuite, le désir de mathématiques est resté présent : je faisais donc en même temps des mathématiques et de la philosophie. J’ai ainsi acquis une formation d'épistémologue. À l'époque, ou bien on était marxiste, ou bien on était positiviste logique, ou bien les deux : moi, j'étais les deux. Si je suis venu à Paris, c’est parce que, dans certains domaines, la littérature, la philosophie, le droit… il était de tradition de faire sa thèse en France ; une tradition qui sera interrompue après l’expédition de Suez (1956).
3Dans ma thèse, il s’agissait pour l’essentiel de se demander dans quelle mesure les mathématiques s’appliquent aux sciences sociales contemporaines : à quels obstacles se heurte une application efficace des mathématiques dans ce domaine ? Quelle est la possibilité d'application des mathématiques en l’absence de théories véritables, c'est-à-dire d’une théorie syntactiquement établie, et, sur le plan sémantique, assez solide ? C'est une question post-kantienne. Quelle est l'application des mathématiques dans des conditions qui ne sont pas les conditions de la physique de Newton ?
4J’ai été amené à revenir sur les tentatives précédentes d’application des mathématiques, et surtout du calcul des probabilités, ceci à partir du xviie siècle, pour comprendre la situation actuelle. J’ai donc travaillé l’histoire du calcul des probabilités, depuis les Bernoulli, Condorcet, Laplace, etc. ; j’étais déjà en pleine histoire. C’est alors que j’ai écrit un livre sur Condorcet : Mathématique et Société, qui traite des mathématiques sociales de Condorcet, des idées qui l’ont amené à concevoir son projet1.
5C’est sans m’en rendre compte que je me suis trouvé conduit à l’histoire des mathématiques. Au cours de ce travail une tâche s’est imposée à moi : reconstituer les traditions d’application des mathématiques dans les sciences sociales, et comparer ces traditions à celles des autres sciences à la veille de leur mathématisation. Mon travail a également acquis une dimension supplémentaire : la réflexion sur les méthodes en histoire des sciences et le projet de l’historien des sciences. Pendant cette période (de 1956 à 1965 environ), c’était en quelque sorte normal, puisque j’étais en contact avec Alexandre Koyré et que j’étais l’élève de Georges Canguilhem.
6En 1965, je suis entré au CNRS en tant qu’épistémologue, sur le programme de ma thèse principale. Pour diverses raisons, ce programme a commencé à s’infléchir et à s’orienter vers l’histoire des mathématiques. Au fur et à mesure que j’avançais dans mon travail, je découvrais en effet que les problèmes qui m’intéressaient le plus relevaient de l’histoire et de la philosophie des mathématiques ; et ceci pour des raisons diverses, certaines de circonstance, en particulier la découverte d’une école algébrique importante, qui m’a amené à l’histoire de l’algèbre, puis à celles de la théorie des nombres, de l’analyse diophantienne, etc.
7J’entrais sur une terre vierge. C’est ma thèse complémentaire qui m’a conduit à l’étude des sciences arabes. Dans la démarche déjà évoquée de comparaison entre les traditions, comme je ne croyais pas à une originalité particulière des sciences sociales, j’ai comparé avec d’autres sciences avant leur mathématisation réussie. L'idée m'est alors venue de me demander comment les choses se passaient par exemple en mécanique avant Galilée, en optique avant Ibn al-Haytham, en électricité avant Ørsted, etc. J’en suis donc venu à travailler sur l’optique d’Ibn al-Haytham, qui est devenue le sujet de ma thèse complémentaire : « L’optique d’Ibn al-Haytham : problèmes de clivage entre histoire et préhistoire des sciences ». L'objet de la thèse était très simple, c’était le problème du clivage entre histoire et préhistoire des sciences. Dirigée par Georges Canguilhem, elle posait un problème essentiellement épistémologique et historique. Or je n'avais jamais appris à éditer un texte. Et on ne disposait d’aucune édition. Ainsi, à chaque fois que je faisais une conférence et que je présentais des résultats nouveaux, on me demandait d’en fournir la preuve. C’est ainsi que j’ai commencé à éditer les textes, à les traduire et à les analyser. C’était un travail pour lequel je n'étais pas préparé et qui ne m'intéressait pas particulièrement, mais je n’avais pas le choix et j’ai dû apprendre les méthodes de l’édition critique, etc. Pour ce domaine particulier de l’histoire des sciences arabes, il est très simple de décrire la situation de très grande pauvreté des études. En France, Louis Pierre Eugène Sédillot avait déjà engagé certains travaux ; Michel Chasles, au xixe siècle, avait encouragé la recherche en ce domaine et soutenu la venue en France de Franz Woepcke.
8J'ai donc commencé avec l'optique, pour poursuivre avec des travaux en mathématiques, en algèbre. Mais l’apport de nouveaux faits à partir des sciences arabes, qui mettaient en doute certaines affirmations relatives à la science du xvie et du xviie siècle en Europe, a suscité des réactions souvent négatives. Je me heurtais à une hostilité idéologique : il fallait travailler avec les préjugés qui vous entourent et imposer les choses par la preuve scientifique, et surtout pas de manière idéologique. Dans mon parcours d’historien, j’ai donc commencé par l'algèbre, ensuite la théorie des nombres. Or cette histoire, il était impossible de la comprendre sans avoir effectué ce parcours au long cours. Sans quoi certaines choses pouvaient paraître toutes nouvelles alors qu'elles ne l’étaient pas ! Mais si l’on veut comprendre pourquoi il y eut un Descartes, un Fermat, un Euler, il faut emprunter ce chemin, parce qu’il permet de voir où sont les points de rupture, où sont les points où les choses commencent à se renouveler, et quand apparaissent une autre tradition intellectuelle et une autre manière de voir, une autre manière de démontrer.
9C’est vers la fin des années soixante que j’ai mis en place, en collaboration avec Jean Jolivet, une équipe associée au CNRS, consacrée à l’histoire des sciences et de la philosophie arabes, qui est devenue le Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, dont j’ai assuré la direction jusqu’à ma retraite. De ce centre ont émané, il y a près de trente ans, Arabic Sciences and Philosophy, une revue publiée par Cambridge University Press, ainsi que la Société Internationale d’Histoire des Sciences et de la Philosophie Arabes.
10En 1976, j'ai participé avec l'aide du CNRS à fonder l'Institut d'histoire des sciences d'Alep. Furent aussi actifs Guy Beaujouan, René Taton2 et Roger Arnaldez, professeur à l’Université Paris IV. Je suis ensuite allé enseigner un mois par an en Syrie pour lancer cet institut, mais, après les bombardements de Hafez el Assad sur Hama (1982), j'ai décidé de ne plus y aller.
11Revenons aux obstacles déjà évoqués.
12J’ai publié en 1977, un an avant l’Orientalisme d’Edward Said3, un article intitulé « La notion de science occidentale ». Cet article a suscité beaucoup d’animosité. Même certains de mes amis n'étaient pas contents. Le fait que je cite Ernest Renan et que j’affirme : « Renan, qui par ailleurs a combattu tous les miracles, en a quand même conservé un : le "Miracle Grec" »4 a heurté certains collègues, qui n'étaient pas prêts à recevoir ce genre de propos. L’orientalisme français n'avait en effet aucun rapport avec la science ; je me souviens par exemple de la première édition de l'Histoire générale des sciences5. René Taton a fait tout ce qu'il a pu pour y intégrer les sciences arabes. Il a sollicité Roger Arnaldez, mais ce n’était pas convaincant. Heureusement, R. Taton a ensuite rencontré Adolf Youschkevitch, qui a réussi à arranger les choses. Bref, les plus éclairés, au sein de l'orientalisme français, c’étaient les historiens, notamment Claude Cahen6, professeur à la Sorbonne, qui a travaillé sur les systèmes économiques de la période des Fatimides. C’était un excellent historien. C'était pour lui une découverte de trouver des gens comme nous en train de travailler, en train de commencer à s'intéresser à ces sujets-là.
13Le projet de l’Histoire des sciences arabes7 (1997) est une réalisation internationale. J’ai fait appel aux spécialistes les plus compétents. Étant donné la difficulté de publier ce livre en français, j’en ai d’abord publié une version anglaise, chez Routledge, et c’est Jean-Marc Lévy-Leblond qui a bien voulu introduire ces volumes au Seuil. Il était plus que favorable au projet et a tout de suite accepté, et le Seuil a gagné le marché. L’ouvrage a été plusieurs fois réédité et a été ensuite traduit en arabe, à Beyrouth, ainsi qu’en polonais et en persan.
2) Pourriez-vous caractériser ce domaine au moment où vous y entrez (son périmètre, ses modes de socialisation, ses références canoniques, ses pratiques dominantes, ses objets d’investigation, ses principaux lieux de production…) ?
14Nous étions au milieu des années 1950, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, avec tous les changements mondiaux : politiques, idéologiques, etc. On observe à cette époque un regain d’intérêt pour l’histoire des sciences. En même temps, sous l’influence du marxisme, de la sociologie et de la psychologie sociale américaines, on a vu naître un souci d’étudier les conditions sociales de la science, l’histoire des institutions scientifiques. C’est vers cette époque qu’on s’est intéressé à la sociologie des sciences, à la politique des sciences, par exemple avec John Desmond Bernal (Science in History)8, Joseph Needham.
15On assiste alors à la naissance d’une multiplicité de tendances et d’écoles, ce qui suscite des discussions et des débats méthodologiques, et soulève des questions qui n’avaient pas été posées avant. Les chercheurs se sont mis à réfléchir sur l’exercice de ce métier d’historien des sciences, son genre, ses limites, etc. C’est à cette époque que se développent de grandes écoles d’histoire des sciences : l’école soviétique, avec Adolf Youschkevitch ; l’école américaine, avec notamment Charles Gillispie à Princeton, I.B. Cohen à Harvard, Marshall Clagett à Wisconsin. On crée des chaires d’histoire des sciences, par exemple aux États-Unis. En France également, les écoles se constituent, dans le sillage de Koyré et de Bachelard pour l’essentiel, comme celle de Canguilhem ; il faut également rappeler, en histoire des mathématiques, des personnalités comme René Taton et Jean Itard. En même temps, des philosophes des sciences travaillaient d’une manière ou d’une autre à l’histoire des sciences, comme Jules Vuillemin et Jean-Toussaint Desanti en histoire des mathématiques, ou Jacques Merleau-Ponty en histoire de l’astronomie ; ainsi que des savants qui écrivaient l’histoire de leur discipline, comme André Weil9 pour la théorie des nombres et François Jacob pour la physiologie.
16On voit que les références canoniques sont multiples, et varient selon les domaines.
17Pendant cette période, l’enseignement de l’histoire des sciences comme discipline s’institue dans diverses universités. Aux États-Unis : M. Clagett dans le Wisconsin, puis à Princeton ; C. Gillespie à Princeton ; T. Kuhn à Harvard et à Princeton. En Union Soviétique, à l’Université et à l’Institut d’histoire des sciences de Moscou (de l’Académie des sciences soviétiques), où Youschkevitch réalise une synthèse en histoire des mathématiques. Mais aussi D. T. Whiteside à Cambridge, A. Crombie à Oxford. En Allemagne, W. Hartner à Frankfurt, M. Schramm à Tübingen, entre autres ; et Anneliese Maier à Rome, etc. En France, à la Sorbonne avec Bachelard puis Canguilhem ; à l’École Pratique des Hautes Études, avec Koyré, Taton, et parfois Itard.
18Bachelard et Koyré étaient des références canoniques, et c'est pour ça que l'orientation de l'histoire des sciences en France avait une tendance plus épistémologique qu'ailleurs, ce qu'on appelle « l'école française ». C’est d’ailleurs à partir de ces philosophes ou épistémologues à tendance historique que naîtra plus tard le phénomène Foucault.
19Il faudrait aussi évoquer Gilles Gaston Granger. J'étais très lié à Granger. Nous avons travaillé ensemble pendant longtemps. Granger était un très bon épistémologue mais s’intéressait moins à l’histoire en tant que telle. Quand on lit par exemple Pensée formelle et sciences de l'homme10 ou même sa thèse, qu'il a publiée sous le titre Méthodologie économique11, on constate qu’il s’agissait d’épistémologie économique. Il procédait par exemples. Mais, pour moi, les traditions viennent en premier, avant la question du style individuel (par exemple la tradition, en sciences sociales, de l’homo suffragans, de la théorie de l'utilité) et les faits historiques ne sont pas des exemples illustrant des thèses philosophiques. C'est pour ça que j'ai fait de l'histoire.
20Le seul échec de cette période en France tient à l’absence d’agrégation d’histoire des sciences dans le système d’éducation, si bien qu’elle ne peut s’imposer comme discipline universitaire, faute d’enseignement. En 1980, il y eut une dernière tentative à signaler : la création d’une section d’histoire des sciences à l’Université Paris 7, qui avait l’ambition de regrouper la science, la philosophie et l’histoire. D’autres universités ont ensuite emprunté ce modèle.
21À cette époque, de grands projets de rédaction voient le jour : l’ouvrage en trois volumes dirigé par René Taton, le Dictionary of Scientific Biography dirigé par Charles Gillespie, la série des Boston Studies in the Philosophy and History of Science, dirigée par Robert Cohen, l’œuvre de Joseph Needham sur la science chinoise, et, beaucoup plus tard, la Storia della Scienza de l’Encyclopédie italienne, sous la direction de Vincenzo Cappelletti et de Sandro Petruccioli.
22On évoquera aussi des entreprises internationales de grandes éditions, comme celle d’Euler ; ou nationales, comme la continuation de la publication de la correspondance de Mersenne, la poursuite de l’édition de l’œuvre de Leibniz à Hanovre, l’Archimedes in the Middle Ages de M. Clagett, The Mathematical Papers of Isaac Newton de Whiteside, ou la traduction latine des Éléments d’Euclide de l’arabe par Hubert L. L. Busard ; et, plus récemment, l’édition en cinq volumes des Coniques d’Apollonius et l’édition, en cinq volumes elle aussi, des Mathématiques infinitésimales entre le ixe et le xie siècle.
23Revenons à mon parcours. Pour ma part, au début, je rédigeais ma thèse dans le simple cadre de la Sorbonne. Ensuite j'ai assisté à des cours de Georges Canguilhem. Deux ans après, je suis allé à l'Institut d'histoire des sciences de la rue du Four et je suis resté là-bas jusqu'à 1982, moment où j'ai fondé l’équipe de recherches REHSEIS12. Je viens donc vraiment de l'Institut d’histoire des sciences de la rue du Four. Ceci ne m’empêchait pas de travailler avec des collègues de la rue Colbert (futur Centre Alexandre-Koyré). J'ai travaillé avec Alexandre Koyré, qui n’a pas connu d'équivalent ; mais quelqu'un comme Taton était tolérant et pensait de grands projets. Je crois d'ailleurs qu’il a été mon rapporteur quand je suis entré au CNRS.
24Parallèlement je m’intéressais dès les années 1950 aux travaux de Bernal d’abord, puis de Needham. Comment ai-je pu articuler ces deux cadres de références ? Pour le comprendre, il faut rappeler que l'Institut d'histoire des sciences a connu plusieurs périodes : la période Bachelard, qui était centrée sur la philosophie des sciences. Je n'ai pas connu cette période parce que, quand je suis arrivé, Bachelard avait déjà pris sa retraite. Mais si je suis venu en France c’est à cause de l’œuvre de Bachelard que je connaissais depuis l’Égypte. Canguilhem, c'est différent, étant donné qu’il travaillait sur l’histoire de la médecine, de la biologie, etc. Il n'avait pas une attitude a priori hostile aux considérations de type social. Certes, il ne produisait pas des analyses sociales, mais enfin, à son époque, il y avait quand même une certaine ouverture.
25D’ailleurs, je suis pour ainsi dire parti en même temps que Canguilhem, et j'ai fondé l’équipe REHSEIS précisément pour intégrer cette dimension sociale aux autres dimensions. Par exemple, le projet fondateur de REHSEIS comportait un programme consacré à « science et société » et c'est moi qui, à l'époque, ai lancé le thème « science et empire » : il s’agissait d’utiliser l’histoire des sciences pour comprendre le phénomène de l'exportation de la science dans les pays coloniaux. Il comportait aussi un programme sur Condorcet et la révolution française, à la fois philosophique et social, et puis d’autres thèmes plus habituels. Donc, il n'y avait pas de contradiction. Je ne sentais pas de contradiction, et je ne me suis d’ailleurs jamais enfermé dans une contradiction de ce type.
26Le projet du REHSEIS était aussi de s’ouvrir aux scientifiques. Créer un lieu où pourraient travailler ensemble des philosophes, des épistémologues, des scientifiques, des historiens et des sociologues éventuellement. Le noyau originel de l’équipe, c'était Michel Paty, Christian Houzel et moi ; Claire Salomon et Jules Six, entre autres, n’ont pas tardé à se joindre à nous.
27Sur les projets de recherche s’articulait un système d’enseignements. Nous donnions des cours sur l’édition de textes, avec l’aide de bibliothécaires de l'Académie. On donnait aussi des enseignements sur l’histoire des institutions – Dominique Pestre, qui était plus jeune, nous a rejoints. Il y avait un cours de sciences pour ceux qui n'avaient pas de formation scientifique, un cours de philosophie pour les scientifiques, un cours d’histoire pour tout le monde. Avec des subdivisions en : histoire des mathématiques, histoire de la physique, de la biologie, etc. En gros, l’idée était que tout le monde ait une formation globale avant de devenir historien d’une discipline. J'avais pour ma part énormément profité du séminaire d’histoire de la médecine de la rue du Four. Et pourtant je n'ai jamais fait d’histoire de la médecine dans ma vie. Mais il fallait bien que je sache qui était Pasteur ! Tout cela était encouragé par le président de l’Université Paris 7 de l'époque. Et puis le CNRS était favorable à ce type de projet.
3) Comment scanderiez-vous et caractériseriez-vous son développement, national comme international, depuis lors (son périmètre, ses acteurs, ses lieux, ses controverses…) ?
28À partir du milieu des années 1950, et dans plusieurs pays, le développement de la recherche et de l’enseignement de l’histoire des sciences est continu. Les années 1960 représentent une très grande période, où on discute sur la discipline, ses méthodes, ses pratiques. C’est l’époque des grands débats, qui ressortent dans des livres importants, comme Scientific Change, sous la direction d’Alistair Crombie, entre autres. Thomas Kuhn écrit La structure des révolutions scientifiques. En France, les débats sont animés, même avant qu’ils aient lieu aux États-Unis. Le nombre des colloques se multiplie, l’Académie Internationale d’Histoire des Sciences tient régulièrement ses congrès internationaux. Les créations de départements pour l’enseignement et pour la recherche en histoire des sciences sont nombreuses, avec une mention spéciale pour le CNRS, qui est alors l’institution principale de recrutement dans ce domaine en France ; mais également quelques universités, l’Institut d’histoire des sciences à la Sorbonne, etc. C’est, on l’a dit, en 1982 informellement et en 1984 officiellement, qu’est créée l’équipe REHSEIS (CNRS/Université Paris 7). Après cette période de splendeur, l’activité faiblit, tant au plan qualitatif que quantitatif.
29Les Science studies, qui ont émergé depuis les années 1970, ne m’ont pas convaincu. Autant l’histoire sociale des sciences produite par Needham, Bernal, Guerlac m’a très tôt intéressé, autant ce ne fut pas le cas des travaux du « programme fort » d’Édimbourg, de David Bloor13, ni de ceux d’Harry Collins. Ce type d’études part de la psychologie sociale beaucoup plus que d’une analyse structurelle réelle, comme les travaux descriptifs des rapports entre les chercheurs dans un laboratoire de recherche, qui ressemblent à la dynamique de groupe ou à la sociométrie. Ce type d’analyse perd de vue le rôle des institutions.
30À propos des résultats des Science studies, je vais donner un contre-exemple. On a toujours dit, dans ce type de programme, que, s’il y a eu une certaine renaissance de l'optique au xviie siècle et la découverte de la loi de la réfraction, ce serait surtout à cause du développement de l’industrie des lentilles. Je pense aux travaux de Simon Schaffer. Mais j'ai retrouvé la loi de la réfraction bien avant, je l'ai retrouvée au xe siècle avec une démonstration parfaite. C'est cet aspect arbitraire qui me gêne dans cette affaire. Autant je suis en parfait accord avec des analyses sociales, avec le fait de parler des institutions ; en ce sens je suis plutôt marxiste qu'autre chose. Mais ce type d’interprétation des Science studies me semble arbitraire.
4) Quelle place accorderiez-vous aux facteurs politiques dans les évolutions de ce domaine ?
31Leur rôle est essentiel : il y a des situations politiques qui ne sont pas favorables au progrès de la recherche en général, et de l’histoire des sciences en particulier. En Russie, par exemple, l’Institut d’histoire des sciences n’a plus le même rôle ni le même prestige qu’auparavant. Le plus souvent, l’histoire des sciences est plus florissante dans les périodes où l’ensemble de la recherche est soutenu par l’État, par exemple au début des années 1960 en France. L’intérêt pour cette recherche est généralement lié à des programmes nationaux en sciences (la recherche en physique par exemple), et est évidemment soutenu par un souci de prestige national, mais aussi beaucoup plus fondamental. Par exemple, l’histoire des sciences était florissante en URSS ; depuis la fin de l’Union soviétique, c’est une dispersion des savants et une dilapidation des institutions. Alors qu’en Chine, on encourage les recherches en histoire des sciences. L’Académie chinoise invite et recrute des chercheurs dans ce domaine.
32L’histoire de l’histoire des sciences est donc toujours locale, liée à la situation particulière de tel ou tel pays.
Notes de bas de page
1 NdE : Condorcet, Mathématique et société ; choix de textes et commentaire par Roshdi Rashed, Paris, Hermann, 1974.
2 NdE : René Taton a dirigé le Centre de recherches d’histoire des sciences et des techniques (qui devient le Centre Alexandre-Koyré en 1966) de 1964 à 1983.
3 NdE : Edward Said a publié en 1978 l’ouvrage Orientalism, chez Pantheon Books (New York).
4 Rashed Roshdi, « La notion de science occidentale », dans Forbes E. G. (dir.), Human Implications of Scientific Advance. Proceedings of the xvth International Congress of the History of Science, Edinburgh, Edinburgh, Edinburgh University Press, 10-19 août 1977, p. 49.
5 NdE : Taton René (dir.), Histoire générale des sciences, Paris, Presses universitaires de France, 1957-1964.
6 NdE : Claude Cahen a été professeur d’histoire du monde arabe à la Sorbonne (1960-1969) puis à l’université Paris I (1970-1979).
7 NdE : Rashed Roshdi (dir.), Histoire des sciences arabes, Paris, Éditions du Seuil, 1997 ; publié initialement en anglais : Encyclopedia of the History of Arabic Science, Londres/New York, Routledge, 1996.
8 NdE : John Desmond Bernal a notamment écrit The Social Function of Science, Londres, Routledge & Sons, 1939, et Science in History, New York, Cameron Associates, 1954.
9 NdE : André Weil, l’un des membres fondateurs du groupe de mathématiciens Bourbaki, est le frère de la philosophe Simone Weil.
10 NdE : Granger Gilles-Gaston, Pensée formelle et sciences de l'homme, Paris, Aubier-Montaigne, 1960.
11 NdE : Granger Gilles-Gaston, Méthodologie économique, Paris, Presses universitaires de France, 1955.
12 NdE : L’équipe « Recherches Épistémologiques et Historiques sur les Sciences Exactes et les Institutions Scientifiques » (REHSEIS) devient officiellement un laboratoire du CNRS en 1984.
13 NdE : en 1976, dans son livre Knowledge and Social Imagery (Chicago/Londres, The University of Chicago Press), David Bloor explicite un programme de recherches pour une « nouvelle sociologie des connaissances », qu’il appelle « programme fort », et auquel il est parfois fait référence comme à l’« école d’Édimbourg ».

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