Géométries variables
Impressionnisme, modernité et tradition nationale
p. 329-343
Texte intégral
De la Centennale à la guerre
1L’Exposition centennale de l’art français marque un tournant décisif dans la première historiographie de l’impressionnisme : la présence de la « nouvelle peinture » dans la rétrospective des beaux-arts à l’Exposition universelle de 1900 – une manifestation officielle organisée par l’État – implique la consécration définitive de cette peinture et le début de son inclusion dans l’histoire de l’art. Réalisé par Roger Marx, chef adjoint du service de la Centennale et commissaire de l’exposition, l’accrochage des tableaux impressionnistes était inscrit dans une vision plus générale de l’art du xixe siècle, comme Catherine Méneux l’a bien montré (Méneux 2010). Si André Mellerio regrettait les limites de la « petite salle », tout en souhaitant « une exposition générale de tout l’impressionnisme » (Mellerio 1900, p. 15 et p. 23), André Michel témoignait son admiration pour Marx, « le principal, sinon l’unique organisateur de cette Centennale », qui avait travaillé « pour les historiens » (Michel 1900, p. 442).
2L’accueil contrasté du legs Caillebotte en 1894 et les contraintes de sa présentation avaient montré à quel point la place de l’impressionnisme dans l’histoire de l’art français était encore incertaine, après les débats critiques des années 1870 et 1880, et face aux succès commerciaux des années 1890. À l’exception des écrits de Gustave Geffroy, qui s’était fait « acteur de l’histoire de l’art contemporain » (Plaud-Dilhuit 2008) en donnant à son recueil d’articles le titre d’Histoire de l’impressionnisme (Geffroy 1894), les textes parus avant la Centennale se situaient résolument du côté de la critique militante. Après 1900, sous la forme de rapports officiels (Bénédite 1904, p. 396-440), d’ouvrages à mi-chemin entre histoire et témoignage (Mauclair 1904 ; Duret 1906) ou encore d’études historiques consacrées à la peinture du xixe siècle (Fontainas 1906), les écrits sur l’impressionnisme se multiplient. Ces livres ne cachent pas leurs ambitions historiographiques ; en fait, on a affaire plutôt à des ouvrages de synthèse, aux statuts et aux objectifs différents, mais qui partagent précisément la nécessité d’établir des points de repère par rapport à une bibliographie critique aussi vaste que dispersée dans les catalogues d’expositions privées, dans la presse, dans les petites revues plus ou moins éphémères et, enfin, dans les revues d’art, y compris la Gazette des beaux-arts.
3Dans l’impossibilité d’une lecture analytique de ces premiers essais, il convient de s’arrêter un instant sur les ouvrages de Camille Mauclair et de Théodore Duret, car ils ont été les textes de référence pour plusieurs générations de lecteurs, avant et après la guerre de 1914-1918. Le premier est remarquable notamment pour l’accent mis sur la « révolution de la technique picturale », considérée comme l’un des « deux caractères » majeurs de l’impressionnisme : « recherche d’une technique nouvelle, expression de la réalité moderne » (Mauclair 1904, p. 20). Si, dans le détail des chapitres, l’ouvrage « présente la tendance monographique chère à l’auteur » (Jarrassé 2009), force est de constater l’apparition de l’un des problèmes majeurs de l’historiographie de l’impressionnisme : ce que l’on pourrait nommer la géométrie variable des inclusions et des exclusions. Mauclair, qui était né en 1872 et avait débuté au Mercure de France (où il avait publié entre autres ses comptes rendus des expositions des « Peintres impressionnistes et symbolistes » chez Le Barc de Boutteville), élargit la notion d’impressionnisme jusqu’à y comprendre les néo-impressionnistes, les Nabis, et « les illustrateurs modernes rattachés à l’impressionnisme » (Mauclair 1904, p. 163) : Toulouse-Lautrec, Steinlen, Chéret. En revanche, bien que blâmé par Roger Marx, selon lequel il tenait « moins du livre d’histoire que du recueil de souvenirs » (Marx 1907, p. 262), le livre du témoin Duret fournit des informations fiables (et parfois revues par rapport à Duret 1878) : les dates sont en général bien établies en référence directe aux expositions – pas d’erreurs telles « le Salon de 1867, où un soleil couchant de Monet, titré Impressions, fit scandale » (Mauclair 1904, p. 21) ; les peintres sont évoqués par leur participation aux mêmes expositions et identifiés dans un premier groupe (« Pissarro, Claude Monet, Sisley, Renoir, Berthe Morisot ») auquel il convient d’ajouter, au moins à l’occasion de l’exposition de 1877, « Cézanne, Guillaumin avec Caillebotte et quelques autres recrues » (Duret 1906, p. 19). À l’exception de Caillebotte, Duret consacre des chapitres monographiques à chacun des peintres qu’il cite : l’histoire de l’impressionnisme est, au début du siècle et pour quelques décennies à venir, Histoire des peintres impressionnistes.
4Si, contrairement à Mauclair, Duret estime Edgar Degas à part, « bien qu’il se soit tenu tout le temps avec eux aux expositions » (p. 29), les points de convergence entre les deux écrivains ne sont pas négligeables. Tous les deux insistent par exemple sur le rôle d’Édouard Manet, sans trop l’éloigner des autres peintres – une attitude plutôt répandue au début du siècle1 : n’était-ce pas une reproduction des Bulles de savon de Manet qui figurait sur l’affiche de l’« Exposition de cinquante œuvres de l’école impressionniste », organisée chez Bernheim-Jeune au printemps 1903 ? Mauclair avait même reproduit dans son livre onze tableaux de Manet, parmi lesquels l’Olympia (Mauclair 1904, p. 21) était tout particulièrement susceptible d’évoquer la souscription qui, lancée par Monet en 1890, avait permis l’acquisition du tableau par le musée du Luxembourg.
5D’autre part, les donations participent de leur façon à l’écriture de l’histoire : la donation d’Étienne Moreau-Nélaton en 1906 importe moins par le scandale provoqué par l’accrochage au Louvre des œuvres d’un artiste vivant que par l’enrichissement des rares collections modernes du musée. De plus, les circonstances de la donation Moreau-Nélaton permettent de souligner un aspect tout à fait remarquable des premières années du xxe siècle, notamment par rapport à l’historiographie de l’entre-deux-guerres : comme Michela Passini et Vincent Pomarède l’ont rappelé, « en liant juridiquement l’acceptation des toiles de Géricault, Delacroix, Corot et Diaz à celles des impressionnistes, [Moreau-Nélaton] forçait l’entrée au Louvre d’un courant artistique que le legs Caillebotte n’avait réussi à imposer que partiellement en 1894 » (Passini, Pomarède 2009). Ce don signifiait en effet l’inscription de l’impressionnisme dans la grande tradition de la peinture française. Moreau-Nélaton n’était pas seul dans son ambition : Mauclair et Duret, tout comme Léonce Bénédite et André Fontainas, partageaient la même conviction et revendiquaient la pleine, légitime et rigoureuse appartenance de l’impressionnisme à l’histoire de l’art français. De ce point de vue, si Duret évoque Gustave Courbet et Camille Corot, la généalogie dressée par Mauclair est extrêmement éloquente : au nom d’un « retour à l’idéal français », les impressionnistes deviennent les héritiers de Jean Fouquet, des Clouet, de Claude Lorrain, Nicolas Poussin, Jean Siméon Chardin, Antoine Watteau, etc. (Mauclair 1904, p. 15).
6Une tentative inédite d’inscription de l’impressionnisme dans une histoire majeure officielle paraît ainsi au milieu des années 19002. Ensuite, seules les pages – à vrai dire assez mal informées – d’Histoire de la peinture au xixe siècle (1914), de Louis Dimier, reviennent sur le sujet en le liant à sa lecture toute politique des événements de l’histoire de l’art (Passini, Zerner 2008). Il faut attendre l’après-guerre pour une reprise des publications consacrées à l’impressionnisme dans son ensemble, éventuellement incorporées dans des ouvrages plus vastes. Quelques études monographiques annoncent déjà la poursuite de la tendance à atomiser l’impressionnisme en individualités distinctes et indépendantes du courant artistique, tandis que les expositions individuelles des peintres encore vivants du groupe désorientent et surprennent les critiques (Marx 1909). D’autres expositions, telle la rétrospective de Paul Cézanne au Salon d’automne de 1907, ouvrent des perspectives différentes aux générations nouvelles, en direction de l’opposition à l’impressionnisme déjà à l’œuvre dans les écrits de Maurice Denis dès les années 1890 (Denis 1912).
Les années 1920 : l’impressionnisme décrié
7« Jamais guerre n’a été moins que celle-ci une guerre de “plein air”. L’artiste, qui voudra en dégager le trait le plus nouveau et le plus caractéristique, devra donc s’astreindre aux effets de clair-obscur, oublier les théories intransigeantes de l’impressionnisme et se remettre à l’école de Rembrandt et de Nicolas Maes. » (La Sizeranne 1919, p. 230) Cette célèbre remarque de Robert de La Sizeranne donne la mesure du bouleversement que la guerre a provoqué jusque dans la perception des tableaux modernes. Que la « révolution technique » exaltée en 1904 par Mauclair soit devenue une série de « théories intransigeantes » n’est que l’un des signaux qui annoncent les nouvelles directions de l’historiographie : si les textes parus au milieu de la première décennie du siècle avaient affirmé la place tenue par l’impressionnisme dans l’histoire de l’art national, le renversement de l’après-guerre est tel qu’on arrive vite à douter du caractère français de la peinture de Monet et de ses confrères.
8Le « retour à l’ordre » qui traverse la création contemporaine n’est pas sans conséquences sur l’histoire de l’art, et il suffirait de relire les pages d’André Lhote pour saisir la transformation qui s’est produite pendant la guerre, et qu’on commence à mesurer après sa fin (Lhote 1919). La recherche d’un nouvel équilibre classique, le goût retrouvé pour la maîtrise du métier pictural et pour la composition bien ordonnée, tout cela paraît répondre à une nécessité de rationalisation dans un monde qui a perdu toute organisation intelligible. Une génération ravagée par la violence de la guerre mécanisée, marquée par l’expérience des tranchées et des corps déchirés ou effondrés dans la boue, paraît confier à la peinture la tâche de reconstituer une image du monde solide, ordonnée, rassurante. L’impressionnisme, « puisque non constructeur, et même déconstructeur » (Bertrand Dorléac 2012, p. 224), ne peut pas satisfaire cette requête : la liberté des compositions paraît anarchique, l’étude des reflets et des couleurs est perçue comme un éparpillement inutile, la facture par petites touches est devenue un « papillotement », si bien que la tendance à saisir le moment fugitif et à soumettre même la figure humaine aux caprices de la lumière naturelle est jugée contraire à la nouvelle image de la tradition française qui s’affirme après la guerre (Silver [1989] 1991, p. 178-188 et passim ; Bouillon 1993, p. 172-173 ; Golan 1995, p. 28-40). Au renversement des valeurs picturales s’ajoutent vite l’association de l’impressionnisme à la défaite de 1870 avancée par certains historiens3 et la méfiance envers l’indiscipline manifestée par les peintres vis-à-vis des institutions de l’art : le mépris pour l’impressionnisme n’en finit pas de monter pendant les années 1920.
9La réédition d’Histoire des peintres impressionnistes, de Duret, en 1919 paraît donc, dans un certain sens, un anachronisme, ainsi que la réédition du livre de Mauclair en 1923 (sous le titre modifié Les maîtres de l’impressionnisme). Auguste Renoir, désormais reconnu peintre « classique » pour ses nus féminins, meurt en 1919, deux ans après Degas, disparu en 1917 ; du groupe impressionniste, seul Monet survit. Il s’engage dans son magnifique projet des grandes décorations, lui qui n’avait jamais cessé d’être perçu comme « l’impressionniste par excellence » (Duret 1878) et qui devient le bouc émissaire de l’anti-impressionnisme de l’entre-deux-guerres. En fait, ce qui s’affirme est une tendance à condamner l’impressionnisme en bloc, tout en admettant la possibilité de reconsidérer les positions de certains artistes dont l’œuvre se prête aisément à une interprétation plus nuancée. À ce propos, il ne paraît pas surprenant que l’un des premiers à mériter cette bienveillance soit Degas : son admiration pour Ingres et pour les maîtres anciens, ses débuts de peintre d’histoire, sa maîtrise du dessin et son refus de la peinture en plein air en font le héros de l’anti-impressionnisme, d’autant que son association à ce courant artistique était déjà problématique aux yeux de Duret. Une démarche analogue, avec quelques corrections nécessaires, peut s’appliquer à Renoir, dont l’éloignement de la facture impressionniste remonte aux années 1880. Il en va de même pour Cézanne, qui représente pourtant un cas controversé en raison de son rôle de maître involontaire de toutes les déformations de la peinture contemporaine, et tout particulièrement de la démodée et décriée avant-garde cubiste. Du groupe impressionniste, il ne reste que Sisley, Pissarro et Morisot : ces derniers voient leur fortune critique chuter, chute qui, pour Morisot, s’alourdit d’inévitables considérations sur les qualités « féminines » de sa peinture (Iamurri 2011, chap. i et ii).
10Les opérations que nous venons de résumer, ces jeux d’inclusions et d’exclusions qui confondent les données historiques au privilège de l’interprétation, passent par trois canaux principaux : les monographies, les catalogues d’expositions et, dans une moindre mesure, les ouvrages d’histoire à caractère général, à la chronologie à la fois étendue sur plusieurs siècles ou restreinte aux xixe et xxe siècles. À côté de ces ouvrages, il faut également prendre en compte les revues, et tout particulièrement celles à large diffusion : attentives aux arts anciens et modernes, engagées dans une relecture continue et presque obsessionnelle du passé, des revues comme L’Amour de l’art, L’Art vivant ou, à la fin de la décennie, Formes sont en fait les véhicules de la diffusion de l’anti-impressionnisme. Dans leurs pages, une critique vouée à une sorte d’histoire de l’art militante publie pendant ces années nombre d’articles, éditoriaux et comptes rendus d’expositions dans lesquels l’impressionnisme fait l’objet de polémiques violentes, aussi marquées par le mépris à l’égard des peintres que par l’ignorance substantielle des données les plus élémentaires de son histoire. L’enjeu idéologique à l’œuvre dans cette réécriture est manifeste : l’histoire de l’art contribue à dresser une image apaisée et unifiée du passé national, une image sans aspérités ni points de fracture, à l’enseigne de la mesure et de l’équilibre. La redéfinition de la tradition nationale au sens classique se fait, entre autres, à travers une série de relations antinomiques qui, de facto, provoquent l’exclusion des styles et des courants artistiques qui ne répondent pas aux nouvelles exigences (Silver [1989] 1991, p. 298-303). De ce point de vue, l’impressionnisme devient vite la « bête noire » (p. 181), pour les raisons déjà évoquées et pour d’autres, liées au regard alors projeté sur le passé artistique national : non seulement l’apparente impossibilité d’apprécier les qualités picturales des tableaux impressionnistes, mais aussi la méfiance envers tout ce qui ne peut pas être ramené à l’idéal classique.
11Une observation de Guillaume Janneau, dans son compte rendu de la grande « Exposition du paysage français de Poussin à Corot » de 1925, révèle le malaise du critique face à la définition de l’histoire récente de l’art : « Après Corot c’est le moderne, ce sont les Indépendants, les chercheurs de méthodes nouvelles, les suspects… c’est le domaine de la discorde. » (Janneau 1925, p. 164) Pourtant, la nécessité d’écrire cette histoire se fait sentir et, tout au long des années 1920, au moins trois nouveaux ouvrages sont publiés : Histoire de l’art moderne par Élie Faure en 1921, Histoire générale de l’art français de la Révolution à nos jours par Fontainas et Louis Vauxcelles en 1922, et La peinture aux xixe et xxe siècles par Henri Focillon, parue en deux volumes en 1927 et 1928. Parmi ces auteurs, le premier travaille en amateur passionné et cultivé, avec ses prédilections et son approche « visuelle » (Dumas 2009), fidèle à Delacroix et à certains peintres impressionnistes tels Monet, Pissarro ou Sisley, tout « en les détachant d’un mouvement qui lui est indifférent en tant qu’école » (Chatelain-Courtois 1987, p. 334). Dans l’Histoire générale de Fontainas et Vauxcelles, ce dernier – auquel est confié le chapitre sur l’impressionnisme – s’appuie sur les premiers « historiens » du mouvement (« Duret, Roger Marx, Gustave Geffroy, Camille Mauclair ») pour affirmer que ce courant artistique a été « un retour logique à la lignée française, déviée, viciée par les errements de l’art officiel » (Fontainas, Vauxcelles 1922, p. 131). Cependant, la participation de Waldemar-George – notamment par la rédaction des chapitres monographiques consacrés à Manet, Renoir, Degas et Cézanne – modifie l’équilibre général de l’ouvrage et produit un évident effet d’incohérence.
12Il faut attendre la parution de La peinture aux xixe et xxe siècles de Focillon dans la collection des manuels Henri Laurens pour lire, au fil des pages, une véritable histoire de l’impressionnisme, qui s’ouvre sur une tentative de définition du courant artistique et qui soulève à propos de ces peintres le problème de « comment saisir et caractériser leur unité » (Focillon [1928] 1991, p. 200). Il n’est pas question ici de partis pris idéologiques pour ou contre l’impressionnisme : si Manet et Degas sont considérés à part, l’appartenance de Cézanne au mouvement est traitée en termes justement problématiques ; quant à Monet, il n’est pas le « destructeur acharné de la forme » (Bazin 1930, p. 10) contre lequel se déchaîne Germain Bazin au début des années 1930, mais celui qui « conserva toujours ce sentiment du bloc, cette carrure de mise en page, qui caractérisent son génie et qui donnent une telle puissance à celles mêmes de ses œuvres où il y a les souffles et les rayons les plus épars » (Focillon [1928] 1991, p. 206). Chez Focillon, l’impressionnisme est « l’expression forte et vivante d’un moment de la sensibilité française » et les impressionnistes ont accompli, ni plus ni moins que le « renouvellement de l’épiderme de la peinture » (p. 200 et p. 204).
13Il n’est peut-être pas surprenant que l’on doive à Focillon un renversement méthodologique décisif : en discussion et parfois en réaction contre ses contemporains4, il aborde l’impressionnisme comme un courant de la grande peinture dont il faut enfin et sérieusement écrire l’histoire, en regardant les tableaux et en remontant aux sources imprimées. Sans appliquer systématiquement les méthodes de recherche d’archives chères à Moreau-Nélaton, Focillon introduit une démarche opérative qui réduit les distances entre l’histoire de l’art ancien et moderne, et qui fonde la possibilité de soustraire l’impressionnisme et ses peintres à l’excès de passions contemporaines dont ils étaient manifestement la cible. Pourtant, la publication de l’ouvrage à la suite de l’inauguration, en mai 1927, des Nymphéas de Monet à l’Orangerie des Tuileries n’arrive pas à arrêter les polémiques qui continuent, avec virulence, dans les revues.
L’intégration à l’histoire de l’art française
141930 paraît marquer un nouveau départ, avec l’arrivée d’un acteur institutionnel nouveau sur la scène de la difficile élaboration d’une historiographie de l’impressionnisme : une exposition Pissarro inaugure les deux salles de l’Orangerie des Tuileries réservées aux expositions temporaires (Callu 1994, p. 331-332 et p. 364-371), et le succès de la manifestation est tel que l’administration des Musées nationaux décide de renouveler l’initiative les années suivantes. Une première série d’expositions est ainsi organisée : Monet et « Degas portraitiste et sculpteur » en 1931, le centenaire de Manet en 1932, Renoir en 1933. Strictement monographiques et par conséquent insuffisantes à une étude globale du mouvement, elles sont quand même l’indice d’un intérêt de la part des plus hautes institutions de l’État. Il faut pourtant noter une attention plutôt faible des revues à l’exposition Pissarro, tandis que Monet – peut-être à cause de la qualité inégale des œuvres exposées – suscite encore une fois des réactions malveillantes et que Degas, même dans un répertoire limité aux portraits et aux sculptures, soulève l’enthousiasme de la critique contemporaine, tout comme Renoir deux ans plus tard. Quant à Manet, l’« Exposition du centenaire » est en même temps l’occasion de la publication du catalogue général – le premier consacré à un artiste de sa génération (Jamot, Wildenstein 1932) – et de l’affirmation définitive de sa distance par rapport à l’impressionnisme : déjà célébré au début de l’année, avec vingt tableaux exposés à l’« Exhibition of French Art (1200–1900) » à Londres, Manet appartient désormais – avec Degas, Cézanne et Renoir – au groupe des « vrais continuateur des maîtres, les vrais représentants de l’esprit français » (Jamot 1933, p. xxi)5.
15Deux ouvrages parus en 1931 tiennent une place singulière dans ce panorama. Le premier est l’un de ces livres de synthèse qui retracent les événements artistiques sous la IIIe République ; l’auteur est le peintre et écrivain Jacques-Émile Blanche, qui livre un compte rendu aussi mondain que bien informé des développements des arts plastiques à partir du dernier Salon du Second Empire, en 1870, jusqu’à l’époque contemporaine. En dépit du ton léger, Blanche revient sans excès de parti pris sur des questions toujours ouvertes, comme la composition du groupe impressionniste et ses développements dans les parcours individuels. Par contre, le livre important de Robert Rey, conservateur en chef du musée de Fontainebleau et professeur à l’École du Louvre, développe une thèse énoncée déjà dans son titre : La peinture française à la fin du xixe siècle. La renaissance du sentiment classique. Degas, Renoir, Paul Gauguin, Cézanne et Georges Seurat sont les protagonistes, quelque peu inattendus, de cette renaissance incarnée finalement par le seul Renoir (Rey 1931, p. 136) ; les autres, irréductibles à une définition univoque, sont étudiés avec soin, sans que soient niées par exemple les phases impressionnistes de la formation de Cézanne et de Gauguin. Mais dans son ensemble, l’impressionnisme est totalement discrédité :
Or, c’est une pure création verbale, née d’un hasard verbal. Il n’y a pas, il n’y eut jamais d’école impressionniste. […] L’esprit occidental surpris par le chaos apparent qu’offrait la peinture française à la fin du xixe siècle s’est emparé de ce mot comme on fait d’une corde à travers un labyrinthe. Mais, en réalité, il demeure dénué de sens. (p. 30)
16Maltraité, incompris et radicalement remis en question, au passage de la décennie, l’impressionnisme perd aussi sa valeur marchande, soutenue jusque-là par des acheteurs américains. La crise économique arrête pendant quelques années une grande partie des activités artistiques : revues et galeries sont obligées de cesser leurs activités ou de réduire fortement leurs initiatives jusqu’au milieu de la décennie. À la reprise, c’est paradoxalement autour de Cézanne que se joue l’ouverture d’une phase nouvelle : le peintre aixois avait fait l’objet de nombreuses publications dans les années 1920, notamment de témoignages et de souvenirs, qui avaient transmis du peintre une image contrastée, où l’accent était mis selon les cas sur les qualités classiques de sa peinture ou au contraire sur sa gaucherie, sur la maladresse d’un artiste isolé et provincial. Face à la profusion de mémoires, souvent remaniés (Bernard 1907 et 1921 ; Rapetti 2004), une démarche différente est entreprise par John Rewald, étudiant allemand qui consacre sa thèse à Cézanne, et par Lionello Venturi, historien de l’art italien antifasciste installé à Paris depuis 1932, qui travaille au catalogue raisonné du peintre et fait de la « période impressionniste » de Cézanne le pivot de sa relecture de la peinture moderne (Venturi 1936). Venturi avait en effet déjà publié des articles sur la peinture française du xixe siècle, mais ces textes, parus dans la revue italienne L’Arte, n’ont pas connu de vraie circulation en France ; ils entrent tout de même dans notre propos, ne serait-ce que parce qu’ils représentent le point de départ d’une histoire de l’art moderne renouvelée, dont les suites sont une partie intégrante de l’historiographie française. Après l’article sur Renoir (Venturi 1933), occasionné par l’exposition de l’Orangerie et ouvertement engagé dans la défense des années impressionnistes du peintre, le texte décisif est celui intitulé « L’impressionismo » (Venturi 1935) : Venturi y montre sa connaissance de la bibliographie française et notamment sa dette envers Focillon6. Par son anticlassicisme et sa sensibilité inédite à l’égard des aspects sociaux de l’histoire du courant artistique, il apporte une perspective nouvelle fondée sur l’expérience antifasciste et marquée par une tendance à identifier peinture moderne et liberté politique.
17Au milieu des années 1930, on assiste au retour de l’impressionnisme dans les revues et dans les galeries, notamment avec les expositions Monet chez Durand-Ruel (1935) et Paul Rosenberg (1936), et avec les expositions collectives parrainées par la Gazette des beaux-arts (par exemple « Naissance de l’impressionnisme » en 1937). L’attitude vis-à-vis de l’impressionnisme a radicalement changé : les yeux qui se posent sur les tableaux paraissent avoir acquis un regard différent, qui n’est peut-être pas sans rapport avec le regain d’intérêt pour le réalisme – aux honneurs de la critique après les expositions de 1934 des « Peintres de la réalité » et des frères Le Nain – et avec la nouvelle redéfinition de la tradition française qui en était à la fois prémisse et conséquence. Les pages des revues accueillent des documents inédits, des lettres et des recherches originales autour de tableaux et de dessins découverts et publiés par des historiens de l’art.
18L’historiographie de l’impressionnisme atteint enfin en 1936 le XIVe congrès international d’Histoire de l’art, c’est-à-dire le lieu de l’officialité de l’histoire de l’art, où plusieurs séances sont consacrées à l’art des xixe et xxe siècles (Iamurri 2011, p. 125). C’est à cette occasion que Pierre Francastel présente à un public choisi un aperçu des thèses développées dans son livre L’impressionnisme. Les origines de la peinture moderne de Monet à Gauguin, paru en 1937. Écrit loin de Paris, entre Varsovie et Strasbourg, l’ouvrage de Francastel « n’est ni une histoire de l’impressionnisme ni un recueil de monographies » (Francastel 1937, p. 7). L’ambition majeure de l’historien, déclarée dès la préface et qui annonce ses travaux de l’après-guerre, est d’inscrire l’impressionnisme dans son contexte artistique et social ainsi que dans ses relations à la culture contemporaine et d’en éclairer les données techniques ; l’extension de la chronologie jusqu’à la fin du siècle correspond à cette vision large, qui prend en compte à la fois James Whistler et Gauguin, Vincent van Gogh et Eugène Carrière, ainsi que des poètes et des compositeurs.
19C’est peut-être à cette conception élargie de l’impressionnisme qu’il faut ramener les divergences entre Francastel et Venturi, déjà évidentes à l’occasion du congrès international d’Histoire de l’art. Par rapport au projet de compréhension globale du mouvement de l’historien français, la démarche de Venturi se situe plutôt à l’intérieur d’une réflexion sur la nécessité d’étudier la peinture moderne avec les mêmes méthodes et le même souci philologique que ceux utilisés pour l’art ancien : il s’agit en somme de fonder une véritable histoire de l’art moderne. Ce projet, entamé au début de la décennie et poursuivi au cours des années 1930 à Paris, trouve sa réalisation dans ses Archives de l’impressionnisme, un recueil de lettres et documents, avec une anthologie des catalogues d’expositions et des comptes rendus parus dans la presse, publié chez Durand-Ruel en 1939. Une formule efficace énonce l’appartenance désormais établie de l’impressionnisme à l’histoire de l’art : « Si les principaux documents sur Raphaël sont conservés dans les archives du Vatican, les documents sur les impressionnistes, il convient de les chercher d’abord chez Paul Durand-Ruel. » (Venturi 1939, t. 1, p. 7)
20On connaît les limites et les suites de cet ouvrage, qui a longtemps représenté une référence capitale pour toute étude sérieuse du mouvement impressionniste. À son tour, John Rewald, émigré aux États-Unis, devait résumer une bonne partie de ses études françaises dans sa célèbre Histoire de l’impressionnisme publiée à New York à la fin de la guerre (Rewald 1946). Une nouvelle saison de fortune historiographique internationale s’ouvre après le conflit, accompagnée cette fois-ci par une hausse des prix qui atteignent leurs premiers records en 1952, à l’occasion de la vente Cognacq, et qui dès lors ne firent que croître.
Ce texte a été rédigé en 2014, à la suite du colloque « Historiographie française de l’art de l’affaire Dreyfus à la IVe République » organisé à l’Institut national d’histoire de l’art.
Bibliographie
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Bazin 1930 – Bazin Germain, « Les sanguines de Renoir », Formes, no 5, mai 1930, p. 7-10.
Bénédite 1922 – Bénédite Léonce, « Introduction », dans Fontainas André, Vauxcelles Louis, Histoire générale de l’art français de la Révolution à nos jours, t. 1, Paris, Librairie de France, 1922, p. i-xvi.
Bénédite 1904 – Bénédite Léonce, Rapports du jury international, introduction générale, t. 1, vol. 2, Beaux-arts. Exposition universelle internationale de 1900, Paris, Imprimerie nationale, 1904.
Bernard 1921 – Bernard Émile, Souvenirs sur Paul Cézanne, Paris, La Rénovation esthétique, 1921.
Bernard 1907 – Bernard Émile, « Souvenirs sur Paul Cézanne et lettres inédites », Mercure de France, no 247, 1er juiller 1907, p. 385-404 ; no 248, 16 juillet 1907, p. 606-627.
Bertrand Dorléac 2012 – Bertrand Dorléac Laurence, Contre-déclin. Monet et Spengler dans les jardins de l’histoire, Paris, Gallimard, 2012.
Blanche 1931 – Blanche Jacques-Émile, Les arts plastiques, Paris, Éditions de France, 1931.
Blanche 1919 – Blanche Jacques-Émile, Propos de peintre, Paris, Émile Paul, 1919.
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Notes de bas de page
1 Voir aussi Bénédite 1904, p. 396-429 et spécialement p. 404-409 pour Manet occupant « très justement la place que lui a donné Fantin-Latour en groupant autour de lui les principaux fondateurs de l’impressionnisme ».
2 Aux textes cités on peut ajouter les quelque quinze pages, d’ailleurs très imprécises, dans Marcel 1905.
3 « David répond […] à la grande révolution de 1789. Le triomphe du romantisme coïncide avec celle de 1830 ; de même que la réaction réaliste se déclare avec la révolution de 1848. Et n’est-ce pas à la date de 1870 que surgit l’impressionnisme ? » (Bénédite 1922, p. ii)
4 Voir par exemple la revendication de la modernité de Degas (Focillon [1928] 1991, p. 184) par rapport à l’exaltation des œuvres de jeunesse du peintre prônée par Jamot 1924.
5 On ne saurait sous-estimer les préfaces de Jamot aux catalogues de ces expositions, car elles constituent un discours qui revient année après année, un fil qui relie les artistes, leurs œuvres et leur appartenance (ou non) à l’impressionnisme.
6 Dans le fonds Lionello Venturi (Rome, Biblioteca del Dipartimento di Storia dell’arte e Spettacolo, Sapienza Università di Roma) sont conservés les deux volumes de La peinture aux xixe et xxe siècles de Focillon avec des dédicaces amicales de l’auteur.
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