L’invention française du réalisme
p. 315-327
Texte intégral
1« Le “Réalisme” est un mot commode, mais inepte. Non seulement il signifie ce qui dans l’art est autre chose que l’art lui-même, le choix du sujet et de certains sujets ; mais il implique une contradiction, puisqu’il ne peut y avoir d’art là où il n’y a que copie du réel. » Cette phrase, par laquelle René Schneider ouvre en 1930 son manuel sur l’art français des xixe et xxe siècles paru dans la collection « Les Patries de l’art » (Schneider 1930, p. 1), suffirait à rappeler combien le mot « réalisme » est vague et insatisfaisant, signifiant peu et mal (Clair 1980, p. 8-15). « Le titre de réaliste m’a été imposé comme on a imposé aux hommes de 1830 le titre de romantiques. Les titres en aucun temps n’ont donné une idée juste des choses : s’il en était autrement les œuvres seraient superflues. » (Courbet 1855) La fameuse déclaration liminaire de Gustave Courbet, dans sa brochure-manifeste de 1855, confirme aisément que, dès ses débuts, le réalisme ne fut qu’une taxinomie lourde de sous-entendus et de quiproquos, qui aurait échappé à toutes les tentatives de définition. Dans ses Promenades d’un artiste au musée du Louvre, le peintre naturaliste Jean-François Raffaëlli n’hésite pas à écrire que Courbet « était vraiment un idéaliste forcené » et que « réalisme fut un mot énorme et faux comme un rocher de théâtre » (Raffaëlli 1908, p. 81-82). Toutefois, le terme ne disparut pas avec les débats critiques ayant entouré la peinture de Courbet et, bien après la mort de l’artiste en 1877, la notion continua d’être continûment discutée – d’abord par les hagiographes de Courbet ou de Jean-François Millet, puis par les historiens de l’art –, en France même, mais aussi au-delà de ses frontières, en Europe et jusqu’en URSS ou aux États-Unis, souvent en regard du pays où cette esthétique était défendue comme un trait stylistique national.
2De la décennie 1890 au mitan du xxe siècle, on analysera donc comment le réalisme a été pensé, défini et défendu en catégorie majeure de l’identité esthétique française, alors même que se constituaient des avant-gardes, pour les unes rétives au réel ou opposées à la figuration (le cubisme ou l’abstraction), pour les autres soucieuses de les dépasser (le surréalisme). On n’omettra pas que cette historiographie française du réalisme, au singulier, est rigoureusement contemporaine des réalismes pluriels qui se développent sous des appellations multiples en Europe, tels les Valori plastici, la Neue Sachlichkeit, le néoplasticisme, l’art concret, le « bas matérialisme » de Georges Bataille, le réalisme social (voire socialiste) ou le réalisme magique.
3Si le réalisme n’entre que tardivement dans les dictionnaires d’Émile Littré et de Pierre Larousse – respectivement en 1869 et 1875 –, c’est sans doute parce qu’il est alors en voie d’acculturation, tandis qu’on commence à admettre que, bien avant la bataille des années 1850, il travaillait profondément l’art et la littérature. Mis au service de la vraisemblance, il était niché dans l’esthétique classique ; au nom de la vérité de l’art, le romantisme l’avait adopté ; comme art du constat social et de la description contemporaine, le naturalisme en avait promu l’économie de la lisibilité critique. Bien qu’issu de la tradition de la mimésis, le réalisme est, dans le discours français et dès la fin du xixe siècle, défait de ses origines – de la Poétique d’Aristote ou de La République de Platon –, auxquelles est substituée la revendication constante des fondateurs d’une lignée française : Théophile Thoré, Champfleury, Jules-Antoine Castagnary ou Hippolyte Taine, pour la critique et la théorie ; les frères Le Nain, Georges de La Tour, Théodore Géricault, Courbet, Millet et Édouard Manet, pour la peinture ; Jean-Baptiste Pigalle, Jules Dalou et Auguste Rodin, pour la sculpture.
4Dans la période qui nous intéresse ici, la revendication française du réalisme ne peut pas être dissociée des relations diplomatiques et culturelles – tendues depuis la défaite de 1870 et « la crise allemande de la pensée française » (Digeon 1959) qu’attise l’esprit de revanche – entre la France et l’Allemagne, où le réalisme est aussi l’objet d’une forte construction identitaire germanique adossée à l’art du Moyen Âge et de la Renaissance (Passini 2012 ; Le Rider 2008). De même, les débats ayant présidé à l’invention et à la diffusion du réalisme socialiste, durant les décennies 1930 à 1950, ne sauraient être négligés, en raison du caractère d’orthodoxie soviétique dont cette esthétique fut investie – y compris en France, aux alentours du Front populaire (Ory 1994, p. 244-249). Au-delà de la simple survivance d’une sensibilité du xixe siècle (Robin 1986, p. 37) qui, en URSS, pouvait procéder d’une exaltation du sentiment national russe, cette inflexion communiste du réalisme reposait sur la quête d’une finalité cognitive, permettant de dépasser les clivages de classes, pour atteindre à une vérité objective dont l’art apporterait une représentation véridique (Aucouturier 1998, p. 71 et suiv.).
L’autorité de la France
5Dans l’introduction à son histoire de la peinture au xixe siècle, publiée en 1927, Henri Focillon développe toute une série de considérations sur l’art façonné par l’idéal patriotique de la Révolution française et stimulé par le nationalisme des pays placés sous le joug de l’Empire de Napoléon. Ayant consacré le xixe siècle comme « le grand siècle des nationalités » et « des grandes écoles nationales » (Focillon [1927] 1991, p. 12), il pose que le romantisme a été le révélateur de traditions vernaculaires qui ont mis fin à l’hégémonie du modèle antique :
En éveillant l’attention sur le passé des patries […], en mettant pour la première fois en lumière le charme et l’intérêt de l’art populaire, le romantisme fait rentrer chaque peuple en possession de son antique héritage, lui révèle des traditions anciennes, solides et larges, lui crée des devoirs et lui donne des disciplines. Des nations qui n’avaient été longtemps que des imitatrices recommencent à être des foyers de culture originale. (p. 12)
6Pour autant, dans ce concert européen des nations, Focillon accorde une place particulière à « la France du xixe siècle » (p. 13), pour son génie, sa fécondité et son rayonnement artistiques :
C’est le privilège de certaines époques et de certains peuples d’enfanter des hommes et des œuvres visibles de tous les points de la terre et qui dominent les siècles : ainsi la France du xiiie, l’Italie de la Renaissance, l’Espagne, la Flandre, la Hollande du xviie, la France du xviiie. Au xixe, c’est encore en France et c’est aussi en Angleterre – l’Angleterre de Turner et de Constable – qu’il faut chercher les personnalités héroïques. C’est là que sont les grands inventeurs. (p. 13)
7La récurrence de la France, dans ce panorama, doit être corrélée à la faillite prononcée de l’Allemagne qui « crée moins un art qu’une culture artistique » et « un programme d’action » théorique et de propagande idéologique (p. 13). Face à la Belgique, la Hollande, l’Espagne, l’Italie et l’Angleterre dont l’art s’appuie parfois trop sur une confiance excessive placée dans l’art des maîtres de leur glorieux passé, seule la France a « le don propre » de « rester constante avec elle-même », en se montrant attentive à la fois à « la tradition et la modernité de son art » (p. 14-15). De la sorte, Focillon établit « l’autorité créatrice de la France au xixe siècle […] qui dépasse largement les frontières de l’école » (p. 14) et se trouve dotée d’une fonction européenne. Cette conception dominante de l’art français – qu’on trouve aussi dans les ouvrages de Louis Dimier, Camille Mauclair ou Élie Faure – est en quelque sorte le cadre dans lequel se développe, en amont et en aval de la Première Guerre mondiale, dans le droit fil de la revendication française du romantisme, une historiographie visant à construire une généalogie nationale du réalisme.
Le réalisme avant le réalisme
8Durant le premier tiers du xxe siècle, la plupart des historiens de l’art s’emploient à écrire une archéologie du réalisme, dont la somme est particulièrement visible dans l’exposition « Les peintres de la réalité en France au xviie siècle », conçue par Paul Jamot et Charles Sterling et présentée au musée de l’Orangerie, à Paris, de novembre 1934 à mars 1935 (Georgel 2006). À l’extrême fin du xixe siècle, dans le sillage de Louis Courajod et de sa critique de l’esthétique classique normative (Vaisse 2008), est défendue l’idée de l’émergence d’un art réaliste français au xviie siècle, observable à travers une attention portée à l’individualité et la personnalité des artistes. Henry Lemonnier étudie ainsi la peinture « au temps de Richelieu et de Mazarin » (Lemonnier 1893) – celle dont Jacques Callot, Abraham Bosse, Philippe de Champaigne, Eustache Le Sueur et les frères Le Nain sont les principaux représentants – et Paul Vitry, dans ses travaux sur la sculpture sous Henri IV, analyse l’œuvre de Germain Pilon et Barthélémy Prieur. Ces historiens de l’art ne sont pas les découvreurs du réalisme dans l’art classique français du xviie siècle – ils ont été largement précédés par Aloysius Bertrand (Callot) ou Champfleury (Le Nain). Mais, s’ils le lient encore au classicisme, ils le constituent aussi en catégorie esthétique et en objet historique légitimes. Ils se distinguent en cela de Louis Gillet qui, en termes péjoratifs, considérait les « réalistes » du xviie siècle, comme des « excentriques et irréguliers » ou des « réfractaires » à la doctrine académique (Gillet 1913, p. 36). En 1915, le Repas de paysans des frères Le Nain entre dans les collections du Louvre et en 1923, Jamot établit le catalogue d’une dizaine de leurs œuvres pour le compte de la galerie Louis-Sambon. Le goût des Le Nain pour les sujets familiers et leur pratique d’un réalisme tempéré sont alors vantés comme des qualités françaises. Raffaëlli les salue aussi, car ils « protestent, humbles peintres provinciaux, contre le déclassement de l’école française, qui se fait italienne, classique, sous l’influence de Simon Vouet, de Poussin, de Le Sueur, de Le Brun » (Raffaëlli 1908, p. 31). Et le peintre naturaliste qu’est Raffaëlli d’ajouter :
[…] en face des rois vaniteux et des grands orgueilleux, les trois Lenain [sic] nous légueront l’idée qu’il y avait, dans ce temps-là, de pauvres bougres qui souffraient en silence. Gloire à ces humbles Lenain ! Ils ont entretenu le feu sacré et posé les bases de notre art moderne de 1830. Voyez, avec soin, le Retour de la Fenaison. […] c’est la première fois qu’un peintre, dans notre pays, ose peindre avec réalité des gens du temps dans un paysage français, et dans l’air, dans la lumière, avec une réalité enfin, simple et émue. (p. 32)
9À l’aube des années 1930, à travers la redécouverte des Le Nain, le réalisme est intégré dans l’identité esthétique française et nettement dissocié du classicisme, comme le souligne Samuel Rocheblave, qui admet qu’« à côté du goût de la grandeur et du “style” » caractérisant le classicisme est apparu un art « de la simplicité et d’une vérité sans apprêt », qu’il associe au « naturisme naturel » des Le Nain et aux « fantaisies réalistes d’un Sébastien Bourdon » (Rocheblave 1932, p. 44-46). En 1934, alors que Raymond Escholier ouvre au Petit Palais une rétrospective des Le Nain, l’exposition « Les peintres de la réalité » entérine cette conception du réalisme comme expression du génie français, en procédant à la révélation de la peinture de La Tour. Sterling voit alors Le Joueur de vielle (vers 1630, Nantes, musée d’Arts), qu’on vient récemment de lui attribuer, comme « un chef-d’œuvre de la peinture réaliste » donné à « l’école française » (Sterling 1935).
10À la thèse dominante du génie classique français – encore largement défendue par les milieux conservateurs, de l’Action française au radicalisme bourgeois – est désormais opposée celle du réalisme comme esthétique populaire voire progressiste, en rupture avec le classicisme des élites suspectées d’intellectualisme. Dans sa préface au catalogue Les peintres de la réalité, Jamot délivre sa vision, selon des termes qui doivent tous être pesés :
Un courant de réalité circule à travers toute l’histoire de la peinture française […]. C’est lui qui empêche les imaginatifs et les poètes de se perdre dans l’abstraction ou dans les nuées. […] il répand une poésie subtile de l’art simple et franc des Le Nain, des Chardin, des Corot, des Courbet, des Manet, cet art qui n’a rien à voir avec le réalisme des Flamands et des Hollandais, plein de verve, débordant de sensualité et emporté par une sorte de lyrisme bachique. (Jamot 1934, p. xvii)
11Simultanément à sa dissociation du classicisme, le réalisme s’impose comme sceau de l’art français, car l’historiographie du début du xxe siècle s’applique aussi à le soustraire à l’emprise du romantisme. Dans sa thèse d’histoire de l’art consacrée à la peinture romantique en France, entre 1815 et 1830, Léon Rosenthal s’emploie à ériger Ingres et Géricault en « précurseurs du réalisme » (Rosenthal 1900, p. 111 et suiv.). C’est après avoir renoncé à la tentation de l’ossianisme et en cultivant son goût pour l’Orient qu’Ingres, « épris de vérité et de réalité », aurait souscrit à « une sorte de réalisme idéaliste » fondé sur l’étude précise de la nature, le souci de la beauté et la recherche de formes traduites avec « une exactitude scientifique » (p. 118-119). Chez Géricault, Rosenthal perçoit « le désir d’être vrai », un sens de l’enquête qui le conduit – notamment pour Le Radeau de La Méduse – à multiplier les études comme de « véritables documents » et à cultiver « le goût des études de mœurs », avant de souligner combien ses lithographies « restent des types accomplis de Réalisme » (p. 134-135). Ce qui permet à Rosenthal d’instituer pleinement Géricault en réaliste, alors même qu’on s’était habitué « à le considérer comme le premier en date des Romantiques et à voir en lui le précurseur de Delacroix » (p. 132), c’est qu’il « parcourt tout le champ de la réalité matérielle » (p. 137), avec acuité et sans exclusion. Selon Rosenthal, « s’il eût vécu, il eût abrégé les temps romantiques et eût imposé la formule du Réalisme pur qu’il posséda un instant et qui, disparue avec lui, ne devait reparaître et triompher que vingt-cinq années plus tard » (p. 132).
12Dans sa monumentale monographie consacrée à Courbet, Georges Riat définit le réalisme comme « une réaction contre le double courant, qui […] paraissait entraîner l’art français vers une décadence, à savoir l’académisme d’Ingres, d’une part, et le romantisme de Delacroix, de l’autre » (Riat 1906, p. 57). Pour ce faire, il tente d’installer l’esthétique de Courbet dans l’histoire de la peinture française. Évoquant sans insister « les réalistes flamands, espagnols, italiens mêmes, et français, dont la liste serait trop longue à établir aux xve, xvie, xviie et xviiie siècles », il isole l’origine du réalisme « au commencement du siècle dernier, en pleine apothéose de l’école davidienne » (p. 57-58). Même s’il en réfute les excès ou les paradoxes – comme le réalisme d’Ingres –, Riat convoque la thèse de Rosenthal, dont il reprend à son compte les grandes lignes, postulant ainsi :
Un signe précurseur du réalisme, à l’aurore du xixe siècle, est l’intérêt obsédant de la vie contemporaine, qui dicte à David le Sacre, la Distribution des Aigles, et à Gros, son Bonaparte à Arcole et ses Pestiférés de Jaffa. Mais l’événement le plus considérable est, au Salon de 1819, Le Radeau de La Méduse de Géricault, dont Proudhon a dit : « Un seul tableau comme Le Naufrage de La Méduse… suffit à indiquer la route de l’art à travers les générations, et permet d’attendre. » […] Géricault, en effet, qui mourut prématurément en 1824, à trente-trois ans, est revendiqué à tort par le romantisme. S’il eût vécu, il eût fondé le réalisme, lequel est en germe dans son œuvre. (p. 58)
13À la suite, Riat précise que « Courbet le revendiqua toujours comme son maître », établissant une généalogie où les « paysagistes de l’école de 1830 » (p. 58) ont été un relais non négligeable dans la conquête du réalisme. Toutefois, le premier grand biographe de Courbet prend soin de rappeler que l’essor du réalisme est aussi le produit de la révolution de 1848.
Égalité, vérité, sincérité
14Dans le dernier chapitre de Du romantisme au réalisme, intitulé « Vers le réalisme » (Rosenthal 1914, p. 345-398), Rosenthal décèle les origines du réalisme à la fois dans la péremption de la doctrine de « l’art pour l’art », issue du romantisme et de la Restauration, et dans le « besoin vague de communion et de fraternité universelle [de] l’humanitarisme de 1848 » (p. 348-349). Si la monarchie de Juillet, avec quelques peintres tels Célestin Nanteuil, Charles-François Daubigny, Jean Gigoux, les frères Leleux ou François Bonhommé, lui paraît avoir préparé l’avènement du réalisme, celui-ci est surtout le fils de la révolution quarante-huitarde qui a conjugué la « vie extérieure », le « culte de la cité » et le « besoin d’agir » (p. 349-350). Significativement, c’est par une introduction intitulée « Quarante-huit » (Focillon [1928] 1991, p. 1-4) que Focillon ouvre la partie de son histoire de la peinture du xixe siècle consacrée au réalisme, en accordant à la France une place prééminente, avant d’étudier la Belgique, la Hollande, l’Allemagne et la Russie. Il explique :
La révolution de 1848 n’est pas un simple changement de régime qu’accompagne l’explosion de profondes passions sociales et suivi d’une restauration rapide : c’est une crise décisive de la vie d’une société. Elle semble d’abord resserrée dans un court espace […]. Mais ses origines et ses prolongements vont loin. Ses divers mouvements affectent, non seulement l’équilibre des classes, mais l’activité de toute une génération. (p. 1)
15À la faveur de la révolution s’établit un ordre social nouveau qui porte les « aspirations modernes » (p. 1) et réalistes. Selon Focillon, c’est en écho à 1848 que les peintres réalistes ont entrepris de lutter « contre l’archaïsme, en s’appuyant sur la vie » (p. 7). En effet, Courbet, Honoré Daumier ou Millet ont alors été « saisis par le spectacle de la vie contemporaine, par sa rudesse pittoresque ou par sa bonhomie, par sa nouveauté, par les grandeurs et par les servitudes de la plèbe » (p. 8). À la suite des Le Nain, dont Focillon rappelle avec raison que Champfleury les a redécouverts à l’époque de Courbet, les réalistes répondent « à un besoin profond du génie français » que caractérise « une vérité plus largement et plus directement humaine retrempée aux sources populaires, éloquente par le trait catégorique, par l’énergie du relief, par la sincérité de l’émotion » (p. 15).
16Issu des valeurs politiques de 1848 que revendiqua Courbet dans des déclarations auxquelles l’historiographie ne cesse de faire référence, le réalisme est théorisé comme un art attentif à sa contemporanéité et aux sujets sociaux de son temps, rejetant l’idéalisation du classicisme et du romantisme au profit de l’observation et de la transcription de la réalité – ce que Schneider appelle « ce sens de l’actuel », en précisant que « de Courbet à Manet, à l’Impressionnisme, à Degas, il va être la loi de l’art français » (Schneider 1930, p. 3). Dans sa quête d’objectivité, le réalisme est défini comme une esthétique où tous les aspects de la réalité sont dignes d’être traduits, sans hiérarchie et sans exclusion. Cette lecture implique la suppression de la hiérarchie académique entre genres « majeurs » et sujets « mineurs », à laquelle Jamot et Sterling font écho dans leur choix d’œuvres pour l’exposition de 1934, où voisinent des natures mortes, des portraits, des paysages, des peintures de mœurs, de batailles et d’histoire (Georgel 2006, p. 19-20). En montrant qu’un courant réaliste a traversé toute la peinture du xviie siècle français, indépendamment des genres, des styles et des critères dominants, en marge du classicisme et du corps de doctrine académique – jusque sous le règne de Louis XIV et le magistère de Charles Le Brun –, Jamot et Sterling battent aussi en brèche le dogme du centralisme parisien. Dimier, de son côté, a aussi bien pris note de ce qu’il nomme « toute une seconde école, provinciale, excentrique à l’autre [le classicisme académique], assez décousue à l’origine de tendances » (Dimier [1913] 1926-1927, II, p. 68).
Les provinces, la terre, la nation
17Alors que la valeur du réel est hypothéquée par la crise économique de 1929, l’échec du libéralisme, le dévoiement de la Révolution russe et la montée des totalitarismes, alors que les réalismes deviennent la doctrine officielle des dictatures et que s’opère une nationalisation des masses et de la culture (Michaud 1997 b), l’historiographie s’attache à défendre le caractère français du réalisme, de Dimier – de l’Action française – à Louis Aragon – du Parti communiste français. En France, cette définition s’appuie sur la personnalité provinciale et terrienne de quelques peintres. Rosenthal lie le développement du réalisme au « provincialisme » (Rosenthal 1914, p. 365), c’est-à-dire à une curiosité pour la vie sociale de l’ancienne France – la France de l’Ancien Régime –, d’où émergent la Bretagne des frères Leleux, le Jura de Courbet, la Manche de Millet. Il rappelle que Courbet revendique de peindre « les paysages de son pays » (p. 395), suivi par Charles Léger, qui fut l’un des principaux historiographes de l’artiste : « Courbet n’a pas été chercher ses motifs d’inspiration dans les chefs-d’œuvre étrangers, dans Shakespeare, dans Goethe, dans Lord Byron, dans l’œuvre de Dante. Sa peinture est d’inspiration française absolument. Il aimait passionnément sa province natale. » (Léger 1925, p. 47)
18On trouve cette même conception chez Focillon, mais avec une inflexion différente : à la province des « petites patries » s’est substituée « la terre natale » (Focillon [1928] 1991, p. 14), qui fonde le réalisme comme « domaine de la familiarité vivante » (p. 15). Focillon définit Courbet et Millet comme des peintres « pris par la terre » (p. 20) qu’ils connaissent, aiment et sentent « avec profondeur » (p. 14), au-delà du pittoresque. « Deux grands paysans apparaissent dans l’histoire de la peinture française, et leur rusticité la renouvelle », proclame-t-il (p. 8). Cette connaissance de la terre et de ses hommes – les paysans, leur milieu et leurs travaux ancestraux –, Focillon souligne combien le réalisme de Millet s’en nourrit, moins attentif à la nature que sensible à « la terre toute maternelle » : « De la terre, il connaît l’odeur, la densité, le poudroiement léger, l’onction grasse et pesante, elle est comme un être vivant, assoupi, riche de forces créatrices. » (p. 24) Ce fantasme d’un réalisme français fécondé par la terre nourricière traverse aussi les considérations de Faure qui, dans son Histoire de l’art dont les premiers états paraissent dans l’entre-deux-guerres, érige Courbet en paysan inculte et « peintre magnifique » (Faure [1921] 1976, vol. 2, p. 99 et p. 101) : « Tout ce qui est animal, près de la terre, et la terre elle-même dans sa vie obscure, torpide, il le raconte avec une puissance unique, certaine, et qui ne bougera plus. » (p. 101)
19En écho aux mues idéologiques successives du Parti communiste français, de l’internationalisme au patriotisme et non sans accents nationalistes, Aragon achève de consacrer, en deux temps, le réalisme comme esthétique française. Avant-guerre, dans son discours prononcé à la session terminale du IIe congrès international des Écrivains du 16 juillet 1937, il enjoint son auditoire :
Plongez dans la réalité nationale pour en renaître ruisselant de la plus réelle humanité. Cherchez aux sources vives de votre nation l’inspiration profonde […]. Face aux prétendus nationalismes, […] dressez la nation, faite d’hommes et de femmes qui travaillent […]. Vous deviendrez d’excellents ingénieurs des âmes, en collaborant à la création d’une culture vraiment humaine parce qu’elle sera nationale par la forme et socialiste par le contenu. (Aragon 1937, p. 1420-1421)
20Au même moment, dans une autre intervention, Aragon salue Jean Fouquet, Champaigne, Le Nain, La Tour, Géricault et Courbet comme les représentants du « réalisme français [qui] relève la tête » (Aragon [1938] 1981). Puis, après la Seconde Guerre mondiale, ayant souligné dans sa monographie consacrée à Courbet, que « le caractère national de l’œuvre » avait été « négligé » (Aragon 1952, p. 84), il plaide « pour un art national » (c’est le titre du dernier chapitre, p. 85), dont le réalisme affirme ses origines françaises à travers la pratique du paysage national. « Que le paysage soit pour lui l’expression même de l’amour de la patrie, c’est partout, c’est à vingt reprises qu’il l’affirme », écrit Aragon (p. 88), avant de citer les propos qu’Étienne Baudry prêta à Courbet et qu’il reprend à son compte :
[…] lorsque vous dites qu’il faut avant tout être Français, au lieu de décourager les peintres qui ont foi dans le génie national, excitez-les à transporter sur la toile les types, les mœurs, le caractère, les coutumes et l’industrie de la race d’hommes dont le pays s’étend des Alpes à l’Océan et de la Manche aux Pyrénées pour enseigner au peuple l’histoire vraie en lui montrant de la vraie peinture. (p. 88)
Un art français à la mesure du monde
21Dans l’entre-deux-guerres, alors que les artistes souscrivent aux réalismes, parfois pour des raisons éthiques et idéologiques, mais aussi plastiques (Michaud 1997 a), le réalisme court dans l’historiographie française de l’art comme une esthétique de la mesure, de la stabilité et de la civilité – ce sont aussi les qualités prêtées au classicisme –, capable de construire une représentation adoucie de la réalité, expurgée d’excès et de violence. Pierre Georgel y a vu une « utopie à rebours » (Georgel 2006, p. 31), c’est-à-dire une idéalisation qui ne dirait pas son nom de la France bourgeoise, provinciale et rurale, cultivant dans le contexte des années 1930 une fiction historique et sociale nourrie de nostalgie.
22À cet égard, le réalisme que soutiennent aussi les institutions du Front populaire s’impose en France comme un art français à la mesure du monde, alors que s’élabore une complexification théorique du réel (Fabre 1997). Les considérations de Focillon sur la peinture en Europe en témoignent. Du point de vue du réalisme, la Belgique renoue avec l’histoire de sa peinture du xviie siècle, mais c’est en empruntant aux « leçons de la France » que le réalisme belge est « l’expression large et fidèle du génie national » (Focillon [1928] 1991, p. 34), avec Charles de Groux, Alfred Stevens ou Constantin Meunier, d’une esthétique « toujours fidèle à Courbet » (p. 36). Et le « réalisme romantique et mystique » de l’Allemagne (p. 59) a bénéficié des apports de Courbet, Daumier, Millet et Manet qui ont influencé Adolph von Menzel et Wilhelm Leibl dans leur quête d’une peinture humaine et sociale, aux formes expressives.
23Certes, comme le montrent les débats organisés en 1935 à la Maison de la culture et publiés sous le titre La querelle du réalisme (Fauchereau [1936] 1987), le réalisme est pensé dans les années 1930 comme un outil critique face au réalisme bourgeois et comme un mode d’action face au péril fasciste et à la crise économique. À ce titre, les intellectuels et les artistes s’en emparent, ainsi qu’en témoigne la peinture néoréaliste d’André Fougeron, de Boris Taslitzky, d’Ernest Pignon ou du groupe des Forces nouvelles. Mais, au-delà de ce « front de l’art », le réalisme comme style français a servi à fourbir des armes contre les avant-gardes dénoncées comme violentes, doctrinaires et cosmopolites, à l’image du cubisme, de Dada, du surréalisme ou des abstractions. C’est ce que défend René Huyghe dans un article où, s’en prenant à « l’erreur des modernes » indifférents à « la poésie du monde visible », il se réjouit que « le peintre français » renoue avec sa « vocation séculaire à l’observation sensible », avant de conclure : « En France, la poésie du réel est une rentrée de l’Enfant prodigue, un besoin que l’on constate après l’avoir trop longtemps réprimé. » (Huyghe 1934, p. 290-291)
Bibliographie
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Aragon [1938] 1981 – Aragon Louis, « Réalisme socialiste et réalisme français » [1938], Écrits sur l’art moderne, Paris, Flammarion, 1981, p. 54-63.
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Aragon 1937 – Aragon Louis, « Discours [au IIe congrès de l’Association internationale des écrivains pour la défense de la culture, prononcé le 16 juillet 1937] », Commune, no 48, 15 août 1937, p. 1414-1421.
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