Maurice Denis ou l’histoire de l’art comme « moyen d’ordonner son effort »
p. 147-161
Texte intégral
1L’écriture de l’histoire de l’art par des artistes contredit la tendance générale qui est celle d’une progressive et néanmoins décisive institutionnalisation et professionnalisation de la discipline. Si, d’Eugène Delacroix à Eugène Fromentin, le désir des artistes de pénétrer le secret des maîtres a été constant, cette pratique connaît un point d’orgue dans les années 1900-1930, lorsque le questionnement des modèles et de la tradition devient anxieux et que la tabula rasa avant-gardiste menace. Au-delà des clivages esthétiques, la tentation historiographique rassemble généralement les personnalités qui se sont montrées prêtes à estomper les frontières entre la littérature, la critique et les arts plastiques, prompts à s’approprier les espaces nouveaux offerts par une presse foisonnante. Nombreux sont ceux qui, tels Maurice Denis, Émile Bernard, Jacques-Émile Blanche, André Lhote ou Roger Bissière, subissent l’attrait de la « tradition » – quelle qu’elle soit – et tiennent à préciser leurs affinités ou à justifier leurs rejets en opérant des incursions dans le champ de l’histoire de l’art. Si leurs qualités littéraires, critiques ou théoriques ont été généralement appréciées, leur participation à la fabrique de l’histoire de l’art a suscité plus de réticences, tant la démarche a semblé étrangère à la scientificité que la discipline revendique au fur et à mesure qu’elle s’affirme en tant que telle. Pour leur part, les artistes gardent une certaine méfiance envers l’exercice d’un savoir qui risque de les faire basculer du côté des pédants et se montrent volontiers adeptes d’une histoire de l’art sans historiens de l’art, construite autour de la « déambulation » (Martin 2011) plutôt que structurée en un système conscient de sa méthode.
2En ce sens, le cas de Maurice Denis est exemplaire qui, familier d’historiens et d’historiens de l’art – Georges Goyau, Paul Jamot, Louis Dimier, Émile Mâle, Eugène Müntz, André Pératé, Étienne Moreau-Nélaton, Marcel Reymond, Corrado Ricci – avoue préférer les « bévues tant reprochées à Vasari » à la « grande érudition », indifférent aux « attributions ou […] désattributions sensationnelles dont les savants modernes se font une spécialité, et presque un malin plaisir » (Denis [1933 b] 1935, p. 116). Cela ne l’empêche pas de parcourir les siècles en long et en large et de consigner le flot intarissable de ses réflexions dans près de deux cents textes dont la teneur plutôt théorique n’exclut pas l’acuité historique.
3La production de Denis est comparable, par la richesse de ses imbrications avec l’art contemporain, à celle d’un Bissière (Ramond 2004) ou d’un Lhote (Bouiller 2004). Comme pour ces confrères, il paraît inutile de dresser une barrière entre les écrits partisans et ceux qui prétendent relever de l’étude scientifique, puisque les deux catégories de discours nous éclairent aujourd’hui dans une égale mesure sur les enjeux historiographiques de l’époque. Une fois cette prémisse acceptée, et en laissant autant que possible au second plan les écrits purement théoriques, qui ont été bien étudiés (Bouillon 1993 a, 1993 b, 2006 a et 2006 b ; Barruel, Cogeval, Denis 1994), on peut déterminer la contribution de Denis à l’histoire de l’art en choisissant quelques-uns des textes où le peintre se mesure à cet exercice académique. Certaines facettes de sa vision du passé ayant déjà fait l’objet d’analyses poussées (Inaga 1986 ; Collet 2008, 2012 et 2013 ; Stahl 2010 ; Zappia 2001 ; Saint-Martin 2013 ; McWilliam 2021), j’insisterai plus particulièrement sur deux moments de la construction historiographique denisienne, qui, intimement liés, valent aussi comme des points de cristallisation de débats contemporains. Le premier s’organise autour de la redécouverte des « élèves d’Ingres » par un Denis encore jeune, désireux de clarifier l’apport des « primitifs », terme qui, au tournant du xixe siècle, désignait à la fois les peintres d’avant la Renaissance et ceux qui, à toute époque, ont cherché la simplicité des contenus et des moyens. Le second temps fort se situe plus loin dans la vie du peintre, lorsque Denis reconstitue la chaîne des continuités d’un art religieux identifié avec la création occidentale tout entière, dans une vision puissamment syncrétique du passé et du présent.
Le xixe siècle des « primitifs », creuset du renouveau éthique et esthétique
4Parce que « Denis joue toujours une partie serrée, entre sa théorie et sa pratique » (Bouillon 2012, p. 17), l’étude publiée en 1902 dans L’Occident sur les « élèves d’Ingres » acquiert une valeur programmatique lorsqu’elle est rééditée dans les Théories dix ans plus tard, enchâssée entre les « Notes sur la peinture religieuse » (1896), les comptes rendus des salons de 1901 et divers textes consacrés aux « primitifs ». Grâce à un savant travail d’exhumation, bien avant Madeleine Lamy (Lamy 1922) et Henri Focillon (Focillon 1927), Denis tire de l’oubli des personnalités mal connues, les regroupe autour d’une esthétique cohérente et reconstitue une production laissée dans l’incurie et menacée de destruction. Il met aussi en exergue un pan de l’activité de Jean-Auguste-Dominique Ingres – celle du professeur – qui exalte les qualités de partage et de transmission selon un ordre de valeurs privilégiant l’histoire chorale à celle du « génie », s’écartant ainsi du culte exclusif que l’artiste inspirait au début du xxe siècle. Dans son Journal, à propos de la « méthode » qui devait le guider dans l’écriture de son article, Denis notait : « Principes de Ingres – stupidités, bon sens, éloge de Delacroix, mais constater qu’il est sans élèves. – Effort pour recréer une tradition. » (Denis 1957-1959, vol. 1, p. 162) Le texte de 1902 est repris de manière synthétique dans la préface au catalogue de l’exposition organisée par la Société de Saint-Jean en 1908, puis réédité en 1921 (Denis [1908] 1921), dans la livraison que La Renaissance de l’art français et des industries de luxe dédie à Ingres. Dans cette revue, les considérations de Denis prennent une coloration plus doctrinaire et viennent s’ajouter aux lectures conservatrices d’Henry Lapauze ou d’Arsène Alexandre ou à celle, tout aussi sectaire mais moderniste, de Bissière, dont l’article avait paru d’abord dans L’Esprit nouveau. À cette date, l’intention de Denis était de renouer le fil entre le présent de ses Ateliers d’art sacré, ouverts en 1919, et le passé de la communauté formée autour d’Ingres, les deux expériences partageant un même idéal de renouveau religieux et esthétique (Gamboni 1994 ; Rinuy 2006).
5Mais il faut revenir, ne serait-ce que brièvement, aux deux revues qui accueillent les réflexions de Denis, car L’Occident (1901-1914) et La Renaissance (1918-1939) représentent les deux facettes complémentaires d’une histoire de l’art conservatrice à l’écriture de laquelle Denis participe activement. La première a été fondée par Adrien Mithouard, conseiller municipal de Paris, animateur de la droite catholique et antidreyfusarde, lui-même poète, écrivain, musicien proche de Vincent d’Indy et de la Schola Cantorum, collectionneur enfin – il possédait, entre autres, la Vénus à Paphos d’Ingres et des œuvres de Louis Janmot et de Victor Mottez (Chapon 1996 ; Foucart 2000). À l’opposé du classicisme maurrassien, méditerranéen et farouchement antiromantique, et contre l’histoire de l’art sélective d’un Dimier (McWilliam 2008 et 2021 ; Passini 2008 et 2010), la revue promeut une vision chrétienne et inclusive, où les cathédrales gothiques voisinent avec l’impressionnisme, manifestations d’un « art national d’Île-de-France » (Mithouard 1901, p. 346) antagoniste de l’héritage gréco-romain (Basch 2007). L’un des points de ralliement de L’Occident se fixe autour de l’esprit collectif, systématiquement opposé à l’individualisme, l’un ayant donné les splendeurs de l’art du Moyen Âge, l’autre étant accusé d’être à l’origine de la cacophonie contemporaine. Quant à La Renaissance, si Denis n’a pas écrit dans cette revue, ses liens avec son fondateur (aussi directeur du Petit Palais), Lapauze, sont avérés. Loin de la confidentialité élitiste et du ton parfois pamphlétaire de L’Occident, La Renaissance occupe une place bien plus visible dans le paysage revuiste de l’entre-deux-guerres, à l’affût d’une modernité classique solidement arrimée au xviie siècle de Nicolas Poussin, de Versailles et de Charles Le Brun. Ce n’est pas un hasard si Denis y est considéré comme le peintre décorateur le plus important de l’après-guerre et si plusieurs articles lui sont consacrés – l’un desquels porte, sans surprise, sur l’histoire de l’art en images qu’est l’escalier Dutuit peint pour le Petit Palais en 1925.
6Nous savons aujourd’hui ce que de factice a le terme d’« école » appliqué au disparate de l’enseignement dispensé par Ingres (Foucart 1987 ; Ternois 1993 ; Vigne 1999 ; Caffort 2009). Le caractère fantasmatique de la reconstitution denisienne n’enlève pourtant rien à la réalité d’une redécouverte. Bien qu’il avoue n’« avoir eu ni le loisir, ni le désir de faire […] œuvre de documentation » (Denis [1902] 1920, p. 90), Denis fournit les éléments d’une connaissance factuelle et mentionne scrupuleusement ses sources historiques et théoriques en insistant particulièrement sur les origines du renouveau catholique du début du xixe siècle. Dans un panorama qui reste certes sommaire ne sont négligés ni ceux qui se situent à l’opposé de sa vision du Moyen Âge – Viollet-le-Duc, en premier lieu, et les architectes restaurateurs dans son sillage, dont il ne cesse pourtant de louer l’audace –, ni les courants esthétiques en présence dans les années 1815-1840. Dans la partie la plus neuve de l’étude, l’accent est mis sur les décorations murales réalisées par les « élèves d’Ingres », sur les techniques – la fresque et le vitrail – et sur l’antinaturalisme de la forme et de la couleur. Denis en arrive à comparer leur art ornemental à celui de William Morris et d’Eugène Grasset, et il va jusqu’à les placer à l’origine de l’Art nouveau. Cependant la lecture des parcours individuels est sans complaisance, comme si Denis apercevait dans les aléas d’une inspiration frêle, souvent inaboutie, le danger d’un excès de discipline qui guettait sa propre peinture, au risque d’en assécher la source émotive. Aux antipodes de l’anarchie et du désordre reprochés à cette mouvance par Dimier quelques années plus tard (Dimier 1914), Denis veut croire que l’atelier d’Ingres a été le dernier rempart avant que l’individualisme et le laisser-aller institutionnel n’anéantissent toute possibilité de transmission (Denis [1917] 1922). Mais le plus grand mérite que le peintre reconnaît à Amaury-Duval, Mottez ou Janmot, aux frères Hippolyte et Paul Flandrin ou à Paul Balze, est la volonté de concilier « le souci d’une méthode », la préoccupation d’« une tradition, [d’]une doctrine », le « culte du Style » (Denis [1902] 1920, p. 89 et p. 127) – traits classiques qui découlent de la source raphaélesque ‒ à la sensibilité naïve du Moyen Âge. Il est alors significatif que le Traité de Cennino Cennini, dont la première traduction française avait paru en 1858 par les soins de Mottez, ait été réédité et remis à l’honneur en 1909 dans les pages de L’Occident, précisément grâce à Denis (Cennini 1911).
7Situés dans la continuité de la réflexion sur la « bienheureuse naïveté » qui qualifiait, d’après Amaury-Duval, l’enseignement d’Ingres, divers textes parus dans L’Occident et repris dans Théories permettent à Denis de prendre position dans la querelle sur les « primitifs français » (Lorentz, Martin, Thiébaut 2004). L’étude du décor mural de Kernascléden, qu’il compare aux plus « luxueuses harmonies » d’Édouard Vuillard, est une manière pour Denis de contester le déni de Dimier de l’existence d’une peinture primitive française. Même si, en bon lecteur de Müntz, il avoue « préférer à nos anciens peintres les grands giottesques ancêtres de Raphaël et les quattrocentisti florentins dont l’œuvre fut si passionnée, si expressive » (Denis [1904 a] 1920, p. 133), l’éblouissement provoqué par l’invention décorative de la chapelle bretonne incite Denis à interpeller Henri Bouchot pour qu’il engage le classement patrimonial. Par ailleurs, l’exposition organisée par celui-ci en 1904 offre à Denis l’occasion de circonscrire ce terme en l’appliquant uniquement « aux artistes qui surent, dans le temps de la naissance et de l’enfance des Arts, allier avec le plus de naturel le sentiment de la Beauté et le sens des objets » (Denis [1904 b] 1920, p. 173). Il se range ainsi dans le courant historiographique qui rattachait la notion de primitif à une forme de réalisme, qualité d’un art « infiniment sensuel, amoureux de la matière riche, des couleurs éclatantes, de tout ce qui est précieux et charmant dans les productions de la terre » (Denis [1904 b] 1920, p. 177). Création sans préméditation – ni de l’effet pittoresque ni des conventions nécessaires pour l’obtenir – l’art primitif est donc aux antipodes des abstractions élaborées aux « époques de hiératisme », qui ne sont le plus souvent que la corruption et la décadence des écoles classiques, comme le prouve le style byzantin.
8Si la plupart des « élèves d’Ingres », malgré les échecs nombreux, échappent à ce danger, Denis se montre plus réservé sur le cénacle de Beuron, dont il préface pourtant L’Esthétique (Denis [1904 c] 1920 ; Saint-Martin 2014 b). La tentative du père Desiderius Lenz de fonder la pratique artistique sur un système géométrique tient en effet de l’archaïsme égyptien et grec et s’éloigne dans les faits de cette « sanctification de la nature » (Denis [1904 c] 1920, p. 185) qui est le principe même de tout art réellement religieux. Finalement, c’est dans les œuvres du peintre dominicain Jean-Baptiste Besson que Denis trouve l’application de cet idéal, réaffirmé dans sa réponse à l’enquête sur l’art chrétien menée par Dimier pour L’Action française (Dimier 1912) : plutôt que dans les constructions intellectuelles théologiques et dans la perfection de l’exécution, le fondement de l’art religieux se trouve dans la sincérité de la foi et dans la capacité de l’artiste à émouvoir le plus grand nombre. Il est vrai que « la race […] fatiguée, l’homme dispersé, l’enthousiasme refroidi, et les traditions perdues » freinent l’élan spirituel des modernes. Et pourtant c’est dans ce xixe siècle dominé par « le mauvais goût public, […] la fausse science reçue dans les écoles, […] le respect superstitieux du passé, l’esprit de routine, la fabrication industrielle » (Denis [1909] 1920, p. 153) que l’art de Besson s’est épanoui, sur le terreau de l’humanitarisme de Buchez, Lamennais et Lacordaire. « Époque glorieuse », donc, qui a, sur les traces des « primitifs », « mieux compris les lois de la peinture monumentale et quelle gravité comportent les sujets chrétiens » (p. 154). Ces lois se déclinent jusque dans les applications industrielles les plus communes : dans une étude réalisée presque en anthropologue sur l’efficacité de l’image de piété à partir du xve siècle, Denis incite les artistes à s’approprier l’art de la carte postale ou celui de l’affiche, comme l’a fait Pierre Puvis de Chavannes dans sa Sainte Geneviève (Denis 1909).
9À l’encontre d’un Dimier, qui rejette toutes les lectures historiques visant à justifier l’imperfection formelle sous prétexte de foi naïve, et qui voit, dans les efforts menés au xixe siècle pour retrouver le sentiment populaire, le prolongement de la subversion révolutionnaire, Denis décèle chez les « élèves d’Ingres » et chez Besson en particulier la source possible d’une renaissance aussi bien éthique qu’esthétique. Confrontés au matérialisme et à l’individualisme d’une époque industrielle, férus de peinture murale ou passionnés par l’imagerie pieuse, ces peintres étaient mus par une puissante utopie sociale qui en gomme à ses yeux les imperfections et les échecs. Le syncrétisme de leurs références – Giotto, Fra Angelico, Masaccio, les Siennois et jusqu’aux Vénitiens – dément, selon Denis, les clivages établis entre Moyen Âge et Renaissance, sensibilité expressive et classicisme, attachement à l’humble réalité des choses et élévation idéaliste.
Conditions d’une histoire de l’art chrétien
10Dès 1896, Denis avait esquissé dans les « Notes sur la peinture religieuse » la grille théorique à l’intérieur de laquelle il situe les « élèves d’Ingres » et qui reste valable pour l’étude bien plus ambitieuse de l’Histoire de l’art religieux de 1939. Les « Notes » avaient permis déjà au peintre de se démarquer de l’ascendant de Mithouard, qui dressait le Moyen Âge contre le paganisme classique et la Renaissance : si une césure s’était produite, elle avait, aux yeux de Denis, une valeur positive et elle se situait plutôt au moment où les dernières lueurs du symbolisme hiératique de Cimabue avaient laissé la place à la « conquête de la nature » (Denis [1896] 1920, p. 39) amorcée par la peinture de Giotto, expression de la spiritualité concrète et humaine de saint François. Müntz et Émile Gebhart au tournant du siècle ainsi que Mâle et Moreau-Nélaton (Passini 2012) quelques années plus tard ont sans doute aidé Denis à corriger la lecture idéologique et nationaliste du Moyen Âge prônée par les cercles gravitant autour de L’Occident. Deux thèses sont ainsi formulées qui sous-tendent les jugements de la maturité : la première oppose une « peinture sentimentale », émouvante par l’humanité du sujet, à une peinture révélant la divinité par les rapports calculés et parfaitement proportionnés des lignes et des couleurs ; la seconde fait de l’« harmonie somptueuse » du tableau la condition indispensable à l’expression de la religiosité, qui n’est autre que le « rayon de beauté » émanant de la nature, indépendamment du sujet représenté – Bethsabée de Rembrandt, fruits de Chardin, nus de Renoir. À l’intérieur de ce schéma, les « élèves d’Ingres », comme les disciples de Beuron, occupent une place ambivalente car, si Denis approuve leurs tentatives de soustraire la peinture à la trivialité de l’imitation, il les rend aussi responsables de la « pauvreté des images » (Denis [1896] 1920, p. 32) qui afflige certaines mouvances du xixe siècle.
11Quelques décennies plus tard, Denis élargit la focale de son analyse en remontant jusqu’à l’art paléochrétien et examine de larges pans de la création artistique sous l’angle qui lui est cher, celui de l’efficacité émotive. À lire le préambule de la somme de 1939, vers laquelle converge l’ensemble du travail historien de Denis, les intentions paraissent modestes, puisque le peintre déclare n’avoir voulu écrire « ni une histoire de l’Église, ni une histoire de l’Art », mais s’être contenté de montrer « le rapport entre les civilisations changeantes et la Religion immuable dans sa vérité mais variable dans ses manifestations » (Denis 1939, p. 2). Pourtant l’entreprise est ardue, car qu’est-ce au juste qu’un « art religieux » ? Plusieurs historiens cherchent, à la même époque, à reconstituer un « musée idéal » chrétien (Saint-Martin 2013) alors que l’identification de traits supposément propres à un art religieux ainsi que l’établissement de généalogies esthétiques suscitent toujours autant de questions (Amiot-Saulnier 2007 ; Saint-Martin 2014 a). Mais la tentative denisienne n’en garde pas moins son originalité et gagne à être confrontée avant tout à l’option doctrinaire défendue par Dimier, pour qui « il n’y a pas plus d’art grec que de baptême de l’art grec. Il y a un art, il y a un goût, il y a un beau, dont la vertu […] se fait sentir des hommes par-delà les siècles et les distances » (Dimier 1912, p. 382). Selon celui-ci, l’artiste ne doit se préoccuper que de « la perfection de l’art », sans se soucier de faire de son œuvre un témoignage de foi religieuse. Dans l’avant-propos de L’Église et l’art, Dimier désigne clairement ses adversaires : ceux qui professent le culte du Moyen Âge « qu’aurait immolé la Renaissance », les iconographes qui s’attardent sur les époques dominées par un langage de convention et, enfin, ceux qui lient l’art aux mutations sociales et religieuses et légitiment de ce fait les révolutions esthétiques successives (Dimier 1935, p. 7). Comme Dimier, Denis ne pratique pas la neutralité. Son récit, solidement ancré dans l’esthétique néothomiste élaborée de concert avec Jacques Maritain (Denis 1957-1959, vol. 3, p. 38) et systématisée par celui-ci dans Art et scolastique (1920), repose sur la conviction qu’il n’existe pas d’« expression » absolue du sentiment chrétien, de « sujet » fixé une fois pour toutes, à moins qu’il ne s’agisse du « sujet extérieur », directement lié au dogme ecclésiastique. « Cette expression, précise Denis, ne dépend certainement pas d’une formule stéréotypée ni d’un style quelconque », car la « magie suggestive » est « le véritable sujet, l’impondérable et indéfinissable poésie que l’artiste tire de son cerveau et de son cœur, et, dans l’espèce, de son habitus religieux » (Denis [1933] 1935, p. 166). Puisque l’œuvre d’art doit se concevoir comme « une apologétique aux gentils », seuls les artistes gardent, pour le meilleur et pour le pire, la responsabilité « de la beauté plastique de la Religion » (Denis [1896] 1920, p. 32) et ils ont dès lors toute licence « d’interpréter les sujets sacrés, d’en inventer de nouveaux » (Denis [1933] 1935, p. 172), à partir de leur méditation personnelle, dans un style qui leur appartient et qui est propre à chaque époque. Le beau religieux est donc soumis à un relativisme absolu, ce qui ménage une place à la modernité et crée les conditions mêmes du récit historien.
12Celui-ci s’ordonne, selon Denis, autour de quelques principes qui déterminent les choix des artistes et des œuvres et fondent les jugements de valeurs. Tout d’abord l’expression de la foi ne se réalise que dans l’incarnation dans le « monde intelligible », « vision » entendue comme « connaissance intuitive » et « joie » (Maritain 1920, p. 31), saisissable uniquement « dans le sensible et par le sensible », « à l’opposé de l’abstraction du vrai scientifique » (p. 35). Il en découle la possibilité d’une langue partagée, qui permet à l’artiste de communiquer son émotion personnelle et de passer ainsi de la « poésie individuelle » à « l’idéal collectif », repoussant, de fait, le danger de « l’art pour l’art » (Denis 1939, p. 4). Les courants esthétiques sont alors appréciés à l’aune de la capacité des artistes à représenter et à transmettre à la multitude le sentiment d’humanité qui émane du récit chrétien, indépendamment des sujets imposés par le dogme. Balançant entre refus de l’abstraction et recherche de la « délectation », Denis va jusqu’à reconnaître une valeur à l’art islamique qui, en dépit de « l’iconoclasme sémitique », a couvert de splendeurs les pays d’Orient. En revanche, l’interdit de l’image lui fait condamner le peuple juif ainsi que la froideur engendrée par le jansénisme ou le protestantisme.
13Si les artistes du Moyen Âge français et de la première Renaissance restent ceux qui ont, selon Denis, le mieux révélé l’humanisme chrétien, les périples italiens et le contact avec des historiens de l’art du xviie siècle dans l’immédiat après-guerre élargissent progressivement les horizons du peintre. Comme son ami Jamot, organisateur de l’exposition sur les « peintres de la réalité » en 1934, Denis apprécie le siècle de Georges de La Tour et de Francisco de Zurbarán. Allant à l’encontre de la condamnation formulée par Poussin, il fait du réalisme tragique du Caravage et de Rembrandt – « ce protestant assez injuivé », « éman-cipé irréductible de la pensée grecque » (Denis 1939, p. 247 et p. 248) – le sommet de l’expression religieuse. D’autre part le « tournant versaillais », engagé dès 1905, l’amitié avec André Pératé et le voyage en Sicile en 1921 (Denis 1935 a) avaient préparé le terrain pour l’appréciation des fastes baroques, des grâces peu catholiques du sculpteur Giacomo Serpotta à la palette raffinée d’Eustache Le Sueur, qui réaffirment la primauté de la décoration et la place de la « délectation ». Seul le xviiie siècle, pris en tenaille entre indifférence religieuse, grisaille janséniste et froideur classiciste, reste presque entièrement exclu de cet enchaînement dans l’expression du sentiment chrétien. Si Denis reconnaît que celui-ci renaît au xixe siècle, la passion qui l’avait animé tout jeune dans sa découverte des « élèves d’Ingres » et du cénacle de Beuron est bien refroidie. Associés aux Nazaréens allemands et aux idéalistes lyonnais, ces peintres n’ont plus que le mérite d’avoir réhabilité l’art mural et sont même regardés avec moins d’indulgence que les préraphaélites anglais ou Gustave Moreau, qui, un temps critiqués pour leur art littéraire, ont eu au moins le mérite de montrer le « charme d’un beau rêve et d’un lyrisme d’époque » (Denis 1939, p. 280).
14Du paléochrétien à l’« ingrisme », l’un des dangers principaux encourus par l’art religieux est, selon Denis, l’excès d’idéal : une même voie mène selon lui du signe de l’art byzantin à l’exaltation antinaturaliste de certaines œuvres de Michel-Ange ou du Greco, jusqu’aux archaïsmes fin-de-siècle, pour aboutir aux géométries platoniciennes du cubisme. Le remède à ces abstractions est à chercher dans les œuvres de Jean-François Millet, Camille Corot et Puvis de Chavannes qui ont su élaborer « une théorie humaine de l’art et de la beauté » (Denis [1933 c] 1935, p. 155), le premier par son réalisme poétique, le deuxième par son panthéisme franciscain et le troisième par son esprit « primitif », mais à la manière « réaliste et idéaliste » des gothiques. Le virage est complet, qui permet à Denis d’inclure sans réticence dans son récit le « voltairien » Delacroix, côtoyé et admiré depuis les années 1910 (Denis [1916] 1922), mais véritablement associé au renouveau de l’art religieux au début des années 1920, au moment de sa réflexion sur le « Sujet en peinture » (Denis [1924] 1935, p. 165, et 1929). Devenu l’objet d’un échange fécond avec le père Régamey, le peintre de Saint-Sulpice cristallise les questions de l’art tout entier : « la nature, le sujet, le décor, le décoratif » (Bouillon 2012, p. 12).
Connaître/se reconnaître
15Fondée sur l’idée de continuité et déterminée avant tout par la volonté de démontrer l’unité de la tradition, l’histoire de l’art de Denis est marquée avant tout par la nécessité de retrouver un ordre. De même que l’élaboration incessante de ses théories, l’écriture de l’histoire est pour lui « une confession et un plaidoyer » : conscient des difficultés de son art et se sentant démuni face à « l’absence des traditions de métier », Denis tente de s’orienter parmi « les fausses doctrines et les paradoxes, et de chercher par la seule raison et l’étude des Maîtres le moyen d’ordonner son effort » (Denis 1912, p. V). En ce sens, l’histoire de l’art retracée par Denis est bien un « retour à l’ordre », mais celui-ci, à l’image de l’art chrétien en faveur duquel le peintre plaide, ne relève ni d’un canon unique ni d’un modèle forgé une fois pour toutes, ni à proprement parler d’une conception étroitement nationaliste, comme c’est le cas en revanche pour Mithouard ou Dimier. Pour cette dernière question, c’est encore à Maritain qu’il faut revenir pour comprendre l’acception de « nation » qui ressort des écrits de Denis : rejetant le sens « métaphysique et religieux » qui asservit « l’intelligence […] à l’intérêt d’une race ou aux intérêts d’un État [et qui] met en péril de mort l’art et toute vertu de l’esprit », c’est la nation entendue comme une simple entité « politique et territoriale » qui est privilégiée par Denis, celle qui fait que l’art « par son sujet et par ses racines […] est d’un temps et d’un pays » (Maritain 1920, p. 107).
16En avouant n’avoir écrit que « l’histoire de [ses] idées » (Denis 1912, p. VI), Denis admet avoir œuvré à une reconstitution rétroactive des mouvances esthétiques auxquelles il a pris une part active. Qu’il s’agisse de l’aventure nabie, des « élèves d’Ingres », de l’art franciscain ou du décor religieux de Delacroix, Denis procède toujours par reconnaissance d’un passé qui n’est regardé que parce qu’il se prolonge dans son propre œuvre. Le lecteur doit apprendre alors à distinguer entre les « faits », dont la réalité reste à prouver, et le « discours » qui les ajuste a posteriori, ce hiatus n’enlevant du reste rien à l’intérêt que nous leur portons. Dès 1895, Paul Gauguin, en lisant l’un des premiers textes de Denis, avouait à son jeune confrère son « plaisir à voir les peintres faire eux-mêmes leurs affaires », mus par la nécessité intime « d’écrire raisonnablement sur les choses d’Art » (Denis 1957-1959, vol. 1, p. 113). Hors de toute illusion de neutralité, l’histoire de l’art de Denis doit être lue comme une autobiographie intellectuelle dont le fil conducteur est à chercher dans le Journal – complété au besoin par la correspondance. Dans ces pages se trouve la matrice du lien profond entre l’itinéraire sentimental et spirituel du peintre et celui « raisonné » de l’historien de l’art.
17L’autrice remercie Claire Denis, qui a mis à disposition sa documentation, ainsi que Fabienne Stahl pour son aide précieuse.
Bibliographie
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