Une histoire de l’architecture écrite par les architectes
Analyse formelle et tradition nationale
p. 133-145
Texte intégral
1Dans la France du xixe siècle, les architectes et les ingénieurs figuraient parmi les principaux contributeurs de l’histoire de l’architecture, comme l’ont montré les travaux récents consacrés à l’émergence de cette discipline. Celle-ci se constitue pour partie au sein des enseignements de l’architecture, à l’École des beaux-arts ou à l’École polytechnique (Talenti 2000 ; Mandoul 2007). La contribution des architectes archéologues s’avère également essentielle à la constitution de la connaissance historique des monuments (Pinon 1990). Leur travail de relevé, de restitution et de publication s’étend, au-delà des édifices antiques étudiés dans le cadre des envois de Rome, à la description d’un corpus bien plus ample, qui concerne les architectures orientales, médiévales ou encore l’architecture civile (Garric 2004). Les apports de ces architectes à l’histoire de l’art ont pu être caractérisés sous plusieurs aspects, liés à leur formation au dessin comme à la spécificité de leur objet d’étude. Les édifices posent en effet des questions de représentation graphique sur lesquelles l’héritage des architectes dessinateurs est déterminant. La fabrication documentaire de l’image selon les modes de représentation privilégiés, plans, coupes, façades, axonométries, vues perspectives ou autres, contient en elle-même des hypothèses d’analyse. L’intérêt porté aux procédés de construction constitue un autre fil conducteur de ces approches, comme celles d’Eugène Viollet-le-Duc et d’Auguste Choisy. Enfin, l’architecture, parce qu’elle constitue le paradigme d’un art intrinsèquement déterminé par son contexte matériel, politique, social et culturel, suscite des réflexions méthodologiques spécifiques, perméables aux apports des sciences de l’homme et de la société.
2De la fin du xixe siècle au milieu du xxe siècle, l’histoire de l’architecture se déplace du côté de l’Université, où elle trouve un nouvel espace institutionnel et un nouveau cadre scientifique (Therrien 1998 ; Brucculeri 2007). Ses enjeux se caractérisent alors en fonction des différents profils des auteurs. On voit ainsi l’écart se creuser entre plusieurs approches : d’un côté, les objectifs et les méthodes d’une histoire de l’architecture devenue discipline universitaire et distinguée de l’archéologie ; de l’autre, l’activité de relevé documentaire telle que l’exercent les architectes du service des Monuments historiques et dont les cadres se codifient également. Enfin, l’interprétation de l’histoire par les architectes théoriciens, praticiens et enseignants constitue une autre voie. Elle met en avant une lecture historique qui s’élabore souvent de seconde main et où la référence au passé est utilisée plus librement, en fonction d’un discours orienté vers le présent. C’est à cette dernière catégorie d’auteurs que nous allons nous intéresser, en cherchant à saisir dans quelle mesure les architectes restent acteurs dans l’élaboration de l’histoire de l’architecture, au moment où celle-ci se professionnalise. Il s’agit de comprendre comment se repositionnent leurs analyses, quelles en sont les spécificités et quelle est la nature des relations qu’elles entretiennent avec les discours plus savants.
3De fait, l’histoire de l’architecture demeure un chapitre de l’élaboration théorique des architectes et trouve de nouveaux enjeux au début du xxe siècle, quand les débats sur la nouvelle architecture rendent le regard sur le passé indissociable des positions doctrinales. La crise que subissent les écritures architecturales anciennes, avec la montée des mouvements modernes, s’accompagne d’un questionnement accru sur la valeur de la tradition, sur le type de leçons à tirer de l’histoire de l’architecture et sur la possibilité de son actualisation. Par ailleurs, ces architectes semblent vouloir atténuer l’importance donnée à l’analyse constructive, d’une part, par une attention nouvelle portée à la composition et à la forme, d’autre part, par des approches sociologiques. Ils trouvent alors des modèles méthodologiques particulièrement motivants du côté de l’esthétique et des sciences de l’art contemporaines.
« Les saisons architecturales françaises ». Analyse formelle et psychologie sociale
4Le cours d’architecture que Gustave Umbdenstock dispense à l’École polytechnique de 1910 à 1937 (Vigato 1996) fait une part importante au discours historique, dont l’objectif manifeste est de discréditer l’architecture moderne aux yeux des futurs ingénieurs (Umbdenstock 1930). Pour ce faire, il élabore une démonstration qui se cherche des arguments scientifiques susceptibles de contrebalancer les valeurs rationalistes revendiquées par les modernistes. Son approche de l’histoire de l’architecture contraste fortement avec celle du cours de son prédécesseur, l’ingénieur des ponts et chaussées Fernand de Dartein (Thibault 2011 a). Caractéristique de la contribution très active des ingénieurs à la discipline au xixe siècle, l’hypothèse fondatrice de l’enseignement de Dartein consistait à associer étroitement les notions de construction et de composition. Son enseignement s’ouvrait par l’analyse des éléments architectoniques pour progresser vers leur combinaison dans les édifices. Le récit, proche de L’histoire de l’architecture d’Auguste Choisy (Choisy 1899), plaçait la dimension constructive au premier plan, présentant notamment l’évolution des procédés de couvrement de l’Antiquité au xixe siècle. Parmi les changements introduits par Umbdenstock, le plus important concerne l’amplification de l’analyse formelle, au détriment de l’approche technique. Cette réorientation pourrait sembler paradoxale dans le cadre d’un cours destiné à des élèves ingénieurs, si elle ne répondait à une demande du conseil de perfectionnement de l’École qui cherche à minorer la place prise par un enseignement devenu marginal dans le cursus, en le rangeant du côté des enseignements de culture générale. Le professeur met alors en place une série de leçons conçues comme des conférences d’initiation à l’histoire artistique, tout en cherchant une nouvelle légitimité à ses analyses. S’il conserve une division en deux parties qui progresse des « éléments » vers la « composition », il ne s’agit plus comme chez Dartein d’éléments constructifs – murs, colonnes, arcades –, mais de composantes formelles – lignes, courbes, parallèles, etc. –, ce qui favorise les comparaisons avec d’autres productions artistiques. L’analyse de l’architecture est réduite à celle de la « valeur expressive » de ses éléments constituants ; elle s’est provisoirement dématérialisée.
5Umbdenstock échafaude une méthode qui emprunte à la psychophysiologie contemporaine et aux sciences de la perception pour évaluer les performances esthétiques de l’architecture. Il classe les formes en deux catégories en fonction de leur influence présumée sur l’observateur : d’un côté, les formes vivantes, expressives, naturelles, aux effets positifs et dynamisants ; de l’autre, les configurations inertes et mécaniques, aux effets négatifs. Cette analyse formelle, qui prend l’allure d’une démonstration scientifique, n’en est pas moins guidée par les convictions antimodernistes du professeur. Elle vise à disqualifier aux yeux des ingénieurs les géométries simplifiées de l’architecture moderne du béton armé. Elle valorise en alternative la verticale, l’oblique, la courbe et la répétition ornementale, privilégiant de fait le modèle gothique, la Renaissance française, le régionalisme pittoresque ou encore l’architecture métallique de la fin du xixe siècle.
6Un deuxième aspect concerne les enjeux politiques et sociaux dont se charge le cours. Privé du fil conducteur que constituait l’évolution des modes constructifs, Umbdenstock réélabore le discours historique sur de nouvelles bases, autour de l’hypothèse d’une interdépendance entre l’environnement et la psychologie des peuples. Dans cette optique, il convoque une forme de psychologie historique et sociale inspirée d’Hippolyte Taine (Taine 1865), mais surtout de Jean-Marie Guyau (Guyau 1889), mettant en avant les interactions entre l’architecture et les mentalités collectives. Il adopte ainsi la thèse de l’architecture comme reflet de la société tout en soulignant, de manière réciproque, la profonde influence du cadre architectural sur les psychologies collectives. Ce faisant, il insiste sur la responsabilité politique et sociale du constructeur ou du commanditaire quant à ses choix stylistiques. La relecture de l’histoire de l’architecture se reconstruit dans cette perspective. Développée dans le second tome de la version publiée du cours, elle s’organise selon une enquête qui amplifie les réflexions sur les identités nationales et régionales, quand ce type de considération restait très discret dans le cours de Dartein.
7L’enquête d’Umbdenstock s’organise en deux volets : l’un, historique, concerne l’architecture monumentale, décrite comme une architecture de pouvoir ; l’autre, géographique, concerne les caractéristiques locales des architectures régionales. Ce volet historique se déploie notamment en un récit intitulé « les saisons architecturales françaises » (Umbdenstock 1930, t. 2, p. 1024-1040) et décrit un cycle d’essor et de décadence, en phase avec le rayonnement national, dont le printemps s’amorcerait au Moyen Âge et dont l’apogée estival correspondrait inévitablement au règne de Louis XIV. Il s’ensuivrait un abaissement de la température sociale dont l’architecture moderne constituerait un symptôme d’aggravation préoccupant. Cette vision cyclique s’applique à l’évolution de la forme des toitures et s’appuie aussi sur des parallèles entre l’architecture, le mobilier ou l’habillement. L’auteur pointe les dangers d’un appauvrissement formel, symptomatique d’une dissolution de l’identité nationale. Ces rapprochements insistent sur l’unité de style et focalisent l’attention sur l’appareil ornemental et les revêtements, qui, à l’instar des costumes, extériorisent le caractère.
8L’ouverture du corpus aux architectures régionales prolonge l’intérêt pour ces productions mineures supposées plus directement en prise avec la mentalité populaire. Cet intérêt a également comme toile de fond les questions stylistiques posées par la reconstruction des villes et villages dévastés par la Première Guerre mondiale et l’enjeu que représente, pour les architectes, ce type de commande. Une longue partie du cours est consacrée à une enquête géographique par laquelle le professeur entend présenter les caractéristiques locales d’une architecture plus anonyme. L’inventaire dessiné par lequel il restitue la richesse de ces traits régionaux peut être rapproché des vues photographiques de la publication sérielle Le visage de la France (Chapelle, Arlaud 1926-1932), auquel il emprunte certains commentaires et dont s’inspire l’iconographie, focalisée sur les silhouettes et la dimension pittoresque. Umbdenstock opère une distinction entre l’architecture dite « conventionnelle », monumentale, aux règles édictées par l’autorité, et celle, plus spontanée, qui émanerait des peuples. La première serait tributaire des événements de l’histoire et chercherait à s’étendre de manière hégémonique sur le territoire. La seconde refléterait l’esprit plus intemporel des peuples, façonné par le terroir, les caractéristiques géographiques et climatiques et les coutumes ; elle deviendrait le refuge de l’identité française face à la menace de l’internationale moderniste.
9Ainsi privée de son assise constructive et d’une lecture rationaliste fondée sur les évolutions matérielles et techniques, l’analyse historique se cherche de nouveaux ancrages. Les références aux sciences de la perception légitiment une approche formaliste et les questions stylistiques se chargent d’enjeux politiques, par le recours à une forme de psychologie sociale. L’exploration méthodologique se révèle tâtonnante, approximative dans ses raisonnements, souvent spécieuse dans ses conclusions ; en termes d’analyse formelle, elle ouvre néanmoins des perspectives nouvelles que d’autres tentatives viennent relayer. Du côté des historiens de l’art, l’approche indisciplinée d’Umbdenstock ne trouve que des échos ténus. Les connivences qu’il entretient avec Louis Hourticq peuvent toutefois être signalées, puisque ce dernier participe, aux côtés de l’architecte, à la croisade antimoderne engagée dans les pages de la revue Art national. Construction au début des années 1930 (Hourticq 1932-1933). Les réflexions méthodologiques n’ont que peu de place dans ces plaidoyers coordonnés qui privilégient l’engagement doctrinal. Certains critères d’évaluation des édifices passés ou présents se dégagent néanmoins lorsqu’ils mettent en avant les relations que l’architecture se doit d’entretenir avec son sol et la préférence donnée aux matériaux présumés fondateurs du style français : « le ciment ne doit pas empiéter sur le domaine traditionnel et historique de la pierre » (Hourticq 1935). Le cours d’Umbdenstock, s’il s’ouvre sur l’analyse de composantes formelles abstraites, progresse à son tour vers des considérations liées aux aspects matériels et constructifs, jusqu’à prendre en compte leurs implications sociales, quand le recours aux techniques et aux matériaux traditionnels – pierre, bois, ardoise – appuie un plaidoyer pour la défense des métiers, également développé dans ses conférences publiques (Umbdenstock 1935).
Esthétique et sociologie de l’art, de Borissavliévitch à Lurçat
10Les sensibilités aux renouvellements introduits par l’esthétique contemporaine se font plus sensibles dans les contributions respectives de Miloutine Borissavliévitch et d’André Lurçat (Thibault 2010). Par rapport à celle d’Umbdenstock, leurs tentatives s’avèrent méthodologiquement plus conscientes d’elles-mêmes, en ce qu’elles s’appuient sur un examen critique d’un vaste corpus de théories de l’architecture de philosophie de l’esthétique et d’histoires de l’architecture avant d’élaborer leur propre système d’analyse.
11En ce qui concerne le premier, sa thèse de doctorat, réalisée sous la direction du philosophe Victor Basch et publiée en 1926 sous le titre Les théories de l’architecture (Borissavliévitch [1926] 1951), juxtapose à la relecture des traités classiques d’architecture, essentiellement français et italiens, celle d’un corpus de philosophie esthétique d’origine allemande que Basch avait, dès la décennie précédente, présenté au public français (Basch 1912). À partir de ses lectures de Friedrich Vischer, Theodor Lipps ou Heinrich Wölfflin, l’architecte met ainsi en avant des analyses d’édifices fondées sur la notion d’Einfühlung et sur les apports de la physiologie optique, tout en les alignant à des principes de composition traditionnels – symétrie, proportion, régularité – et à un corpus de références largement tributaire de l’enseignement qu’il a reçu à l’École des beaux-arts. Ces réflexions méthodologiques concernent moins le champ de l’histoire de l’architecture que celui de l’esthétique, puisque l’ambition de Borissavliévitch est de fonder une méthode de critique scientifique applicable à l’analyse des édifices. Elles n’en intéressent pas moins les historiens de l’architecture, comme le montre l’intérêt que leur porte Louis Hautecœur. La première partie de son ouvrage de 1938, De l’architecture, s’attache en effet à reprendre l’histoire des théories de l’architecture tracée par l’architecte et jugée trop partiale, dans la mesure où Borissavliévitch, lui-même théoricien, évalue les théories des autres en fonction de la compatibilité avec la sienne. Hautecœur porte à son tour son attention sur un large ensemble de théories esthétiques et notamment sur les approches psychologiques privilégiées par les Allemands, tout en pointant leurs équivalents français : « lorsque M. Umbdenstock, dans son cours d’architecture, parle de l’inertie des horizontales, de l’énergie des diagonales, il suppose, lui aussi, l’Einfühlung » (p. 23). Par ailleurs, l’historien de l’art oppose aux théories jugées trop abstraites des esthéticiens, trop éloignés de la réalité concrète des œuvres et des conditions de la création, une méthode attentive aux facteurs déterminants d’une conception architecturale soumise « à de multiples exigences matérielles, économiques, sociales, psychologiques, morales, intellectuelles, artistiques » (p. 28) ; questions sur lesquelles l’expertise des architectes, par leur connaissance intime des réalités professionnelles, apparaît précieuse. Si Borissavliévitch, devenu ici esthéticien, ne fournit à ce propos aucun élément, on peut néanmoins présumer que les collaborations qu’Hautecœur entretient avec d’autres architectes dans le cadre d’expositions ou de projets éditoriaux sont l’occasion d’échanges à ce sujet (Brucculeri 2007).
12Quant aux questionnements méthodologiques d’André Lurçat, ils trouvent leur origine, dans l’entre-deux-guerres, dans ses connivences intellectuelles avec Max Raphael (Cohen 1995), rencontré au moment où ce philosophe et historien de l’art d’origine allemande, ancien étudiant de Wölfflin, exilé à Paris en 1933, mène une recherche approfondie sur la définition et les méthodes d’une « théorie marxiste de l’art » (Raphael 1933 a). Il n’est pas étonnant que l’intérêt de Max Raphael se tourne vers l’architecture dès lors qu’il s’agit d’insister sur les interrelations entre les œuvres et le contexte social au sens large. Bien qu’explicitement ancrée dans une lignée marxiste, cette théorie se dissocie néanmoins d’enjeux politiques immédiats pour envisager l’articulation entre, d’un côté, des méthodes d’analyse formelle et, de l’autre, l’approche historique et sociologique. Raphael défend le projet d’une description formaliste rigoureuse, attentive à détailler les proportions, la nature des éléments et les principes de la composition, conjuguée à une approche externaliste, analysant le degré de dépendance des formes artistiques vis-à-vis des conditions extérieures, historiques, économiques et sociales. Lorsque, en 1933, Raphael rédige la monographie consacrée à l’école Karl-Marx à Villejuif, conçue par André Lurçat, il s’agit moins d’effectuer la promotion de l’œuvre de l’architecte que d’en faire un cas d’étude exemplaire pour une histoire de l’architecture du temps présent, confrontant la description serrée de la composition de l’édifice et des intentions de l’architecte avec la restitution du cadre économique, social et politique déterminant la commande. L’auteur insiste ainsi sur les tensions à l’œuvre dans cette réalisation prise dans un étau entre les « prescriptions d’une époque révolue et les efforts d’une génération nouvelle d’architectes soucieux de satisfaire aux exigences de l’avenir » (Raphael 1933 b, p. 7).
13Les réflexions de Lurçat trouvent leurs motivations dans ce qu’il considère être les limites d’une avant-garde architecturale réduite à ses enjeux fonctionnalistes. Dès les années 1930, il s’interroge en effet sur la manière de conférer à l’architecture moderne une dimension esthétique capable de lui assurer une pérennité historique. Ces questionnements trouvent leur aboutissement dans les années 1950 avec la publication de son ouvrage en cinq volumes, Formes, composition et lois d’harmonie (Lurçat 1953-1957). L’ambition d’actualiser « l’héritage du passé », qu’il soit architectural ou théorique, n’est pas dissociée d’interrogations sur la manière d’écrire l’histoire de l’architecture, et l’architecte mobilise à cet effet un vaste ensemble de références dont témoignent ses notes préparatoires (Thibault 2011 b ; Lurçat 1955). Pour construire son approche, Lurçat procède à son tour à une relecture critique de la littérature architecturale classique et récente, jusqu’à ses prédécesseurs plus immédiats comme Borissavliévitch ou Umbdenstock. Hors du domaine architectural, Lurçat prend connaissance du riche contexte qui encadre la tenue à Paris, en 1937, du IIe congrès international d’Esthétique et de Science de l’art. Si, derrière Borissavliévitch, Lurçat porte son intérêt aux approches psychologiques et physiologiques des esthétiques germaniques, il s’en distingue également par sa plus grande ouverture aux renouvellements des sciences de l’homme et de la société, histoire, anthropologie et sociologie.
14Les développements de Lurçat peuvent être rapprochés des précédents en ce qu’ils font également prédominer l’analyse formelle. Celle-ci constitue le cœur du propos, puisqu’elle occupe quatre des cinq volumes, selon un développement qui progresse des « éléments » vers la « composition ». Cette démarche formaliste trouve aussi de nouveaux appuis, notamment dans la Psychologie de la forme de Paul Guillaume. Ce recentrement sur les caractéristiques formelles s’opère au détriment de l’analyse constructive. Dans ses dossiers préparatoires à l’ouvrage, Lurçat souligne en ce sens un extrait de L’art gothique de Wilhelm Worringer où ce dernier propose une histoire de l’architecture « qui ne décrit pas l’évolution de la technique mais les variations des fins d’expression » (Worringer [1912] 1941, p. 98-99).
15Si l’analyse formelle prédomine, elle s’inscrit néanmoins dans une démarche plus ample, dont l’exposition occupe l’intégralité du premier volume. Le déplacement qui s’opère, d’Umbdenstock à Lurçat, se mesure à l’intérêt que ce dernier accorde à des méthodes sociologiques profondément renouvelées. Au-delà du programme de Max Raphael, Lurçat s’avère particulièrement réceptif à celui qu’avait défendu Charles Lalo en 1914 : une étude scientifique de l’art qui croise différentes méthodes d’analyse tout en les subordonnant à l’étude sociologique (Lalo 1914). Il s’agit de saisir les relations entre la création artistique et la vie sociale en distinguant, au sein de l’œuvre d’art, différents facteurs, esthétiques ou anesthétiques, qui n’ont pas nécessairement les mêmes types de rapport au contexte social, ni les mêmes temporalités d’évolution.
16La bibliographie consultée par Lurçat témoigne de préoccupations méthodologiques analogues. Elle couvre en ce sens un très large spectre disciplinaire, puisant, au-delà de l’esthétique, dans le paysage contemporain des sciences de l’homme et de la société : géographie humaine, histoire économique, sociale et politique. Ces références sont mobilisées dans le premier volume. L’histoire de l’art demeure néanmoins la discipline prédominante dans les notes qui préparent la rédaction du chapitre « Le jeu des influences » (Lurçat 1953-1957, t. 1, p. 179-256). Lurçat consulte beaucoup les historiens de l’art français du premier xxe siècle. Parmi ceux-ci, certains, comme Camille Enlart où Émile Mâle, alimentent ses connaissances sur l’architecture monumentale. D’autres ouvrages, en particulier L’architecture de François Benoît, Vie des formes d’Henri Focillon ou De l’architecture (1938) de Louis Hautecœur rencontrent surtout son désir de méthode. Lurçat relève par exemple les réflexions de Focillon sur la tâche de l’historien, annotant les passages qui soulignent la non-synchronie des évolutions politiques, religieuses, sociales et artistiques et leur indépendance relative. Il s’intéresse au plan systématique exposé par François Benoît dans l’introduction du premier volume de L’architecture, consacré à l’Antiquité. La méthode distingue en effet une première partie présentant les « conditions extérieures et les influences » et une seconde abordant successivement l’architecture sous trois axes : les programmes, la construction, les effets (Benoît 1911). Riche de ces références, le premier volume de Formes, composition et lois d’harmonie ambitionne de déployer, pour l’étude des édifices, un faisceau de questionnements susceptibles d’éclairer simultanément l’architecture sous des angles problématiques très variés.
17Le schéma historiographique adopté par Lurçat mérite également commentaire. L’architecte adhère à une compréhension par cycles de développements successifs, redevable notamment d’une vision saint-simonienne de l’histoire. Cette lecture par cycles est cependant réactualisée au prisme de lectures plus récentes. Lurçat propose de distinguer, dans chaque période, un stade « primitiviste » où domine le tâtonnement technique, un stade « classique » où la maîtrise technique permet de faire oublier les contraintes de la matière et un stade « baroque » de virtuosité formelle. À ces trois phases correspondent trois manières différentes de « voir » l’architecture ; trois points de vue privilégiés depuis lesquels les édifices peuvent être appréhendés. Ainsi, la vision frontale prédominerait dans la tendance « primitiviste », le stade classiciste verrait l’introduction de la profondeur et, enfin, le développement spatial prendrait toute son ampleur dans la phase « baroque », où l’édifice demande à être apprécié sous une multiplicité de points de vue. Dans cette insistance sur la dimension spatiale comme dans cet intérêt pour le baroque se perçoit une connaissance de la pensée de Wölfflin, à laquelle Lurçat s’est sans doute familiarisé par l’intermédiaire de Max Raphael, mais aussi par le biais de la thèse que l’historienne de l’art Hannah Levy, proche de Raphael et, comme lui, exilée en France, lui a consacrée (Levy 1936). Mais au vu des notes de lecture, la définition que l’architecte donne de ces trois « tendances » – primitiviste, classiciste et baroque – semble surtout informée par la lecture d’un autre disciple de Wölfflin, le critique d’origine tchèque François (Ferenc) Lehel. Son ouvrage de 1930, Morphologie comparée des arts, propose en effet des « schémas graphiques indiquant les différents points de vue d’où les œuvres d’art des trois tendances doivent être regardées » (Lehel 1930). Cette vision cyclique suggère à Lurçat son propre positionnement historique, au moment où il s’agit de sortir l’architecture moderne de son stade « primitiviste ».
18Le panorama que dessinent les exemples rassemblés par l’iconographie témoigne d’un réel effort de diversification du corpus, tant par son ouverture extra-européenne que par l’intérêt porté à l’architecture ordinaire et vernaculaire, notamment à des bâtiments d’habitation, qui font d’ailleurs l’objet d’un chapitre inédit intitulé « L’homme et l’architecture », conservé dans les archives de l’architecte. En privilégiant l’anonymat des exemples, Lurçat espère reconstituer une tradition universelle et dégager des leçons situées au-delà des spécificités historiques et géographiques. Néanmoins, d’autres projets éditoriaux montrent un intérêt plus spécifique pour l’architecture française. C’est le cas d’un projet de collection proposé en 1939 à l’éditeur Plon pour un « Inventaire artistique de la France » effectué par régions. Chaque fascicule aurait rassemblé les trois arts, peinture, sculpture et architecture, mais aussi différents types d’œuvres, juxtaposant patrimoine monumental et patrimoine ordinaire. L’intérêt pour l’architecture rurale française se forme par les visites sur le terrain et rencontre les campagnes de relevés à caractère ethnographique lancées dans le contexte de la seconde reconstruction. L’attention se porte moins sur l’écriture architecturale que sur l’organisation des plans, révélatrice des modes de vie.
19Dans l’après-guerre, certains écrits de Lurçat reviennent sur la question d’une tradition « nationale » dont il faudrait identifier les traits dominants. Ce recentrement, sensible dans les textes élaborés dans les années 1950, s’accorde à une ligne indiquée par le Parti communiste français pour la défense d’une spécificité nationale, contre les dangers supposés d’un cosmopolitisme artistique. Il adopte néanmoins, vis-à-vis de ces exemples, une attitude très différente de celle d’Umbdenstock : quand ce dernier privilégiait la silhouette pittoresque, décrivant les revêtements, toitures et accessoires comme porteurs d’une identité locale saisie à partir des images familières, Lurçat cherche, lui, à dégager des principes compositionnels qui vont au-delà du « vocabulaire imagé » (Lurçat 1955, p. 2), ouvrant ainsi la possibilité de réconcilier l’architecture moderne avec les traditions locales.
20En dépit des divergences politiques qui séparent leurs auteurs, les réflexions de ces architectes partagent des préoccupations communes. Elles sont motivées par les interrogations sur l’histoire que suscite l’émergence des avant-gardes modernes en architecture. C’est le cas pour Umbdenstock ou pour Borissavliévitch, clairement attachés à des valeurs héritées de l’École des beaux-arts, auxquelles il s’agit de trouver de nouvelles légitimations, mais aussi pour André Lurçat, qui tente de construire une distance critique par rapport à des démarches dominées par un fonctionnalisme trop étroit. Les explorations de ces architectes négocient avec leurs préférences architecturales et avec leurs convictions idéologiques ; elles répondent à une séquence d’incertitude doctrinale, où le retour sur l’histoire est perçu comme indispensable pour refonder leur propre discipline, son rapport à la société et au temps présent. Leur approche de l’histoire s’effectue à plusieurs échelles. À l’échelle des grands récits, ils cherchent des schémas d’évolution cyclique, dans l’espoir de voir s’y préciser leur propre positionnement historique, et entreprennent une relecture de la tradition pour en extraire des lois qui demeureraient actives pour le présent. À l’échelle de la compréhension des édifices, leurs questionnements portent essentiellement sur les modalités de l’analyse architecturale. Il s’agit alors moins d’identifier des corpus exemplaires qui pourraient avoir valeur de modèles que de comprendre les critères à partir desquels évaluer les œuvres, qu’il s’agisse de leurs qualités internes de forme et de composition ou de la pertinence de leur inscription dans un contexte historique, géographique et social. Par rapport à la fin du xixe siècle, où l’histoire de l’architecture faisait une place essentielle à la construction, l’attention que les architectes portent aux méthodes de l’histoire de l’art coïncide avec un recentrement sur des problématiques stylistiques.
21Certes, ces écrits ne sont pas des histoires de l’architecture au sens propre, mais ils permettent de mesurer la réception que connaissent, chez les praticiens, les réflexions méthodologiques de domaines de savoirs en formation, entre histoire de l’art, esthétique et sciences de l’art. Les apports mutuels entre historiens et architectes, pour la compréhension des spécificités méthodologiques que requiert l’étude d’œuvres soumises à un faisceau d’exigences économiques, matérielles et techniques, mériteraient d’être questionnés plus avant. Si la réception de ces ouvrages d’architectes par les historiens semble faible, il est probable que les contacts entretenus, notamment au fil d’engagements doctrinaux partagés, soient l’occasion d’autres échanges fructueux.
Archives
22Lurçat 1955 – Paris, Cité de l’architecture et du patrimoine, Centre d’archives d’architecture du xxe siècle, fonds André Lurçat, 200 Ifa : Lurçat André, « Problème de la tradition nationale », conférence inédite prononcée à l’École nationale supérieure des beaux-arts, novembre 1955.
Bibliographie
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10.4000/sabix.804 :Worringer [1912] 1941 ‒ Worringer Wilhelm, L’art gothique [1912], traduction de Daniel Decourdemanche [1927], Paris, Gallimard, 1941.
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