L′histoire de l′art à l′université
p. 37-52
Texte intégral
Institutionnalisation d’une discipline
1L’institutionnalisation d’une discipline – entendue à la fois comme espace social de légitimation des savoirs et, indissociablement, espace logique de construction d’argumentations (Berthelot 1996, p. 100) – suit un processus dorénavant relativement bien connu par les historiens et les sociologues des sciences. Certaines étapes semblent ainsi incontournables pour parvenir à élaborer à la fois un « mode de travail, des méthodes de recueil et de traitements des données, des normes d’exposition des résultats, des formes d’échanges scientifiques, des critères de jugements professionnels » (Auerbach, Fansten, Pudal 2011, p. 176). Parmi ces étapes, une apparaît incontournable : l’implantation universitaire. Celle-ci est évidemment le signe d’une reconnaissance institutionnelle et le moyen d’assurer la diffusion d’un nouveau domaine de connaissances. Toutefois, il ne faudrait pas pour autant croire qu’il s’agit d’un processus linéaire, nécessaire et répondant uniquement à des enjeux strictement intellectuels – même si ceux-ci sont évidemment importants. Ainsi, toute discipline se déploie dans un contexte institutionnel spécifique avec ses enjeux propres, mais aussi dans un contexte idéologique et politique plus large, dont elle ne peut se défaire tout à fait. Reconnaître une nouvelle discipline à l’Université apparaît comme un geste à la fois intellectuellement et idéologiquement fort et l’histoire de l’art en France n’échappe pas à ce type de questionnements pour qui fait œuvre d’historiographe.
2En nous intéressant à l’implantation universitaire de l’histoire de l’art en France entre la fin du xixe et le début du xxe siècle, nous nous retrouvons précisément confrontés à ces questions. Dans quel contexte historique global cette nouvelle discipline se déploie-t-elle ? Quelles sont les motivations de ses promoteurs ? Par rapport à quelles autres institutions l’enseignement de l’histoire de l’art à l’Université se situe-t-il ? Enfin, de quel type d’enseignement s’agit-il et quels en sont les éléments constitutifs ? Pour répondre (partiellement) à ces questions, nous commencerons par rappeler les principales étapes de l’institutionnalisation universitaire de l’histoire de l’art en France et les raisons qui y ont présidé, ainsi que quelques éléments contextuels globaux ; puis nous examinerons les principaux enjeux de cette institutionnalisation pour esquisser, en guise de conclusion, quelques pistes d’analyse plus générales en lien avec cette histoire.
Institutionnalisation universitaire de l’histoire de l’art
3Si une première chaire d’archéologie et d’histoire de l’art apparaît à la Sorbonne en 1876, occupée par Georges Perrot, il n’y a d’abord que des cours complémentaires d’histoire de l’art – comme celui assuré par Henry Lemonnier en 1893 à la faculté des lettres de Paris. C’est en réalité dans les années 1890 que des chaires spécifiques d’histoire de l’art sont créées en France : en 1890 à Lille, 1898 à Lyon et 1899 à Paris, à la Sorbonne. Pourtant, l’histoire de l’art n’est pas absente du paysage intellectuel français, mais elle relève en propre d’autres institutions que l’Université : Académie des beaux-arts puis École des beaux-arts après 1863, École du Louvre ou encore École des chartes, École d’Athènes ou de Rome. Souvent liée à l’archéologie, donc, l’histoire de l’art est aussi prise dans les enjeux touchant au patrimoine, aux richesses nationales ou à l’expertise, comme le rappelle Élisabeth Décultot (Décultot 2000, p. 13). Son enseignement à l’Université apparaît d’abord comme un tournant majeur de son histoire, celui de sa professionnalisation. En entrant à l’Université, l’histoire de l’art rompt progressivement avec les cadres intellectuels de l’expertise réalisée par des « praticiens » qui s’efforcent de produire des jugements de goût pour emprunter dorénavant les chemins disciplinaires de l’histoire : des méthodes différentes y sont employées, qui se veulent plus scientifiques, et les œuvres, quelles qu’elles soient, sont replacées dans un contexte historique, une école, un courant.
4Pour Lyne Therrien, l’histoire de l’art en France relève donc fondamentalement de l’histoire, autrement dit elle se propose de porter un regard d’historien sur l’art. Il n’est guère étonnant alors que son principal promoteur soit une figure intellectuelle qui a marqué l’histoire et son enseignement : Ernest Lavisse. Après plusieurs propositions de Lavisse, le conseil de la faculté des lettres de Paris entérine la décision, d’abord dans un arrêté du 29 juillet 1893, puis de nouveau en juin 1894. Comme le souligne Therrien, l’enseignement de l’histoire de l’art ne suscite aucune réserve de la part du conseil1, ni le nom, proposé par Lavisse, de celui qui doit l’assurer : Henry Lemonnier. Ancien élève de l’École des chartes (1865), docteur en droit en 1866 et un temps avocat à la cour d’appel de Paris (1869), il passe l’agrégation d’histoire et de géographie en 1872 avant d’être nommé professeur d’histoire générale à l’École des beaux-arts en 1874. Il devient suppléant de Lavisse à la Sorbonne et compte parmi ses camarades de promotion de l’École des chartes Louis Courajod, premier enseignant d’histoire de l’art – notamment professeur d’histoire de la sculpture du Moyen Âge, de la Renaissance et des Temps modernes à l’École du Louvre de 1887 à 1896. Pour tous les membres du conseil, Lemonnier a donc tous les titres requis et les recommandations nécessaires – le soutien de Lavisse est alors un atout de poids – pour assurer les enseignements d’histoire de l’art. Mais le moment de consécration intervient cinq ans plus tard, à la suite, une fois de plus, de l’intervention de Lavisse : « M. Lavisse tient à signaler à ses collègues la situation vraiment par trop mesquine qui a été faite au chargé de cours d’histoire de l’art […] M. Lemonnier […]. Les succès de son enseignement sont remarquables et les services qu’il rend à la faculté, reconnus de tous ; n’est-il pas à souhaiter que ce maître éprouvé obtienne un rang digne de lui, et le moment n’est-il pas venu de transformer ce cours en une chaire magistrale ? » (Conseil de la faculté des lettres 1898)
5Quelques mots sur la trajectoire de Lavisse pour mieux comprendre son engouement pour l’histoire de l’art et surtout en quel sens il entend la promouvoir et la défendre. Normalien en 1862, agrégé d’histoire en 1865, il a été précepteur du prince impérial Louis-Napoléon et fut, comme beaucoup d’intellectuels de sa génération, à la fois meurtri par la défaite de 1870 face à l’Allemagne et intrigué, voire fasciné, par ce pays. Attribuant la victoire allemande à la supériorité de son système universitaire, il reste trois ans sur place pour l’étudier (1872-1875). Comme à d’autres, l’Allemagne lui apparaît en avance sur la France dans les domaines scientifiques, notamment celui de l’historiographie : l’organisation de l’enseignement et de la recherche à l’Université ainsi que le perfectionnement des méthodes assurent à l’Allemagne une supériorité qui ne fait aucun doute pour beaucoup. C’est donc à l’Université allemande qu’il revient d’incarner le modèle à suivre : les réformateurs de l’Université française, Lavisse au premier chef, s’y emploient. Ce dernier devient un personnage phare de la IIIe République, à laquelle il s’est progressivement rallié – membre de l’Académie française en 1892, directeur de la Revue de Paris en 1894, mais surtout directeur de l’École normale supérieure en 1904, il étend son réseau d’influences politiques, intellectuelles et institutionnelles, à la fois comme conseiller de plusieurs ministres de l’Instruction publique, mais aussi en dirigeant des ouvrages collectifs dont il recommande les collaborateurs lors de nominations et titularisations – comme le montre très bien Christophe Charle (Charle 1994). Les succès de ses manuels scolaires, très marqués par son patriotisme, maintes fois réédités et abondamment diffusés, en font, selon l’expression de Pierre Nora, l’« instituteur national » (Nora 1984).
6L’institutionnalisation universitaire de l’histoire de l’art en France franchit une nouvelle étape avec Émile Mâle qui, en novembre 1906, est chargé d’un enseignement d’histoire de l’art chrétien, mais il reste surtout dans l’histoire pour avoir soutenu en 1898 une thèse devenue un classique : « L’art religieux du xiiie siècle en France. Étude sur l’iconographie du Moyen Âge et ses sources d’inspiration ».
7Le processus de reconnaissance institutionnelle est finalement parachevé en quelque sorte en 1931 par la création de l’Institut d’art et d’archéologie, voulu de longue date aussi bien par Louis Liard que par Lavisse, qui écrit à ce sujet, dans son hommage à Lemonnier : « après la petite chapelle où tu officias, ce sera une grande église » (Guiffrey, Martin et al. 1916, p. xvi). Pourquoi tant insister sur la reconnaissance de l’histoire de l’art par la Sorbonne – la faculté des lettres de Paris ? Parce que le capital symbolique qu’elle incarne et concentre apparaît à tous incontournable et s’impose de façon pérenne. Les quatre éléments de ce capital symbolique sont ainsi rappelés et analysés par Charle :
Le pouvoir attractif de la Sorbonne dans le système repose sur quatre facteurs qui sont, par ordre croissant d’importance : les revenus supérieurs qu’elle procure, les facilités de travail spécifiques de Paris (inégalement sensibles selon les disciplines2), la proximité, elle-même déclinante, des élites administrative et politique, et surtout le fait que chaque professeur, grâce à la spécialisation des chaires, a le privilège de gouverner et réguler indirectement l’ensemble de sa spécialité ou discipline. (Charle 1994, p. 190-191)
8Refuser Paris, c’est donc rester en position dominée et périphérique, mais être reconnu par la faculté des lettres, c’est tout à la fois une consécration personnelle et professionnelle pour le titulaire de la chaire et une reconnaissance indiscutable pour la discipline ainsi plébiscitée. Pour comprendre plus précisément ce qui se joue dans ces enseignements, il peut être utile de dresser un tableau à grands traits du contexte historique général. L’après-défaite de 1870 face à l’Allemagne constitue en un sens la toile de fond – comme on l’a rapidement évoqué à propos de Lavisse. Mais d’une façon générale, l’ensemble de la période est dominé par la consolidation de la « République radicale », pour reprendre l’expression de Madeleine Rebérioux (Rebérioux 1975). L’affaire Dreyfus, la réforme de l’enseignement de 1902, la loi de séparation de l’Église et de l’État du 9 décembre 1905 et la politique très anticléricale du ministère Combes contre les congrégations en constituent les principaux jalons. Avec l’affaire Dreyfus, notamment, se dessine une profonde division entre deux tendances fondamentales de la société française : celle héritière de la Révolution française, attachée à une société égalitaire et laïque d’une part, et celle attachée à une conception hiérarchique, aristocratique et traditionaliste d’autre part (Chevallier 2001)3. La séparation de l’Église et de l’État constitue un enjeu de première importance puisque c’est notamment dans son combat contre le pouvoir clérical que la IIIe République érige le scientisme en doctrine officielle. Il s’agit donc d’une période de consolidation de cette République radicale, pendant laquelle se joue une sorte de querelle des Anciens et des Modernes : entre ceux qui sont attachés aux valeurs traditionnelles, à la grandeur de la France, aux grands auteurs du panthéon national, aux valeurs religieuses, aux humanités, et ceux qui défendent tout à la fois les idéaux démocratiques de la République, le rationalisme philosophique, les valeurs intellectuelles et les méthodes de la science. Or l’histoire de l’art a été marquée, à sa façon, par ces questionnements que l’on trouve mutatis mutandis dans la plupart des disciplines de l’époque. On pourrait subsumer ces questionnements sous deux termes généraux : professionnalisation et patriotisme.
Les enjeux de l’histoire de l’art : professionnalisation et patriotisme
9On peut en effet regrouper sous ces deux grandes lignes d’analyse les enjeux ayant trait à la reconnaissance universitaire de l’histoire de l’art. Tout d’abord, la professionnalisation : inspirés en partie, comme nous l’avons démontré, par le modèle allemand, les universitaires français sont sensibles à la revendication d’une plus grande professionnalisation des disciplines investies. La conception professionnelle de l’histoire de l’art « à l’allemande » se donne clairement à lire dans cette lettre d’Aby Warburg en 1888 : « Nous, de la jeune génération des chercheurs en art, voulons faire avancer les études sur l’art si loin que quiconque parlerait en public de l’art sans avoir spécifiquement étudié cette science serait considéré aussi ridicule que les gens qui osent parler de médecine sans être docteurs. » (cité dans Therrien 1998, p. 277)
10On ne peut exprimer plus clairement ce nouveau credo. En France, les positions de Lemonnier sont elles-mêmes guidées par un rapport historien à l’art : non plus contemplation et exégèse des œuvres, ni discours esthétique défendant tel ou tel goût, l’histoire de l’art devient, sous sa houlette et dans ses enseignements, une discipline historique à part entière. Il s’agit en effet dorénavant de voir en quoi l’art est un espace d’expression d’une société, de le saisir comme produit d’un contexte historique, culturel et civilisationnel qui fournit les clefs pour le comprendre et qu’il éclaire en retour. L’enseignement de cette doctrine, ou plutôt de cette posture intellectuelle, se donne à voir encore plus clairement chez les étudiants de Lemonnier. Pour François Benoît, par exemple, la tâche de l’historien de l’art est claire, comme il l’écrit dans sa thèse sur l’art français pendant la Révolution et l’Empire : « Convaincus […] que la fonction de l’historien d’art consiste moins dans la manifestation de ses opinions personnelles que dans l’explication de la naissance d’une œuvre ou de l’évolution d’un art, nous avons estimé que pour manquer souvent d’attrait l’examen de cette période déconsidérée n’en était pas moins nécessaire. » (Benoît [1897] 1975, p. vii-viii) On ne saurait mieux dire qu’il importe moins de classer les œuvres et de les commenter en fonction de critères esthétiques ou d’un système de goûts personnels, mais bien de resituer l’art dans l’histoire, de comprendre les modalités de son développement. Ainsi, dans les Mélanges offerts à Henry Lemonnier, comme le souligne Therrien, la première génération d’historiens de l’art formés à l’Université suit scrupuleusement les règles de ce nouveau paradigme : « L’objectif de la majorité des auteurs est précisément d’étudier ou d’interpréter une œuvre, ou encore de l’éclairer à l’aide de nouvelles informations historiques. » (Therrien 1998, p. 327)
11Dans ces – nouvelles – conditions, on comprend que ce qui guide le choix des enseignants relève en propre de leurs compétences historiennes. Ainsi, par exemple, lorsque le conseil de la faculté de Paris doit trouver un remplaçant à Mâle, le philosophe Gabriel Séailles soutient la candidature d’Émile Bertaux au motif de ses connaissances de première main des collections car « l’enseignement de l’histoire de l’art doit être quelque chose de concret » (Conseil de la faculté des lettres 1912 ; Séailles 2011). Ici l’enjeu de la professionnalisation de l’histoire de l’art est encore au cœur des réflexions de Mâle, qui souligne les difficultés à faire dialoguer deux mondes de spécialistes : les érudits et amateurs d’un côté, les universitaires de l’autre. C’est bien sous l’égide de la discipline historique, avec ses canons et ses méthodes, ses exigences et ses principes, que se déploie l’histoire de l’art à l’Université.
12Mais un autre aspect essentiel de l’institutionnalisation de l’histoire de l’art mérite qu’on s’y attarde. Celle-ci, comme beaucoup d’autres disciplines, est aussi prise dans des enjeux patriotiques et nationaux extrêmement puissants qui dessinent ses contours et orientent ses questionnements. Puisque cette question a été travaillée dans le détail par Michela Passini (Passini 2012), nous nous bornerons à quelques rappels. On a certes parlé du contexte de la République radicale pour résumer la période, mais il faut surtout redire à quel point le ralliement de Lavisse à cette dernière a été assez tardif et pas toujours aussi net qu’il n’y paraît : ce qui frappe, dans son œuvre comme dans ses prises de position, ce sont plus ses engagements patriotiques que ceux républicains. Lavisse est avant tout l’historien – plus tard contesté et discuté – de la grandeur de la France. De même, en histoire de l’art, cette dimension patriotique et nationaliste apparaît comme structurante pour la discipline naissante, qu’il s’agisse de Courajod, attaché à défendre la notion de Renaissance française face à l’hégémonie italienne, ou de Mâle, qui fait de son travail sur le Moyen Âge français un moyen de repenser les origines nationales du gothique. Comme il l’écrit sans détour : « Quelle joie pour le chercheur de trouver dans les églises du Moyen Âge quelque chose de nous-mêmes, un peu du génie de la France. » (cité dans Passini 2012, p. 147) Dès ses débuts, donc, et tout au long de son institutionnalisation comme discipline universitaire, l’histoire de l’art est habitée par la volonté de redécouvrir le patrimoine national4 et de lui donner ainsi une place de premier choix face aux arts des pays voisins et concurrents : l’Allemagne pour le gothique, l’Italie pour la Renaissance. Johan Heilbron le souligne : « Au plan historique, l’interrogation sur les spécificités nationales de la production scientifique remonte aux rivalités qui ont accompagné les constitutions des États nations modernes. » (Heilbron 2008, p. 3) L’histoire de l’art n’y échappe pas.
13Cette dimension polémique de la nouvelle discipline connaît des moments de radicalisation très forte lors du premier conflit mondial. La thématique de la quête des origines est donc omniprésente, puisqu’il s’agit à chaque fois de « prouver » la primauté de la France dans tel ou tel courant artistique ou de montrer que le pays joue le premier rôle à telle ou telle période majeure de l’histoire de l’art. Comme le souligne Anne-Marie Thiesse, l’une des fonctions assignées aux histoires nationales est « d’associer une nation et le territoire de ses ancêtres fondateurs » (Thiesse 2010, p. 105). C’est précisément la raison pour laquelle Passini fait de ce processus de nationalisation de la culture le cœur de ses analyses : « En faisant de l’art ancien un lieu essentiel d’identification et de mémoire nationale, l’histoire de l’art aura puissamment contribué à la création de “communautés imaginées5”. Notre travail se veut donc une contribution à l’histoire de la construction des identités esthétiques nationales. » (Passini 2012, p. 4)
14Cette double ambition – professionnelle et nationaliste ou patriotique – est néanmoins porteuse, faut-il le rappeler, de contradictions internes et de tendances paradoxales car, comme l’écrit Thiesse citant Renan, « l’oubli, et […] même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation, et c’est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger » (Thiesse 2010, p. 107).
Un travail d’anamnèse
15L’histoire de l’histoire de l’art se révèle donc in fine un très beau terrain d’enquête permettant de penser deux questions majeures pour qui entend écrire une histoire historienne des sciences humaines et sociales. La première est celle de la définition d’une discipline, la seconde celle de la « tyrannie du national » – pour employer une expression quelque peu osée –, sans omettre les liens qui peuvent les unir.
16Si l’on s’en tient à la définition qu’en propose Jean-Michel Berthelot, une discipline est fondamentalement un « lieu de ressources sociocognitives, de références autorisées, de normes partagées, permettant le tissage d’une tradition, problématique, conflictuelle, mais réelle de connaissances » (Berthelot 1996, p. 99). Or, c’est précisément ce qui se crée au moment de la reconnaissance universitaire de l’histoire de l’art : elle devient une discipline au sens plein et entier du terme. De fait, son enseignement s’inscrit comme un enjeu majeur car il contribue fortement à façonner un habitus intellectuel national en fonction des auteurs retenus, des types d’exercices imposés, des modes d’argumentation utilisés, autrement dit de tout un ensemble d’éléments qui configurent et disciplinent les esprits. Le point nodal de cette analyse nous est fourni par Immanuel Wallerstein dans son intervention au XIVe World Congress of Sociology, qui s’est déroulé à Montréal en 1998. Wallerstein propose une définition à la fois très claire et très complète de ce qu’est une discipline et indique par là même les implications multiples d’une logique disciplinaire. Il écrit ainsi :
Nous divisons et délimitons la connaissance de trois manières différentes : comme des disciplines d’un point de vue intellectuel ; comme des structures entrepreneuriales d’un point de vue organisationnel ; comme des communautés de chercheurs partageant certaines prémisses élémentaires d’un point de vue culturel. On peut envisager une discipline comme une construction intellectuelle, une sorte de stratégie heuristique. C’est un moyen de revendiquer un prétendu champ d’étude, avec son domaine spécifique, ses méthodes propres, et par conséquent ses frontières. C’est une discipline dans la mesure où elle cherche à discipliner l’intellect. Une discipline ne définit pas seulement ce qu’il faut penser et comment il faut le penser, mais aussi ce qui est hors de son champ. Dire d’un objet donné que c’est une discipline, c’est dire non seulement ce qu’il est mais aussi ce qu’il n’est pas6. (Wallerstein [1998] 1999, p. 1, traduction de l’auteur)
17Ces propos de Wallerstein sont éclairants à plus d’un titre : d’une part, une discipline se pose en se distinguant des autres, c’est-à-dire qu’un tracé de frontières plus ou moins nettes est nécessaire à son édification ; d’autre part, le mot « discipline » lui-même implique que l’intellect soit discipliné conformément aux usages en vigueur dans ce domaine d’études. L’exemple de l’histoire de l’art donne à voir concrètement comment s’incarnent ces analyses.
18La seconde ligne d’analyse qui se détache de cette histoire est la place du nationalisme et du patriotisme dans la construction et le processus de légitimation universitaire de la nouvelle discipline. Comme le note clairement Heilbron, « les alliances entre les savants et les États nationaux tendent à se cristalliser dans des modes de régulation plus ou moins stables qu’on pourrait décrire, en termes foucaldiens, comme des articulations spécifiques entre le savoir et le pouvoir » (Heilbron 2008, p. 3-4). Le national, entendu comme les conditions nationales de développement d’une discipline – institutions, financements, enseignements – prise dans des rivalités entre États, apparaît donc comme un principe de structuration des disciplines entendues à la fois comme mode de pensée et de faire, questions légitimes, postures et pratiques, catégories de pensée et enjeux. Tous ces éléments dessinent ce que d’aucuns appelleraient la « personnalité intellectuelle d’une nation » (p. 10) ou, dans un langage éliasien, un « habitus national » qui demeure largement inconscient, rappelons-le, puisque transmis avec toute la force de l’évidence – notamment dans le système scolaire d’une nation. Écrire l’histoire de l’histoire de l’art, faire œuvre d’historiographe, apparaît finalement comme un travail d’anamnèse conduisant à mettre au jour les conditions de création et de développement de cette discipline. Prise qu’elle est, comme d’autres, dans des enjeux nationaux voire nationalistes car « les histoires nationales ont été conçues et construites, depuis deux siècles, pour définir et légitimer les nations modernes » (Thiesse 2010, p. 103), l’histoire de l’art à l’Université témoigne à sa manière de la forte imprégnation politique de ses débuts. C’est notamment Charle qui montre comment « toute l’histoire de l’enseignement supérieur français, depuis le milieu du xixe siècle, peut être lue comme un effort patient, et sans cesse à reprendre de reconquête de cette autonomie initiale perdue » (Charle 1994, p. 17). À n’en pas douter, l’enquête historiographique sur cette discipline est la preuve que la reconquête de l’autonomie scientifique et intellectuelle a franchi une étape décisive.
Archives
19Conseil de la faculté des lettres 1912 – Pierrefitte-sur-Seine, Archives nationales, AJ/16/4751 : Conseil de la faculté des lettres de Paris, 23 novembre 1912.
20Conseil de la faculté des lettres 1898 – Pierrefitte-sur-Seine, Archives nationales, AJ/16/4748 : Conseil de la faculté des lettres de Paris, 5 février 1898.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Les archives nous indiquent en revanche qu’il n’en fut pas de même pour l’enseignement de la sociologie, par exemple (Conseil de la faculté des lettres 1898).
2 Dans le cas de l’histoire de l’art, il est clair que la proximité des autres institutions assurant des enseignements d’histoire de l’art ou d’archéologie ainsi que les nombreuses collections présentes (par exemple au Louvre) sont autant d’éléments cruciaux pour qui veut professer cette discipline.
3 Chevallier parle pour sa part de véritable « révolution dreyfusienne ».
4 C’est encore le cas, quoique différemment, avec l’œuvre d’Henri Focillon.
5 En référence à Anderson [1983] 2002.
6 « We divide and bound knowledge in three different ways: intellectually as disciplines; organizationally as corporate structures; and culturally as communities of scholars sharing certain elementary premises. We may think of a discipline as an intellectual construct, a sort of heuristic device. It is a mode of laying claim to a so-called field of study, with its particular domain, its appropriate methods, and consequently its boundaries. It is a discipline in the sense that it seeks to discipline the intellect. A discipline defines not only what to think about and how to think about it, but also what is outside its purview. To say that a given subject is a discipline is to say not only what it is but what it is not. »
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