Introduction
p. 21-24
Texte intégral
1En France comme en Europe, la seconde moitié du xixe siècle voit l’histoire de l’art se constituer en discipline. Des chaires sont créées dans les universités, d’abord dans les capitales, puis en province ; une première communauté scientifique se rassemble à l’occasion de congrès nationaux et internationaux ; des revues spécialisées ainsi que des entreprises éditoriales collectives de grande envergure voient le jour, telle la monumentale Histoire de l’art dirigée par André Michel. Si, globalement, les sciences humaines connaissent à la même époque un processus de professionnalisation analogue, la spécificité de notre discipline réside dans la double inscription institutionnelle qui la caractérise dès ses débuts. L’Université n’a pas été son seul lieu d’exercice : les musées représentent également un lieu essentiel de l’écriture de l’histoire de l’art.
2À la fin du xixe siècle, l’institution muséale connaît un ensemble d’évolutions importantes, dont notamment l’essor de l’exposition temporaire. Parallèlement à l’émergence d’un enseignement universitaire de l’histoire de l’art et à l’essor de nouvelles formes éditoriales, répondant aux besoins des nouveaux professionnels, l’exposition configure une forme de récit historique alternatif aux travaux imprimés, fondé sur une interaction étroite entre l’écrit, le visuel et la matérialité des objets. Éphémères, ces manifestations produisent pourtant des publications destinées à durer et qui s’imposent parfois comme des travaux de référence : les catalogues, à l’origine de minces plaquettes non illustrées présentant une simple liste d’œuvres, évoluent rapidement vers des ouvrages à thèses, qui fournissent des informations essentielles et souvent inédites sur les objets. Pendant toute la première partie du xxe siècle, des expositions particulièrement marquantes du point de vue de la construction historique accélèrent le processus d’affirmation des musées comme producteurs d’une histoire de l’art.
3Cette double inscription institutionnelle de l’histoire de l’art se reflète dans le parcours de ses praticiens. De nombreux historiens de l’art sont, pour une période ou pour toute la durée de leur carrière, conservateurs de musée. Dans l’entre-deux-guerres, le statut de conservateur connaît d’ailleurs une phase de professionnalisation dans la plupart des pays d’Europe occidentale, et ce, en lien avec, d’une part, l’essor d’une histoire de l’art universitaire et, de l’autre, la création de structures supranationales de coordination des activités muséales, comme l’Office international des musées de la Société des Nations, fondé en 1926. C’est à cette époque qu’apparaît en effet une figure nouvelle de conservateur, qui a reçu une formation spécifique dans le cadre des chaires d’histoire de l’art récemment instituées ou à l’École du Louvre, et évolue au sein de réseaux associatifs à caractère professionnel.
4Qu’ils exercent leurs activités dans le cadre du musée ou dans celui des nouveaux enseignements universitaires, les premiers historiens de l’art professionnels se dotent rapidement d’une série de lieux dédiés aux échanges d’informations et de connaissances. Les contributions ici réunies s’intéressent précisément à ces lieux multiples de l’histoire de l’art, compris à la fois comme espaces physiques – les salles de séminaire ou d’exposition – et lieux métaphoriques, arènes dans lesquelles s’engagent des débats acharnés – les revues, plateformes d’interaction complexes, les réseaux scientifiques internationaux ou encore les espaces de parole dont s’emparent les premières historiennes professionnelles, les peintres ou les architectes écrivant l’histoire de leur art.
5De ces « lieux de savoir », on ne saurait donner une vision pacifiée en les décrivant comme des espaces de libre circulation des idées. Théâtres d’échanges hautement conflictuels, ce sont aussi et surtout des lieux de contrôle de la production historiographique où s’institue, tout au long de la période qu’aborde le présent ouvrage, un corps de spécialistes légitimes. Une telle conflictualité ne se déploie d’ailleurs pas uniquement sur l’échiquier national : les expositions, revues et congrès sont autant de scènes sur lesquelles se joue la compétition internationale pour le primat scientifique. Dans ce cadre, les historiens de l’art français ont à plusieurs reprises exprimé leur hantise d’un « retard » face à l’Allemagne, dont on comprend bien les origines, si l’on songe que le Ier congrès international d’Histoire de l’art organisé en France a lieu à Paris en 1921, alors que, jusqu’à cette date, les congrès d’histoire de l’art se sont toujours tenus dans des villes germanophones, à la seule exception du congrès de Rome, en 1912. Le congrès de Paris a marqué un tournant dans l’institutionnalisation de l’histoire de l’art en France. À cette occasion est repris le projet, antérieur à la Grande Guerre, d’un Institut d’art et d’archéologie : celui-ci ouvre ses portes en 1930, après la donation à la Sorbonne de la bibliothèque du couturier Jacques Doucet – l’une des plus riches collections d’ouvrages d’histoire de l’art et d’archéologie en Europe et au monde, aujourd’hui bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art.
6Bibliothèques et collections, expositions et revues, institutions muséales et d’enseignement sont beaucoup plus que le simple cadre de l’élaboration de l’histoire de l’art. Dans cette partie, il s’agira de comprendre comment ces espaces savants ont agi sur l’élaboration du métier d’historien de l’art, en contribuant à la normativisation des pratiques, des outils de travail, des modèles d’ouvrage, et en favorisant la fixation d’un certain nombre de critères communs de scientificité, donc de légitimité disciplinaire. Il s’agira également de cerner les façons multiples dont l’évolution des pratiques agit sur l’épistémologie de l’histoire de l’art en formation, au sein d’un espace savant traversé par des clivages à la fois intellectuels et politiques.
7L’historiographie française s’est souvent décrite, dans les discours de ses premiers représentants, comme une tradition empirique, refusant une théorisation perçue comme donnant dans le dogmatisme et volontiers associée à la Kunstwissenschaft allemande et à son penchant pour le raisonnement abstrait. Une telle représentation de l’histoire de l’art produite en France comme peu intéressée par la théorie, rarement attentive à la méthodologie, finalement peu autoréflexive se voit largement confirmée par les travaux sur la discipline publiés notamment dans le monde anglophone, qui font la part belle aux représentants d’une historiographie germanique (Podro 1982 ; Shone, Stonard 2017), dont l’œuvre se laisse plus facilement rattacher à des courants méthodologiques bien identifiés. L’histoire de l’art française a pourtant eu ses théoriciens et connu une réflexion méthodologique qui a abouti à des résultats originaux. Ici, il ne s’agira pas d’en revendiquer une dimension théorique qui aurait été oubliée ou occultée par ses observateurs, mais de comprendre comment les historiens de l’art actifs en France ont tenté de se forger des outils critiques et méthodologiques spécifiques, adaptés à la situation du débat historiographique au sein duquel ils ont œuvré. À rebours d’une histoire téléologique de la discipline, qui consisterait à en retracer les « progrès » en ne prenant en compte que les moments d’innovation théorique et d’élaboration de propositions méthodologiques a posteriori gagnantes, l’objectif est de reconstituer l’état du débat autour d’un certain nombre de questions clefs. Ce faisant, la perspective sera de tester la spécificité des solutions mises en œuvre par les historiens de l’art français, tout en explorant les liens qui les unissent, d’une part, aux discussions méthodologiques menées au sein d’autres disciplines et, d’autre part, aux évolutions du débat à l’étranger.
8Sans pouvoir prétendre à l’exhaustivité, les contributions réunies dans cette partie s’efforcent précisément de cerner la vitalité du débat historiographique en France à partir, par exemple, de la réflexion sur les propriétés de l’œuvre d’art et sur les outils pour les analyser menée par Henri Focillon, initiateur d’une tradition formaliste singulière et autonome par rapport aux formalismes germaniques et slaves. Les rapports que ce courant a pu entretenir avec l’histoire de l’art formaliste pratiquée par les historiens de l’école viennoise sont abordés à partir des relations entre deux de leurs représentants les plus intéressants, Charles Sterling et Otto Pächt. L’importance du courant formaliste en France et l’influence certaine de Focillon ont d’ailleurs conduit à sous-estimer la vitalité d’autres propositions théoriques, dont celle notamment d’une histoire « culturelle » ou « sociale » de l’art qui, dès la fin du xixe siècle et tout au long du xxe, s’est efforcée, en réaction contre des approches internalistes, de restituer les conditions matérielles de la production des œuvres, visant à la relier à son contexte économique, politique, intellectuel.
9Les évolutions de l’histoire de l’art et de ses méthodes se sont nourries des relations que la discipline a entretenues avec des champs d’études, des savoirs et des pratiques plus ou moins proches. La critique d’art est naturellement partie prenante du développement extrêmement riche des catégories d’analyse que l’histoire de l’art a connu au début du xxe siècle – comme le montre l’étude des revues d’art décoratif. L’invention de l’art préhistorique – objet à la croisée des domaines et des pratiques – dévoile un autre aspect de ces voisinages disciplinaires : la dimension idéologique endémique à toute définition d’un domaine d’études ainsi qu’à la construction des structures institutionnelles (enseignements, congrès, publications) devant le prendre en charge.
Bibliographie
Podro 1982 – Podro Michael, The Critical Historians of Art, Londres/New Haven, Yale University Press, 1982.
Shone, Stonard 2017 – Shone Richard, Stonard John-Paul (dir.), The Books that Shaped Art History. From Gombrich and Greenberg to Alpers and Krauss, Londres, Thames & Hudson, 2017.

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