2. Chasseurs d’images
p. 97-110
Texte intégral
1Les contiguïtés entre pratique photographique et chasse ont fait l’objet de textes majeurs en particulier dans le domaine de la philosophie de l’art. Le plus retentissant fut sans nul doute celui de Susan Sontag qui, dans On Photography [1977], qualifie l’appareil photographique d’« arme de prédation1 » répondant au fantasme de posséder un pistolet. Analysant le geste de la prise de vue, l’auteur y voit un viol, ou un meurtre doux2, un mode d’agression faisant de l’espace urbain le lieu d’un safari photographique pratiqué par des chasseurs avides de misères sociales3. Le philosophe Vilém Flusser, dans son ouvrage intitulé Vers une philosophie de la photographie [1983] usa à son tour de cette analogie. Étudiant les mouvements d’un individu possédant un appareil photographique, il remarque combien son attitude est similaire à celle du chasseur traquant une proie et la suppose héritée du « chasseur du paléolithique dans la toundra4 ». Lui aussi précise que cette nouvelle chasse a lieu non pas dans la « savane5 » mais « dans la jungle des objets culturels6 ». Si l’analyse de cette analogie est tout à fait juste et stimulante, il convient toutefois d’être surpris de lire, dans chacun de ces cas, une absence éloquente, celle de l’animal. Indispensable à la chasse, ces deux auteurs ont oublié de prendre en compte l’usuelle proie ou plutôt l’ont sciemment remplacée par un individu humain. Ainsi, la chasse photographique ne serait que la traque, par un homme armé, de son semblable, en position de victime de l’image. Si ces deux philosophes cherchaient à théoriser le regard photographique en invoquant la figure du chasseur, ils semblent toutefois s’être bien trop focalisés sur l’arme et n’ont perçu qu’une part réduite de ce qu’elle visait. C’est ainsi, en analysant comment l’appareil photographique fit son apparition véritable dans les mains des chasseurs, que nous proposons de relire cette analogie, non pas comme une métaphore, mais comme une donnée matérielle appartenant à l’histoire de la photographie.
2Les rapprochements entre pratique photographique et chasse se manifestèrent très tôt et intégrèrent l’inconscient collectif en raison du cylindre de l’appareil rappelant le fusil. Cette proximité matérielle apparaît d’ailleurs dans les discours humoristiques sur l’usage de l’appareil, comme La Légende du daguerréotype publiée par Champfleury en 1863. Le daguerréotypiste du nom de Carcassonne, personnage principal de ce conte, est dit avoir apporté devant son sujet « un énorme daguerréotype qui semblait une pièce de canon braquée devant le modèle7 ». Mais dans les sciences, ce rapprochement entre histoire naturelle, chasse et photographie fut rendu plus évident encore lorsqu’en 1881, Étienne-Jules Marey inventa le « fusil photographique » [Fig. 16].
Fig. 16 : Étienne-Jules Marey, « Le Fusil photographique », La Nature, 22 avril 1882.

3L’invention de Marey se place dans la continuité de recherches technologiques pour l’application de la photographie à la science. Ainsi que le rappelle Trutat en 18998, Jules Janssen (1824-1907) présenta en 1873 à la « Commission du Passage de Vénus » une nouvelle méthode photographique permettant de décomposer les phases successives du passage de Vénus devant le Soleil. Pour ce faire, il conçut un « revolver astronomique » qui lui permit de photographier ce phénomène le 8 décembre 1874. Sur le modèle du chargeur d’une arme à feu, une plaque sensible circulaire tournait à intervalles réguliers et enregistrait ainsi les différentes phases du passage du transit. Selon Trutat, Marey eut l’idée de s’inspirer de cette invention quand Janssen présenta son revolver à l’Académie des sciences en 18769. Ainsi que l’indique Marey dans La Nature en 1882, c’est également dans l’idée de poursuivre les travaux d’Eadweard Muybridge sur la locomotion animale, qu’il admirait, qu’il eut l’idée de construire un fusil photographique analogue au revolver de Janssen10. Pour lui expliquer son projet, Marey entra en relation avec le photographe britannique basé à San Francisco, le rencontra à Paris, et, fort de ses encouragements, se lança dans la construction de son premier fusil à images. Cet appareil photographique prenait modèle sur le fusil de chasse, et se maniait d’ailleurs exactement comme une arme courante :
Le canon de ce fusil est un tube qui contient un objectif photographique. En arrière, et solidement montée sur la crosse, est une large culasse cylindrique dans laquelle est contenu un rouage d’horlogerie dont le barillet se voit extérieurement en B. Quand on presse la détente du fusil, le rouage se met en marche et imprime aux différentes pièces de l’instrument le mouvement nécessaire. Un axe central, qui fait douze tours par seconde, commande toutes les pièces de l’appareil. […] On fait la mise au point en allongeant ou en raccourcissant le canon, ce qui déplace l’objectif en avant ou en arrière ; enfin on vérifie cette mise au point en observant, par une ouverture faite à la culasse du fusil, la netteté de l’image reçue sur un verre dépoli11.
4Ce fusil, dont les balles sont remplacées par un disque sensible, permettait de décomposer à loisir les mouvements d’un animal et en particulier le vol des oiseaux. Par cet ingénieux procédé, le photographe visait un volatile, tirait, ce qui mettait en mouvement le disque, puis suivait l’oiseau avec le viseur, le temps que l’ensemble du disque ait reçu une image. Les petits clichés obtenus n’offrent pas de détails anatomiques ou chromatiques, il s’agit de silhouettes contrastées. Reproduites en héliogravure dans la publication, elles permettent de décomposer les phases du vol de l’oiseau que l’œil humain ne saurait dissocier. Si l’importance de la chronophotographie pour la connaissance du mouvement animal a fait l’objet de nombreuses publications12, il est rarement fait état de l’importance du lien créé par Marey entre la photographie d’un animal et la pratique de la chasse. En effet, par cette transposition de l’outil photographique à l’outil par excellence du sport en plein air, Marey avait proposé de faire de l’appareil photographique un objet portatif et maniable et c’est cette maniabilité qui lui permit de prendre pour sujets des animaux non domestiqués, initialement la mouette. Il existait bien sûr avant lui des photographes de plein air, des photographes paysagistes de renom, mais ces derniers utilisaient la chambre, le trépied, ainsi que les plaques de verre, particulièrement encombrantes et lourdes. De fait, ces photographes du plein air du xixe siècle n’avaient rien de promeneurs dans la nature, et quand ils l’étaient, il s’agissait pour eux d’activités marginales.
5Dans des revues telles que The Photographic Times publiée à New York et Photographic World publiée à Philadelphie, toutes deux lancées en 1871, les articles consacrés au portrait sont légion, et la plus grande partie des écrits portent sur la façon de préparer ses plaques, de les révéler ou encore sur les meilleurs choix de papiers ou d’appareils. Mais l’une des activités entraînant les plus grandes difficultés, selon les chroniqueurs, est effectivement la photographie en plein air. Dans ce domaine, les photographes américains s’estiment en retard par rapport à l’Europe et, pour cette raison, fut inaugurée dans The Photographic World, en janvier 1872, une longue série d’articles consacrés au paysage :
En tant qu’école, les photographes américains n’ont pas accordé à la photographie de paysage l’attention qu’elle mérite. Il est vrai que nous avons d’excellents photographes de paysages qui consacrent beaucoup de temps à cette branche, mais ils sont peu nombreux, et ils devraient l’être davantage13.
6Pour rattraper ce retard, la revue passa un contrat avec George Washington Wilson (1823-1893), désigné dans la revue comme le roi de la photographie de paysage européenne, afin qu’il publie régulièrement des leçons de photographie en plein air et qu’il édite aux États-Unis des albums de photographies14. Ces leçons portent essentiellement sur la composition des images et la gestion de la lumière, mais ne répondent pas au principal problème. Ainsi que le révèlent ces articles, la contrainte la plus difficile à surmonter est le poids des ustensiles photographiques : outre la chambre, le trépied, les plaques de verre, il fallait encore transporter sa chimie, et les bains pour y plonger les plaques. En effet, en 1870, les plaques sont sensibilisées sur place, dans une tente opaque, avant de pouvoir être utilisées dans la chambre. Pour aider les photographes à relever ce défi, Photographic Times publia, en 1875, les conseils d’un photographe explorateur allemand, Hermann-Wilhelm Vogel (1834-1898), pour réduire le poids de son matériel et n’emporter que le strict nécessaire15. En 1877, George Mansfield publia dans le même journal un article intitulé « Landscape Photography16 », dans lequel le photographe britannique donne ses recommandations pour, une fois encore, préparer convenablement ses plaques et adapter ces préparations à la lumière extérieure. Dans cet article repris du British Journal Almanach, il n’est nullement fait mention des lieux à privilégier, ou de la façon de se déplacer dans le paysage, les préoccupations ne sont que techniques. Par conséquent, l’absence de photographie de terrain aux États-Unis semble essentiellement due aux difficultés matérielles rencontrées par les professionnels et les artistes ; ce n’est qu’avec l’émergence d’une véritable photographie amateur que devait naître l’idée d’une photographie animalière. Comme l’avait démontré Marey, seule la maniabilité de l’appareil pouvait amener à observer le vivant hors d’un espace dédié à la photographie, et s’il prit modèle sur la chasse pour y parvenir, il est important de remarquer combien cet intérêt fut réciproque entre chasseurs et photographes.
7Nous l’avons vu avec Frank Chapman, les revues de chasse, et en particulier Forest and Stream, favorisèrent l’apparition de nouvelles pratiques de l’ornithologie en offrant la possibilité d’acquérir une connaissance empirique du monde animal. Des chasseurs avaient ainsi formé des « sportifs », ne faisant que traquer les bêtes pour les observer. Il est donc intéressant de remarquer combien la photographie fut peu à peu intégrée à la chasse comme l’une de ses branches. En témoigne la critique de l’ouvrage de Thomas Sedgwick Steele, Canoe and Camera, A two hundred mile tour through the Main Forests17, publiée dans Forest and Stream le 14 octobre 1880. Le commentateur qualifia cette publication de « livre de chasse le plus élégant de l’année18 ». Il s’agit du récit d’un voyage organisé par un chasseur, l’auteur, qui eut l’idée d’adjoindre à sa partie un artiste photographe dont la chambre et le matériel furent installés à l’intérieur d’un canoë. Ce stratagème ingénieux lui permit de se délester en partie du poids du matériel, et de s’offrir l’illustration complète de son périple. Le photographe réalisa ainsi des vues de paysage sur le terrain, mais aussi de petites études d’histoire naturelle. Si l’ouvrage n’est illustré que de gravures sur bois, il est toutefois important de remarquer combien la photographie est vue ici comme un accessoire destiné à enregistrer les exploits du chasseur et de l’aventurier. Tout comme les bêtes abattues, les images semblent désormais constituer d’importants trophées pour le chasseur. Si l’appareil photographique n’est pas encore adapté au chasseur, remarquons que ce dernier utilise le photographe et son équipement comme un tout. L’absence de toute mention du nom du praticien permet d’ailleurs à l’auteur de se mettre plus encore en avant, ce dernier ayant compris combien la photographie pouvait être un outil de promotion de ses qualités d’aventurier. En raison de ce goût pour le trophée et pour le souvenir de parties de chasse, les constructeurs d’appareils saisirent l’opportunité de charmer les chasseurs dans leurs pages de publicité. Ainsi trouve-t-on dans chaque numéro de Forest and Stream de l’année 1880, l’annonce d’une invention à destination des amateurs, le « Tourographe » de Thomas Henry Blair, un appareil relativement petit19 permettant de gagner en légèreté, considéré comme l’un des premiers spécimens portatifs, et proposant ainsi à chaque touriste « de devenir son propre photographe ». Il s’agissait toujours d’un appareil à trépied, mais le tourographe fonctionnait avec des plaques de gélatine sèche, ce qui diminuait considérablement la chimie nécessaire à son utilisation. L’enjeu de cette invention était clairement la popularisation de la pratique photographique :
La Société BLAIR TOUROGRAPH CO. a été créée dans le but de faire découvrir le Tourographe, et d’améliorer la photographie de manière à permettre à l’amateur d’être initié à la partie agréable de sa pratique, sans toutes les études et dépenses qui étaient jusqu’ici nécessaires et pour favoriser le désir qui croît de jour en jour de prendre des photographies20.
8Le constructeur avait soigneusement choisi les revues dans lesquelles publier son annonce, les revues de chasse étant privilégiées. Il fit d’ailleurs le choix d’intégrer dans ses publicités des avis de personnalités sur son matériel : l’un émane de Fred. A. Ober, auteur de Camps in the Caribbees, récit d’aventures d’un explorateur muni d’un appareil photographique, et le second fut rédigé par Thomas S. Steele, l’auteur de Canoe and Camera. La cible est ainsi identifiée ; les premiers appareils photographiques portatifs semblaient destinés aux explorateurs, aventuriers et chasseurs, en somme à tous ceux pratiquant une activité de loisir en plein air.
9Au sein de Forest and Stream, la photographie gagna en popularité chaque année, mais, tout au moins jusqu’en 1890, elle était associée au canoë, certaines embarcations mentionnées possédant même des rangements spécifiques intégrés pour les appareils. Le 3 avril 1890 parut d’ailleurs le premier article consacré à la pratique photographique dans la revue. Intitulé « Attractive to photographers », il porte sur les merveilles du lac Champlain et s’adresse spécifiquement aux amateurs de photographie sur canoë21, preuve de l’impact du livre de Steele, qui avait été réédité et figurait toujours, au bout de dix ans, dans les pages de publicité de chaque numéro de la revue.
10Il est certain que la popularisation de la photographie fut engendrée par les progrès techniques des constructeurs visant constamment à plus de praticité en réduisant la taille des appareils et la chimie. Le pas le plus décisif fut franchi grâce à l’invention du film souple en 1888, par John Carbutt, commercialisé à partir de 1889 par George Eastman. Outre la réduction des dimensions des appareils, le constructeur de Rochester proposa de gérer toute la chimie en préchargeant ses appareils de bobines de film. Ainsi, le manuel du No 5 folding Kodak édité en 1892 présente-t-il les meilleures techniques pour réaliser des clichés en se passant de trépied, l’appareil étant porté autour du cou et jugé particulièrement adapté au plein air. Pour toucher plus encore un large public, après utilisation, l’appareil complet pouvait être envoyé à la société Kodak qui développait les images et chargeait un nouveau film dans l’appareil22. Ainsi, l’amateur n’avait plus qu’à choisir les bons sujets et s’assurer de faire les bons réglages.
Fig. 17 : [Publicité pour le fusil photographique de Kilburn], Taylor John Trail, The Photographic amateur : a series of lesson in familiar style for those who desire to become practically acquainted with this useful and fascinating art, 1883.

11Si l’aventure de l’entreprise Kodak et son rôle dans la naissance de la photographie amateur sont bien connus, les seules questions pratiques ne sauraient toutefois justifier à elles seules l’adoption par les chasseurs de l’appareil photographique. Un inventeur semble, avant Eastman, avoir songé à la façon de modifier la pratique de la chasse par la production d’images. L’américain Benjamin West Kilburn (1827-1909), célèbre pour ses vues stéréoscopiques de paysages réalisées lors d’explorations, fit construire, en 1882, par l’entreprise Scovill, un appareil censé répondre à l’éthique de conservation de la faune [Fig. 17]. Exactement la même année que Marey, il commercialisa un fusil photographique et, ainsi que le stipule l’annonce publiée en 1882 dans nombre de revues dédiées à la photographie, cet appareil était un fusil permettant de répondre aux impératifs édictés par la Société américaine pour la prévention de la cruauté envers les animaux, fondée par Henry Bergh (1813-1888) en 186623. Bergh fut l’auteur de la Déclaration des droits des animaux en 1866 et, réussit à faire voter l’interdiction de la cruauté envers les animaux domestiques et sauvages24. Ces lois ne rejetaient pas la chasse, elles insistaient essentiellement sur son éthique, en interdisant par exemple d’utiliser des pigeons domestiques vivants dans les compétitions de tir. Toutefois, la réponse apportée par Kilburn, le fusil photographique, laisse transparaître un discours sur l’immoralité de la chasse. Ce n’est pas un appareil qu’il vante dans sa publicité, mais bien une nouvelle pratique de la chasse :
Une méthode de chasse populaire récemment introduite est en conformité avec les lois de la Société pour la prévention de la cruauté envers les animaux de M. Bergh. Elle n’entraîne jamais la mort ou même la mutilation de poissons, de gibier à poils ou à plumes, mais l’on peut facilement prendre les trois25.
12Tout comme l’appareil de Marey, il s’agit d’un petit appareil photographique monté sur un canon de fusil, le viseur et la gâchette étant utilisés pour régler et déclencher les prises de vue. Conscient du public auquel s’adresse un tel dispositif, Kilburn décrivit brièvement l’utilisation qui pouvait en être faite. Son discours est adapté aux chasseurs pour les assurer que la photographie leur apporterait les mêmes sensations que le fusil :
Il s’utilise comme un fusil de chasse ordinaire. Lorsqu’un oiseau s’envole, il faut l’amener à l’épaule, viser le volatile, et appuyer sur la gâchette. Se produit une légère secousse comme celle due à une explosion, l’oiseau vole pour se mettre à l’abri, laissant son image sur la plaque sensible de l’appareil26.
13Cette invention attira immédiatement l’attention et un article lui fut consacré dans The Photographic Times en 188327. Il y est établi que Kilburn eut initialement l’idée de ce fusil photographique lors de ses propres explorations dans les White Mountains, l’usage du trépied étant gênant pour réaliser les panoramas souhaités. Contrairement à l’appareil de Marey, le sien produisait non pas des silhouettes, mais de véritables photographies, grâce à une ouverture réduite à 1/700e de seconde ; il s’agissait par conséquent de l’un des premiers appareils photographiques compacts adaptés au sport en plein air. Bien que très innovant, il ne rencontra toutefois pas le succès escompté et ne fut commercialisé que durant quatre ans.
14La photographie avait pourtant bien intégré le domaine de la chasse, simplement les chasseurs préféraient avoir un appareil photographique et un fusil avec eux, la photographie ne remplaçant pas la chasse, mais l’accompagnant. Pour cette raison, les appareils de poche, ceux de Kodak en particulier, furent largement préférés. En témoigne le numéro de 1892, de Forest and Stream, dans lequel la revue publia sa décision de faire de la photographie une branche importante de la chasse, l’article intitulé « Rod and Gun and Camera » ayant valeur de manifeste28. Il s’ouvre sur le constat de l’importance de la photographie pour les chasseurs :
Le chasseur-touriste d’aujourd’hui est un photographe amateur. L’appareil photographique a une place reconnue dans l’équipement du chasseur. Les résultats de clichés réussis constituent souvent les souvenirs les plus précieux d’une sortie29.
15Ce 21 avril 1892, Forest and Stream inaugura un concours de photographie afin de faire reconnaître « la place importante de la photographie amateur dans sa relation avec les sports de terrain, la forêt, les rivières, les prairies et la montagne30 ». Ce concours, ouvert uniquement aux amateurs, récompensait les meilleurs clichés par des prix allant de 25 $ à 5 $. Leur sujet devait porter sur les domaines couverts par la revue, en l’occurrence le gibier vivant ou mort, la chasse, la pêche, la vie de camp, les voyages réalisés par des chasseurs à pied ou sur l’eau, ou encore les chiens de chasse. Tous les lecteurs furent ainsi invités à devenir des chasseurs d’images. Le 4 août suivant, la revue publia la contribution loufoque de l’un d’entre eux se préparant à participer au concours, un court article qui permet d’attester que les chasseurs utilisaient des appareils portatifs sans soufflets tels que le « Premier », commercialisé en 1891 par Rochester Optical. L’auteur, un certain Pigarth, y explique combien la photographie appliquée à la chasse est bien peu commode : l’usage du trépied suppose un temps d’installation trop long pour saisir un animal jaillissant d’un buisson et il est très difficile de suivre le gibier avec le viseur des appareils à main. Par conséquent, afin de réaliser des clichés d’oiseau en vol, ce lecteur prit le parti d’accrocher un appareil à main sur une crosse de fusil artisanale, le déclencheur étant relié par une corde de guitare à la gâchette ; Pigarth pensait avoir inventé le fusil photographique et semblait d’ailleurs bien plus fier de sa trouvaille que de ses résultats photographiques :
Vous n’obtenez pas de très bonnes « images » par cette méthode, mais vous obtiendrez des photographies très étranges, j’ai toutefois obtenu de jolies images en pointant l’appareil photographique à mi-chemin entre le tireur et le gibier31.
16Les rédacteurs de Forest and Stream utilisèrent toutefois ce courrier de lecteur, en première page du même numéro, pour prouver une fois encore que la photographie était l’un des équipements les plus modernes pour la chasse :
Le sportif de l’époque de Washington avait appris à tirer, à monter à cheval, à lancer la mouche et à dire la vérité ; en cette période plus récente, une plus grande polyvalence et des réalisations plus variées sont exigées, parmi celles-ci, le talent de photographe32.
17Pour que ce résultat soit plus « éclatant encore », la revue prévoyait d’organiser une exposition photographique, à partir des clichés envoyés par les lecteurs, à l’Exposition universelle de Chicago de 1893. Il ne faudrait toutefois pas y voir une volonté de remplacer la chasse au gibier par la chasse aux images. La photographie devait permettre de récolter des souvenirs des parties de chasse, d’immortaliser les plus belles prises, et, comme pour la taxidermie, de constituer des trophées matérialisant les exploits du chasseur. En ce sens, la photographie du chasseur est une photographie immortalisant la pratique de la chasse. Le premier prix du concours de 1892 fut d’ailleurs attribué à C. E. H. Brelsford pour son portrait en pied d’une femme portant un héron tout juste abattu. De sorte que si Kilburn avait proposé le fusil photographique par souci du bien-être animal, les chasseurs n’adoptèrent dans un premier temps la photographie que pour célébrer davantage leur activité favorite. La photographie de terrain était sans doute popularisée, mais la photographie animalière n’en était encore qu’à un stade embryonnaire.
Notes de bas de page
1 Sontag Susan, On photography, New York, Rosetta books, 2007 [1973], p. 11.
2 Ibid., p. 10.
3 Ibid., p. 41.
4 Flusser Vilém, Towards a philosophy of photography, Londres, Reaktion books, 2012 [1983], p. 33.
5 Ibid., p. 33.
6 Ibid., p. 33.
7 Champfleury, Les bons contes font les bons amis, Paris, Truchy, 1863, p. 57.
8 Trutat Eugène, La Photographie animée, Paris, Gauthier-Villars, 1899, p. 30.
9 Le compte rendu en fut publié en 1882, l’année même de la publication par Marey du premier article sur son fusil photographique dans la revue La Nature. Voir Launay Françoise, The Astronomer Jules Janssen. A Globetrotter of Celestial Physics, New York, Springer, 2012.
10 Marey Étienne-Jules, « Le Fusil photographique », La Nature, vol. 18, no 464, 22 avr. 1882, p. 326.
11 Ibid., p. 327.
12 Voir entre autres : Braun Marta, Eadweard Muybridge, Londres, Reaktion Books, 2010 ; Brookman Philip, Eadweard Muybridge (Washington, Corcoran Gallery of Art, 10 avr. – 18 juil. 2010 ; Londres, Tate Britain, 8 sept. 2010 – 16 janv. 2011), San Francisco/Londres, Corcoran gallery of art/Tate Britain, 2010 ; Gordon Sarah, Indecent exposures. Eadweard Muybridge’s Animal locomotion nudes, New Haven, Yale University Press, 2015 ; Frizot Michel, Étienne-Jules Marey : chronophotographe, Paris, Nathan/Delpire, 2001.
13 Anonyme, « Landscape Lessons », The Photographic World, 1872, p. 18.
14 Anonyme, « Wilson’s landscape studies », The Photographic World, 1872, p. 112-113.
15 Anonyme, « Landscape photography », Photographic Times, vol. V, 1875, p. 15.
16 Mansfield George, « Landscape Photography », Photographic Times, vol. VIII, 1877, p. 59-61.
17 Steele Thomas S., Canoe and Camera. A two hundred mile tour through the Main Forests, New York, Orange Judd Company, 1880.
18 Forest and Stream, 14 oct. 1880, p. 207.
19 Environ 13 × 20 cm.
20 Description intégrée au catalogue de la compagnie, reproduite par Rob Niederman : http://www.antiquewoodcameras.com/tourogr1.html. (consulté le 30 janvier 2022).
21 « Attractive to photographers », Forest and Stream, 3 avr. 1890, p. 206.
22 Manuel du No 5 folding Kodak, Eastman Kodak Company, janv.1892, p. 35.
23 Voir Furstinger Nancy, Mercy. The Incredible Story of Henry Bergh, Founder of the ASPCA and Friend of Animals, New York, Houghton Mifflin Harcourt, 2016 ; Frazier Nash Roderick, The Rights of Nature. A History of Environmental Ethics, Madison, The University of Wisconsin Press, 1989.
24 Frazier Nash Roderick, The Rights of Nature, op. cit., p. 46.
25 Publicité pour le fusil photographique de Kilburn, dans Trail Taylor John, The Photographic amateur. A series of lesson in familiar style for those who desire to become practically acquainted with this useful and fascinating art, New York, Scovill Manufacturing Co., 1883, p. 22.
26 Ibid., p. 22.
27 Anonyme, « The Kilburn gun camera », The Photographic Times, vol. 13, 1883, p. 477-478.
28 Anonyme, « Rod and Gun and Camera », Forest and Stream, 21 avr. 1892, p.1.
29 Ibid., p. 1.
30 [Annonce publicitaire pour le concours de photographie], Forest and Stream, avr. 1892, p. VI.
31 Pizarth, « A gun camera », Forest and Stream, 4 août 1892, p. 92.
32 Anonyme, « Versatility », Forest and Stream, 4 août 1892, p. 89.

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