Épilogue. Une discipline de l’image
p. 351-357
Texte intégral
1Cet ouvrage s’est attelé à l’élucidation d’un paradoxe : celui né de la confrontation entre un foisonnement de photographies, d’une part, et des discours historiques invisibilisant et discréditant cette présence, de l’autre. Quel statut l’ethnologie française accordait réellement aux images entre 1930 et 1950 ? Leur production et leur accumulation revêtaient-elles des enjeux scientifiques qui s’articulaient à d’autres logiques et d’autres ambitions visuelles ? Pour cerner ces questions, nous avons examiné les discours méthodologiques, les pratiques institutionnelles et avons regardé la façon dont un certain nombre de chercheurs ont utilisé les images dans leurs publications. Ici et là, le médium photographique fut convoqué et largement mis en œuvre, pour des enjeux scientifiques, mais également commerciaux, médiatiques et politiques, suggérant que sa place n’était finalement pas si marginale. Alors que l’on a pu reprocher à l’anthropologie de discréditer l’usage du visuel – Margaret Mead la qualifiait d’une « discipline de mots » en 19751 – au terme de notre exploration, il y a lieu d’affirmer que l’ethnologie a bien été aussi un temps, en France, une discipline de l’image.
L’ethnologie et son public
2En soulignant la place importante accordée à la photographie par l’ethnologie française à l’orée des années 1930, cette étude fait ressortir le fait que les enjeux d’objectivité et de documentation scientifiques ne sont pas les seuls à lui être associés. Si la photographie trouve une telle place au sein des institutions et dans les pratiques des chercheurs, c’est parce que d’autres qualités et d’autres capacités lui sont reconnues : celles de populariser et de moderniser la discipline, de capter des spectateurs et des regardeurs, de donner une plus large audience à l’ethnologie. Le médium participe en effet à cette période de la naissance d’un public de l’ethnologie, que le musée d’Ethnographie du Trocadéro puis le musée de l’Homme ont particulièrement à cœur de développer, et que les images soutiennent et prolongent dans et hors des murs des institutions. Les photographies deviennent ainsi des médiatrices de la discipline, à l’heure où l’on plébiscite l’éducation populaire et où l’ethnologie cherche à valoriser les cultures différentes – et non inférieures – qu’elle prend pour objets.
3Cette vocation publique des images modifie alors le rapport de certains chercheurs aux photographies qu’ils produisent : la médiatisation visuelle et le regard du spectateur ont pu parfois être anticipés dès le terrain. On réalise des images pour les salles du musée, pour la presse, pour les publications, pour le public, de la même manière que bientôt on commence à produire des films. Alors que, jusqu’aux premières décennies du siècle, la discipline intégrait à son corpus visuel des productions populaires et commerciales réalisées à d’autres fins, telles que les cartes postales, le mouvement s’inverse à partir des années 1930 : les chercheurs et les institutions participent dorénavant à l’élaboration de ces supports publics et populaires, voire commerciaux, et, ce faisant, en reprennent parfois les codes. Il ne s’agit plus essentiellement d’accorder une caution à des productions extérieures, mais de les intégrer au sein même des pratiques courantes des ethnologues et de gérer ainsi l’ouverture et la promotion de l’ethnologie.
4La fin des années 1940 et les années 1950 marquent néanmoins un moment de crise dans cet engouement médiatique pour les images : la prise en compte de ce public, qui est alors aussi celui des explorateurs, n’est pas sans mener à ce que certains perçoivent comme des dérives spectaculaires, contraires à une forme d’éthique scientifique. Un risque semble en effet se faire jour lorsque l’objectif de satisfaire le goût des spectateurs prend le pas sur l’objectif scientifique, voire l’entrave. Un débat s’ouvre alors avec vigueur à cette période à propos des productions cinématographiques et pose la question des critères de distinction : on tente de différencier les images légitimes à intégrer le corpus visuel de la discipline, de celles qui ne le seraient pas. Cette crise d’éthique visuelle marque alors un tournant dans le rapport de l’ethnologie aux images : y avoir recours pour l’exacerbation publique de la discipline ne fait plus, désormais, l’unanimité.
Les raisons du document
5Le travail mené dans cet ouvrage appelle également à repenser le rôle et la valeur accordés aux documents photographiques en ethnologie. L’analyse du fonctionnement de la photothèque du musée de l’Homme vient en effet complexifier la grille d’analyse selon laquelle accumuler des images serait, d’une part, une façon d’amasser des supports pour le travail scientifique selon le « paradigme de la collecte » issu des sciences naturelles, et d’autre part, une réponse à l’urgence et à la sensation de perte de son objet qui imprègne alors la discipline. Outre ces enjeux, la photothèque du musée de l’Homme associe en effet aux documents photographiques une valeur commerciale, et ce dès son ouverture. L’organisation administrative et matérielle du service est conçue pour faciliter la recherche et la reproduction d’images, destinées notamment à être vendues. La photothèque prête une attention particulière aux droits des photographes et adopte ainsi un fonctionnement à mi-chemin entre l’agence photographique et la banque d’images, qui s’avère économiquement porteur jusqu’aux années 1950 et au-delà. L’accroissement des collections et leur organisation va donc de pair avec la perspective de leur diffusion : il ne répond pas seulement à une logique d’exhaustivité et d’inventaire scientifique mais incarne une réelle ambition commerciale. Cette photothèque représente ainsi un jalon important et désormais bien documenté de « l’histoire du business documentaire2 » : elle invite en effet à repenser le sens de l’accumulation et du document. Alors qu’à la fin du xixe siècle, accumuler et organiser des collections photographiques au sein d’institutions scientifiques et anthropologiques contribuait à les doter d’une puissante autorité scientifique3, une telle politique s’accompagne d’un sens différent à partir des années 1930 dans l’ethnologie française : elle représente, pour une institution comme le musée de l’Homme, un vecteur d’autorité et de pouvoir économiques. C’est sur le marché des images qu’il s’agit, aussi, de se faire une place.
Chronologie décalée, chronologie éclatée
6Cette étude met enfin au jour la singularité de l’ethnologie française dans son rapport aux photographies et dans sa chronologie. Le tournant que connaît la tradition anglo-saxonne au début du xxe siècle n’affecte pas, en effet, les pratiques françaises : alors que, d’un côté, les collections photographiques institutionnelles perdent de leur importance au profit d’un accroissement de la valeur scientifique des pratiques individuelles de terrain, c’est-à-dire produites par et pour un chercheur4, en France, la constitution d’une archive visuelle collective connaît au contraire une impulsion nouvelle à partir de la fin des années 1920. Certes, les ethnologues pratiquent déjà considérablement la photographie sur leurs terrains, mais ils déposent pour autant volontiers leurs prises de vue au sein des collections du musée. Cette dernière institution – le musée d’Ethnographie du Trocadéro, puis le musée de l’Homme – constitue en effet une des originalités de la tradition française, et c’est à travers elle que se forge le rapport de toute une génération d’ethnologues à l’image. Non seulement le musée perpétue le « paradigme de la collecte », dans la mesure où il est avant tout constitué de collections, mais plus encore, comme nous l’avons suggéré, il conduit la discipline à prendre en charge une dimension publique.
7Face à l’éclatement institutionnel de la discipline dans les années 1950, la perte de centralité du musée de l’Homme, et les tensions qui traversent le recours au médium et aux images, on est alors tenté de voir, de ce point de vue aussi, s’esquisser un tournant dans le statut que la discipline accorde aux photographies. S’amorce en effet en France le glissement repéré au début du siècle en Angleterre : certains corpus commencent à échapper aux photothèques pour être plutôt conservés, en tant que production de chercheur, dans des laboratoires de recherches ou des archives personnelles. On remarque que ce repli des ethnologues sur leurs images s’accompagne à certains endroits d’une mise à distance des photographies dans les publications scientifiques et dans les médias publics. La fin du musée invite ainsi à dessiner deux grandes tendances, séduisantes, qui viendraient confirmer, par les images, « la fin du paradigme documentaire » repéré à cette période. L’analyse fine des pratiques et des discours amènent cependant à considérer qu’elles doivent être nuancées : de ce point de vue, les années 1950 sont davantage celles d’une diffraction des pratiques visuelles et du statut des images que celles d’un véritable tournant univoque.
8À cette forme de repli sur les images s’opposent ainsi de nombreuses permanences : celles de pratiques visuelles encore soutenues, de collections toujours croissantes, de contributions répétées à des conférences publiques, de publications dans des revues grand public, et d’un déploiement des pratiques cinématographiques. Certes, la cohésion visuelle qui fédérait la discipline, par le biais du musée, dans les années 1930, n’est plus de mise ; l’intérêt d’avoir recours aux photographies, de les accumuler et de les diffuser ne fait plus l’unanimité. Pour autant l’ethnologie n’a pas fini d’avoir affaire aux images.
Le devenir des images de l’ethnologie
9Il serait difficile de clore le propos sans soulever la question des enjeux contemporains des photographies de l’ethnologie. Mauss et Griaule envisageaient à leur manière la façon dont ces images devaient participer à un processus temporel à longue échéance, en théorisant une forme de division temporelle du travail : la constitution des collections, prioritaire, avait pour objectif de permettre à l’avenir l’étude précise et documentée des phénomènes sociaux et culturels, dont la diversité était en train de s’estomper. Les documents photographiques ne jouent sans doute pas aujourd’hui le rôle de sources de connaissance anthropologique à la hauteur des espérances de ces deux auteurs. Ils revêtent toutefois un enjeu contemporain de taille lorsqu’ils sont regardés non plus tant par les chercheurs mais par les membres des communautés autochtones photographiées.
10Depuis le début des années 2000, des processus de « retour » des images vers les terrains et les communautés sont mis en œuvre ou amorcés. Dans un mouvement plus global de reconnaissances des droits des peuples autochtones, des revendications s’affirment et aboutissent le plus souvent à des restitutions numériques, opérées dans le cadre de projets menés en collaboration avec des chercheurs et des institutions détentrices des images5. On réalise en effet que les photographies de l’ethnologie, parallèlement aux objets et aux autres types d’enregistrements, constituent de précieux témoignages, de précieuses sources, sans équivalents, pour les communautés qu’elles représentent. On réalise parallèlement que ces communautés possèdent un savoir inégalable sur ce que ces images montrent, qui permet nettement d’en affiner la compréhension. La prise en charge de ces enjeux et de ces circulations reste toutefois inégale parmi les institutions anthropologiques occidentales, à l’image de la question de la restitution en tant que telle. C’est que reconnaître des droits aux communautés autochtones sur ces collections a et aura des implications majeures pour ces institutions6 : il s’agit de repenser et d’élargir le statut patrimonial de ces photographies en admettant les histoires et les contre-histoires dont elles peuvent dorénavant être l’objet7.
Notes de bas de page
1 Mead Margaret, « Visual anthropology in a discipline of words », dans Hockings Paul E. (dir.), Principles of Visual Anthropology, op. cit., p. 3-10.
2 Brunet François, La photographie. Histoire et contre-histoire, Paris, Presses universitaires de France, 2017, p. 95.
3 Edwards Elizabeth, Raw Histories, op. cit.
4 Ibid. ; Pinney Christopher, « The parallel histories of anthropology and photography », dans Edwards Elizabeth (dir.), Anthropology and Photography 1860-1920, op. cit.
5 Plusieurs de ces projets ont donné lieu à la publication d’articles, de la part des anthropologues impliqués, parfois en collaboration avec des membres des communautés sources. Voir notamment Peers Laura L., Brown Alison K. (dir.), Museums and Source Communities. A Routledge Reader, Londres, Routledge, 2003 ; Edwards Elizabeth, Morton Christopher (dir.), Photography, Anthropology and History. Expanding the Frame, Farnham/Londres/New York, Ashgate/Routledge, 2009. Le musée du quai Branly, qui n’a pas été pilote sur ce genre de projets, a participé au projet d’ampleur porté par Jane Lydon sur le retour des photographies des aborigènes d’Australie, Returning Photos (2011-2017), et participe actuellement au projet Savoirs autochtones Wayana Apalaï (SAWA) en collaboration avec l’université de Nanterre notamment, et qui donne lieu à des modalités de collaboration inédite, objet d’une réflexivité. Voir notamment le site internet qui résulte de ce projet, pensé par les communautés concernées : https://watau.fr/s/watau-fra/page/accueil.
6 Edwards Elizabeth, « Talking visual histories. Introduction », dans Peers Laura L., Brown Alison K. (dir.), Museums and Source Communities, op. cit.
7 Brunet François, La photographie, op. cit., p. 330.

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