Prologue. Face aux objets
p. 7-22
Texte intégral
1Les collisions sont fécondes. Cette étude est le fruit de la rencontre entre deux modalités photographiques déployées dans le champ ethnologique : la collection et l’exposition. Nous les avons d’abord étudiées distinctement ; puis, à tenter de les comprendre ensemble, leur emboîtement nous a paru mal assuré. C’est ce qui a stimulé la présente étude.
2Il y eut d’une part les images de l’ethnologue Georges Duchemin, qui peuplaient par milliers les armoires d’un musée. Elles avaient été prises pour beaucoup dans les années 1940 et 1950, en Afrique de l’Ouest essentiellement, et restaient largement insaisissables dans leur agencement et leur isolement : à quelle quête répondait la patiente création d’une telle collection ? Autre lieu, autre modalité d’apparition. Au musée d’Ethnographie du Trocadéro cette fois : une série d’expositions photographiques organisées dans les années 1930 vint complexifier l’appréhension du rôle dévolu aux images au cœur de cette discipline, qui dépassait peut-être la simple recherche d’exhaustivité documentaire. On ne se contentait pas de compiler, on montrait et on exposait. Le public devenait un horizon, qui restait introuvable dans l’archive de Duchemin.
3Parce que ces deux usages de la photographie véhiculent des rapports très différents à un même médium, ils nous ont incités, par ricochet, à vouloir comprendre comment, au sein d’une même discipline, l’enjeu scientifique des images a pu s’articuler avec d’autres logiques et d’autres ambitions visuelles. Ces deux corpus invitent également à penser cette articulation dans le temps : entre l’élan visuel du Trocadéro et l’archive du chercheur, des années 1930 aux années 1950, ne se dessinerait-il pas une forme de repli de l’ethnologie sur ses propres images ? L’objectif du présent travail est d’éclairer cette question, de voir comment s’imbriquent, à une période charnière et foisonnante, les différents usages et les différents objets qui constituent, en France, la trame du rapport de l’ethnologie à la photographie.
Photographie et ethnologie : reprendre la chronologie
4Le rapport de l’ethnologie française à la photographie, à partir des années 1930, est encore un point aveugle de l’historiographie qui, depuis la fin des années 1980, s’est tournée vers les images de la discipline1 : celui-ci résulte, d’une part, de l’intérêt qu’ont d’abord suscité les clichés du xixe siècle, et d’autre part, de l’importation trop rapide, en France, d’une grille de lecture façonnée à travers l’analyse des dynamiques propres au contexte anglo-saxon. Les travaux qui posent les premières bases pour comprendre l’enjeu de l’usage des photographies en anthropologie apparaissent en effet aux États-Unis et en Angleterre, à l’occasion d’un moment de crise dans la discipline, d’une mise en question des musées d’ethnographie et du statut de leurs objets. C’est à la suite de l’exposition au Peabody Museum (Cambridge, Massachusett) et du catalogue associé, From Site to Sight, qu’Elizabeth Edwards, depuis le Pitt Rivers Museum (Oxford), édite en 1992 l’ouvrage collectif Anthropology and Photography, 1860-19202. Christopher Pinney y insiste sur l’idée que l’histoire de la photographie et celle de l’anthropologie suivent des trajectoires parallèles, qui se tissent mutuellement ; il propose de ne pas considérer comme le simple fait du hasard les concomitances chronologiques, parmi lesquelles figurent la naissance de la Société d’ethnologie de Londres (1843) et l’annonce par Louis Daguerre, puis Henry Fox Talbot de la découverte du procédé photographique peu de temps auparavant3.
5Un intérêt pour ces questions se manifeste au même moment en Allemagne4. En France, de façon contemporaine, la revue L’Ethnographie y consacre un numéro5, et quelques historiens de la photographie s’emparent du sujet. Outre un compte rendu du numéro spécial par Florence Denoyelle6, Michel Frizot relaye par exemple « la prise en considération récente de l’iconographie ethnologique (qui n’avait été recueillie jusqu’ici ni par les sociétés photographiques ni par les institutions photographiques) », en soulignant que « les fonds importants découverts auprès de sociétés d’ethnographie […] et leur diffusion progressive laissent penser que le matériau est abondant7 ». Sa Nouvelle histoire de la photographie, publiée en 1994, est le premier ouvrage général sur l’histoire du médium à y accorder une place en France. De son point de vue, comme dans les travaux d’André Rouillé, qui participe au numéro de L’Ethnographie de 1991, c’est d’abord la question de la représentation des corps, objet d’une nouvelle attention8, qui mène à ces nouveaux objets9. C’est dans ce contexte qu’un mémoire de recherche est consacré aux rapports entre photographie et anthropologie en France au xixe siècle10, ou que sont examinés les pratiques anthropométriques, le rôle des Instructions11 et la figure de Roland Bonaparte12. Ces renouvellements historiographiques sont par ailleurs concomitants de la redécouverte des vastes et précieuses collections de la photothèque du musée de l’Homme, qui révèlent de précieux daguerréotypes13.
6Cette attention aux productions du xixe siècle s’inscrit dans le moment d’un retour de l’anthropologie vers les aspects problématiques de son histoire, notamment la part coloniale de la discipline. Elle est également motivée par un intérêt croissant pour la photographie ancienne, pour les productions vernaculaires et documentaires14, et, plus prosaïquement, par l’état de certaines collections qu’il devient urgent de reconditionner. Elle est, par ailleurs, largement légitimée par la trame narrative qui s’élabore à la même période, telle qu’on la trouve d’abord esquissée dans l’essai, déjà mentionné, de Pinney, qui n’a guère incité à examiner les productions au-delà du tournant du siècle. Il distingue en effet deux moments dans les relations qu’entretiennent la photographie et l’anthropologie, lesquels correspondent à deux mouvements contradictoires : le premier court jusqu’au tournant du siècle et s’apparente à une « dé-platonisation » du monde ; le sens passe par le regard, l’image peut en être le vecteur. Inversement, après 1900, on assisterait à une « re-platonisation » des stratégies anthropologiques, reposant sur l’idée que le véritable sens échappe au visible, et qu’il est plutôt à chercher du côté des structures sociales : les faits sociaux auxquels on s’intéresse désormais ne sauraient être appréhendés par la photographie15. Pour Emmanuel Garrigues, c’est plutôt dans les années 1920, autour de Bronislaw Malinowski que se dessinerait le tournant historique du rapport aux photographies, qui serait le fruit de la mutation du rapport au « terrain » : « c’est au moment où l’ethnographie tente de devenir scientifique par la pratique effective du terrain, au début du xxe siècle, que commence sa relation parallèle problématique avec la photographie16 ».
7À quelques décennies près, cette vision dichotomique appréhende les rapports de l’anthropologie aux images par le prisme de la tradition britannique et de ses mutations au début du siècle ; ses objets et son ancrage institutionnel passent en effet du musée à l’université17. Cependant, cette grille de lecture sert rapidement à examiner les rapports de l’ethnologie à la photographie au-delà de ce cadre : elle est ainsi reprise en France dans un des premiers livres qui tente une historicisation du phénomène photographique dans les sciences sociales18. Elle se voit ensuite confirmée en 2000 dans le numéro spécial que le Journal des anthropologues consacre à cette question. Sylvain Maresca y parle lui aussi en introduction d’un rapport « platonicien » des chercheurs aux images, et souligne, dans sa mise en perspective historique, que « la photographie [a] contribué pour une part importante à l’essor scientifique de l’anthropologie, même si la foi dans ses vertus de description et d’authentification s’est épuisée dès le tournant du vingtième siècle19 ». Cet épuisement serait d’autant plus crédible qu’il répond historiquement au recul plus général, dans le domaine scientifique, de la foi en l’objectivité mécanique : les travaux de Lorraine Daston et Peter Galison mettent en avant ce phénomène dès 199220. Cette lecture chronologique, qui repose sur une connaissance encore approximative du rôle et de la place que l’ethnologie française accorde au médium, vient néanmoins jeter un voile sur la production foisonnante du xxe siècle, dont seules quelques expériences et quelques pratiques singulières vont retenir l’attention. C’est de ces objets que va s’emparer l’anthropologie visuelle, dont nous souhaiterions toutefois montrer qu’elle a contribué à masquer le rapport historique de la discipline aux images.
Soulever le voile de l’anthropologie visuelle
8La trame historique du rapport de l’anthropologie à la photographie qui se dessine à la fin des années 1990 est renforcée par la confrontation à une autre histoire : celle du cinéma ethnographique. C’est essentiellement sur son versant cinématographique que l’image a suscité un intérêt dans les rangs de la discipline depuis les années 1970. Les quelques essais historiques soulignent l’essor de cette technique dans les premières décennies du siècle21, avec comme jalon Nanook of the North de Robert Flaherty (1922), et, avant cela, les expérimentations de Félix-Louis Regnault notamment. Une séduisante articulation historique devient dès lors plausible : les capacités scientifiques de la photographie seraient d’autant plus épuisées qu’au tournant du siècle, une technique plus prometteuse lui aurait emboîté le pas. De même que la photographie aurait « naturellement » remplacé le dessin, le cinéma aurait supplanté la photographie. L’histoire de l’anthropologie visuelle s’écrit ainsi au prisme de ce déterminisme technologique, qui n’est ordinairement nuancé que par la mention de l’expérience photographique remarquable menée par Margaret Mead et Gregory Bateson en 1942. Leur ouvrage Balinese Characters. A Photographic Analysis sonne comme une exception qui vient confirmer la règle du primat du cinéma.
9L’intérêt accru que suscitent les potentialités de la photographie dans le travail anthropologique depuis les années 199022 conduit néanmoins les chercheurs à ouvrir quelques brèches dans cette chape historique. Outre les questionnements théoriques et méthodologiques que suscite l’usage du médium23, et au-delà des liens entretenus avec quelques photographes contemporains qui partagent les questionnements des chercheurs24, une tentative a été menée pour renforcer la légitimité de cette pratique par l’agencement d’une filiation historique. Deux voies parallèles ont ainsi été empruntées pour en poser les premiers jalons : elles ont consisté, d’une part, à examiner les photographies des grands noms de la discipline25, et de l’autre, à rechercher les expérimentations visuelles et scientifiques les plus fécondes et les plus ambitieuses. C’est dans ce contexte que l’on accorde en France une attention nouvelle aux images de Malinowski26, que l’on redécouvre celles de Mead et Bateson, ou encore que l’on exhume, évidemment, celles de Claude Lévi-Strauss27. La figure de Pierre Verger attire également les regards : cumulant les légitimités d’ethnologue et de photographe, ce dernier représente une passerelle remarquable entre ces deux univers et ces deux histoires. Il n’a pas simplement pratiqué la photographie pour l’anthropologie, mais a construit et appréhendé ses objets de recherche en ayant recours à ce médium. Depuis l’entretien accordé à Garrigues en 1991, son travail fait l’objet d’une attention accrue, tant dans le champ de l’anthropologie28 que dans celui de la photographie29.
10La première exploration historique du rapport de l’ethnologie française à la photographie, au cours du xxe siècle, se focalise ainsi sur des pratiques ponctuelles, d’autant plus susceptibles de capter l’attention qu’elles sont chargées d’une intentionnalité de faire science : ce sont les « traces d’opérations de recherche30 », capables de résonner avec leurs propres pratiques31, qui intéressent avant tout les anthropologues. L’histoire qui s’écrit dès lors est nécessairement fragmentaire, voire, à certains égards, sélective : la façon dont Marcel Griaule investit les potentialités du médium ne fait par exemple l’objet que d’une discrète attention32. Par ailleurs, la distance qu’affichent certains ethnologues, tel que Claude Lévi-Strauss, vis-à-vis de leur propre production, contribue sans doute à vider le projet historique de sa substance33. Le mot de l’ethnologue sonne comme une mise en garde : considérer les images des chercheurs suivant le point de vue de l’auteur ne saurait toujours suffire à en comprendre les motivations et les enjeux. La logique photographique dépasse les ethnologues ; il semble qu’il faille davantage la comprendre à l’échelle d’une discipline et d’un contexte.
11En parallèle des explorations historiques de l’anthropologie visuelle, la photothèque du musée de l’Homme a suscité des premiers travaux dans les années 199034 suggérant que le rapport de la discipline à la photographie au long du xxe siècle ne prend pas seulement corps dans le bureau ou sur le terrain du chercheur. L’existence de cette structure laisse penser au contraire qu’il existe des logiques inhérentes au fonctionnement institutionnel de la discipline, dont la compréhension passe dès lors par une historicisation du rapport de l’ethnologie aux images.
Les images d’une science à la lumière de l’histoire culturelle
12L’ouverture des tiroirs de la photothèque du musée de l’Homme dans les années 1990 fait surgir des milliers de photographies de provenances diverses, qui amènent les auteurs de ces premiers travaux à constater que, par le biais des images, l’ethnologie ne fonctionne pas en vase clos, mais qu’elle s’insère au contraire dans un tissu social et culturel plus large : outre la production des ethnologues, on y découvre en effet des photographies réalisées par des militaires, des amateurs, des voyageurs, etc. Cela entraîne une mise en question de la notion de « photographie anthropologique » qui ne suffit plus à caractériser les images de la discipline : il ne s’agit plus seulement de qualifier et de considérer des images effectuées avec une intention scientifique avérée, mais d’étendre l’analyse aux photographies qui ont fait l’objet d’une « utilisation proposée ou effective, à un certain moment, pour la recherche en ethnologie35 ». Tout l’enjeu de cette définition résidant dans l’idée d’une « utilisation proposée ». Ce sont donc les objets eux-mêmes qui invitent à modifier l’angle d’approche et à considérer la façon dont ceux-ci contribuent à façonner l’histoire culturelle de la discipline.
13Cette perspective trouve un écho dans le renouvellement historiographique que connaît depuis quelques années l’histoire de l’ethnologie en France. Jean Jamin et James Clifford ont repéré, dès les années 1980, les accointances de la discipline avec les avant-gardes artistiques dans l’entre-deux-guerres36, invitant dès lors à saisir la participation de l’ethnologie à des réseaux bien plus étendus que ceux du seul milieu scientifique. Ainsi ont-ils souligné le rôle central que le musée d’Ethnographie du Trocadéro, à partir de 1928, a joué au sein de ces échanges, musée dont l’histoire foisonnante suscite depuis le vif intérêt des historiens37. Ils ont également mis en avant les enjeux mondains, culturels et politiques de la célèbre mission Dakar-Djibouti (1931-1933), dont l’histoire est elle aussi retravaillée en profondeur depuis quelques années38, ainsi que celle des missions africanistes qui lui ont succédé au cours des années 193039. L’enjeu culturel de l’ethnologie au cours de l’entre-deux-guerres, qui correspond à la période d’institutionnalisation de la discipline, suscite donc une attention particulière ces dernières années. Cet intérêt s’étend néanmoins au-delà des années 1940, à travers le travail sur l’histoire du musée de l’Homme40 (ouvert en 1938), ainsi que par une mise en perspective de l’engagement littéraire des ethnologues au fil du xxe siècle41.
14Ces travaux soulignent comment la dimension culturelle de l’ethnologie a joué un rôle important dans la configuration et la définition de la discipline ; une place est faite à de nouveaux objets, qui travaillent à la marge des pratiques scientifiques42. L’ethnologie reprend alors à son compte les nouvelles perspectives de recherche qu’esquissait, dès les années 1990, le courant social et culturel de l’histoire des sciences :
[…] sous l’apparence de la trivialité et de la non-pertinence, se cachent en fait des objets essentiels à une bonne compréhension des pratiques scientifiques, des objets dotés d’une historicité forte permettant à la discipline de ne pas rester enfermée sur elle-même et de se lier à l’histoire culturelle, à l’histoire industrielle ou à celle des instruments – en bref des objets permettant à l’histoire des sciences de réintégrer l’ensemble des questionnements historiques, sans aucune exception43.
15Les photographies n’ont pas le prestige des écrits littéraires ; elles sont le plus souvent considérées comme un « sous-produit » de la discipline44. Elles semblent toutefois pouvoir constituer, dans cette perspective, des objets d’études aptes à éclairer les enjeux sociaux et culturels de l’ethnologie. C’est pourquoi le travail que nous présentons ici, partant de cette hypothèse, associe à une enquête sur les discours méthodologiques concernant l’usage de la photographie, une étude des politiques institutionnelles que la discipline met en œuvre à travers la constitution de photothèques. Ces structures ouvrent le cadre d’analyse de l’histoire de la discipline, dans la mesure où elles invitent à la considérer à la lumière de l’histoire des archives photographiques et de la documentation visuelle, qui fait, elle aussi, l’objet d’un profond renouvellement ces dernières années45.
16La photothèque du musée de l’Homme, dont l’analyse s’inscrit dans la lignée des travaux existants46, représente donc un point de départ privilégié, qui résonne par ailleurs avec de nouvelles perspectives de recherche. Nous souhaitons en effet examiner la manière dont se perpétue et se modifie, au xxe siècle, cette « impulsion documentaire » qui stimulait déjà la création de nombreuses collections dans la seconde moitié du xixe siècle47. Constituées au début du xxe siècle, les Archives de la Planète d’Albert Kahn en représentent un autre exemple, souvent rapproché du musée de l’Homme. Notre objectif n’est donc pas seulement d’analyser le phénomène d’accumulation mis en œuvre au sein de cette institution, par le biais de la « collection48 », mais de mieux cerner l’originalité et les enjeux de la photothèque, au regard d’une histoire de la documentation visuelle. Comme l’ont noté Elizabeth Edwards et Christopher Morton, la place que les musées font aux images reste encore très peu problématisée49. Le musée de l’Homme, avec sa photothèque, semble aller à l’encontre de la tendance repérée par Clément Chéroux et Ilsen About, selon laquelle les projets institutionnels « furent largement supplantés au début du xxe siècle par des entreprises privées et commerciales50 ». Alors qu’un certain nombre de travaux actualisent depuis peu la question des enjeux économiques associés aux images et aux structures qui en sont pourvoyeuses au xxe siècle51, il s’agit d’éclairer la place qu’occupe l’ambitieuse photothèque du musée de l’Homme dans ce paysage, et la façon dont elle participe de cette dynamique.
17L’analyse de ce genre de structures, qui non seulement accumulent, mais procurent et vendent des images, invite par ailleurs à prendre en compte la question de la circulation des photographies issues de la discipline : non seulement toute une iconographie peut avoir été produite dans un contexte extérieur au champ scientifique, mais elle est également susceptible de s’insérer dans des réseaux visuels qui débordent le domaine scientifique. Nous faisons néanmoins l’hypothèse que cette ouverture n’est pas uniquement le fait des photothèques, qui concrétisent et matérialisent le rapport entre la discipline et, de façon plus large, avec les images. Le musée, par le biais de ses espaces d’exposition et des réseaux qu’il tisse, fait de l’image un outil de médiation et de médiatisation dans ses murs et au-delà ; un certain nombre d’ethnologues utilisent également leurs photographies au sein des réseaux de la presse illustrée, dans des publications grand public et en lien avec l’essor exacerbé d’une mystique de l’exploration au fil de la période que nous étudions. Les logiques qui président à la circulation des photographies de l’ethnologie viennent en somme brouiller les frontières entre ce qui relève du scientifique et ce qui n’en relève pas, contribuant par-là même à faire de l’ethnologie, dans les années 1950, une science du voyage a priori populaire.
Travailler de l’intérieur la question coloniale
18Tenter de cerner la façon dont l’ethnologie est travaillée par les images suppose également de prendre en compte les implications coloniales de la discipline, qui ne constituent plus aujourd’hui un point aveugle de son histoire52, comme cela a pu être le cas auparavant. Durant les années 1980, les premiers regards portés sur les photographies de l’anthropologie sont indéniablement motivés par ce que ces images du xixe siècle dévoilent des pratiques historiques de la discipline, par ce qu’elles ont de hautement problématique, voire de révoltant. Les images exposées par le Peabody Museum en 1987 sont décrites par Elizabeth Edwards comme « un matériel visuellement puissant étroitement lié aux questions historiques sensibles telles que celles de l’expansion coloniale et de la représentation des peuples indigènes selon des valeurs euro-centriques, questions qui sont toujours brûlantes53 ». L’exhumation de ces images s’inscrit au cœur d’une crise de la discipline, dans le rapport à son autorité, à ses objets et à son histoire. Elle vacille notamment face aux approches critiques que déploient les postcolonial studies à la suite de l’ouvrage Orientalism d’Edward Saïd54 (1978), études nourries des analyses de Jacques Derrida et de Michel Foucault55. Parmi les anthropologues, les essais de Johannes Fabian et Nicholas Thomas en particulier pointent du doigt l’ancrage évolutionniste de la discipline, qui se traduit par un « déni de co-temporalité » encore palpable à certains égards : « la présence empirique de l’Autre se transforme en absence théorique, tour de passe-passe exécuté par un ensemble de procédures qui visent toutes à maintenir l’Autre en dehors du Temps de l’anthropologie56 ».
19Or, rapidement, les photographies dont la discipline s’est dotée au xixe siècle apparaissent comme une de ces « procédures », à la fois dans leur forme et dans leur organisation : d’une part, les portraits anthropométriques, de face et de profil57, qui « décontextualisent » le sujet – réduit le plus souvent à un « type » – en deviennent une des incarnations58 ; de l’autre, les Atlas et les archives photographiques, qui insèrent ces portraits dans des cases et organisent le monde en fonction des « races », rendent palpable une violente objectivation de l’altérité. On regarde en effet ces objets et ces pratiques à la lumière des travaux d’Allan Sekula et de John Tagg59, qui soulignent la façon dont la photographie a été, depuis la seconde moitié du xixe siècle, une technologie d’exercice du pouvoir et de contrôle des masses par l’État moderne, un outil mis au service des ambitions « panoptiques » qui caractérisent ce mode de gouvernement60. Au sein du processus de colonisation, une telle ambition s’étend aux territoires sous domination, à laquelle participe alors l’entreprise anthropologique. De sorte que le corpus scientifique rassemblé dans les institutions de la discipline se distingue difficilement du corpus plus vaste des photographies coloniales, redécouvert à partir des années 1980-1990 et analysé dans une perspective postcoloniale : on s’attelle enfin à historiciser les images de l’anthropologie, au même titre que les autres61, en les considérant à la lumière du contexte colonial de leur fabrication et des relations de dominations qu’il implique.
20Ces travaux viennent indéniablement stimuler un courant de recherche, en confrontant l’histoire de la photographie et les études visuelles à de nouvelles problématiques. Ils ont ouvert la voie à des analyses mettant en lumière la façon dont le développement de la technique photographique a été intrinsèquement lié au geste impérial62. En revanche, la grille d’analyse postcoloniale qu’ils proposent permet plus difficilement d’appréhender, à une autre échelle, la complexité des objets et des pratiques, de même que le rôle des acteurs : la relation coloniale tend à être comprise de façon dichotomique comme un rapport de domination indépassable, dont les photographies seraient nécessairement l’expression. Le courant des études coloniales en France a engagé une lecture critique de ces approches dans les années 2000, en incitant à faire preuve de nuance et à éviter de plaquer sur les objets d’étude un schéma de domination coloniale a priori63. Ces remarques sont en effet nées du besoin de reconnaître les capacités d’actions des acteurs, afin de comprendre notamment la possibilité des processus de résistance au pouvoir colonial. Ces chercheurs accordent ainsi une prévalence au concept de « situation coloniale64 », suggéré par l’anthropologue Max Gluckman dès 1940 et développé par Georges Balandier en 1951. Ce dernier invite à repenser la façon dont se configure le rapport colonial et ses implications, et permet par là même de s’émanciper d’une lecture qui ne regarde les images que comme les reflets d’une nécessaire domination.
21C’est dans cette optique dépassionnée que nous entendons regarder les images et les pratiques de l’ethnologie jusqu’aux années 1950. L’histoire coloniale a en effet marqué l’histoire de la discipline, traversée par un rapport ambivalent au pouvoir colonial : si, à l’Exposition coloniale de 1931, l’ethnologie a toute sa place, on observe, dans les années 1950, le déploiement du processus de décolonisation en Afrique, qui s’accompagne d’une montée des critiques dans les rangs des chercheurs. La proximité avec l’œuvre coloniale, explicitement assumée dans l’entre-deux-guerres, laisse place à l’expression de postures distantes, et parfois résistantes, dans les décennies suivantes.
22Tenter d’envisager le rapport de l’ethnologie à la photographie dans la période qui nous intéresse revient d’abord à relever un défi de taille, celui de cerner une masse colossale d’objets qui participent de cette histoire. Outre la collection institutionnelle du musée de l’Homme, compilant déjà des centaines de milliers d’objets, les corpus possibles se sont multipliés depuis les années 1990, à mesure du dépôt des archives d’ethnologues dans différentes institutions scientifiques. Le Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (LESC), rattaché à la Maison d’archéologie et d’ethnologie René-Ginouvès (MAE) de l’université Paris Nanterre, héberge ainsi dans ses fonds des images de Marcel Griaule, de Solange de Ganay, d’Annie et Jean-Paul Lebeuf, et de Guy et Claude Stresser-Péan notamment. Au Collège de France, le Laboratoire d’anthropologie sociale (LAS) contient également, parmi tant d’autres, une partie de la production d’Alfred Métraux, d’Ariane Deluz et de Marguerite Dupire. La Bibliothèque nationale de France (BNF) conserve quant à elle de nombreuses photographies de Claude Lévi-Strauss et de Jean Rouch. Les exemples se multiplient également lorsque l’on regarde du côté de la Bibliothèque du Muséum national d’histoire naturelle (BCM), avec les fonds de Paul-Émile Victor et Paul Rivet entre autres, ou encore du musée du quai Branly-Jacques Chirac (MQB) – fonds Thérèse Rivière, Jacques Faublée, Noël Ballif –, sans parler des instituts basés à l’étranger. Même si l’on ne s’intéresse qu’aux institutions parisiennes, la production représente déjà une quantité démesurée d’objets.
23La patiente exploration de ces fonds a fait ressortir leur singularité et l’intérêt que représenterait, dans bien des cas, une étude centrée sur la place et le rôle des images dans le travail de la chercheuse ou du chercheur, dans une perspective monographique. Mais de telles approches n’étaient pas en mesure de répondre à l’objectif transversal de notre recherche, à savoir la compréhension du statut que la discipline accordait plus largement aux images au cours de la période. L’absence d’images dans certains fonds, comme ceux de Georges Balandier ou Denise Paulme65, pouvait d’ailleurs s’avérer potentiellement tout aussi révélatrice, si l’on faisait l’effort de la contextualiser. Aussi n’avons-nous pas cherché à sélectionner des ensembles cohérents dans cette masse, mais plutôt à les examiner à la lumière d’autres sources historiques et visuelles – discours, archives institutionnelles et publications – afin, in fine, de procéder à une sélection problématisée de cas d’étude. Notre travail construit ainsi un raisonnement historique, à la jonction de ces différentes sources, né de leur rapprochement et de leur confrontation. Naturellement, le propos ne se veut pas définitif : il entend davantage brosser un premier panorama historique des rapports de l’ethnologie à la photographie entre 1930 et 1950.
Notes de bas de page
1 Le numéro, Sur le vif. Photographie et anthropologie, de Gradhiva paru au printemps 2018, coordonné par Camille Joseph et nous-même, vient dorénavant combler en partie cette lacune.
2 Banta Melissa, Hinsley Curtis M., From Site to Sight. Anthropology, Photography, and the Power of Imagery, Cambridge, Peabody Museum Press, 1986 ; Edwards Elizabeth (dir.), Anthropology and Photography 1860-1920, New Haven/Londres, Yale University Press/Royal Anthropological Institute, 1992.
3 Pinney Christopher, « The parallel histories of anthropology and photography », dans Edwards Elizabeth (dir.), Anthropology and Photography 1860-1920, op. cit., p. 74.
4 Theye Thomas (dir.), Der Geraubte Schatten. Die Photographie als ethnograpisches Dokument, Munich, Bucher, 1989 ; Theye Thomas, Ethnologie und Photographie im deutschsprachigen Raum: Studien zum biographischen und wissenschaftsgeschichtlichen Kontext ethnographischer und anthropologischer Photographien, 1839-1884, Francfort-sur-le-Main/New York, Peter Lang, 2004.
5 Garrigues Emmanuel (dir.), L’Ethnographie, no 109, numéro spécial, Ethnographie et photographie, 1991.
6 Denoyelle Françoise, « Ethnologie et photographie. Revue L’Ethnographie (numéro spécial) » (compte rendu), Réseaux. Communication, technologie, société, vol. 10, no 53, 1992, p. 122-123.
7 Frizot Michel, « Corps et délits. Une ethnophotographie des différences », dans Frizot Michel (dir.), Nouvelle histoire de la photographie, Paris, Adam Biro/Larousse, 2001 [1994], p. 269.
8 Didi-Huberman Georges, Invention de l’hystérie. Charcot et l’iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Macula, 1982.
9 Rouillé André, Marbot Bernard, Le corps et son image. Photographies du dix-neuvième siècle, Paris/La Rochelle, Contrejour/Bibliothèque nationale/Maison de la culture, 1986.
10 Jehel Pierre-Jérôme, « Photographie et anthropologie en France au xixe siècle », mémoire de DEA sous la direction de André Rouillé et Sylvain Maresca, Paris, université Paris 8, 1995.
11 Dias Nélia, « Photographier et mesurer : les portraits anthropologiques », Romantisme, no 84, 1994, p. 37-49 ; Blanchard Pascal (dir.), L’autre et nous. « Scènes et types », Paris, Syros, 1995.
12 Coutancier Benoît (dir.), Peaux-Rouges. Autour de la collection anthropologique du prince Roland Bonaparte, Thonon-les-Bains/Paris, Éditions de l’Albaron/photothèque du musée de l’Homme, 1992.
13 Garrigues Emmanuel, « La photothèque du musée de l’Homme », L’Ethnographie, no 109, 1991, p. 185-190 ; Barthe Christine, « La photothèque du musée de l’Homme », Bulletin des bibliothèques de France, no 2, 1994, p. 56-57 ; Barthe Christine, Mauuarin Anaïs, « Entretien avec Christine Barthe », Gradhiva, no 27, 2018, p. 176-195.
14 Les propositions formulées par Jean-François Chevrier, qui ouvraient le champ vers des productions sortant du domaine et des problématiques strictement artistiques, et notamment vers une nouvelle appréhension du « document » furent alors très influentes. Voir Chevrier Jean-François, Lingwood James (dir.), Une autre objectivité, catalogue d’exposition, Milan, Idea Books, 1989.
15 Pinney Christopher, « The parallel histories of anthropology and photography », dans Edwards Elizabeth (dir.), Anthropology and Photography 1860-1920, op. cit., p. 78.
16 Garrigues Emmanuel (dir.), L’Ethnographie, no 109, numéro spécial, 1991, p. 20.
17 Notons que le reste de l’essai de Pinney, qui propose d’envisager une autre histoire des rapports de l’anthropologie à la photographie, consiste à relativiser une telle dichotomie : à l’époque où Pinney rédige son essai, des chercheurs anglo-saxons prennent en effet pour objets des pratiques photographiques postérieures, telles que celles de Bronislaw Malinowski, d’Edward Evan Evans-Pritchard ou de Margaret Mead et Gregory Bateson. Voir respectivement Young Michael, Malinowski’s Kiriwina. Fieldwork Photography, 1915-1918, Chicago, University of Chicago Press, 1998 ; Hutnyk John, « Comparative anthropology and Evans-Pritchard’s Nuer photography », Critique of Anthropology, vol. 10, no 1, 1990, p. 81-102 ; Jacknis Ira, « Margaret Mead and Gregory Bateson in Bali: their use of photography and film », Cultural Anthropology, vol. 3, no 2, 1988, p. 160-177. Actuellement, ce sont notamment les travaux de Christopher Morton qui éclairent les pratiques photographiques anthropologiques dans la première moitié du xxe siècle.
18 Maresca Sylvain, La photographie. Un miroir des sciences sociales, Paris, L’Harmattan, 1996.
19 Maresca Sylvain, « Introduction », Journal des anthropologues, no 80-81, numéro spécial, Questions d’optiques. Aperçus sur les relations entre la photographie et les sciences sociales, 2000, p. 9‑20.
20 Daston Lorraine, Galison Peter, « The image of objectivity », Representations, no 40, 1992, p. 81-128 ; Daston Lorraine, Galison Peter, Objectivité, Dijon, Presses du réel, 2012 [2010].
21 Brigard Émilie de, « Histoire du film ethnographique », dans France Claudine de (dir.), Pour une anthropologie visuelle, Paris, Mouton/EHESS, 1979, p. 21-52 ; Piault Marc-Henri, Anthropologie et cinéma. Passage à l’image, passage par l’image, Paris, Nathan, 2000.
22 Garrigues Emmanuel, L’écriture photographique. Essai de sociologie visuelle, Paris, L’Harmattan, 2000 ; Conord Sylvaine (dir.), Ethnologie française, vol. 37, no 1, Arrêt sur images : photographie et anthropologie, 2007.
23 Parmi les articles publiés dans le numéro spécial d’Ethnologie française (vol. 37, no 1, 2007, dirigé par Sylvaine Conord), celui d’Albert Piette s’intitule « Fondements épistémologiques de la photographie », celui que propose Howar S. Becker, « Les photographies disent-elles la vérité ? », et celui de François Laplantine se nomme « Penser en images ». La perspective est bien celle d’une anthropologie visuelle, comme le suggère le titre de l’introduction de Conord, « Usages et fonctions de la photographie ».
24 Maresca, dans son article « Photographes et ethnologues » (Ethnologie française, vol. 37, no 1, 2007, p. 61-67) souligne qu’« un nombre croissant de photographes professionnels produisent des images dans une optique qui se rapproche ou s’inspire directement des sciences sociales, notamment de l’ethnologie », citant Françoise Huguier, Bernard Descamps et Franck Desplanques. Avant cela, Jehel s’était lui aussi intéressé aux liens que les photographes contemporains entretiennent avec la démarche ethnologique, interrogeant Marc Garanger, Bernard Plossu et Jacqueline Salomon sur leur engagement en ce sens (Jehel Pierre-Jérôme, Photographie et ethnologie. Les photographes français au xxe siècle devant d’autres formes de cultures, Paris, ministère de la Culture, 1996). Cet intérêt est à rapprocher de l’attention plus particulière que suscite l’ethnologie au sein de la création contemporaine, à la suite de l’article de Hal Foster (Foster Hal, « L’artiste comme ethnographe ou la “fin de l’histoire” signifie-t-elle le retour de l’anthropologie ? », dans Ameline Jean-Paul, Bellet Harry (dir.), Face à l’histoire, 1933-1996. L’artiste moderne devant l’évènement historique, catalogue d’exposition, Paris, Flammarion/Centre Georges Pompidou, 1996, p. 498-505). Ce rapprochement a été mis en avant en France par le colloque « L’artiste en ethnographe » (musée du quai Branly, mai 2012) et par la Triennale d’art contemporain du palais de Tokyo à l’été 2012.
25 Emmanuel Garrigues affirme, dans l’introduction au numéro de L’Ethnographie de 1991, que « la photographie est une ethnographie », et tire de là l’hypothèse que l’immense majorité des grands ethnographes du xxe siècle ont aussi été des photographes.
26 Samain Etienne, « Bronislaw Malinowski et la photographie anthropologique », L’Ethnographie, vol. 91, no 118, 1995, p. 107-130.
27 Garrigues Emmanuel, « La photothèque du musée de l’Homme », art. cité ; Lévi-Strauss Claude, Saudades do Brasil, Paris, Plon, 1994.
28 Souty Jérôme, Pierre Fatumbi Verger. Du regard détaché à la connaissance initiatique, Paris, Maisonneuve & Larose, 2007.
29 Maillard Fabienne, « L’art photographique de Pierre Verger : la modernité d’un regard, 1932-1960 », thèse de doctorat sous la direction de Serge Lemoine, Paris, université Paris 4 Paris-Sorbonne, 2009.
30 Maresca Sylvain, « Introduction », art. cité.
31 Il faut ici noter que d’un point de vue théorique, les anthropologues insistent sur la proximité entre la démarche de l’ethnologue et celle du photographe, qui tous deux appréhendent une altérité et tentent de la cerner par l’observation ; ils auraient en partage une attitude d’ouverture bienveillante à l’autre, ce qui expliquerait l’aspiration des ethnologues à avoir recours au médium photographique. Se façonne ainsi une approche que l’on pourrait qualifier de phénoménologique du rapport de l’ethnologie à la photographie, qui tend désormais à imprégner les tentatives explicites d’historicisation : par le recours à un flottement historique dans l’écriture, c’est à l’aune du rapport contemporain des chercheurs à l’image que l’on envisage les pratiques passées.
32 Jehel mentionne dans son travail de 1996, l’engagement visuel de Griaule sur les rapports entre photographes et ethnologues (Jehel Pierre-Jérôme, Photographie et ethnologie, op. cit.). Mais il s’agit là, à notre connaissance, d’une des rares mentions qui en est faite. On peut supposer que Marcel Griaule paie ici le déclassement dont ses travaux ont fait l’objet : ses présupposés méthodologiques, comme les résultats qu’il a synthétisés dans ses œuvres phares, ont en effet été par la suite contestés. L’hégémonie de l’anthropologie structurale les a plongés dans un relatif oubli.
33 Déjà en 1991, d’après ce qu’en dit Garrigues, Lévi-Strauss « se méfie de [l]a dimension imaginaire et subjective » de la photographie (Garrigues Emmanuel, « Quelques réflexions à partir des photographies de Claude Lévi-Strauss et d’un entretien avec lui », L’Ethnographie, no 109, 1991, p. 76). Dans l’introduction à son livre de photographies, Saudades do Brasil, Lévi-Strauss évoque toutefois une posture différente à l’époque : « Je ne me prétends pas photographe, même amateur (ou plutôt, je ne le fus qu’au Brésil : le goût m’en a passé depuis) » (p. 22). Cette distance n’a pourtant pas empêché que ces images continuent de susciter un vif intérêt, toujours renouvelé.
34 Wehrung Virginie, « La photothèque du musée de l’Homme : de l’outil scientifique à la collection muséographique », mémoire de master sous la direction de Michel Poivert, Paris, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 1998 ; Barthe Christine, « De l’échantillon au corpus, du type à la personne », Journal des anthropologues, no 80-81, 2000, p. 71-90.
35 Barthe Christine, « De l’échantillon au corpus, du type à la personne », art. cité, p. 72.
36 Jamin Jean, « De l’humaine condition de “Minotaure” », dans Musée d’Art et d’Histoire (dir.), Regards sur Minotaure, la revue à tête de bête, catalogue d’exposition, Genève, musée d’Art et d’Histoire/A. Skira, 1987, p. 79-87 ; Clifford James, Malaise dans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art au xxe siècle, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 1996 [1988].
37 Laurière Christine, « Georges Henri Rivière au Trocadéro. Du magasin de bric-à-brac à la sécheresse de l’étiquette », Gradhiva, no 33, 2003, p. 57-66 ; L’Estoile Benoît de, Le goût des autres. De l’Exposition coloniale aux arts premiers, Paris, Flammarion, 2007 ; Delpuech André, Laurière Christine, Peltier-Caroff Carine (dir.), Les années folles de l’ethnographie. Trocadéro 28-37, Paris, Muséum national d’histoire naturelle, 2017.
38 Jamin Jean, Le cercueil de Queequeg. Mission Dakar-Djibouti, mai 1931 - février 1933, Paris, Bérose, 2014 ; Jolly Éric, Lemaire Marianne (dir.), Cahier Dakar-Djibouti, Meurcourt, Éditions les Cahiers, 2015.
39 Un site internet dédié à ces missions et à leur contexte scientifique et culturel a été mis en ligne en 2017, À la naissance de l’ethnologie française. Les missions ethnographiques en Afrique subsaharienne (1928-1939), http://naissanceethnologie.fr/. Ce site répond au projet du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (LESC) de l’université Paris Nanterre dans le cadre du Labex « Les passés dans le présent ». La direction scientifique en est assurée par Éric Jolly et la mise en œuvre par Laure Carbonnel, sous la responsabilité de Sophie Blanchy, Marie-Dominique Mouton et Frédéric Dubois. Parmi les chercheurs ayant alimenté le site, nous pouvons notamment citer Éric Jolly lui-même, Marianne Lemaire et Julien Bondaz.
40 Grognet Fabrice, « Le concept de musée : la patrimonialisation de la culture des “autres”. D’une rive à l’autre, du Trocadéro à Branly : histoire de métamorphose », thèse de doctorat sous la direction de Jean Jamin, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 2009 ; Conklin Alice, Exposer l’humanité. Race, ethnologie et empire en France (1850-1950), Paris, Muséum national d’histoire naturelle, 2015 [2013] ; Blanckaert Claude (dir.), Le musée de l’Homme. Histoire d’un musée laboratoire, Paris, Muséum national d’histoire naturelle/Artlys, 2015.
41 Debaene Vincent, L’adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littérature, Paris, Gallimard, 2010 ; Devevey Éléonore, Terrains d’entente. Anthropologues et écrivains dans la seconde moitié du xxe siècle, Dijon, Presses du réel, 2021.
42 Tous ne sont pas aussi prestigieux que les écrits littéraires ; les articles de presse ou les émissions de radio suscitent par exemple un intérêt nouveau. Voir Lemaire Marianne, « Le monde mis en ondes. Les radio-conférences du musée d’Ethnographie du Trocadéro et du musée de l’Homme (1935-1939) », dans Delpuech André, Laurière Christine, Peltier-Caroff Carine (dir.), Les années folles de l’ethnographie, op. cit., p. 777-829.
43 Pestre Dominique, « Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques », Annales, vol. 50, no 3, 1995, p. 499.
44 Maresca Sylvain, « Introduction », art. cité.
45 En témoigne la tenue de plusieurs colloques et journées d’études sur cette question depuis 2015 : « À l’image du monde : musées et collections de documentation visuelle et sonore autour de 1900 » (université de Lausanne, université de Genève et musée de l’Élysée, 5-6 novembre 2015) ; « Genèse et histoire des musées documentaires, début xxe siècle » (université de Nanterre, 29 septembre 2017). Sans mentionner ici tous les travaux à ce sujet, notons néanmoins la mise au point que propose l’ouvrage issu de la thèse d’Éléonore Challine : Une histoire contrariée. Le musée de Photographie en France, 1839-1945, Paris, Macula, 2017.
46 Il faut ajouter à ceux déjà mentionnés le mémoire de recherche de Scaringi Cécile, « Le difficile statut de la photographie ethnographique : étude du fonds photographique du musée du quai Branly », mémoire de master sous la direction de Françoise Denoyelle, Paris, École nationale supérieure Louis-Lumière, 2009.
47 Mitman Gregg, Wilder Kelley (dir.), Documenting the World. Film, Photography, and the Scientific Record, Chicago, University of Chicago Press, 2016.
48 La notion de collection est entendue dans cet ouvrage de manière souple ; elle désigne un ensemble de photographies collectées, rassemblées et conservées indépendamment d’autres supports. Cette souplesse permet d’interroger davantage le statut de ces images que la notion d’ « archives photographiques », qui tend à leur assigner un rôle d’archives, et qui par ailleurs est volontairement abandonnée au sein des structures qui sont l’objet de cette étude.
49 Edwards Elizabeth, Lien Sigrid, Uncertain Images. Museums and the Work of Photographs, Farnham, Ashgate, 2014 ; Edwards Elizabeth, Morton Christopher (dir.), Photographs, Museums, Collections. Between Art and Information, Londres/New York, Bloomsbury Academic, 2015.
50 About Ilsen, Chéroux Clément, « L’histoire par la photographie », Études photographiques, no 10, 2001, p. 8-33.
51 Blaschke Estelle, Banking on Images. The Bettmann Archive and Corbis, Leipzig, Spector Books, 2016 ; Holzer Anton (dir.), « Business mit Bildern. Geschichte und Gegenwart der Fotoagenturen », Fotogeschichte, no 142, 2016.
52 Pour une mise au point en France, voir la parution de Laurière Christine, Mary André (dir.), Ethnologues en situations coloniales, Paris, Bérose, 2019.
53 Citation originale : « visually powerful material being integrally bound up with sensitive historical issues such as colonial expansion and representation of indigenous people within Euro-centric framework of values, issues which are still very much alive », Edwards Elizabeth, « Banta and Hinsley, From site to sight. Anthropology, photography, and the power of imagery », Archivaria, vol. 1, no 25, 1987, p. 130, notre traduction.
54 On date fréquemment l’avènement des études postcoloniales en 1989, année de la publication d’un premier ouvrage collectif qui vient en poser les bases théoriques. L’émergence de ces études ont d’abord mis en question les modalités de productions littéraires. En anthropologie, c’est également à travers la question de l’écriture et de la posture d’autorité de l’auteur que de vives remises en causes et de vifs débats ont émergé. Clifford James, Marcus George E. (dir.), Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 1986.
55 Et plus largement par les auteurs de ce qu’on nomme la « French Theory » : le potentiel critique de leurs analyses a été mis en lumière au sein des universités américaines avant de revenir nourrir les travaux français. Cusset François, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003.
56 Fabian Johannes, Le temps et les autres. Comment l’anthropologie construit son objet, Toulouse, Anacharsis, 2006 [1984] ; Thomas Nicholas, Hors du temps. Histoire et évolutionnisme dans le discours anthropologique, Paris, Belin, 1998 [1989].
57 Avec d’infinies variations : occultation de l’arrière-plan ; sujet photographié nu ; disposition d’un mètre dans le cadre photographique pour pouvoir effectuer les mesures, etc. On retrouve dans ces variations les traces des diverses instructions photographiques émises à partir des années 1860, par Paul Broca, Armand de Quatrefages, ou encore dans les Notes and Queries on Anthropology, que les photographes mettaient néanmoins en œuvre selon leurs interprétations et en fonction des circonstances.
58 Blanchard Pascal (dir.), L’autre et nous, op. cit.
59 Sekula Allan, « The body and the archive », October, no 39, 1986, p. 3-64 ; Tagg John, The Burden of Representation. Essays on Photographies and Histories, Basingstoke, Macmillan Education, 1988.
60 Foucault Michel, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
61 Les cartes postales coloniales constituent un autre objet d’investigation rapidement pris en compte. Alloula Malek, Le harem colonial : images d’un sous-érotisme, Genève, Slatkine, 1981 ; Geary Christraud M., Images from Bamum. German Colonial Photography at the Court of King Njoya. Cameroon, West Africa, 1902-1915, Washington D. C., Smithsonian Institution Press/National Museum of African Art, 1988. En France, c’est dans ce contexte que sont redécouvertes les collections de l’Agence économique des colonies sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir.
62 Jay Martin, Ramaswamy Sumathi (dir.), Empires of Vision. A reader, Durham/Londres, Duke University Press, 2014.
63 Nous renvoyons notamment aux travaux coordonnés par Hélène Blais et Pierre Singaravélou, ainsi qu’à la mise au point proposée par l’article d’Isabelle Surun : « L’exploration de l’Afrique au xixe siècle : une histoire pré coloniale au regard des postcolonial studies », Revue d’histoire du xixe siècle, no 32, 2006, p. 11-17.
64 Sibeud Emmanuelle, « Post-colonial et colonial studies : enjeux et débats », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 51-4bis, no 5, 2004, p. 87-95 ; Smouts Marie-Claude (dir.), La situation postcoloniale. Les « postcolonial studies » dans le débat français, Paris, Presses de Sciences Po, 2007.
65 Ces fonds sont respectivement conservés à la BNF et au LESC (MAE Nanterre).

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