Les projections de vues sur verre à la Société de géographie (1875-1914)
p. 271-287
Texte intégral
1La Société de géographie – la première créée au monde – a été fondée en 1821 avec pour buts de concourir aux progrès de la géographie, d’encourager les études et les découvertes géographiques et de faire entreprendre des voyages dans les contrées inconnues1. Une bibliothèque est prévue dès l’origine qui s’enrichit au fil des années par don et échange de publications. Sont conservés des récits de voyage, des revues de géographie, des cartes et des atlas, des notes et carnets d’explorateurs et dans le dernier quart du siècle des photographies.
2C’est en effet dans la décennie 1875‑1885 que la photographie va prendre toute sa place à la Société de géographie2. L’année 1875 peut être considérée comme le premier tournant. La Société de géographie est alors sollicitée pour organiser la deuxième session du congrès international des sciences géographiques du 1er au 11 août 1875, dans une aile du palais des Tuileries à Paris. Dans l’exposition qui accompagne le congrès, la présence de plusieurs ensembles de photographies atteste la place que la photographie a acquise aux côtés des productions géographiques traditionnelles3. Pour la couverture de l’événement, la Société de géographie s’assure les services du photographe Alexandre Quinet, chargé de constituer un album du congrès où figureront les principales salles d’exposition. Il est décidé de constituer parallèlement un album de portraits des membres étrangers du congrès.
3Les années qui suivent ce congrès voient arriver les premiers dons importants et spontanés de photographies à la bibliothèque : des vues prises lors des missions dans l’Ouest américain, des clichés rapportés du Sahara par des explorateurs comme Fernand Foureau ou Gerhard Rohlfs. Cette période se conclut avec l’acte fondateur de la collection de photographies. Le bibliothécaire de la Société de géographie, James Jackson, soutenu par le secrétaire général Charles Maunoir, lance en 1885 un appel au don de photographies à caractère géographique qui précise que la Société de géographie « se féliciterait de voir cette collection s’enrichir, par votre bienveillant concours, de photographies (vues, paysages, types etc.), prises soit dans les pays où vous résidez, soit dans les régions que vous avez visitées4 ».
4Ainsi au cours de cette décennie le regard des instances dirigeantes de la Société de géographie sur la photographie va considérablement changer. Non seulement les collections de la bibliothèque vont s’enrichir de nombreux documents photographiques – pour certains extrêmement remarquables – mais la Société de géographie va également participer à l’intégration de la photographie dans le discours géographique.
Des conférences illustrées
5C’est en effet en 1875 qu’ont lieu les premières conférences illustrées de projections de vues sur verre dans la salle de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, place Saint-Germain-des-Prés. La séance du 21 avril 1875 se termine par une conférence de Charles Vélain, membre des missions françaises parties en 1874 en divers points du globe observer le phénomène astronomique du passage de Vénus devant le soleil. Vélain, qui rend compte des observations faites aux îles Saint-Paul et Amsterdam, a fait appel pour sa conférence au fabricant d’appareils d’optique Molteni, qui est venu muni d’une « lanterne magique », pour la projection de vues photographiques sur verre [Fig. 1]. C’est la première conférence illustrée par des projections photographiques à la Société de géographie. L’adhésion immédiate de l’auditoire conduit Vélain à renouveler bientôt l’expérience. Une deuxième conférence illustrée sur l’île Amsterdam a lieu quelques semaines plus tard, le 2 juin 1875. Des projections photographiques illustrent également la conférence d’Alfred Angot du 7 juillet sur les geysers de Nouvelle-Zélande, puis celle de Jules Janssen le 4 août et probablement celle d’Anatole Bouquet de La Grye, le 1er décembre sur l’île Campbell.
Fig. 1 : Membres de la mission envoyée à l’île Saint-Paul pour observer le passage de Vénus, 1874, vue sur verre réalisée par Molteni pour la conférence de Charles Vélain du 21 avril 1875.

6Ces premières conférences illustrées à la Société de géographie sont ainsi toutes données par des scientifiques dans un véritable souci de vulgarisation du savoir. Le discours prononcé à l’ouverture de l’assemblée générale du 19 décembre 1877 par le vice-président de la Société de géographie, le capitaine de vaisseau Ernest Mouchez, membre des missions de 1874, confirme cette orientation :
La vulgarisation des sciences est un des faits les plus remarquables et de la plus haute portée philosophique de notre époque… Ce sont les sociétés savantes, dont on commence enfin à connaître l’utilité, qui peuvent le plus efficacement satisfaire cette noble ambition, en mettant journellement en contact dans des réunions fraternelles les plus hauts représentants de la science avec nous tous, avides de savoir5.
7Au total, cinq conférences avec projections sont données au cours de l’année 1875 mais, en mai 1876, le décès de Jules Molteni marque un coup d’arrêt. Le principe des conférences avec projection n’est pas abandonné, mais il ne reprend qu’en 1878 avec le neveu de Jules Molteni, Alfred Molteni.
8Cette année-là, la société inaugure le 2 septembre son hôtel particulier au 184 boulevard Saint-Germain. La salle de conférences permet d’accueillir quatre cent cinquante personnes et est équipée d’un tableau noir qui peut être converti en écran à projection6. C’est Charles Wiener, explorateur du Pérou, qui donne, le 18 décembre 1878, la première conférence avec projections de photographies dans l’amphithéâtre. L’année suivante, le 21 novembre 1879, l’explorateur-photographe Désiré Charnay, de retour d’une mission scientifique à Java, donne à la société une conférence sur l’île qu’il vient de parcourir. Pour la seconde fois en séance publique7 à la Société de géographie sont projetées des photographies en partie coloriées. Charnay parle de la beauté de Batavia8 (Djakarta) qu’il compare à un immense parc semé de maisons et de palais. Il décrit l’incroyable diversité ethnique de cette ville : Javanais, Malais, Hindous, Arabes, Chinois. Pour ses vues du temple de Boroboudour, il choisit par contre de présenter des images en noir et blanc comme pour mieux respecter la finesse du détail des bas-reliefs9. La proximité visuelle de ces mondes lointains stupéfait l’assistance notamment le représentant de la revue La Nature qui écrit : « C’est l’île si pittoresque de Java qu’il [Charnay] a fait passer sous les yeux des assistants au moyen de projections. » La séance qui concentre l’attention de l’assemblée sur l’image, le déroute dans son travail habituel de compte rendu. Il écrit : « Les ténèbres dans lesquelles la salle était plongée, et qui la faisaient ressembler à une chambre obscure, empêchaient de prendre des notes10 ». L’analogie est évidente avec l’acte photographique, la séance de projection est pour l’auditoire une véritable « révélation » de ces mondes inconnus.
L’enseignement par l’image
9Les premières projections à la Société de géographie connaissent ainsi un réel engouement et pourtant l’illustration d’une conférence par des projections photographiques est à l’époque au cœur d’un vif débat. Certains professeurs jugent indigne l’utilisation de la « lanterne magique » qui ne fait que rabaisser leur enseignement en interrompant le discours, en empêchant l’élève, par l’obscurité qui est faite, de prendre des notes. Ils sont les tenants d’un système éducatif hostile à tout allégement de l’effort fourni par l’élève et voient l’utilisation d’images comme source de distraction. À l’opposé, la Société de géographie est partie prenante d’un vaste mouvement associant la vulgarisation scientifique et l’enseignement par l’image. Plusieurs de ses membres, Élisée Reclus, Gaston Tissandier sont de grands militants de l’instruction populaire tout comme Émile Levasseur et Paul Vidal de La Blache.
10Alfred Molteni, le projectionniste de la Société de géographie, est lui-même un fervent défenseur de la projection d’images éducatives comme outil d’essor de l’enseignement de masse. Il a été le projectionniste de Camille Flammarion pour ses conférences du boulevard des Capucines en 1865 et est sollicité par de nombreuses institutions comme le Conservatoire national des arts et métiers ou la Société française de photographie. Il est l’auteur de l’ouvrage Instructions pratiques sur l’emploi des appareils de projections, dans lequel il plaide pour un « enseignement par les yeux ». « Instruire en amusant, telle doit être en effet actuellement la préoccupation de tout professeur11 ». L’enseignement de la géographie, longtemps cantonné à la nomenclature, doit faire en quelque sorte sa transition pédagogique du tableau noir au tableau blanc.
11Alfred Molteni est aussi important pour les innovations techniques qu’il apporte dans le domaine des projections photographiques. Il est issu d’une famille d’opticiens et de fabricants d’appareils de précision depuis la fin du xviiie siècle. Son grand-oncle, François Molteni (1786-1866), construisit pour Daguerre les premiers appareils connus. Son oncle, Jules Molteni (1819-1876), était également fabricant d’appareils d’optique et de projection. Au cours de sa carrière, Alfred Molteni a conçu différents appareils de projection, mais le matériel le plus couramment utilisé à la Société de géographie est la lanterne à lumière oxhydrique12. Ce modèle de référence fabriqué durant plus de trente ans est muni d’un chalumeau à gaz qui apporte par deux tubes un mélange d’hydrogène et d’oxygène sur un porte-chaux13.
12Alfred Molteni devient membre de la Société de géographie en 1880 et sera son projectionniste officiel jusqu’aux dernières années du siècle. Pour chaque conférence, il réalise sur commande de la Société de géographie un ensemble de clichés sur verre de format 10 x 8,5 centimètres14 à partir de négatifs ou, le plus souvent, de tirages sur papier dont il réalise une prise de vue, ou encore à partir d’autres types de documents (cartes, dessins, gravures, manuscrits) apportés par l’orateur. Dans la plupart des cas, quinze à cinquante vues sur verre sont réalisées et projetées au cours de la conférence. Au terme de la séance, ces clichés sont donnés à la Société de géographie et répertoriés. Le texte retravaillé de la conférence est publié en résumé ou en intégralité dans les comptes rendus des séances de la Société de géographie.
Une collection universelle
13Les thèmes des conférences sont très divers, mais les communications portant sur les voyages d’exploration et de découverte sont de loin les plus nombreuses et les plus suivies15. Ce sont elles qui vont marquer les esprits et faire la renommée de ces manifestations.
14Le journaliste et reporter-photographe Marcel Monnier, envoyé sur tous les continents, trouve à plusieurs reprises le chemin du boulevard Saint-Germain. Ses récits charment l’auditoire par leur intensité, qui allie le pittoresque des descriptions à l’observation attentive et rigoureuse des phénomènes. Sa traversée de l’Amérique du Sud en 1886, son reportage en Côte d’Ivoire avec la mission Binger en 1892, son voyage de la Californie à l’Alaska en 189316 sont autant d’occasions de conférences illustrées. Orateur de talent, le baron Joseph de Baye donne trois conférences largement illustrées en 1896, 1897 et 1898, à son retour de chacun de ses voyages en Sibérie. Autre conférencier régulier, Désiré Charnay vient lui aussi rendre compte de ses nombreux voyages à Java et en Australie, au Yucatan ou encore au Yémen [Fig. 2] en faisant projeter à chaque fois des images.
15Certains conférenciers n’hésitent pas à faire reproduire en vues sur verre des images prises par d’autres photographes dans d’autres contextes qu’ils utilisent lors de leur prestation : Édouard Maurel dans sa conférence sur l’Indochine en 1886 fait projeter des vues sur verre réalisées à partir de photographies prises par Émile Gsell vingt ans plus tôt à Angkor ; Charles de Ujfalvy rapporte du Cachemire des photographies de Samuel Bourne qu’il a acquises au cours de son voyage et dont il se sert pour sa conférence de 1882 ; Auguste Thouar emprunte des images au photographe brésilien Marc Ferrez pour sa conférence sur le Grand Chaco17.
Fig. 2 : Type chamelier, 1896, vue sur verre réalisée par Molteni pour la conférence de Désiré Charnay du 17 décembre 1897.

16Si la projection photographique est une formidable découverte de l’ailleurs – régions inexplorées, civilisations disparues, merveilles de la nature –, elle est aussi une inoubliable rencontre avec l’autre par la photographie. En 1882, dans le cadre de l’année polaire internationale, la France envoie une mission scientifique au cap Horn conduite par le commandant Martial. À son retour, une conférence est organisée à la Société de géographie en 1884 au cours de laquelle sont présentés les résultats scientifiques de cette mission. Beaucoup de photographies projetées à cette occasion montrent cependant aussi les contacts entre les membres de l’équipage et les derniers Indiens fuégiens. Le public du boulevard Saint-Germain voyage ainsi de conférence en conférence à la rencontre des peuples de la Terre : Kirghizes photographiés par Paul Labbé, Somalis rencontrés par Georges Révoil en pays Medjourtine, Bathaks de Sumatra étudiés par Xavier Brau de Saint-Pol Lias, Guahibos du Venezuela chez lesquels séjourne Jean Chaffanjon. Peut-être Jules Verne, auditeur assidu des séances de la Société de géographie a-t-il lui-même assisté en 1885 ou 1887 à une des conférences de Chaffanjon [Fig. 3] dont le récit de voyage lui inspire quelques années plus tard son roman le Superbe Orénoque18.
Fig. 3 : « Orénoque II. 22. La Curiara de l’expédition », 1886-1887, vue sur verre réalisée par Molteni pour la conférence de Jean Chaffanjon du 18 novembre 1887.

17D’autres sujets relèvent davantage de la géographie économique. Henri Porcheron, ancien ingénieur en chef, fait une conférence en 1895 sur les mines de diamant de l’Afrique australe en détaillant les différents aspects de la production. Arthur Chervin donne en deux conférences en 1887 et 1889 un panorama démographique et statistique de la France à la suite du recensement de 1886 et fait projeter de nombreuses cartes et diagrammes.
18La géographie physique tient également une place non négligeable. Édouard Alfred Martel, père de la spéléologie française, rend compte périodiquement de ses campagnes d’exploration souterraine dans la région des Causses en France. Il livre aussi l’état de ses recherches menées lors de ses déplacements à l’étranger comme lors de sa conférence de 1895 sur les cavernes de karst dans les Balkans.
La salle des conférences
19Les lieux de projections sont nombreux à Paris à la fin du siècle mais le succès des conférences de la Société de géographie s’explique par plusieurs facteurs. Un témoignage intéressant est celui d’Eugène Trutat, photographe et auteur d’un Traité général des projections. Trutat est questionné par Félix Nadar au sujet de l’intérêt des projections photographiques et lui répond dans un article à suite paru dans la revue Paris-photographe19.
20Les conférences illustrées de la Société de géographie sont citées en exemple et doivent beaucoup à la personne d’Alfred Molteni. D’un point de vue technique, le matériel de projection utilisé, la qualité des vues sur verre réalisées et l’utilisation de la lumière oxhydrique donnent d’excellents résultats. La présence d’un écran en papier blanc épais garantit une parfaite opacité. Seul point négatif, l’écran placé en hauteur dans l’amphithéâtre oblige souvent le conférencier à des contorsions pour voir l’image projetée. Mais ceci est largement compensé par la grande habitude acquise par Molteni au fil des années. Avant d’être le projectionniste de ces images, il en est le fabricant et un rapport particulier s’établit dès le départ entre lui et chaque conférencier. Plus encore que les conditions matérielles de l’amphithéâtre de la Société de géographie, la personne même de Molteni, la complicité qu’il sait établir entre son travail d’opérateur et le conférencier, est un gage de réussite pour les conférences de la Société de géographie. Sa présence est d’ailleurs souvent réclamée.
21Peu de témoignages existent sur le temps dévolu à la projection durant la conférence et la place des images dans le fil du discours. Trutat nous indique néanmoins que la méthode la plus courante n’est pas la plus satisfaisante : « le conférencier ou le professeur traite son sujet tout d’abord et lorsqu’il a terminé ses descriptions, ses démonstrations ou son récit, il montre les projections, les accompagnant de quelques mots et se contentant parfois d’en donner le titre20 ». C’est probablement le cas pour certaines conférences à la Société de géographie. Pour autant, il semble, à travers les comptes rendus des conférences publiés, que les images projetées aient été le plus souvent intégrées au discours et non reléguées en fin de séance. Le terme « accompagnement » est souvent utilisé pour qualifier les projections photographiques réalisées pendant la conférence. Dans certains comptes rendus, il est noté que l’image illustre précisément les explications du conférencier. Ainsi lors de la conférence « Voyage en Abyssinie » d’Achille Raffray en 1882 : « Des projections faites d’après les dessins du voyageur […] exposés dans la salle, font comprendre la beauté et l’étrangeté de ces monuments [les églises monolithes]21 ». Ou bien encore lors de la conférence « Excursion aux mines d’or de la Guyane française » de Paul Lévy en 1883 : « De nombreuses projections exécutées d’après les photographies rapportées par le voyageur ont initié les assistants aux moindres détails de la curieuse industrie de l’extraction de l’or22 ».
22Le sujet même du voyage d’exploration, progression géographique avec son déroulé d’étapes et de rencontres incite le conférencier à intégrer les images au fil de son discours et à faire éprouver au spectateur la sensation du voyage23. Tous les orateurs n’ont pas la même prestance, mais pour des conférenciers comme Fernand Foureau, Désiré Charnay ou Marcel Monnier, habitués de la Société de géographie, on peut imaginer beaucoup d’aisance dans la présentation des images. Ils sont les auteurs des photographies qu’ils font projeter et il leur est facile de les commenter avec justesse en les intégrant à leur discours, y compris quand l’obscurité est faite dans la salle. Le compte rendu de la conférence de Monnier sur le Far West par exemple en témoigne à plusieurs reprises : « Le voyageur fait passer sous nos yeux des spécimens d’habitations troglodytes » ; « La nature, dont les projections nous montrent les multiples phénomènes24 ».
23Il est ainsi probable que de grandes disparités ont existé entre les conférenciers qui se sont succédé dans l’amphithéâtre du boulevard Saint-Germain ayant chacun un rapport à l’image et une pratique du commentaire très différent selon qu’ils étaient les auteurs de ces images, les acteurs des faits projetés ou de simples utilisateurs d’une iconographie.
24Enfin, au sein des instances dirigeantes de la Société de géographie, les projections sont également utilisées comme support de présentation. Le secrétaire général Charles Maunoir, pour le Rapport sur les progrès des sciences géographiques qu’il publie chaque année, fait réaliser par le cartographe Jules Hansen des croquis cartographiques simplifiés indiquant les itinéraires des principaux explorateurs.
25Pour la présentation orale de ce rapport en fin d’année, ces croquis sont à partir de 1885 reproduits en vues sur verre pour être projetés. L’image cartographique est ainsi fondamentale pour expliciter l’avancée des découvertes et des explorations. Elle permet de visualiser l’itinéraire suivi par un ou plusieurs explorateurs, la contribution de différents voyageurs à la découverte d’un espace géographique ou encore les progrès de la connaissance géographique sur un espace précis25.
Au tournant du siècle
26Alfred Molteni quitte sa charge de projectionniste de la Société de géographie en 1899. Les projections se poursuivent : les travaux photographiques sont réalisés par le successeur de Molteni, la maison Radiguet et Massiot ; quant aux projections proprement dites, elles sont assurées jusqu’en 1905 par Arthur Honoré Radiguet. La réalisation des plaques de verre est confiée dans les décennies suivantes aux établissements Cintract, situés au 5 rue Daubenton.
27Nombreux sont encore les conférenciers dans ces premières années du xxe siècle à venir rendre compte de leur expérience à la Société de géographie : explorateurs des hautes latitudes comme Shackleton ou Nordenskjöld, de Haute Asie et du Tibet comme Henri d’Ollone ou Sven Hedin, voyageurs, militaires, scientifiques à la découverte de l’Afrique saharienne ou tropicale. Au tournant du siècle, plusieurs femmes se succèdent à la tribune : Isabelle Massieu (1898), Fanny Bullock Workman (1904, 1909) Gabrielle Maud Vassal (1911) viennent parler de leur voyage en Asie.
28L’illustration du discours par l’image projetée ne souffre désormais d’aucune contestation. Les projections se multiplient et certains conférenciers viennent d’ailleurs avec leurs propres plaques de projection ce qui a pour conséquence de priver désormais la Société de géographie d’une archive photographique26. D’autres séances prestigieuses se tiennent en Sorbonne. Le rôle de l’image dans l’enseignement de la géographie est parfaitement reconnu. À plusieurs reprises, des matinées géographiques sont organisées pour la jeunesse. Le 24 décembre 1905 une séance dans la grande salle est réservée aux enfants des membres de la Société de géographie. L’infatigable voyageur et brillant orateur Eugène Gallois brosse un tour du monde qu’il illustre de projections de vues sur verre et cinématographiques qui enchantent l’auditoire. Loin de se concurrencer, projections de vues fixes et animées sont dans les premiers temps souvent couplées. L’abbé Chevalier fait délibérément ce choix dans sa conférence pour la jeunesse sur l’Égypte et explique le rôle pédagogique de chaque support : « Les premières permettent d’exposer à loisir, d’analyser l’Orient, les autres synthétisent, recomposent la vie immobilisée par la photographie27 ».
29Autre nouveauté quelques années plus tard, le comte de Dalmas fait en 1908 projeter pour la première fois à la Société de géographie une série de vues en couleur sur plaques autochromes pour illustrer sa conférence « Promenade en Méditerranée ».
30Les projections photographiques de la Société de géographie gardent ainsi une belle vitalité jusqu’à la Première Guerre mondiale même si elles sont concurrencées par d’autres événements similaires et même si l’image photographique est désormais largement répandue dans la presse illustrée et les revues de géographie. La renommée de ces projections étroitement liée aux voyages de découvertes et d’exploration s’estompe néanmoins à mesure que se comblent les derniers « blancs » sur les cartes de géographie.
31L’engouement pour les projections photographiques à la Société de géographie correspond ainsi à un temps limité : 1875-1914. Ces séances constituent des rendez-vous réguliers où le grand public s’enthousiasme et s’émerveille. Réalisées dans un souci de vulgarisation et de pédagogie par l’image, ces projections sont un formidable outil d’appropriation visuelle de réalités et de territoires nouveaux. Elles constituent un jalon essentiel de la connaissance de l’ailleurs et de l’autre au tournant du siècle.
Notes de bas de page
1 Fierro Alfred, La Société de géographie : 1821-1946, Genève/Paris, Droz/H. Champion, 1983.
2 Loiseaux Olivier (dir.), Trésors photographiques de la Société de géographie, Paris, BNF/Glénat, 2006, p. 195-231.
3 Quinet Alexandre, Congrès international des sciences géographiques, Paris, 1875. 59 photos du Congrès, de ses locaux, des objets exposés, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8528923f. Photographies de la section Autriche-Hongrie où est exposé un ensemble de photographies prises en 1872, lors des expéditions du comte Wilczek en Norvège, au Spitzberg, en Nouvelle-Zemble et en Russie septentrionale.
4 « Circulaire sollicitant les dons de photographies », BNF/Société de géographie, SG Colis no 65 (4224) f° 1.
5 Mouchez Ernest, « Allocution prononcée à l’ouverture de l’assemblée générale du 19 décembre 1877 », Bulletin de la Société de géographie, 6e série, t. 14, 1877, p. 644.
6 Lackerbauer P., Une conférence à la Société de géographie de Paris, 1885, http://expositions.bnf.fr/socgeo/grand/005.htm.
7 Quelques images projetées par Charles Wiener en 1878 avaient déjà fait l’objet d’une mise en couleur.
8 [Molteni Alfred], Java – Australie, no 3, une habitation à Batavia, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b530000097.
9 Malgré leur aspect visuel séduisant, les vues sur verre coloriées sont rapidement abandonnées dans les conférences ultérieures données à la Société de géographie. Probablement trop onéreuse pour une utilisation quasi unique de l’image, la mise en couleur a peut-être aussi été considérée comme anecdotique par rapport à l’exigence scientifique attendue.
10 La Nature, 8e année, 1er semestre 1880, p. 10.
11 Molteni Alfred, Instructions pratiques sur l’emploi des appareils de projection, lanternes magiques, fantasmagories, polyoramas, appareils pour l’enseignement, fabriqués par A. Molteni, Paris, s. n., 1878, p. 8.
12 La lumière oxhydrique a été obtenue pour la première fois par un ingénieur écossais, Thomas Drummond (1797-1840), par échauffement jusqu’à incandescence d’un morceau de chaux vive dans une flamme d’hydrogène alimentée par un jet d’oxygène.
13 Voir le site internet très documenté de Patrice Guérin, Histoire des projections lumineuses, http://diaprojection.unblog.fr/2011/02/19/les-lanternes-de-projection-molteni/, modèle no 5, « Les appareils multiples ou “Polyoramas” ».
14 Le cliché peut-être ensuite entouré de caches noirs pour recadrer ou centrer une partie de l’image.
15 Sur la répartition des conférences par thèmes et aires géographiques, voir Daney Charles « Les conférences de la Société de géographie de 1875 à 1900 », Acta geographica, no 70, 1987, p. 17-22.
16 Monnier Marcel, Far West. Nord-Ouest. 25, Le « Géant », http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b59642415.
17 Ferrez Marc, Pilcomayo. 12. Indiens Botocudos. Province Bahia Brésil, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b5965774k.
18 Voir à ce sujet Dupuy Lionel, Jules Verne. La géographie et l’imaginaire. Aux sources d’un voyage extraordinaire : le Superbe Orénoque (1898), Aiglepierre, la Clef d’argent, 2013.
19 Trutat Eugène, « Des Projections », Paris-photographe, 30 novembre 1893, p. 479-483 ; 30 janvier 1894, p. 16-18 ; 28 février 1894, p. 66-68.
20 Trutat, « Des Projections », Paris-photographe, 28 février 1894, p. 66.
21 « Compte rendu des séances de la Société de géographie et de la commission centrale », 1882, p. 116.
22 « Compte rendu des séances de la Société de géographie et de la commission centrale », 1883, p. 565.
23 Voir à ce sujet Duchemin Elise, « Les photographies des voyages de Joseph de Baye dans l’Empire russe (1895-1914) », mémoire de master 2, École du Louvre, 2015, p. 87-94.
24 « Compte rendu des séances de la Société de géographie et de la commission centrale », 1893, p. 468-469.
25 Hansen Jules-André-Arthur, Cours du Niger en amont de Tombouctou : situations en 1894 et 1895, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b5972444r.
26 Le registre d’inventaire des projections photographiques n’est d’ailleurs plus tenu avec le même soin à partir des années 1905-1910.
27 La Géographie. Bulletin de la Société de géographie, t. 15, 1907, p. 218.
Auteur
-
Olivier Loiseaux
Bibliothèque nationale de France

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