La révolution photographique dans l’enseignement traditionnel de la flore pour l’industrie textile (1850-1880)
p. 187-204
Texte intégral
« M. Braun est un de ces artistes qui, sous le titre modeste de dessinateurs, ont concouru si puissamment, en France, au développement et aux succès de l’industrie des étoffes, en fournissant aux grands manufacturiers des compositions qui sont des chefs-d’œuvre de goût et d’intelligence artistique1. »
1Depuis le xviiie siècle, l’enseignement de « l’art de la fleur » constitue une part importante de la formation des ouvriers pour les arts décoratifs. L’émergence de dessinateurs spécialisés pour l’industrie textile entraîne un besoin grandissant de modèles et la nature reste la principale source d’inspiration pour la création de motifs. L’apparition de la photographie va offrir une nouvelle vision de la flore qui se diffuse au sein des fabriques et des écoles de dessinateurs. Dans les années 1850, la maison Braun se spécialise dans la publication d’albums photographiques de paysages et de fleurs « destinés à l’usage des fabriques d’étoffes, porcelaines, papiers2 ». Lorsqu’Adolphe Braun (1812-1877) met au point ses photos de fleurs, l’utilisation des photographies et des plaques de verre projetées se propage dans les écoles techniques. Son principal objectif est alors de proposer, à moindre coût, des modèles d’une grande véracité pour l’industrie textile. C’est aussi l’exploit technique qu’il recherche, le travail sur les clairs obscurs, la captation sur le papier du velouté de la rose, les enroulés des feuillages, des compositions savantes et improbables de bouquets éternellement vivants, le tout sublimé par la lumière. À Mulhouse, l’enthousiasme des industriels pour cette nouvelle technique reflète l’engouement pour la science sous le Second Empire dans un contexte industriel particulièrement attentif aux innovations. Les membres de la Société industrielle de Mulhouse (SIM), férus de nouveautés techniques, voient dans ce nouveau médium un véritable outil pédagogique pour la formation des dessinateurs dans l’école de dessin, ouverte depuis 1829. Comment les industriels ont-ils encouragé l’usage de ce nouveau médium ? Comment la photographie a-t-elle été employée dans la formation des dessinateurs et quelles sont les conséquences esthétiques sur la création des motifs floraux ? Autant de questions auxquelles nous tenterons de répondre en replaçant ces nouveaux matériaux dans la question de la formation des dessinateurs pour l’industrie textile.
La tradition dans l’enseignement de la fleur pour les manufactures textiles
2Au xviiie siècle, l’intérêt pour la botanique et la culture des fleurs ne se limite plus à un cercle d’érudits et de savants. Dans l’industrie textile, les sources les plus utilisées sont les ouvrages de vulgarisation dont la publication s’accroît dans la seconde moitié du siècle afin de satisfaire une demande diversifiée de connaissances en botanique3. Les dessinateurs s’inspirent de ces reproductions où la beauté et le pittoresque priment souvent sur la fidélité scientifique, par exemple les ouvrages de Pierre-Joseph Buch’oz dans lesquels la flore étrangère satisfait le goût pour l’exotisme. Son œuvre, très critiquée au xixe siècle pour son manque de rigueur scientifique, répond alors au besoin croissant de modèles, fournissant de nombreuses idées aux dessinateurs et ornemanistes. Les ouvrages de botanique plus sérieux, comme L’encyclopédie méthodique botanique de Jean-Baptiste Lamarck, sont aussi des sources utiles, mais la transposition littérale de planches pour des motifs imprimés sur toile de coton reste des exemples exceptionnels4.
3Les livres de fleurs connaissent un nouvel essor lorsque Redouté (1759-1840) met au point un procédé de reproduction en couleurs à l’aide d’une seule planche dont chaque tirage est repris au pinceau. Il collabore avec son frère à la collection des vélins du Muséum d’histoire naturelle, perpétuant une tradition qui remonte au xviie siècle5. Pour les dessinateurs des manufactures textiles, la visite de cette collection de tableaux de fleurs est devenue un passage obligé de leur formation. Henri Lebert (1794-1862), dessinateur à la manufacture d’indiennes d’Hartmann à Munster, raconte dans son journal sa découverte du Jardin des plantes. Il rend visite au « patriarche des peintres de fleurs, Gérard Van Spaendonck. Je me suis présenté chez lui avec le passeport de mon enthousiasme pour son profond talent ! Comme élève de son amie Mme Van Pol, puis aussi comme un de ses élèves inconnus qui ont fait leurs études d’après sa belle collection de fleurs gravées6 ».
4La publication des dessins de Redouté suscite l’intérêt d’un large public. Éditées sur de longues années, ses séries sont proposées en souscription7, permettant aux manufactures de disposer de modèles au sein des ateliers de création8. Lorsque ces gravures se diffusent, les dessinateurs ont depuis longtemps adopté le langage des fleurs dont l’application dans le textile connaît des processus de transpositions variés. Les fleurs sont traitées au naturel ou donnent lieu à des formes totalement imaginaires. Le vocabulaire décoratif, emprunté à la nature, ne se limite pas aux fleurs, même si celles-ci jouent un rôle prépondérant, c’est la nature entière qui est l’inspiratrice des dessins. Dans la soierie comme pour la toile peinte ou le papier peint, l’enseignement de la flore passe d’abord par le travail sur le modèle vivant :
Après l’étude de la figure, vient celle de la fleur, plus agréable, plus récréative, & qui peut être un délassement de la première. Quand on a bien dessiné d’après de bonnes études de fleurs, on dessine d’après le tableau ; ensuite le grand œuvre, le plus nécessaire, & celui qui forme le grand Dessinateur, c’est l’étude de la Nature, qu’on ne peut trop ni copier, ni étudier, ni analyser, ni connaître par théorie & par pratique. Je me rappellerai toujours avec plaisir les obligations que j’ai à mon professeur (M. Bachelier), qui, pendant huit mois que j’ai dessiné sous lui à l’Académie, me faisait l’anatomie d’une plante après me l’avoir fait dessiner : c’est par lui seul que j’ai entendu faire la division d’une fleur en sept parties ; savoir, la racine, la tige, les feuilles, le calice, le pistil, les pétales & les étamines, sont plus ou moins sensibles, suivant la qualité & la grandeur des fleurs ; mais toutes en ont. Il m’en a fait souvent décomposer après les avoir dessinées, pour m’en faire connaître la naissance, la jonction, l’accroissement, le développement, la forme & la perfection, afin qu’en la présentant en face, on n’en voye pas en même temps les étamines & le calice en plein ? Il me faisait aussi sentir tous les points d’optique pour les effets de lumière, les raccourcis, […] Je le dirai donc encore une fois, on ne saurait trop dessiner d’après nature & trop longtemps : & je dis même qu’un cours de botanique serait aussi nécessaire à un Dessinateur fleuriste, qu’un cours d’anatomie l’est pour un peintre9.
5Dans la tradition de l’enseignement des académies, les peintres de fleurs forment des artistes pour les arts décoratifs. Joubert de l’Hiberderie évoque le rôle de Jean-Jacques Bachelier (1724-1806), d’abord peintre de fleurs, avant de fonder l’École royale gratuite de dessin à Paris10.
[D]ès qu’on s’est fait une façon de dessiner à soi seul & qu’on rend une fleur d’après nature avec intelligence […] On est exposé, quoiqu’on sache bien dessiner, à ne pas réussir dans l’Étoffe en voulant quelquefois trop s’assujettir aux beaux détails que présente la nature, & que l’Étoffe ne peut supporter par rapport à la mécanique du métier : il faut donc qu’un maître, chargé de vous conduire, vous fasse sentir ce qu’il convient de supprimer ou d’ajouter, soit dans le contour, la touche ou la lumière, pour vous former une façon de peindre qui produise de beaux effets en Étoffe11.
6L’enseignement du dessin implique l’apprentissage des différentes parties de la fleur sous la direction d’un maître, idéalement peintre de fleurs. Il reste le meilleur moyen d’enseigner le dessin des fleurs alors que les principales sources iconographiques dont disposent les élèves dans les écoles et les manufactures sont des gravures, provoquant une nécessaire stylisation. Mais le goût pour la nature conduit les dessinateurs pour le textile imprimé à déployer de véritables trompe-l’œil naturalistes. Au xviiie siècle, les innovations – dans la soierie, la mise au point de la technique dite « à points rentrés » et dans l’impression, la planche de bois laitonnée – facilitent l’interprétation d’une flore réaliste dans le textile. Les créations restent conditionnées par l’usage des recueils de gravures dans la formation des dessinateurs. Dans ces conditions, on comprend mieux que les photographies de fleurs destinées à l’enseignement dans les écoles de dessins et les manufactures, aient été réalisées par des photographes, d’abord dessinateurs pour l’industrie : Adolphe Braun (1812-1877) et Charles Aubry (1811-1877).
L’usage de la photographie dans la formation des dessinateurs
7Adolphe Braun est le premier à se faire connaître par ses photographies de fleurs, même s’il s’est rapidement intéressé à d’autres sujets, en se spécialisant dans les paysages, la montagne et les vues pittoresques de l’Alsace. Mais c’est par la fleur qu’il vient à la photographie alors que sa formation initiale est celle d’un dessinateur spécialisé pour l’industrie textile et le papier peint. Il exerce ce métier pendant plusieurs années, d’abord à Paris où il possède un atelier, puis à partir de 1843 à Mulhouse, comme premier dessinateur chez Dollfus, Mieg et Cie12 (DMC). En 1847, à Dornach, il ouvre un atelier de dessin comme de nombreux dessinateurs pour l’industrie textile et adhère à la SIM. C’est dans ce contexte qu’il se consacre à la production d’albums photographiques qu’il décline par thèmes. L’atelier de Dornach devient une véritable entreprise de productions photographiques comme il s’en développe notamment à Paris, tout en poursuivant une activité de dessins pour l’industrie textile jusque dans les années 187013.
8Sa réputation de photographe, Adolphe Braun la doit aux séries de paysages suisses ou de vues d’Alsace, mais il réalise ses premières photographies pour ses propres besoins de dessinateur industriel et pour la formation de ses employés14. Son intérêt pour l’enseignement et le besoin de modèles dans la formation des dessinateurs l’amènent à imaginer des albums de fleurs photographiées qui connaissent très vite un grand succès. Déjà en 1842, son Recueil de dessins servant de matériaux, destinés à l’usage des fabriques d’étoffes, porcelaines, papiers peint avait pour but de proposer des modèles aux dessinateurs industriels en employant le procédé lithographique15 [Fig. 1]. Il envoie un exemplaire à la SIM qui le remercie dans un courrier pour les services que cet album va rendre aux fabricants et surtout à l’enseignement du dessin dans les écoles16 :
Une publication de ce genre manquait complètement jusqu’à ce jour aux nombreuses industries qui s’occupent de la fabrication des étoffes, votre recueil renferme des modèles si multipliés et si variés, choisis et exécutés avec tant de goût et de perfection qu’il sera non seulement appelé à rendre de grands services aux fabriques, aux dessinateurs, à tous ceux enfin qui seront dans le cas de le consulter […]. Cet ouvrage ne devra pas être moins utile à l’enseignement du dessin dans les écoles, aussi on ne saurait trop désirer de lui voir obtenir une très grande publicité17.
Fig. 1 : Extrait de Braun Adolphe, Recueil de dessins servant de matériaux, destinés à l’usage des fabriques d’étoffes, porcelaines, papiers peint, 1842, planche illustrée.

9Les limites visuelles de la reproduction lithographique le conduisent à fixer la réalité du monde floral, son but étant de renouveler le style des dessins alors que les manufacturiers mulhousiens développent la fabrication d’impressions luxueuses pour l’ameublement. En appliquant la technique du collodion humide sur la plaque de verre comme négatif, il obtient des effets de clair-obscur et une profondeur des formes, impossible à retranscrire par les moyens de reproduction des modèles.
10Adolphe Braun présente ses photographies comme de nouveaux supports pour l’enseignement de la flore à l’École nationale supérieure des beaux-arts dans la section « peinture de fleurs » et dans les écoles de dessins pour l’industrie comme celle de Mulhouse. En revendiquant l’association du beau et de l’utile, il se situe dans l’approche des milieux académiques. Le 6 novembre 1854, une présentation officielle a lieu à l’Académie des sciences à Paris pour « Une histoire naturelle des fleurs » qui donne lieu à de nombreux articles18. Mais il vise d’abord les besoins de l’industrie textile et la formation des dessinateurs spécialisés. Le 29 novembre 1854, il présente à la SIM ses séries de fleurs ; les membres de la SIM confient ensuite au comité des beaux-arts la rédaction d’un rapport, lu lors de la séance du 31 janvier 1855 :
M. Braun vous a présenté une collection de fleurs et de feuillages photographiés, composée de 300 planches, formant une série très variée de bouquets et de couronnes pour servir de matériaux aux dessinateurs. […] l’utilité de ce recueil est incontestable.
Les bons matériaux manquent généralement aux dessinateurs de fleurs : ceux qui ont été publiés par la gravure et la lithographie, à quelques exceptions près, comme les modèles d’après Van Spandock (sic) et bien peu d’autres, laissent généralement beaucoup à désirer. Les formes, dites d’après nature, en sont souvent tronquées, maniérées et quelques-unes de pure convention […]. La collection de M. Braun nous semble destinée à combler ce vide regrettable ; elle va procurer aux jeunes gens d’excellents modèles et aux artistes faire des matériaux précieux.
L’application que M. Braun a su faire de la photographie est une idée heureuse, qu’il a exécutée avec un plein succès. Il a entrepris ce long et difficile travail en vue d’être utile aux dessinateurs qu’emploie l’industrie, ainsi qu’aux artistes décorateurs. Dessinateur distingué lui-même, il avait senti depuis longtemps combien il serait important d’avoir de bonnes études à consulter et souvent même à imiter. Qui ne sait que les bons modèles forment le goût ; qu’ils habituent l’artiste à distinguer et à reproduire les formes vraies de la nature ; qu’ils guident et perfectionnent ses dispositions.
Les photographies de M. Braun surpassent en pureté, en netteté et en ensemble harmonieux, tout ce que nous avons vu jusqu’à présent de cette admirable et précieuse invention, incontestablement appelée à un grand avenir et qui sera pour les arts, comme pour l’industrie, d’une immense utilité. Ce n’est plus seulement du blanc et du noir, comme on faisait au commencement et naguère encore les photographies. Celles de M. Braun sont graduées depuis le ton vigoureux jusqu’aux nuances les plus légères ; les objets les plus délicats, les plus fins, y sont rendus avec une netteté, une pureté et une précision mathématique, inconnues jusqu’à présent dans les arts […]. Par l’application qu’il en a faite, la photographie n’est pas seulement un objet de curiosité pour des amateurs : c’est un art d’une grande portée et d’une utilité incomparable pour l’industrie, les arts, et même pour les sciences ; car il est évident que l’art de reproduire exactement les plantes, dont le perfectionnement est dû à M. Braun, sera aussi d’une immense utilité à la botanique.
Dans le dessin industriel, la fleur joue un grand rôle : on en revient toujours à reproduire les fleurs comme objet principal pour les soieries, les toiles peintes, le papier peint, la porcelaine, les tapis et pour bien d’autres industries, sans compter les arts proprement dits. La collection de M. Braun sera donc d’une utilité réelle, que les artistes ne tarderont pas à apprécier convenablement […] [Fig. 2].
À l’œil nu on peut découvrir le caractère du tissu de chaque fleur, leur velouté, leurs parties visqueuses et jusqu’au transparent des feuilles minces ; et sur les feuillages on remarque toutes les petites membranes dentelées, toutes les veines, qui échappent souvent à l’œil sur la feuille même.
La SI décerne rarement des médailles : elle ne les accorde que lorsqu’elle reconnaît à une œuvre un mérite réel ; pour un service rendu à l’industrie par une découverte, un progrès pour une application utile19.
Fig. 2 : Braun Adolphe, Fleurs photographiées, photographie, s. d.

11Les manufacturiers mulhousiens sensibles à la question du progrès industriel ne peuvent que saluer ces nouveaux documents iconographiques mis au point par un de leurs membres. Plus largement, les fleurs de Braun répondent au goût pour les végétaux, à la culture des espèces étrangères dont les fabricants ont besoin pour la création des motifs imprimés sous le Second Empire. L’usage de ces photographies dans l’école de dessin, l’achat des albums photographiques de fleurs par le musée du Dessin industriel attestent de leur usage pour l’enseignement20. Lors de l’Exposition universelle de 1855, Braun expose ses photographies de fleurs dans la section « dessins appliqués à l’industrie » et il reçoit les félicitations du jury pour avoir imaginé « employer la photographie à reproduire des bouquets et des couronnes de fleurs qui puissent servir de sujets aux fabriques d’étoffes21 ». De nombreux articles soulignent l’intérêt de ces documents pour la formation des dessinateurs pour les arts industriels, mais aussi plus largement pour les artistes qui trouvent dans ces photographies un accès facile à une nature immuable.
Tout le monde a admiré à l’Exposition universelle les fleurs photographiées de M. Ad. Braun. Les praticiens surtout, initiés aux difficultés de l’art, se demandaient comment on avait pu reproduire avec autant de perfection ces frêles et capricieux modèles dans lesquels tant de contrastes de lumière et de couleur viennent s’opposer à l’action de la photographie. On s’étonnait aussi du nombre considérable de types divers exposé par l’auteur. En effet, la collection de M. Braun comptait déjà quatre cents clichés environ ; mais l’habile artiste ne s’est pas arrêté à ce premier travail et à ce premier succès ; il a recommencé son œuvre en donnant aux planches qui la composent des proportions plus petites, et qui en diminue le prix mais non la valeur artistique […].
M. Braun n’est pas seulement un artiste éminent et un photographe de premier ordre, il a fait preuve, de plus, d’une grande habileté industrielle en offrant au public un pareil ouvrage. Que de femmes élégantes, que de peintres, que de poètes voudront avoir dans leur salon cette gracieuse corbeille photographique pleine de fleurs toujours fraîches, de vivants modèles, de douces inspirations22 !
12Le travail de Braun a certainement influencé dix ans plus tard, les photographies de Charles Hippolyte Aubry (1811-1877) qui après avoir longtemps exercé le métier de dessinateur pour l’industrie du tapis, des papiers peints et des manufactures d’art industriel, ouvre un atelier de moulages et de photographies de fleurs à Paris23. Lors de l’exposition des beaux-arts appliqués en l’industrie en 1863, Aubry se voit décerner par le prince impérial une médaille d’or pour ses « portraits de fleurs ». L’album de photographies conservé à la Bibliothèque nationale présente une dédicace au prince qui précise son souhait de voir les écoles de dessins utiliser ses albums photographiques : « pour faciliter l’étude de la nature, je l’ai prise sur le fait et j’apporte aux ouvriers des modèles qui doivent faire grandir l’art industriel un peu compromis par le portefeuille insuffisant des écoles de dessins24 ». Le musée de l’Impression sur étoffes de Mulhouse conserve deux albums publiés en 1864, indiquant l’obtention de la médaille d’or, provenant du fonds du musée du Dessin industriel où ils servaient de modèles pour les dessinateurs et leurs élèves [Fig. 3]. À cette date, la SIM avait déjà depuis longtemps fait profiter les élèves de l’école gratuite de dessins des quelques trois cents clichés de fleurs, réalisés dix ans plus tôt par Braun25. Néanmoins, au moment où Aubry édite ses albums, les plus grandes manufactures mulhousiennes interprètent une nature exubérante pour les consommateurs du Second Empire passionnés par la flore ; ces photographies par leurs compositions travaillées ont sans doute répondu aux attentes des industriels26. Aubry présente ses compositions comme des sources nouvelles qui permettront de remplacer les recueils de gravures ou les albums de lithographies27. Des modèles plus accessibles pour la formation des dessinateurs et répondant aux besoins de copier la flore avec une vérité jamais atteinte par les autres supports. Dans la perspective de la tradition académique d’imiter la nature qui perdure, ces matériaux deviennent vite des sources indispensables pour l’enseignement du dessin floral.
Fig. 3 : Aubry Charles Hippolyte, Fleurs photographiées, photographie, 1864.

13La rupture visuelle provoquée par le passage de la gravure à la photographie ne se limite pas à la question des modèles utilisés dans les ateliers et les écoles professionnelles, elle contribue aussi à modifier la diffusion du réel et la relation à l’objet28. Dans le cas de l’industrie textile, cette nouvelle source iconographique a profondément renouvelé l’esthétique des motifs floraux imprimés par les manufactures mulhousiennes. « Le peintre de fleurs y verra un auxiliaire puissant qui lui permettra de retrouver à tout moment, en toutes saisons, pour son pinceau, des formes dont la mémoire la plus fidèle ne peut retenir l’infinie variété, et dont il n’est pas toujours facile d’avoir à sa disposition, de faire poser l’original vivant29 ». Les nombreuses plaques de verre des séries de fleurs de Braun présentes dans les collections du musée du Dessin industriel de Mulhouse révèlent la place prise par ce support dans l’étude de la flore. Les témoignages directs de leur utilisation manquent pour connaître les pratiques au sein de l’école de dessin. L’enseignement s’est-il pratiqué grâce à la projection des plaques de verre lors des cours collectifs ou bien les recueils de photographies étaient-ils davantage utilisés ? Les deux types de documents ont été conservés en nombre important, confirmant l’attention accordée à ces supports reconnus comme des « matériaux précieux » dans la formation des dessinateurs pour l’industrie textile. Les étoffes imprimées durant la seconde moitié du xixe siècle attestent des bouleversements esthétiques que l’enseignement de la fleur par la photographie a provoqués dans l’industrie textile. Lorsque Braun propose ses fleurs photographiées aux ateliers de dessins et aux industriels, il répond à un besoin de nouveaux motifs qui correspond au goût du public. Puis en produisant des séries photographiques en petites dimensions, il rend accessible ces nouveaux matériaux visuels à un grand nombre d’écoles et d’ateliers, alors que les luxueuses gravures et lithographies restent réservées aux grandes entreprises. Lorsque Braun présente ses photographies de fleurs à plusieurs expositions, les critiques d’art soulignent leur intérêt pour la création des arts décoratifs sans se préoccuper de la question de l’enseignement qui anime sa démarche :
M. Ad. Braun, près Mulhouse, publie depuis longtemps des suites de fleurs d’après nature, qui ont été accueillies avec faveur par les artistes industriels. Ils y trouvent des modèles d’une sincérité irrécusable. Ces matériaux, à l’usage surtout des fabriques de toiles et de papiers peintes, de soieries, de porcelaines, exigent, il est vrai une certaine connaissance de la nature pour celui qui veut en faire usage. Le modelé se simplifie quelquefois d’une façon embarrassante, et les raccourcis sont d’une rare audace ; mais ce ne sont là que de bien légers inconvénients. Les formes restent pures, les effets bien accusés ; les groupes de fleurs, de branches, de feuillages, et même de fruits ont été composés par un expert dans la matière et l’art industriel peut en tirer d’immenses services30.
14Les données manquent pour connaître véritablement leur usage dans les écoles de dessins et au sein des ateliers dans les manufactures. Leur présence doit être replacée dans un contexte où les photographies et les projections des plaques sont encouragées dans les écoles de dessin pour l’étude sur le modèle vivant. L’apport de ces sources iconographiques à la question de l’imitation de la nature retient l’attention des critiques d’art à Paris :
Quoique l’ouvrage de M. Braun nous paraisse susceptible de tenter tous les gens de goût, nous devons dire cependant qu’il s’adresse spécialement aux peintres de fleurs et aux artistes décorateurs en tous genres. La fantaisie, dira-t-on, est essentiellement libre ; elle n’est pas tenue d’être exacte ; on ne fait pas du papier peint et des assiettes de porcelaine pour étudier la botanique ; il n’en est pas moins vrai que le plus simple et le meilleur est encore d’étudier la nature, cette source inépuisable de toute bonne inspiration ; et comme on n’a pas constamment la nature sous la main, on doit attacher un grand prix aux moyens d’en conserver et d’en retracer une parfaite imitation31.
15Les témoignages dont nous disposons sont, dans l’état actuel, limités aux auteurs des photographies et aux membres de la SIM. Tous vantent l’intérêt de ces documents dans la formation des dessinateurs, mais il est probable que les sources anciennes, la pratique de l’étude sur le motif ont perduré alors que la société d’horticulture est créée à Mulhouse en 1855. Pourtant, Braun et Aubry ne se sont pas contentés de saisir la réalité des fleurs dans une série botanique, ils proposent des mises en scène, choisissent d’assembler certaines espèces, et contribuent d’une certaine manière à la transformation des motifs floraux dans les étoffes d’ameublement. Ils partagent le même objectif : encourager la formation artistique à la fois des dessinateurs pour les arts industriels mais aussi de tous les artistes, participant au mouvement en faveur des arts et de l’industrie. Plus tard, lorsque Braun reproduit les grands maîtres de la peinture, il cherche de nouveaux matériaux dans la formation des dessinateurs, dépassant l’idée du motif, il s’inscrit dans la perspective de diffuser le sentiment du beau dans l’industrie.
Notes de bas de page
1 Lacan Ernest, « Photographie », Gazette nationale ou le Moniteur universel, 7 mars 1856, p. 267.
2 Hirn Gustave-Adolphe, « Une fantaisie à propos des photographies de M. A. Braun », Revue d’Alsace, t. 12, 1861, p. 241-255.
3 Velut Christine, La rose et l’orchidée. Les usages sociaux et symboliques des fleurs à Paris au xviiie siècle, Paris, Sélection du Reader’s digest/Larousse, 1993, p. 39.
4 Anderson-Hay Susan, « Botanical Illustration and Printed Textiles: Some Examples from Jouy », Bulletin de liaison du CIETA, no 63-64, 1986, p. 113-122.
5 Cette collection initiée par Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII et passionné de botanique, est constituée des peintures sur vélins de Nicolas Robert (1614-1685), Velut Christine, La rose et l’orchidée. Les usages sociaux et symboliques des fleurs à Paris au xviiie siècle, op. cit., p. 42.
6 Lebert Henri, « Journal manuscrit autographe », vol. 3 (1816-1819), bibliothèque de Colmar, p. 48. Gérard Van Spaendonck (1746-1822), peintre d’origine hollandaise, devient en 1774 miniaturiste du roi. Il est reçu à l’Académie en 1781 comme peintre de fleurs. En 1793, il devient professeur d’iconographie au Jardin des plantes jusqu’à sa mort en 1822. Pierre-Joseph Redouté travaille avec lui sur les vélins du Museum et lui succède dans cette charge : Quatremère de Quincy Antoine, Recueil de notices historiques lues dans les séances publiques de l’Académie royale des Beaux-Arts à l’Institut, Paris, A. Le Clere et Cie, 1834-1837, p. 214-233.
7 Redouté Pierre-Joseph, Les Liliacées, Paris, s. n., 1802-1816 ; Redouté Pierre-Joseph, Les Roses, Paris, Firmint-Didot, 1817-1824.
8 Les archives de la manufacture de Jouy conservent des courriers échangés entre Pierre-Joseph Redouté et Christophe-Philippe Oberkampf à propos de la souscription pour Les Liliacées. Archives nationales du monde du travail (ANMT), fonds Oberkampf (ancien 41AQ), 2003 059 4. Les cartons contenant Les Liliacées sont ensuite régulièrement adressés à la manufacture par le bureau parisien, preuve que ces achats sont bien destinés aux dessinateurs.
9 Joubert de l’Hiberderie Antoine-Nicolas, « Préface », Le dessinateur, pour les fabriques d’étoffes d’or, d’argent et de soie, Paris, Sébastien Jorry, 1765.
10 Leben Ernst Ulrich, L’école royale gratuite de dessin de Paris (1767-1815), Saint-Rémy-en-l’Eau, Monelle Hayot, 2004.
11 Joubert de l’Hiberderie Antoine-Nicolas, « Préface », Le dessinateur, pour les fabriques d’étoffes d’or, d’argent et de soie, op. cit.
12 Histoire documentaire de l’industrie de Mulhouse et de ses environs au xixe siècle (enquête centennale), Mulhouse, Veuve Bader, 1902, vol. 2, p. 635.
13 Hay Susan, « Adolphe Braun and Textile Design », dans Bergstein Mary, O’ Brien Maureen C. (dir.), Image and Entreprise. The Photographs of Adolphe Braun, Londres, Thames & Hudson/Museum of Art-Rhode Island School of Design, 2000, p. 44-65.
14 Kempf Christian, Adolphe Braun et la photographie, 1812-1877, Illkirch, Lucigraphie-Valblor, 1994, p. 13-16.
15 Recueil de dessins servant de matériaux, destinés à l’usage des fabriques d’étoffes, porcelaines, papiers peint, et dédié à Daniel Dollfus par son ami Adolphe Braun. À Paris, chez l’auteur, 20 rue Saint-Fiacre, 1842 : planches lithogravées, exemplaire offert à la Société industrielle de Mulhouse (SIM) le 26 avril 1842. Le musée de l’Impression sur étoffes de Mulhouse possède un exemplaire dont les planches ont été coloriées. D’autres rares exemplaires, conservés dans des collections privées et publiques, sont restés à l’état de gravures. Ces renseignements m’ont été donnés par Christian Kempf – spécialiste du photographe Braun – que je remercie vivement.
16 Courrier cité par Kempf Christian, Adolphe Braun et la photographie, 1812-1877, op. cit., p. 11.
17 Société industrielle de Mulhouse (SIM), courrier daté du 27 mai 1842 adressé à Adolphe Braun.
18 « Une application de la photographie aux Beaux-Arts et à l’industrie », La Lumière, cité par Kempf Christian, Adolphe Braun et la photographie, 1812-1877, op. cit., p. 18.
19 « Rapport Sur les photographies de M. Adophe Braun, lu dans la séance du 31 janvier 1855, par M. Kœchlin-Ziegler, au nom du comité des beaux-arts », Bulletin de la Société industrielle de Mulhouse, t. 26, 1854, p. 315-318.
20 Le musée du Dessin industriel a été fondé en 1857 à Mulhouse par une société de dessinateurs pour l’industrie textile dans le but de contribuer à l’émulation des dessinateurs pour les manufactures textiles et d’être un complément à l’école de dessin.
21 Lacon Ernest, Esquisses photographiques à propos de l’Exposition universelle et de la guerre d’Orient, Paris, Grassart, 1856, p. 205-219, cité par Rouillé André, La photographie en France. Textes et controverses : une anthologie 1816-1871, Paris, Macula, 1989, p. 198.
22 Lacan Ernest, « Album des fleurs, de M. A. Braun », La Lumière, 25 décembre 1858, p. 13.
23 McCauley Anne, « Photographs for Industry: The Career of Charles Aubry », The J. Paul Getty Museum Journal, vol. 14, 1986, p. 157-172 ; McCauley Anne, Industrial Madness. Commercial Photography in Paris, 1848-1871, Londres/New Haven, Yale University Press, 1994.
24 Cité par McCauley Anne, « Photographs for Industry: The Career of Charles Aubry », The J. Paul Getty Museum Journal, vol. 14, 1986, p. 157-172.
25 Jacqué Jacqueline, « Le fonds A. Braun », Bulletin de la Société industrielle de Mulhouse, no 4, 1975, p. 79.
26 Dubois-Brinkmann Isabelle, « Thèmes et motifs des textiles », Folie textile. Mode et décoration sous le Second Empire, catalogue d’exposition, Paris, RMN-Grand Palais, 2013, p. 18-24. Exposition itinérante à Paris, Palais de Compiègne, du 7 juin au 14 octobre 2013 et à Mulhouse, musée de l’Impression sur étoffes, du 8 novembre 2013 au 12 octobre 2014.
27 McCauley Elizabeth Anne, « Auby’s Dream for Industry », Industrial Madness. Commercial photography in Paris, 1848-1871, Londres/New Haven, Yale University Press, 1994, p. 233-264.
28 Rouillé André, « La photographie entre controverses et utopies », dans Michaud Stéphane, Mollier Jean-Yves et Savy Nicole (dir.), Usages de l’image au xixe siècle, Paris, Créaphis, 1992, p. 249-257.
29 Hirn Gustave-Adolphe, « Une fantaisie à propos des photographies de M. A. Braun », Revue d’Alsace, t. 12, 1861, p. 241-255.
30 « Revue photographique », Gazette des beaux-arts, courrier européen de l’art et de la curiosité, 15 août 1860, p. 251-252.
31 Rapport de Henri Regnault, directeur de la manufacture de Sèvres, « Académie des sciences », Journal des débats politiques et littéraires, 7 décembre 1854.
Auteur
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Aziza Gril-Mariotte
Université de Haute-Alsace

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