Le savoir mis en lumière
Les plaques de projection dans l’enseignement de l’histoire de l’art à Bordeaux
p. 73-91
Texte intégral
1Les plaques de projection constituent un élément essentiel de l’enseignement universitaire d’histoire de l’art et d’archéologie. À Bordeaux, les premières plaques ont été acquises dès 1890 par Pierre Paris alors titulaire de la chaire d’antiquités grecques et latines qui devient en 1892 la chaire d’histoire de l’art et d’archéologie. Si la majorité de ces images ont été collectées au tournant des xixe et xxe siècles, leur usage s’est étendu jusque dans les années 1970 où elles sont remplacées par les diapositives couleurs. Elles ont ainsi forgé, dans la pénombre des amphithéâtres, l’imaginaire et l’esprit critique de plusieurs générations d’étudiants.
2Il existe actuellement plus de 3 000 plaques qui sont conservées à la bibliothèque universitaire et dans les bureaux des enseignants. La partie consacrée à l’archéologie est en cours d’inventaire, mais celle dédiée à l’histoire de l’art est déjà numérisée et accessible sur internet1. Cet article est donc un premier état des lieux concernant la nature et l’usage des plaques de projection, venant ainsi compléter d’autres études consacrées au Musée archéologique de Bordeaux2, aux moulages en plâtre3 et aux épreuves sur papier albuminé4 qui constituent les autres supports d’enseignement de ces disciplines. Les premières conclusions ont été présentées dans le cadre du colloque international de Strasbourg en 2016.
3Cet article propose une analyse des plaques de projection en vis-à-vis des autres supports photographiques. Après avoir abordé les thèmes et les usages des plaques, la comparaison avec les épreuves sur papier albuminé permettra dans un second temps de comprendre la complémentarité de ces collections et leur rôle respectif. Cette approche a permis de montrer deux phénomènes. D’une part, que ces deux imageries ne sont pas seulement complémentaires mais, qu’étant issues de deux modes de production différents, elles renvoient à deux imaginaires particuliers. D’autre part, qu’elles révèlent les choix de carrière de Pierre Paris qui s’émancipe peu à peu de l’influence de son prédécesseur Maxime Collignon, donnant ainsi à l’université de Bordeaux une véritable spécificité.
Le Musée archéologique de Bordeaux
4Afin de replacer les plaques de projection dans leur contexte de création, revenons brièvement sur l’origine des collections universitaires concernant l’archéologie et l’histoire de l’art. Ces collections ont été mises en place à l’occasion de la réforme de l’enseignement supérieur menée par Louis Liard5 dans les années 1880 qui a conduit à la création de centres universitaires complets sur l’ensemble de la France, ainsi qu’à la réforme des méthodes pédagogiques. En ce qui concerne l’archéologie et l’histoire de l’art, ces réformes sont en partie issues d’un rapport écrit par Maxime Collignon sur la base d’une vaste enquête qu’il a menée en Allemagne en 18826. Ce dernier préconise l’achat de moulages et de photographies afin de développer les approches comparatistes et les méthodes inductives, tout en permettant aux étudiants de disposer de reproductions objectives et précises dans le but de développer leur capacité d’observation et affiner leur esprit critique. Il s’agit alors de faire des étudiants les acteurs de leur propre apprentissage et de développer leur autonomie par rapport à un enseignement antérieur privilégiant davantage l’acquisition de connaissances théoriques. Rassemblées au sein d’un véritable musée, les collections d’objets et d’images sont les pièces maîtresses d’une nouvelle pédagogie. Le musée universitaire de Bordeaux est le premier à avoir été constitué dès l’ouverture du nouveau bâtiment des sciences et des lettres achevé en 18867, servant ainsi de référence à ceux de Montpellier (1890), de Paris (1891) et de Lyon (1893). Si l’idée de musée est élaborée par Maxime Collignon, ce dernier, nommé à Paris en 1883, n’a pas le temps de la mettre en place à Bordeaux8. Les pièces sont acquises par son successeur Pierre Paris9 grâce à une première dotation de l’État de 50 000 francs accompagné d’une indemnisation de 1 000 francs10.
5Le musée de l’université de Bordeaux se compose à l’origine d’une galerie de plus de trois cents moulages acquis en 1886 et permettant à l’étudiant, par une simple déambulation, de saisir les principales étapes de l’évolution de la sculpture antique. Cette galerie s’accompagne d’une collection d’épreuves photographiques sur papier albuminé acquise à partir de 1889 et riche de plus de 3 000 épreuves donnant accès aux principaux sites archéologiques de la Méditerranée, aux grands édifices médiévaux français ainsi qu’aux chefs-d’œuvre des musées européens. Par ailleurs, l’université se dote des équipements les plus modernes tels qu’un atelier de photographie qui permet aux enseignants de réaliser leurs propres images ainsi que d’un amphithéâtre doté d’un projecteur11. D’abord dévolu à l’enseignement des sciences, ces équipements vont rapidement profiter à l’histoire de l’art selon un modèle pédagogique défini toujours par Maxime Collignon à savoir, déterminer une culture par l’architecture (l’archéologie monumentale), mettre en évidence les évolutions stylistiques (méthode comparatiste), ouvrir de nouveaux axes de recherche (l’Orient hellénique). Il souhaite par cet enseignement former des chercheurs autonomes en vue des fouilles de Delphes (1892), Argos (1902), Délos (1904), etc. Les techniques d’empreintes (moulages, photographies) constituent à ce titre l’outil idéal pour construire l’archéologie et l’histoire de l’art. Il se dessine à travers l’architecture des facultés et la mise en place de collections un nouvel environnement pédagogique composé d’amphithéâtres ouverts à tous, de salles de travail pour les étudiants, de bureaux pour les enseignants, de bibliothèques et de collections sur le modèle des disciplines scientifiques12. C’est dans ce contexte que sont utilisées les plaques de projection.
L’usage des plaques de projection
6Les collections de plaques ont été constituées par Pierre Paris à partir de 1890 afin d’illustrer son cours magistral, comme le précise l’annuaire des facultés13. En 1906, le livret-guide de l’université décrit leur usage :
Il faut joindre à ces richesses [moulages en plâtre et photographies sur papier albuminé] une collection déjà nombreuse de clichés à projections, qui […] ont servi et serviront encore au professeur d’archéologie pour l’illustration de son cours public14.
7Cette organisation des cours répond par ailleurs aux recommandations portées par le rectorat et publiées en 1899 dans la Revue internationale de l’enseignement :
Des photographies, des ouvrages à planches, peuvent être étudiés de plus près, retenir plus longtemps l’attention que les projections du cours public. En résumé, le principe appliqué dans ces leçons, c’est moins de passer en revue un programme étendu, que de montrer comment on étudie une question, et d’initier à la pratique de la science des étudiants15.
8Il y a donc deux usages pour les collections photographiques. D’une part, les épreuves sur papier qui, comme les moulages en plâtre, sont présentées dans des salles de cours réservées aux étudiants et dans le cadre de travaux dirigés. Il s’agit dans ce cas de les familiariser avec les méthodes d’analyse et les problématiques de recherche. D’autre part, les plaques de projection dévolues à l’amphithéâtre qui sont utilisées lors des cours magistraux ouverts à tous les publics. Il s’agit alors d’acquérir des connaissances théoriques.
9L’étude comparée des différents supports montre cependant que la complémentarité des deux supports n’est pas aussi évidente qu’il y paraît. Il y a, comme nous allons le voir, deux phénomènes à l’œuvre. Les épreuves sur papier albuminé témoignent davantage d’une histoire de l’art en construction et d’une archéologie tournée vers l’Orient hellénique marquée par l’influence de Maxime Collignon, alors que les plaques de verre montrent au contraire une histoire de l’art en voie d’achèvement tournée davantage vers les choix de carrière de Pierre Paris avec notamment une ouverture vers l’Espagne.
Les plaques consacrées à l’archéologie
10La collection de plaques est actuellement composée de 3 139 images dont 1 596 concernent l’archéologie et 1 543 l’histoire de l’art. Les premières sont conservées dans l’actuelle bibliothèque de la faculté des lettres et sont rangées dans quinze boîtes en carton numérotées de I à VIII. Chacune illustre un thème particulier (le Néolithique, la Mésopotamie, l’Égypte, la Crète et les Cyclades, la Grèce, Pompéi, Rome et Ravenne). Les périodes abordées couvrent donc une large chronologie qui montre une évolution continue, avec la volonté de développer les périodes charnières comme Ravenne afin de marquer la continuité entre l’archéologie et l’histoire de l’art. De l’autre côté de l’échelle chronologique se trouvent d’autres périodes telles que la Préhistoire et la Protohistoire avec les dolmens et menhirs du Néolithique ainsi que les armes et les parures de l’âge du bronze, ce qui élargit autant que possible l’éventail temporel. Ces plaques correspondent cependant à l’état final de cette collection, sans que nous puissions encore distinguer clairement les acquisitions de Pierre Paris et celles de ses successeurs.
11La très grande majorité de ces images (environ 90 %) sont des reproductions d’ouvrages illustrés, réalisées probablement à partir des ouvrages de la bibliothèque avec l’aide du laboratoire photographique16 [Fig. 1]. Les plaques obtenues sont systématiquement légendées à la plume du nom d’un auteur, suivi parfois d’un titre et d’un numéro de page, mais toujours d’un numéro renvoyant à une bibliographie permettant de retrouver rapidement la source. Si de nombreux ouvrages de références ont été édités au tournant des xixe et xxe siècles, d’autres l’ont été dans les années 1920 et 1930, parfois après le départ de Pierre Paris à la Casa de Velásquez en 192817. De nouveaux enseignants ont donc complété cette première collection en fonction de l’avancée des recherches ou de leurs thématiques de recherches. La rareté des images issues des maisons d’édition photographique est étonnante, mais peut s’expliquer par le fait que la collection de plaques s’est sans doute constituée après celle des moulages et des épreuves sur papier qui ont peut-être englouti une grande partie des crédits de l’État alors que par ailleurs le laboratoire photographique facilitait la réalisation de plaques d’après les ouvrages.
12Toujours en ce qui concerne l’archéologie, chaque site est parfaitement restitué selon toutes sortes de techniques graphiques. Ce sont tout d’abord des plans de différentes échelles qui permettent d’avoir accès aux données géographiques, au contexte urbain et aux édifices principaux. Suivent ensuite les plans, coupes, élévations des façades et des éléments architecturaux représentés en l’état ou restitués à une période donnée. S’ajoutent à cela de nombreux objets (en vue ou en relevé) qui sont parfois assemblés en série montrant les variations d’une forme ou son évolution chronologique. Dans ce cas, plusieurs pages d’ouvrages différents peuvent être assemblées sur la même plaque. Il y a alors un véritable travail de montage facilitant la comparaison. Parfois, notamment pour la statuaire, plusieurs vues décomposent l’objet afin d’en saisir la complexité et le volume. Certaines plaques montrent la même sculpture sur un fond noir ou un fond blanc faisant ainsi varier le ressenti des contrastes. Parfois celles-ci sont reproduites selon plusieurs types d’éclairage afin d’en révéler le modelé. Elles peuvent être isolées de leur contexte ou au contraire replacées dans les salles d’un musée. Le recours aux ouvrages illustrés comme sources iconographiques n’amène donc pas à ce qui pourrait être une lecture commentée, mais au contraire grâce à des systèmes d’accumulation, de découpage et d’assemblage, à une très grande liberté dans la construction des cours. Cette collection fut prêtée à Edmond Pottier, conservateur au département des antiquités orientales du musée du Louvre et professeur d’archéologie à l’École du Louvre à partir de 1885, ainsi qu’à Félix Dürrbach, professeur d’antiquités grecques et latines à la faculté des lettres de Toulouse à partir de 189318.
13Des manques apparaissent cependant. Si les thématiques donnent une large place à l’hellénisme oriental, avec notamment de nombreuses plaques consacrées à Pergame, dont l’acropole fut fouillée par Maxime Collignon en 1876, les images consacrées à l’archéologie hispanique semblent absentes alors que Pierre Paris est l’un des fondateurs de cette discipline. Il y entreprend des fouilles à partir des années 1890 et il ramène au Louvre la fameuse Dame d’Elche découverte en 189719. C’est avec les plaques consacrées à l’histoire de l’art que l’Espagne trouve toute sa place.
Les plaques consacrées à l’histoire de l’art
14Les plaques dédiées à l’histoire de l’art ont été numérisées, ce qui permet une analyse quantitative plus précise. Comme pour l’archéologie, ces plaques ont été largement produites sur place d’après les ouvrages illustrés par le laboratoire photographique, mais dans une moindre proportion (environ 75 %). Les autres ont été fabriquées par Alinari, Molteni, Braun ou les Archives photographiques. Les périodes chronologiques couvrent l’époque médiévale (308 plaques), l’époque moderne (940) et l’époque contemporaine (287). Les médiums concernent la peinture (634), l’architecture (390), la sculpture (349) et les arts décoratifs (29). Les zones géographiques sont exclusivement européennes : principalement l’Italie (424), la France (381) et l’Espagne20 (245). Il y a dans ces choix des partis pris très marqués. L’art médiéval est majoritairement représenté par des cathédrales gothiques situées principalement sur le territoire français. L’art roman y est plus rare et les exemples étrangers presque inexistants. La peinture de la Renaissance italienne domine largement l’ensemble de cette collection mais cette fois-ci, l’Espagne est très bien représentée, contrairement à l’Angleterre (39), à l’Allemagne (24) ou la Pologne (41). L’art contemporain est essentiellement français ; il fait apparaître les grands mouvements du xixe siècle tels que le néoclassicisme, le romantisme, le réalisme, l’impressionnisme et le symbolisme21. Les arts décoratifs sont présents avec le travail de Riesener, Jacob, Boule ou Wedgwood. Là encore, il s’agit d’un état final dans la constitution de cette collection, mais l’empreinte de Pierre Paris est cette fois-ci extrêmement présente.
15En ce qui concerne l’architecture, les plaques consacrées à l’histoire de l’art reprennent les mêmes types de présentation qu’en archéologie. Chaque édifice est représenté selon les critères techniques habituels, c’est-à-dire par des plans, des coupes et des élévations auxquels s’ajoutent de multiples vues d’ensemble et de détails. Certaines images sont mises en série, c’est le cas pour certains plans ou certains d’éléments architecturaux tels que les colonnes, les chapiteaux ou les arcs-boutants [Fig. 2]. Pour la peinture et la sculpture, les plaques ne présentent généralement qu’une seule œuvre. Dans de rares cas, une peinture est associée à un dessin préparatoire, ou bien une sculpture est vue selon deux angles différents. Seul le défilement des images pouvait mettre en évidence des séries thématiques, des évolutions chronologiques ou la carrière d’un artiste.
16La plupart des plaques sont légendées à la main. Les inscriptions indiquent pour l’architecture le nom de l’édifice et sa localisation géographique et pour la peinture le nom de l’auteur, le titre de l’œuvre et sa localisation. Dans les deux cas, il est fait mention d’un ouvrage et d’un numéro de page22 [Fig. 3]. Les plaques produites par les grandes firmes photographiques renvoient à des thématiques particulières. Ainsi, les archives photographiques sont utilisées pour l’architecture médiévale, Molteni pour l’art moderne et contemporain et Braun pour l’architecture et la peinture espagnole.
Des modèles de programmes de cours
17Les thématiques évoquées semblent renvoyer à deux ouvrages essentiels. Celui de Georges Perrot : L’Histoire de l’art dans l’Antiquité. Égypte, Assyrie, Perse, Asie mineure, Grèce, Étrurie, Rome publié de 1882 à 1914 ou encore celui d’André Michel : Histoire de l’art depuis les premiers temps chrétiens jusqu’à nos jours, publié de 1905 à 1929 qui constituent les sources principales de nombreuses plaques de projection. À ceux-ci s’ajoute peut-être celui de Louis de Fourcaud, professeur à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris qui édite en 1893 un Cours d’esthétique et d’histoire de l’art en soixante leçons précisément au moment où Pierre Paris obtient la chaire d’histoire de l’art à la faculté des lettres de Bordeaux23. Cet ouvrage n’apparaît pas dans les légendes des plaques mais il propose une histoire continue avec des exemples canoniques illustrant chacune des périodes, en donnant une importance particulière aux périodes de transition. Ainsi l’étude de l’Égypte, de la Grèce et de Rome se prolonge par celle de l’art paléochrétien et byzantin. La période médiévale est très bien représentée et illustrée d’exemples essentiellement français. Cette époque se prolonge avec les primitifs flamands et italiens, qui font le lien avec la Renaissance italienne puis française, puis avec les périodes baroque, classique et les mouvements contemporains (néoclassicisme, romantisme, réalisme, impressionnisme, symbolisme, etc.).
18Les cours de Pierre Paris n’ayant pas été conservés, il n’existe pas d’information sur leur contenu. Il ne nous reste que les titres des cours mentionnés dans ses fiches de renseignements déposées aux archives départementales24. Jusqu’en 1889, son cours est encore essentiellement lié à l’archéologie avec « La sculpture grecque antique et les découvertes archéologiques en Orient hellénique ». En 1894, un premier cours sur « La Renaissance française » accompagne désormais « L’art grec » qu’il enseigne depuis 1886. À partir de 1895, ce cours s’intitule « Les arts sous Louis XIV » et « Les découvertes récentes en Orient ». Enfin, en 1903, ce sont « Les chefs-d’œuvre du Louvre » et à partir de 1906, « L’histoire de l’art » dans son ensemble. L’usage que Pierre Paris faisait des plaques nous échappe encore. Étaient-elles projetées pendant son intervention ou après comme cela se faisait parfois à cette époque ? Indiquait-il le défilement des images en marge de ses notes ? Actionnait-il lui-même l’appareil de projection ou confiait-il cette responsabilité à un aide ? Ces questions restent pour l’instant sans réponse.
La comparaison avec les épreuves sur papier albuminé
19S’il n’existe pas d’information sur la constitution de la collection de plaques de projection, les annuaires des facultés de Bordeaux montrent en revanche que l’acquisition des épreuves sur papier albuminé s’est faite très rapidement à partir de 1889. En trois ans, les deux tiers des 3 312 photographies sont acquises pour le musée d’Archéologie25. Il est probable que les plaques, qui sont collectées dès 1890, suivent un rythme similaire mais sans aucune certitude. Contrairement aux plaques, la quasi-totalité des épreuves est réalisée par de grands ateliers photographiques qui se sont constitués dans les années 185026. Les images ont été collectées, probablement d’après les catalogues diffusés par ces ateliers et par l’intermédiaire de revendeurs tel que l’entreprise Giraudon.
20Il existe certaines similitudes entre la collection d’épreuves et celle des plaques. Par exemple, la volonté de créer une histoire de l’art en continuité avec l’archéologie qui remonte jusqu’à la préhistoire. Ainsi, les dolmens du Néolithique et les parures de l’âge du bronze sont toujours présents. De même, les périodes de transition sont bien représentées avec l’art paléochrétien ou les primitifs flamands, avec une ouverture sur l’Orient hellénique (Chypres et la Turquie) chère à Collignon. On retrouve aussi la volonté de multiplier des vues afin de comprendre le volume d’une sculpture, le détail d’un tableau ou la complexité d’une architecture. Il existe par exemple six vues pour la Vénus de Milo et trente-deux vues pour le château de Blois.
21De nombreuses différences apparaissent cependant. La première est l’éclectisme des styles, certains ateliers comme celui de Félix Bonfils doivent en effet séduire une clientèle d’amateurs et de scientifiques selon deux approches différentes, tantôt sur le modèle du dessin technique (frontalité, lisibilité), tantôt sur le modèle de la gravure pittoresque (intégration du contexte géographique, importance des zones d’ombre). Les deux approches se retrouvent dans les épreuves collectées par Pierre Paris dévoilant ainsi les différentes manières de saisir un objet donné. Autre différence, la chronologie s’arrête avec la Renaissance française. La collection d’épreuves sur papier paraît donc inachevée par rapport à celle des plaques. Il existe enfin une extraordinaire diversité des sujets. Contrairement aux plaques qui s’attachent à montrer des exemples importants qu’elles détaillent avec soin, les épreuves montrent de nombreuses œuvres secondaires aux côtés d’autres bien plus célèbres qu’elles abordent souvent de manière plus succincte. On trouve de nombreux sujets absents des plaques, comme par exemple de véritables séries sur les aqueducs romains, sur les peintures paléochrétiennes, sur les donjons romans, sur les mosquées turques ou sur les églises de Chypre… Ce sont parfois des vues de vitrines de musée comme celles du musée de Naples consacrées aux objets de la vie quotidienne découverts à Pompei ou Herculanum. Les arts décoratifs sont aussi présents à travers de nombreux exemples de tapisseries, d’enluminures, d’émaux, d’orfèvrerie, etc. Cette diversité est caractéristique de l’extraordinaire offre des maisons d’éditions photographiques du xixe siècle portée par le positivisme et la volonté de tout voir, elle-même favorisée par les ouvrages de vulgarisation et le développement des voyages touristiques.
22À l’inverse, certains grands monuments disparaissent presque complètement de la collection d’épreuves. Ainsi, la cathédrale de Chartres n’est représentée que par quelques vues rapprochées des portails. La présentation de l’édifice devait alors se faire avec l’appui d’un ouvrage montrant le plan et les grandes façades, les épreuves sur papier de grands formats permettant la vision des détails. De même, l’œuvre de Raphaël est présente sur cent cinquante et une plaques et seulement sur vingt-six épreuves sur papier. Celle de Velásquez se retrouve sur cent dix-neuf plaques mais aucune épreuve n’y fait référence. L’art contemporain en est complètement absent. La collection semble donc illustrer un instant particulier dans l’acquisition des supports visuels, à un moment charnière de la carrière de Pierre Paris alors qu’il dispose de moyens pour créer les collections, mais juste avant qu’il ne construise réellement ses cours d’histoire de l’art. Cependant, cette collection constituée de vastes thématiques ouvre à une culture plus diversifiée où des problématiques de recherches plus novatrices ou plus précises peuvent se poser. Ainsi, deux approches pédagogiques dépendant de deux types de production des images sont employées à une organisation rationnelle des cours.
23Ce premier regard consacré aux plaques de projection de l’université de Bordeaux révèle leur rôle dans la construction des méthodes pédagogiques et leur complémentarité avec les autres supports d’étude. Elles font le lien entre le musée de la faculté et l’amphithéâtre des lettres, c’est-à-dire entre les travaux dirigés et le cours magistral, au moment où est créée la chaire d’histoire de l’art. Ces plaques n’étaient pas seulement, comme l’indiquaient les annuaires des facultés, le support d’un cours consacré à l’acquisition d’une culture générale, mais permettaient par la technique du montage la réalisation d’une véritable synthèse des savoirs en constante évolution. Elles montrent aussi l’extraordinaire diversité dans la production des images à la fin du xixe siècle grâce à la mise en place des laboratoires photographiques dans les bâtiments de l’université. Une imagerie industrielle issue des maisons d’édition photographique est complétée par une imagerie artisanale reproduisant des ouvrages scientifiques. Chacune d’elle est utilisée de manière rationnelle en fonction de leur caractéristique propre, dans une très belle complémentarité. Cette remarquable cohérence est pourtant abandonnée au milieu du xxe siècle. Dans les années 1960, la bibliothèque et la collection de plaques sont transférées dans le nouveau campus universitaire construit dans la banlieue bordelaise, alors que les moulages et les épreuves sur papier restent dans les anciens locaux au centre-ville. S’ils servent encore de support d’étude pour les historiens d’art et les élèves de l’École nationale supérieure des beaux-arts, les moulages sont vandalisés en 1968 et les épreuves sont reléguées dans le grenier de l’ancienne faculté. Après avoir signifié la modernité, ils incarnent un monde désuet, peut-être trop académique pour les moulages ou trop pittoresque pour les épreuves ? Avec l’arrivée des diapositives et des techniques numériques, les plaques les rejoignent désormais dans l’oubli et l’abandon. Sauvés d’une lente dégradation et de la destruction grâce à leur récente patrimonialisation, ces supports reprennent leur importance dans le contexte de l’histoire de l’enseignement. L’ensemble de ces collections remet par ailleurs au premier plan la matérialité des supports d’enseignement, plus que nécessaire à l’époque de la dématérialisation des images.
Notes de bas de page
1 Les plaques consacrées à l’histoire de l’art sont accessibles sur le site : « 1886, collections patrimoniales numérisées de Bordeaux Montaigne », http://1886.u-bordeaux-montaigne.fr/.
2 Lagrange Marion, Miane Florent, « Le Musée archéologique de la faculté des lettres de Bordeaux (1886) », In Situ, no 17, Les patrimoines de l’enseignement supérieur, 2011, https://journals.openedition.org/insitu/920.
3 Morinière Soline, « La collection de moulages de l’université de Bordeaux, première gypsothèque universitaire française ? », In Situ, no 28, Le moulage. Pratiques historiques et regards contemporains, 2016, https://journals.openedition.org/insitu/12552.
4 Miane Florent, « Une collection spécifique ? Le fonds photographique d’histoire de l’art de la faculté des lettres de Bordeaux » dans Lagrange Marion (dir.), Université et histoire de l’art. Objets de mémoire (1870-1970), op. cit., p. 109-122.
5 Ancien professeur de philosophie à l’université de Bordeaux, Louis Liard est, entre 1884 et 1902, directeur de l’enseignement supérieur au sein du ministère de l’Instruction publique.
6 Maître de conférences en institutions grecques et latines à l’université de Bordeaux à partir de 1877, Maxime Collignon devient chargé de cours d’archéologie à Paris en 1883, puis professeur d’archéologie en 1886 en remplacement de Georges Perrot qui est nommé directeur de l’École normale. En 1882, il réalise à la demande du ministère de l’Instruction publique une enquête sur le système éducatif allemand : Collignon Maxime, « L’Enseignement de l’archéologie classique et les collections de moulages dans les universités allemandes », Revue internationale de l’enseignement, vol. 3, janvier-juin 1882, p. 236-270.
7 Coustet Robert, Saboya Marc, Bordeaux : le temps de l’histoire, architecture et urbanisme au xixe siècle, 1800-1914, Bordeaux, Mollat, 1999, p. 236-238.
8 Maxime Collignon est cependant le premier enseignant à faire venir des moulages à l’université de Bordeaux comme le signale le fascicule publié lors de la rentrée solennelle de 1878, donc bien avant la construction des nouvelles facultés et la mise en place du Musée archéologique : « Le professeur a étudié, d’après les moulages, la décoration sculpturale du Parthénon. […] la discussion des mythes des frontons, l’examen des métopes et des frises de la cella, ont occupé une grande partie des leçons. » Mais cela ne constitue pas encore une véritable galerie.
9 Successeur de Maxime Collignon à l’université de Bordeaux en tant que chargé de cours à la chaire de langues et littérature grecques à partir de 1885, Pierre Paris devient maître de conférences en histoire de l’art et archéologie en 1892, puis directeur de l’école des beaux-arts de Bordeaux en 1898, fondateur de l’institut de Madrid en 1926 et directeur de la Casa de Velázquez en 1928.
10 Ouvré Henri, Discours de M. le Recteur. Rentrée solennelle des facultés des sciences et des lettres de Bordeaux (25 novembre 1886). Année scolaire 1886-1887, Bordeaux, Veuve Cadoret, 1886, p. 19.
11 Mairie de Bordeaux, « Correspondances du conseil municipal », 15 et 17 décembre 1887.
12 Liard Louis, « Rapport présenté au conseil municipal sur les plans et devis des nouvelles facultés de théologie, des sciences et des lettres », archives municipales de Bordeaux, correspondances du conseil municipal, 6889 M 8, 12 juillet 1879 : « Jusqu’à ces dernières années, les leçons s’adressaient exclusivement au grand public, mélange de savants et de lettrés, et de curieux et d’oisifs, sans cesse renouvelés. […] On l’a dit avec justesse, une faculté doit être désormais un atelier ; de là, pour les lettres, des salles de conférences intimes, pour les sciences des laboratoires de recherches pour les professeurs, des laboratoires d’études pour les étudiants, des salles de collections voisines des laboratoires, des salles de cours aussi nombreuses que les divers enseignements de la faculté ; enfin une vaste bibliothèque. »
13 Annuaire des facultés de Bordeaux, Bordeaux, Veuve Cadoret, 1890, p. 123.
14 Livret-guide des facultés de Bordeaux, Bordeaux, Veuve Cadoret, 1906, p. 92.
15 Collignon Maxime, « L’archéologie à l’université de Paris », Revue internationale de l’enseignement, t. 37, 1899, p. 197.
16 Par exemple : Perrot Georges, Chipiez Charles, L’Histoire de l’art dans l’Antiquité. Égypte, Assyrie, Perse, Asie mineure, Grèce, Étrurie, Rome, 10 vol., Paris, Hachette, 1882-1914 ; Collignon Maxime, Le Parthénon. L’histoire, l’architecture et la sculpture, Paris, Hachette, 1914 ; Collignon Maxime, Pontremoli Emmanuel, Pergame. Restauration et description des monuments de l’acropole, Paris, L. H. May, 1900 ; Mau August, Geschichte der decorativen Wandmalerei in Pompeji, Berlin, Reimer, 1882.
17 Par exemple : Schrader Hans, Phidias, Francfort, Frankfurter Verlags-anstalt, 1924 ; Rizzo Giulio E., Prassitele, Milan/Rome, Treves-Treccani-Tumminelli, 1932.
18 Comptes rendus des travaux des facultés. Année scolaire 1886-1887, Bordeaux, Veuve Cadoret, 1886, p. 19.
19 Aucune mention sur les boîtes ne fait référence à l’Espagne et aucun sondage n’a donné un exemplaire. Sous réserve qu’un inventaire complet fasse cette découverte.
20 Alonso Cano, Jusepe Leonardo, Juan del Castillo, Luis de Vargas, Zurbaran, Greco, Velasquez, Goya, etc.
21 David (19), Ingres (15), Chassériau (2), Guérin, Girodet-Trioson, Gérard, Gros ; Géricault (6), Delacroix (27), Scheffer (2), Hugo (3) ; Courbet (4), Corot (3), Rousseau (2), Manet (3), Degas (1) ; Böcklin, Carrière, etc.
22 Lasteyrie du Saillant, Robert-Charles, L’Architecture religieuse en France à l’époque romane : ses origines, son développement, Paris, Picard, 1912 ; Lasteyrie du Saillant Robert-Charles,L’Architecture religieuse en France à l’époque gothique, Paris, Picard, 1926 ; Müntz Eugène, Raphaël, sa vie son œuvre et son temps, Paris, Hachette, 1886 ; Michel André, Notes sur l’art moderne. Corot, Ingres, Millet, Eug. Delacroix, Raffet, Meissonier, Puvis de Chavannes : à travers les Salons, Paris, Armand Colin, 1896 ; Michel André, Histoire de l’art depuis les premiers temps chrétiens jusqu’à nos jours, 18 vol., Paris, Armand Colin,1905-1929 ; Gómez-Moreno Manuel, La escultura del Renacimiento en España, Florence/Barcelone, Gustavo Gili, 1931 ; Dieulafoy Marcel, « La statuaire polychrome en Espagne du xiie au xive siècle (Aragon et Castille) »,Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot, t. 10, fasc. 2, 1903 ; Molinier Émile, Le mobilier royal français aux xviie et xviiie siècles. Histoire et description, Paris, Manzi/Joyant et Cie, 1902.
23 Voir Therrien Lyne, L’histoire de l’art en France : genèse d’une discipline universitaire, Paris, Éditions du CTHS, 1998, p. 110-111.
24 Archives départementales, versement du rectorat, dossier Pierre Paris, cote V111, liasse 213.
25 L’Annuaire des facultés de Bordeaux mentionne pour l’année universitaire 1889-1890 un fonds de 1 000 épreuves et pour l’année 1892-1893 un fonds de 2 000 épreuves.
26 Alinari et Broggi pour l’Italie antique, médiévale et moderne, Berggren et Sébah pour la Turquie antique et médiévale, Bonfils pour l’Égypte, le Proche-Orient et la Grèce, Mieusement et Neurdein pour la France médiévale, Bruckmann pour la pinacothèque de Vienne, Giraudon pour le musée du Louvre, Löwy pour le musée des Beaux-Arts de Vienne, Ziegler pour le British Museum et Hanfstaengl pour les autres grands musées européens. Le photographe espagnol Laurent est présent avec les vues de l’Escorial.
Auteur
Université de Bretagne occidentale
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