Une collection pour l’éducation par l’image : la cinémathèque de la Ville de Paris
p. 55-70
Texte intégral
1La cinémathèque de la Ville de Paris, aujourd’hui dite Robert-Lynen, est le fruit d’une histoire complexe où se mêlent l’évolution des principes pédagogiques appliqués à l’image projetée depuis la fin du xixe siècle, l’originalité des activités qu’elle a su développer et la singularité de sa collection. En effet, depuis 1925, la cinémathèque a pour mission de faire du cinéma un support pédagogique, un spectacle récréatif et un objet de culture auprès des plus jeunes. En tant que lieu dédié à la pédagogie par l’image, des archives tout à fait originales y ont été rassemblées, reflets de l’évolution de ses pratiques. Outre son fonds filmique, elle conserve une importante série de photographies, plaques de verre destinées à la projection et originellement acquises pour compléter l’étude des images animées.
2L’histoire de cette institution, croisée avec l’étude de sa collection, permet de revenir sur les réflexions théoriques de cette période (1925-1939) et de mettre au jour les enjeux apportés par la diffusion d’images dans le contexte éducatif dès le début des années 1910.
Les principes de la cinémathèque scolaire de la Ville de Paris
3Avec la création de la cinémathèque de la Ville de Paris1, émergent les fondements de l’utilisation de l’image animée à des fins pédagogiques. Cette structure, dont l’idée remonte à 1898, avait d’abord été pensée comme lieu de conservation pour les images concernant la capitale ; mais lorsqu’elle ouvre ses portes en janvier 1926, cette première mission est détournée au profit de l’intérêt de plus en plus marqué des instituteurs pour l’utilisation des images animées dans leur enseignement.
4Héritière de l’enseignement par l’aspect prôné depuis la fin du xixe siècle, la cinémathèque scolaire, à l’instar du Musée pédagogique2 (où le dépôt de films est instauré en 1916) constitue une collection de films et de photographies qu’elle diffuse gratuitement auprès des établissements scolaires de la préfecture de la Seine.
5Il faut préciser que les méthodes d’enseignement s’ouvraient alors à une « éducation par les sens » « qui recommand[ait] de ne rien négliger pour rendre [l’]enseignement plus agréable, attrayant, facile à assimiler, à telles limites qu’apprendre devienne un plaisir pour l’enfant3 ».
6Cette nouvelle approche en matière d’éducation laisse entrevoir les avantages qu’apporte l’application de l’image dans une telle conception : l’image lumineuse se fixe dans la mémoire avec plus de force et d’attrait que la simple reproduction photographique ou la lecture du manuel scolaire. Et quand à l’image s’ajoute le mouvement : « C’est une suite de documents lumineux, vivants agissants. C’est l’élève se transportant lui-même aux lieux qu’on lui décrit, assistant aux fabrications industrielles, aux transformations chimiques, minutant les événements successifs d’une heure ou d’une journée4. »
7La liste des critères que doit alors remplir un film pour être adapté à une diffusion dans un cadre pédagogique est très précise en matière de fond comme de forme. L’un d’eux explique la présence d’un fonds photographique au sein de la cinémathèque. L’image en mouvement, tout en nous apportant une nouvelle pratique d’observation du monde, ne revêt en effet pas tous les avantages et par certains égards garde le défaut de son essence même : le mouvement, ou plutôt sa cadence et le flux d’informations qu’elle nous apporte. Voilà pourquoi l’image fixe garde quelques privilèges : celui notamment de laisser le temps de l’observation.
8Aussi est-il clairement énoncé que les films d’enseignement doivent :
[…] pouvoir donner certaines vues fixes destinées :
1/ à montrer sous le vrai jour certains objets immobiles (monuments) que les films animent toujours d’un mouvement rapide.
2/ à compléter par certains détails (graphiques, numériques ou autres) l’enseignement prévu5.
9De plus, l’installation de la cinémathèque profite des expériences menées depuis 1919 par Adrien Bruneau (1874-1965) qui fut son directeur jusqu’en 1939. Pendant la guerre, Bruneau, ancien professeur de l’École nationale supérieure des arts décoratifs, avait été affecté aux services photographiques de l’armée où il étudiait les images prises d’avion afin de constituer les cartes sur les positions ennemies. Sa formation de plasticien lui fit prendre conscience de l’influence des images sur la mémoire. De cette expérience, il posa quelques principes d’une méthode d’éducation du dessin par le cinéma, initia la création de l’École art et publicité sous les auspices de la Ville de Paris et fut le fondateur de la cinémathèque dont il rassembla la base de la collection dès 1920.
10En 1921, il travaille, dit-il, à la « construction d’un appareil de projection fort ingénieusement combiné, qui permettra d’obtenir toutes les vitesses, ainsi que l’arrêt immédiat. Cet appareil offrira également sur ceux qui existent actuellement cet avantage qu’il sera à la fois projecteur de cinéma et projecteur de vues photographiques ordinaires, grâce à un dispositif très simple6 ». Il lui permet ainsi de se servir « non seulement de la projection du film, en vitesse normale puis au ralenti, mais de projections fixes d’images simplifiées : ou de schémas [qu’il complète] sous l’œil de l’élève et à l’écran, à la fois et côte à côte, les deux projections, l’une expliquant l’autre sans verbiage inutile7 ».
Le Répertoire de films et des vues fixes de 1935
11L’édition du premier catalogue de la cinémathèque date de 1935 [Fig. 1].
Fig. 1 : Cinémathèque de la Ville de Paris, Répertoire des films et des vues fixes, 1935, première de couverture.

12Il présente une longue introduction déclinant les missions assignées à cette institution ainsi que les différentes phases de sa création. Suit une description thématique détaillée des 400 films qui y sont disponibles, accompagnée en dernières pages d’une succincte présentation des séries photographiques qu’elle conserve [Fig. 2a-e].
Fig. 2a-e : « Présentation des séries photographiques », pages extraites de Cinémathèque de la Ville de Paris, Répertoire de films et des vues fixes, 1935.





13Si ce corpus semble négligé, car relégué en fin de catalogue, il faut toutefois remarquer que les séries photographiques abordent des domaines complémentaires à ceux illustrés par le fonds filmique. Par exemple, les plaques de projection traitent du domaine de la géographie physique, alors que le film s’attache à la géographie urbaine. Celles-ci couvrent également des champs peu abordés par le cinéma comme l’enseignement des beaux-arts, thème traité par dix films contre 1 173 plaques de projection.
14L’origine de ces plaques positives en noir et blanc est difficile à identifier. Environ 7 % d’entre elles proviennent d’éditeurs professionnels, tels Mazo, EPA Moreau (Paris) ou encore Radiguet et Massiot. La plupart cependant semble avoir été réalisée « en interne », par les services de la cinémathèque. À titre d’exemples, nous pouvons citer les 1 173 plaques diapositives constituant le corpus « Enseignement des beaux-arts » : leur facture semble assez artisanale et leur contenu adapté à l’illustration de cours spécifiques [Fig. 3]. Ou bien le fonds consacré à l’Algérie, qui compte entre autres deux cent quarante plaques relatives aux célébrations du centenaire en 1930 attribuées à Louis Laurent (1884- ?), ancien instituteur détaché à la cinémathèque en tant que secrétaire, de 1925 à 1939, et disciple de Bruneau.
Fig. 3 : « La Madeleine, hôpital de Tonnerre, xve siècle » ; « Isabeau de Bavière, cathédrale de Saint-Denis, xve siècle », diapositive noir et blanc, s. d.

Fig. 4 : Fouquet Jean, La Vierge et l’Enfant entourés d’anges, autochrome Gervais-Courtellemont, vers 1910.

Collection Gervais-Courtellemont
15En effet, complétant le descriptif de cette collection de clichés en noir et blanc, la très discrète mention « Plaques autochromes 9 x 12 Gervais-Courtellemont » vient ponctuer ce répertoire de 1935. Si la présentation de cette série ne relève que de quelques mots, ceux-ci ne reflètent certainement pas l’importance que peut représenter ce lot de 5 000 plaques autochromes – dont aujourd’hui, seules 3 246 sont encore conservées par la cinémathèque.
16Acquise en 1932, cette collection de plaques de projections en couleurs naturelles ne pouvait que parfaire les visées pédagogiques initiées avec la cinémathèque. Par les qualités esthétiques de ces plaques, on retrouve l’importance de la formation du goût comme paramètre incontournable de cette conception d’éducation par l’image. Donner accès à une formation artistique, via les images projetées (fixes ou animées), ou du moins essayer de stimuler la sensibilité plastique des jeunes spectateurs, « cet intérêt social impérieux » est aussi un des objectifs de la diffusion d’images dans le cadre pédagogique [Fig. 4].
17Si de nos jours le nom de Gervais-Courtellemont8 ne nous est plus familier, il fut, jusqu’à sa mort en décembre 1931, le chantre de la conférence illustrée de projections de ses plaques autochromes prises autour du monde. Il avait rassemblé ce « qui constitue [en 1911] la plus remarquable et la plus nombreuse collection de photographies en couleurs d’après nature qui existe au monde9 » et il fut le premier, à partir de 1908, à diffuser ses images autochromes dans une optique didactique, s’adressant à tous les publics. La presse, unanime, salue alors la virtuosité de ses présentations et souligne la fascination qu’elles apportent aux spectateurs par les tonalités colorées exceptionnelles de ses images, tandis que le monde de l’éducation ne reste pas insensible aux qualités incontestables que représente la diffusion d’une telle collection.
18En témoigne Paul Privat Deschanel qui, en 1912, dans le Bulletin de la Société des professeurs d’histoire et de géographie de l’enseignement secondaire public déclare au sujet des diapositives du Musée pédagogique : « la principale amélioration à réaliser, suivant moi, sera l’installation d’un dispositif pouvant permettre les projections en couleurs, suivant le procédé de Gervais-Courtellemont. Ce sera une grande ressource pour l’enseignement de l’histoire de l’art10 ». Cette analyse est complétée en 1914 par M. Busson qui « a été vivement frappé des résultats obtenus [par les projections autochromes de la maison Courtellemont] et [qui] estime qu’il y a entre la projection couleur et la projection en noir, autant de différence qu’entre celle-ci et la gravure11 ».
19S’il est besoin de confirmer la volonté de Gervais-Courtellemont de servir la pédagogie, citons Mme Reynier, qui en 1924 signale à ses collègues enseignants qu’« un nouvel appareil de projections en couleurs naturelles […] [qui] permettrait d’utiliser les remarquables séries de clichés autochromes que Gervais-Courtellemont veut bien prêter aux maîtres (de Paris seulement) qui lui en feraient la demande, 9 rue Villersexel. Le but poursuivi par ces messieurs est d’ordre purement éducatif et non commercial12 ».
20Peu d’informations sur la diffusion de ce fonds photographique nous sont parvenues, même si en octobre 1935, dans le Bulletin de l’Union des physiciens, L. Quevron, alors professeur à l’École normale supérieure de l’enseignement technique, rapporte :
À l’heure actuelle, la cinémathèque de la Ville de Paris possède 400 films d’enseignement et d’éducation, 1 800 plaques diapositives 8 ½ x 10 sur des sujets divers, mais se rapportant plus particulièrement à la géographie et aux beaux-arts, et elle possède la très belle collection de plaques autochromes de Gervais-Courtellemont, comprenant près de 5 000 diapositives 9 x 12 se rapportant plus particulièrement aux pays et aux arts orientaux. La progression des prêts s’accentue d’année en année13.
21La disparition de toute mention de cette collection de plaques de projection au supplément du répertoire de 1938, alors qu’apparaît toujours la liste de matériel conseillé pour ce type de projection, l’absence de lanterne de projection au sein de la collection de la cinémathèque, le manque de statistique de diffusion, enfin la redécouverte de ce fonds photographique en 1991, entreposé à l’abandon dans le grenier, nous laissent penser que la diffusion de ces vues ne se prolongea pas au-delà de 1939.
22Il n’en reste pas moins que l’analyse de ces documents ainsi que les éléments rassemblés autour de la constitution de cette institution nous donnent une lecture pertinente de l’articulation de cette collection dédiée depuis quatre-vingt-dix ans à l’éducation par l’image. Cela nous rappelle aussi à quel point la question de la diffusion d’images projetées fut un enjeu fondamental dans la volonté de diffusion d’un « savoir pour tous » dès l’aube du xxe siècle.
Notes de bas de page
1 Sur la création de la cinémathèque de la Ville de Paris, voir Devos Emmanuelle, Pastre Béatrice de, « La cinémathèque de la Ville de Paris », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, no 18, 1995, p. 107-127.
2 Sur le Musée pédagogique, voir Quillien Anne, « Les plaques photographiques du Musée pédagogique : constitution et diffusion d’un fonds pour l’enseignement », p. 39-54 de ce volume.
3 Reboul Eugène, Le cinéma scolaire et éducateur, manuel pratique à l’usage des membres de l’enseignement et des œuvres post-scolaires, op. cit.
4 Rapport et document du conseil municipal de la Ville de Paris, no 60, 1922, intervention de Léon Riotor.
5 Rapport et document du conseil municipal de la Ville de Paris, no 42, 1926, p. 45-46.
6 Desclaux Pierre, « Le cinéma à l’École des arts décoratifs », Cinémagazine, 1921-1, p. 7‑9.
7 Bruneau Adrien, « Le cinéma dans l’enseignement des arts plastiques », Le Cinéopse, no 35, 1922, p. 601-602.
8 Sur Jules Gervais-Courtellemont, voir Devos Emmanuelle, Pastre Béatrice de (dir.), Les couleurs du voyage. L’œuvre photographique de Jules Gervais-Courtellemont, Paris, Éditions Paris Musées/Phileas Fogg, 2002 ; Devos Emmanuelle, « Jules Gervais-Courtellemont à la salle Charras. De la Photographie au cinématographe », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, no 56, 2008, p. 54-63.
9 Anonyme, « Le palais de l’autochromie », Photo-gazette, 25 avril 1911, p. 117-118.
10 Bulletin de la Société des professeurs d’histoire et de géographie, juin 1912, p. 10.
11 Bulletin de la Société des professeurs d’histoire et de géographie de l’enseignement secondaire public, février 1914, p. 10.
12 La nouvelle éducation, no 23, 1924/03, p. 26.
13 Bulletin de l’Union des physiciens, octobre 1935, p. 218.
Auteur
-
Emmanuelle Devos
Cinémathèque Robert-Lynen

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