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La sorcellerie et la ville

 | 
Antoine Follain
, 
Maryse Simon

Controverses autour des procès de sorcellerie en ville de Lausanne pendant l’épiscopat de Benoît de Montferrand (1476-1491)

Controversies about witch-trials in the city of Lausanne during the episcopate of Benoît of Montferrand (1476–1491)

Georg Modestin

Abstract

Prince-bishop Benoît of Montferrand is unloved by local historiography in Lausanne. This can be explained by the continuous tensions that existed between him and his subjects throughout his reign (1476–1491). Quite shortly after acceding to his Episcopal see, Benoît of Montferrand met with resistance because his subjects were no longer accustomed to a strong hand, as the Lausanne see had witnessed a procession of weak figures from the death of Bishop George of Saluzzo in 1461 to the coming to power of Benoît of Monterrand fifteen years later. One of the areas in which Bishop Benoît clashed heavily with his subjects were the witch-trials held in the Episcopal castle of Ouchy, just outside the cathedral city. The townspeople of Lausanne blamed the bishop’s officers in particular for violating their rights, which stipulated that torture was not to be used unless unanimously agreed upon by the secular court of Lausanne consisting of noblemen and citizens of Lausanne. Moreover, even if decreed in due form, torture was not to be used shrouded in secrecy but rather in public—a principle that was contrary to inquisitorial practice. So, in January 1478, the bishop’s ecclesiastical judge Baptiste d’Aycard was summoned to appear before the city council because rumours had spread that he had proceeded against so-called heretics without notifying the municipal authorities. Between 1479 and 1488, three major controversies broke out about trials for witchcraft, mainly because the townspeople of Lausanne considered that their rights had been violated by the bishop’s officials. In the “Magnyn affair” (1479–1480), the city fathers hired a high-profile lawyer to defend the accused and appealed to the metropolitan court of the archbishop of Besançon against the Dominican inquisitor. Unfortunately, the outcome of this case is not known. In 1482, the city counsellors appealed to the resident court of the duke of Savoy in Chambery. They blamed the bishop and his officers for arresting suspects without preliminary enquiry, using torture without previously consulting the secular court, and torturing suspects in secrecy. One of them, Jean Huguet, had died in prison after a long period of incarceration, possibly under torture, and the bishop’s officers had burnt his corpse in a barrel. The last case was the “Vuibert affair” (1487–1488). In the course of this affair, the local Dominican vice-inquisitor admitted that the arrest of Claude Vuibert had taken place at the bishop’s behest. This confession made the existing tension explode: crowds of people besieged the bishop’s prison until Vuibert was handed over to them and freed. However, all these affairs did not originate in any purported scepticism regarding the crime or the possibility of witchcraft. What really made the citizens stand up against the bishop and his officers was the fear that their rights might be violated.

Full text

1Benoît de Montferrand compte, après Georges de Saluces (1440-1461), comme le deuxième grand chasseur de sorciers et sorcières parmi les évêques de Lausanne à l’époque médiévale. Pendant son épiscopat, le diocèse de Lausanne fut en proie à une persécution endémique qui toucha prioritairement la campagne. Certaines affaires suscitèrent cependant de grandes controverses dans la ville de Lausanne, même si les accusés n’étaient pas des Lausannois. Si les autorités municipales se saisirent néanmoins de ces cas pour en faire les leurs, c’est parce qu’elles estimaient que les franchises lausannoises, dont l’application dépassait le territoire de la ville, étaient lésées par la tenue, à leurs yeux abusive, de ces procès.

Un évêque mal-aimé

  • 1 Poudret, Jean-François, La maison de Savoie évincée de Lausanne par Messieurs de Berne, Lausanne, C (...)
  • 2 Thevenaz-Modestin, Clémence, Un mariage contesté. L’union de la Cité et de la Ville inférieure de L (...)

2L’évêque Benoît de Montferrand est le mal-aimé de l’historiographie lausannoise. Encore de nos jours, il a été caractérisé comme ayant été « très imbu de ses droits », et il aurait « véc[u] en mauvaise intelligence avec ses sujets auxquels une longue période d’anarchie avait donné le goût de l’indépendance »1. Ce dernier point constitue une clé importante pour la compréhension de l’épiscopat de Benoît de Montferrand et des problèmes auxquels ce prélat se heurta. Sans vouloir refaire ici une histoire politique du diocèse de Lausanne, il convient d’évoquer de façon cursive quelques éléments : l’évêque de Lausanne était d’une part le chef spirituel d’un diocèse englobant le pays de Vaud et la campagne fribourgeoise, mais aussi les villes de Fribourg, Berne et Soleure, qui, d’un point de vue politique, ne prenaient guère d’égards par rapport à « leur » évêque. D’autre part, l’évêque de Lausanne était aussi prince d’Empire, régnant sur un « mini-État » épiscopal dont la ville de Lausanne était le centre. Mis à part ce centre, les terres de l’évêque étaient constituées de plusieurs seigneuries isolées entre elles, formant des enclaves en territoire savoyard, fribourgeois et gruyérien. Sur le plan de la topographie seigneuriale, il était donc difficile pour l’évêque de Lausanne d’asseoir son pouvoir dans cet État éclaté, d’autant plus que les sujets épiscopaux, tant lausannois que « provinciaux », se montraient généralement rétifs aux tentatives de Benoît de Montferrand d’affermir son pouvoir. Leur résistance face à l’évêque semble aussi avoir été la cause principale de l’union en 1481 des deux entités urbaines distinctes qui avaient formé jusqu’alors la ville épiscopale, à savoir la Ville inférieure et la Cité. Or cette union, cinq ans après le transfert de Benoît de Montferrand à Lausanne par Sixte IV en 1476, et quatre ans seulement après sa prise de possession de l’évêché en 1477, fut vivement combattue par l’évêque et engendra de nouveaux conflits2.

L’autorité épiscopale en question

  • 3 Au sujet de Georges de Saluces, voir en dernier lieu Modestin, Georg, « Georges de Saluces, évêque (...)
  • 4 Helvetia Sacra, section I, volume 4 : Le diocèse de Lausanne (rédaction : Patrick Braun) Bâle/Franc (...)

3Pour mieux cerner la « longue période d’anarchie » précédant l’arrivée de Benoît de Montferrand à Lausanne, à laquelle nous avons fait référence plus haut, il faut jeter un regard sur la liste de ses prédécesseurs sur le siège épiscopal : le dernier personnage marquant à la tête du diocèse avait été Georges de Saluces (1440-1461), évêque réformateur et grand chasseur de sorciers, sous l’épiscopat duquel deux campagnes de répression avaient eu lieu3. Aucun de ses successeurs, tous plus ou moins éphémères, ne semble avoir particulièrement marqué l’histoire lausannoise jusqu’à l’avènement de Benoît de Montferrand : ni le discret Guillaume de Varax (1462-1466), ni Jean Michel, créé évêque de Lausanne par Paul II en 1466, mais qui ne se présenta à Lausanne qu’en novembre 1468 et mourut à la suite d’un accident un mois plus tard, ni Barthélemy Chouet, administrateur pendant trois ans, ni Julien de la Rovère, neveu de Sixte IV et lui-même futur pape Jules II (1503-1513), qui devait à son oncle un grand nombre de bénéfices et qui, en quatre ans d’épiscopat nominal, ne mit jamais le pied dans son diocèse de Lausanne4. Il n’est dès lors pas surprenant que la volonté de Benoît de Montferrand, apparemment très tôt affichée, d’exercer son pouvoir, ait déplu à ses sujets qui s’étaient habitués à une autorité épiscopale beaucoup plus distante.

  • 5 Thevenaz-Modestin, Un mariage contesté…, op. cit., p. 46-47.

4Si au début du mois de décembre 1478, un peu plus d’une année et demie après la prise de possession du diocèse par Benoît de Montferrand, les comptes de la Ville inférieure de Lausanne enregistrent encore des dons faits à l’évêque, la situation s’envenima très rapidement5. Cette détérioration rapide doit certainement être mise au compte de l’évêque, qui, probablement irrité par un certain « laxisme » de la part des Lausannois qui était dû à la longue absence d’un personnage fort à la tête de l’évêché, se montra peu soucieux des droits et privilèges locaux. Or la prétendue ou vraie violation des franchises lausannoises par les officiers épiscopaux engendra des plaintes récurrentes tout le long du règne de Benoît de Montferrand.

  • 6 Baud, Jean-Pierre, Le Plaict général de Lausanne de 1368. Essai sur l’histoire du droit et des inst (...)
  • 7 Dubuis, Olivier F., et Ostorero, Martine, « La torture en Suisse occidentale (xive-xviiie siècles)  (...)

5En règle générale, les plaintes portaient sur l’exercice de la justice par les familiers de l’évêque. Dans ce domaine, une importante pierre d’achoppement était la façon dont la torture était administrée : l’article 63 du Plaict général de Lausanne de 1368, c’est-à-dire la charte fondamentale des libertés lausannoises, stipule en effet que personne ne devait être torturé sans jugement unanime de la cour séculière (magna cura secularis), formée de nobles, citoyens et bourgeois de Lausanne et présidée par le bailli épiscopal. Une fois que l’application de la torture avait été décidée, celle-ci ne devait être administrée qu’en public : Et si cognitum fuerit quod debeat torqueri, in secreto non debet torqueri sed palam omnibus qui interesse voluerint6. Il paraît évident que de telles dispositions, exceptionnelles sur un plan régional en ce qui concerne le caractère public de la torture7, devaient se heurter à la pratique inquisitoriale dont un des piliers était précisément le secret de la procédure.

Les enjeux des procès de sorcellerie

  • 8 Pour ce dernier aspect, voir Ostorero, Martine, « Folâtrer avec les démons ». Sabbat et chasse aux (...)

6Comme une histoire approfondie de l’épiscopat de Benoît de Montferrand reste à écrire, nous nous concentrerons ici sur cet aspect de l’exercice de la justice sous ce prélat, à savoir sur les procès menés contre les prétendus sectateurs du Diable. Pendant l’épiscopat de Georges de Saluces, grand promoteur de la chasse aux sorciers et sorcières dans le diocèse de Lausanne, la publicité de la torture ne semble pas avoir été perçue comme un problème. Elle était assurée par la présence, au cours des séances, d’assesseurs laïques recrutés parmi l’élite lausannoise qui, outre leur fonction d’observateurs, contribuèrent très certainement à la dissémination de concepts démonologiques érudits dans la population8. Le choix de ces assesseurs ne semble pas être dû au hasard, du moins nous pouvons observer un certain nombre de « spécialistes » assistant de façon réitérée à des séances.

  • 9 Pour ce qui suit, voir Modestin, Georg, « Contrôler la mémoire. Une contribution à l’histoire des r (...)

7Sous Benoît de Montferrand, le bel arrangement que nous voyons pendant le règne de Georges de Saluces semble avoir été mis en question par les officiers épiscopaux. Le 7 janvier 1478, Baptiste d’Aycard, official de Lausanne et « homme de terrain » de Benoît de Montferrand lorsqu’il s’agissait de pourchasser des prétendus sectateurs du Diable, se présenta devant le conseil de la Ville inférieure suite à des plaintes qui s’étaient élevées contre lui9 : il aurait procédé contre des personnes détenues ratione heresis sans faire appel aux citoyens et bourgeois de Lausanne. Baptiste d’Aycard demanda donc aux conseillers de désigner des hommes « honnêtes et sûrs » pour l’assister in examinibus. Sa requête fut exaucée car les membres du conseil se désignèrent mutuellement.

8Tout porte à penser que les plaintes à l’origine de la comparution de Baptiste d’Aycard devant le conseil de la Ville inférieure étaient justifiées. Si l’on examine les procès contre Jaquet Panissère et Jordana de Baulmes, tous les deux instruits par le même Baptiste d’Aycard dans le château épiscopal d’Ouchy près de Lausanne entre le 26 août et le 13 novembre 1477, soit quelques semaines seulement avant l’apparition de l’official devant le conseil de la ville, on se rend compte que les assesseurs laïques y font largement défaut. Cette image change après l’accord entre l’official et le conseil : dorénavant, chaque procès est suivi par une délégation lausannoise.

  • 10 Voir les procès édités par Maier, Eva, Trente ans avec le diable. Une nouvelle chasse aux sorciers (...)

9Cet arrangement à l’amiable ne signifie cependant pas la fin des tensions entre les familiers de Benoît de Montferrand et les autorités municipales de Lausanne. Après les deux procès d’août à novembre 1477, les premiers sous le règne du nouvel évêque dont nous avons actuellement la trace, la persécution de la sorcellerie devient endémique10 – peut-être un moyen pour Benoît de Montferrand de souligner ses prétentions au pouvoir par le biais si symbolique qui est la lutte contre les partisans du Diable et les ennemis du genre humain. Certains cas suscitèrent de vives réactions de la part des Lausannois et, le cas échéant, de leurs alliés des autres terres épiscopales, non pas à cause d’un éventuel scepticisme par rapport à la réalité du crime imputé aux « sorciers » et « sorcières », mais par opposition contre ce qui fut perçu comme un empiétement de l’évêque contre les droits existants.

Des affaires controversées

10Passons donc en revue trois affaires relativement bien documentées, l’« affaire Magnyn » (1479-1480), l’« affaire Huguet » (1482) et l’« affaire Vuibert » (1487-1488).

L’affaire Magnyn

  • 11 Au sujet de cette affaire, voir Modestin, Georg, et Thevenaz-Modestin, Clémence, « ‘Ad comburendum… (...)

11Le premier écho de l’« affaire Magnyn »11 se trouve dans les comptes de la ville de Lausanne à la fin décembre 1479. On y apprend qu’un dénommé François Magnyn était à ce moment-là détenu dans le château d’Ouchy. Une grande délégation du conseil, y compris les deux syndics de Lausanne, se rendit alors à Ouchy pro facto Francisci Magnyn. Les Lausannois prirent le cas très au sérieux, car le conseil envoya également un messager auprès des habitants du Lavaux, région côtière au bord du lac Léman d’où devait être originaire le détenu. On apprend par la suite que plusieurs membres de la famille de François Magnyn, dont son fils Guillaume, se mobilisèrent en janvier 1480 pour leur parent, en obligeant leurs biens envers les syndics de la ville de Lausanne pour la défense de François. Les autorités lausannoises se saisirent rapidement du cas, multipliant diverses démarches pour que Magnyn puisse nommer un procureur et pour qu’une copie de son procès soit établie. La ville fit également appel à un juriste de haut vol pour assumer la défense du détenu, à savoir le donzel Pierre de Bionnens, docteur en droit, ancien conseiller de Jacques de Savoie, comte de Romont, et, en 1480, juge d’appel épiscopal. En parallèle, on consulta dans cette affaire des juristes genevois que l’on avait par ailleurs l’habitude de consulter pour des questions liées à la préparation, puis à la défense de l’union des deux communautés lausannoises en juillet 1481. L’appel de François Magnyn contre l’inquisiteur de la foi fut finalement porté à la cour métropolitaine de Besançon, mais nous ignorons l’issue du cas.

L’affaire Huguet et la défense des franchises lausannoises

  • 12 Au sujet de ces griefs et l’affaire « Huguet », ibid., p. 459-465 et p. 477-480.

12Une année après l’union de la Ville inférieure et de la Cité, à savoir en juillet 1482, des délégués de la ville de Lausanne et des terres épiscopales présentèrent devant le conseil résident du duc de Savoie à Chambéry une longue liste de griefs contre l’évêque et ses officiers dont le vice-bailli de Lausanne et le procureur fiscal12. Ils leur reprochaient notamment des violations répétées des franchises lausannoises, en particulier des arrestations sans enquête préliminaire et l’application de la torture sans consultation de la cour séculière. En sus, la torture aurait été appliquée dans une salle fermée.

13Quant au « délit » qui nous intéresse en particulier, à savoir le crime de sorcellerie, il est l’objet de trois items exposés à Chambéry ayant trait à la même affaire : on reprocha au vice-bailli Jean Banquetaz d’avoir tenu sa cour au château épiscopal d’Ouchy, et non pas dans la cité de Lausanne comme à l’accoutumée, pour statuer sur le corps et les biens d’un certain Jean Huguet de Corcelles-sur-Chavornay dans le Nord vaudois. Huguet était décédé en prison au terme d’une longue période d’incarcération, probablement sous la torture, à ce qu’affirmèrent les Lausannois, qui reprochèrent entre autres au parti épiscopal d’avoir brûlé le corps du défunt dans un boisseau.

14L’enquête pour sorcellerie dont il est question avait été conduite par l’official Baptiste d’Aycard, qui remit la dépouille de Huguet au bras séculier, représenté à l’occasion par le vice-bailli Jean Banquetaz, pour être jugée. Suite à la demande du procureur fiscal de l’évêque de lui adjuger tant le corps que les biens de Huguet, Banquetaz, présidant la cour séculière, invita les coutumiers à délibérer sur le cas, ce qui provoqua un tollé, entre autres parce que la cour n’était pas censée siéger en dehors de Lausanne. Pour finir, la dépouille fut posée dans un boisseau et incinérée, probablement sans décision formelle de la cour séculière.

15Le conseil ducal donna raison aux plaignants en condamnant par contumace l’évêque et ses officiers à des peines pécuniaires. Benoît de Montferrand refusa cependant cette sentence, ce qui donna lieu à une suite d’arbitrages infructueux.

16Au moment de l’« affaire » Huguet, c’est-à-dire pendant l’été 1481, les relations entre l’évêque et la ville étaient des plus tendues : le 6 juillet de cette année, la Cité et la Ville inférieure s’étaient en effet unies en une seule administration municipale contre la volonté expresse de Benoît de Montferrand, et la plainte des Lausannois contre leur évêque portée devant le conseil du duc de Savoie est à voir comme un épisode de la longue lutte entre les deux partis.

L’affaire Vuibert et la dénonciation des abus

  • 13 Au sujet de cette affaire, voir Modestin, Georg, « ‘Nos volumus eum habere !’ Une émeute contre l’é (...)
  • 14 Voir à ce sujet Baud, Jean-Pierre, Le Plaict général…, op. cit., p. 155-162.

17La dernière affaire dont nous avons connaissance défraya la chronique lausannoise dans les années 1487-1488. Il s’agit du cas de Claude Vuibert, originaire de Saint-Saphorin en Lavaux13. Le 9 juillet 1487 le vice-inquisiteur Damien Berruerii fut abordé et questionné dans le cloître de la Cathédrale par l’avocat et conseiller Antoine Gellin, l’un des protagonistes de l’union de 1481, qui voulait savoir pour quelle raison il avait fait arrêter et détenir Claude Vuibert en violation des franchises et libertés de la cité et terre de Lausanne, à savoir sans clame ou dénonciation préalable. Gellin fit référence au principe selon lequel tout procès devait débuter à Lausanne par la clame du demandeur, principe non pas stipulé directement dans le Plaict général, contrairement à ce que semble avoir insinué Gellin, mais cautionné par la pratique. En effet, le principe en question est plusieurs fois répété dans le Commentaire anonyme du Plaict général, datant quant à lui de la première moitié du xve siècle14.

  • 15 Cité par Dorthe, Lionel, « La résistance de la procédure accusatoire face aux modernisations de la (...)

18Il est évident que l’exigence d’une clame en bonne et due forme va à l’encontre de la procédure inquisitoriale basée, quant à elle, sur la dénonciation anonyme et la poursuite d’office. Notons qu’en l’état actuel des connaissances, la carence d’une clame semble avoir été évoquée plutôt rarement pour obtenir l’annulation d’une procédure pour vice de forme, même si, rétrospectivement, il est vrai, cet argument aurait pu servir de levier contre des procès d’inquisition. En 1495, pour citer un deuxième exemple connu, un acte passé à Nyon fait état de la relaxation d’une femme accusée de sorcellerie parce qu’elle avait été incarcérée sans clame et sans que l’inquisiteur n’ait pu produire « trois procès accordants, ainsi que se doibt faire, qu’est contre les libertéz et franchises du pays »15. Pour expliquer cet état de fait à première vue surprenant, il faut prendre en considération que la résistance contre les procès pour sorcellerie n’était probablement pas l’expression d’une opposition de principe, mais qu’elle avait un caractère occasionnel, dû aux circonstances du moment et variable selon les cas.

19La réponse du vice-inquisiteur aux remontrances d’Antoine Gellin fut pour le moins surprenante : loin de justifier ses actes en renvoyant par exemple à la nature exceptionnelle du crime d’hérésie et de la pratique inquisitoriale, il révéla qu’il avait arrêté Claude Vuibert sous pression de l’évêque Benoît de Montferrand qui lui avait forcé la main. Ce témoignage exceptionnel illustre, comme nul autre pour l’histoire de la chasse aux sorciers en Suisse occidentale au Moyen Âge, le danger d’instrumentalisation de l’inquisition par un autre pouvoir, ici le pouvoir épiscopal.

20Cet « aveu » du vice-inquisiteur devait porter à ébullition une atmosphère déjà passablement agitée : une dizaine de jours plus tard, le 20 juillet 1487, les Lausannois se massèrent sous la direction du conseil de la ville autour de l’official et scandèrent au son des cloches Nos volumus eum habere, afin d’obtenir la libération de Claude Vuibert. Pour l’occasion, les habitants de Lausanne étaient appuyés par d’autres sujets épiscopaux, à savoir des paroissiens de Lutry, Villette et Saint-Saphorin qui avaient été convoqués la veille par des messagers lausannois. En l’absence de l’évêque, l’official, qu’il convient d’identifier avec Baptiste d’Aycard, céda à la pression populaire et livra le détenu à la foule. Tel est du moins le récit des événements consigné dans le manual du conseil.

21Cette version trouve une confirmation dans une lettre adressée par Benoît de Montferrand une dizaine de jours après l’incident à l’avoyer et au conseil de la ville de Fribourg, ses interlocuteurs habituels lorsqu’il s’agissait de faire contrepoids à ses propres sujets rebelles. L’évêque s’y plaint que les Lausannois, insurgys et eslevez contre les officiers épiscopaux, auraient fait irruption dans le palais épiscopal, rompu les prisons dudit palais et libéré un prisonnier détenu pour hérésie. Il n’est dès lors par surprenant que Benoît de Montferrand ait taxé l’émeute de crime de lèse-majesté.

22Par la suite, le cas de Claude Vuibert continua à attirer une certaine attention de part et d’autre, même s’il semble avoir passé quelque peu au second plan. Il réapparaît ainsi en marge d’une autre affaire impliquant l’évêque, à savoir la révolte des gens de Lutry contre Benoît de Montferrand à la fin de l’année 1487. Retenons à ce propos, sans vouloir entrer dans les détails de ce différend, que ce dernier donna lieu à des arbitrages de la part des villes de Berne et de Fribourg. Dans une première sentence datée du 1er mars 1488, les deux villes sommèrent les opposants à l’évêque de lui livrer Vuibert, « hérétique confessé et convaincu ». Dans une seconde sentence arbitrale, datée, celle-ci, du 8 août 1488, le verdict paraît beaucoup plus mitigé : les arbitres reconnurent à Benoît de Montferrand le droit de procéder contre son ancien prisonnier, à condition toutefois de fournir des preuves suffisantes contre lui et de respecter les franchises, une décision qui semble faire écho aux reproches formulés par Antoine Gellin à l’encontre du vice-inquisiteur Damien Berruerii.

23Nous ne connaissons ni le début, ni l’issue de l’« affaire Vuibert ». Tout ce que les sources nous rapportent à ce propos est que l’accusé s’était adressé aux autorités fribourgeoises pour se plaindre des officiers épiscopaux qui l’auraient spolié de ses biens. Benoît de Montferrand, de son côté, se justifia en disant que la somme en question était en vérité un ban prélevé sur les biens de Claude Vuibert.

En guise de conclusion

  • 16 Au sujet de ce procès, voir Maier, Trente ans, p. 290-331, ici : p. 290-293.

24Notre connaissance du long épiscopat de Benoît de Montferrand qui passa quinze ans à la tête du diocèse et de l’évêché de Lausanne est encore lacunaire. Tout bilan ne peut donc être que provisoire, ce qui ne nous empêche pas de relever quelques points. Parlons tout d’abord de l’origine des accusés : les « sorciers » et « sorcières » cités en justice devant le tribunal d’inquisition n’étaient, pour autant que leur lieu d’habitation soit connu, pas originaires de la ville de Lausanne. Ils étaient des « provinciaux », issus pour certains d’entre eux des terres sur lesquelles l’évêque de Lausanne avait la haute juridiction en tant que seigneur temporel. Dans d’autres cas, la topographie seigneuriale et judiciaire d’un procès reste encore à être explorée, comme dans le cas d’un certain Jacquet Panissère qui se retrouva en 1477 devant ses juges dans le château épiscopal d’Ouchy, après avoir été, dans le passé, arrêté par les « hommes du seigneur d’Oron », soit le comte de Gruyère, qui l’avait banni de l’évêché et lui avait imposé, à titre de pénitence, des pèlerinages16 !

  • 17 Dans ce sens, le sous-titre de l’article de Modestin, Georg, et Thevenaz-Modestin, Clémence, « ‘Ad (...)

25Étant donné que les accusés dans nos affaires n’étaient sans doute pas majoritairement des bourgeois de Lausanne, il est difficile de parler de procès urbains, et cela d’autant plus que ces derniers avaient pour scène non pas la ville de Lausanne, mais le château épiscopal d’Ouchy. Ce château, ou ce qui en reste, est aujourd’hui au cœur du quartier le plus bas de Lausanne qui borde le lac Léman. Au xve siècle, le château se trouvait hors de la ville, au même titre que les châteaux de Bulle et de Lucens. La proximité entre le château de la rive d’Ouchy, comme il est appelé dans les sources, et la ville de Lausanne est donc trompeuse : les procès instruits à Ouchy n’étaient pas des procès lausannois17.

  • 18 Sur l’aire de l’application de la coutume lausannoise, voir Poudret, Jean-François, Coutumes et cou (...)

26Pourquoi donc l’engagement des autorités municipales de Lausanne dans les cas présentés ? Cet engagement s’explique sans doute par le fait que les libertés lausannoises consignées dans le Plaict général de Lausanne avaient cours bien au-delà de la ville. Ainsi, leur aire d’application englobait pratiquement l’ensemble des possessions épiscopales et capitulaires (qu’il faut distinguer entre elles), mais aussi des seigneuries sans lien apparent avec l’évêque de Lausanne18. Tout porte à penser que les Lausannois se considéraient en quelque sorte comme les garants de ces libertés qu’il fallait défendre contre toute atteinte de l’évêque, même si le différend concernait d’autres personnes soumises au droit lausannois.

  • 19 Certains éléments de cette contribution ont été repris dans une communication faite dans le cadre d (...)

27Au fil des affaires, on observe une radicalisation des réactions lausannoises : elles commencent par des protestations contre l’official de Lausanne qui se sent obligé de se présenter devant le conseil de ville en 1478 ; par la suite, les autorités municipales apportent leur soutien à la famille de François Magnyn en 1480 et portent plainte contre des officiers épiscopaux devant le conseil du duc de Savoie en 1482, entre autres à cause de la mort en prison de Jean Huguet. En 1487, l’incarcération de Claude Vuibert provoque une rébellion ouverte puisque le détenu est libéré par la force de la prison épiscopale. Il est tentant d’expliquer cette gradation par une détérioration grandissante des relations entre Benoît de Montferrand et ses sujets lausannois, mais pour pouvoir faire cela, il faudrait en savoir encore plus sur la microhistoire politique de ces années19.

Notes

1 Poudret, Jean-François, La maison de Savoie évincée de Lausanne par Messieurs de Berne, Lausanne, Cahiers de la Renaissance vaudoise, vol. 42, 1962, 224 p., ici p. 61.

2 Thevenaz-Modestin, Clémence, Un mariage contesté. L’union de la Cité et de la Ville inférieure de Lausanne (1481), Lausanne, Cahiers lausannois d’histoire médiévale [dorénavant CLHM], vol. 38, 2006, 313 p., ici p. 46 sqq.

3 Au sujet de Georges de Saluces, voir en dernier lieu Modestin, Georg, « Georges de Saluces, évêque réformateur et chasseur de sorciers (1440-1461) », Revue historique vaudoise, no 119, 2011, p. 21-34 ; le même, « Church Reform and Witch-Hunting in the Diocese of Lausanne: the Example of Bishop George of Saluzzo », p. 403-410 dans Roach, Andrew P., et Simpson, James R. (dir.), Heresy and the making of European culture. Medieval and modern perspectives, Farnham, Surrey/Burlington, VT, Ashgate, 2013, 484 p.

4 Helvetia Sacra, section I, volume 4 : Le diocèse de Lausanne (rédaction : Patrick Braun) Bâle/Francfort-sur-le-Main, Helbing & Lichtenhahn, 1988, 525 p., ici p. 140-144.

5 Thevenaz-Modestin, Un mariage contesté…, op. cit., p. 46-47.

6 Baud, Jean-Pierre, Le Plaict général de Lausanne de 1368. Essai sur l’histoire du droit et des institutions de Lausanne au xive siècle, Lausanne, Bibliothèque historique vaudoise, vol. 10, 1949, 283 p., ici p. 269.

7 Dubuis, Olivier F., et Ostorero, Martine, « La torture en Suisse occidentale (xive-xviiie siècles) », p. 544-546 dans Durand, Bernard (dir.), avec la collaboration de Otis-Cour, Leah, La torture judiciaire. Approches historiques et juridiques, Lille, Centre d’histoire judiciaire, 2002, t. 2, 977 p., ici p. 539-598, sp.

8 Pour ce dernier aspect, voir Ostorero, Martine, « Folâtrer avec les démons ». Sabbat et chasse aux sorciers à Vevey (1448), Lausanne, CLHM, vol. 47, 2008, 323 p. (réédition anastatique de la version parue en 1995), ici : p. 55.

9 Pour ce qui suit, voir Modestin, Georg, « Contrôler la mémoire. Une contribution à l’histoire des relations entre les Lausannois et leur évêque à travers des sources inquisitoriales (1477-1479) », p. 371-388 dans Paravicini Bagliani, Agostino (dir.), La mémoire du temps au Moyen Âge, Florence, Sismel, Micrologus’ Library, vol. 12, 2005, 447 p.

10 Voir les procès édités par Maier, Eva, Trente ans avec le diable. Une nouvelle chasse aux sorciers sur la Riviera lémanique (1477-1484), Lausanne, CLHM, vol. 17, 1996, 461 p., ainsi que Modestin, Georg, et Thevenaz-Modestin, Clémence, « ‘Ad comburendum dictum cadaver’. L’‘affaire Jean Huguet’ et les procès lausannois au tournant des années 1480 », p. 459-480 dans Inquisition et sorcellerie en Suisse romande. Le registre Ac 29 des Archives cantonales vaudoises (1438-1528), textes réunis par Ostorero, Martine, et Utz Tremp, Kathrin, en collab. avec Modestin, Georg, Lausanne, CLHM, vol. 41, 2007, 562 p., spécialement p. 466-472.

11 Au sujet de cette affaire, voir Modestin, Georg, et Thevenaz-Modestin, Clémence, « ‘Ad comburendum… », op. cit., p. 472-475.

12 Au sujet de ces griefs et l’affaire « Huguet », ibid., p. 459-465 et p. 477-480.

13 Au sujet de cette affaire, voir Modestin, Georg, « ‘Nos volumus eum habere !’ Une émeute contre l’évêque de Lausanne et l’Inquisition en 1487 », Mémoires de la Société pour l’Histoire du Droit et des Institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands, no 69, 2012, p. 243-261.

14 Voir à ce sujet Baud, Jean-Pierre, Le Plaict général…, op. cit., p. 155-162.

15 Cité par Dorthe, Lionel, « La résistance de la procédure accusatoire face aux modernisations de la procédure pénale à Lausanne au lendemain de la conquête bernoise (1536) », Mémoires de la Société pour l’Histoire du Droit et des Institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands, no 69, 2012, p. 309-322, ici p. 318-319.

16 Au sujet de ce procès, voir Maier, Trente ans, p. 290-331, ici : p. 290-293.

17 Dans ce sens, le sous-titre de l’article de Modestin, Georg, et Thevenaz-Modestin, Clémence, « ‘Ad comburendum… », à savoir « L’‘affaire Jean Huguet’ et les procès lausannois au tournant des années 1480 », peut induire en erreur.

18 Sur l’aire de l’application de la coutume lausannoise, voir Poudret, Jean-François, Coutumes et coutumiers. Histoire comparative des droits des pays romands du xiiie à la fin du xvie siècle. Partie I : Les sources et les artisans du droit, Berne, Staempfli Editions, 1998, 503 p., ici p. 19-25.

19 Certains éléments de cette contribution ont été repris dans une communication faite dans le cadre d’un colloque à Innsbruck en 2013 sous le titre « Ein allzu eifriger Hexenjäger ? Der Lausanner Fürstbischof Benedikt von Montferrand (1476-1491) und die Westschweizer Inquisition im späten 15. Jahrhundert ». Voir la publication des actes du colloque dans Andreas Exenberger (éd.), Ein Fels in der Brandung ? Bischof Golser und der Innsbrucker Hexenprozess von 1485, Kufstein, IMT-Verlag, 2015, 218 p., ici p. 137-150.

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