1Au terme de cet ouvrage, un constat s’impose : tous les acteurs concernés, qu’ils soient religieux, politiques, administratifs ou encore associatifs, souhaitent l’instauration d’un statut ou d’une charte à destination des imams et plus largement des cadres religieux musulmans. Le consensus sur le contenu, la nature et l’interprétation de ces documents reste encore à établir. Si ce projet fait à quelques rares exceptions près l’unanimité, force est cependant de constater qu’il existe des divergences et parfois des obstacles au niveau de sa réalisation et de sa mise en œuvre.

2Il importe également de rappeler que tous les acteurs intéressés n’ont pas le même degré de compétence pour agir en ce domaine. La rédaction des statuts des ministres du culte par les pouvoirs publics était certes possible et même incontournable au xix^e siècle, quand les cultes reconnus étaient intégrés en France comme dans nombre d’autres États européens dans l’appareil d’État. Ils formaient alors un des services de l’État, le service public des cultes qui avait pour but de satisfaire les besoins religieux de la population et cela au même titre que d’autres besoins. Mais l’affirmation des droits fondamentaux et notamment la garantie de la liberté de religion et de son corollaire, la liberté d’organisation des cultes ou d’autonomie des cultes, tout comme l’affirmation du principe de neutralité de l’État au cours de ces dernières décennies en Europe ont considérablement limité la possibilité pour les autorités publiques de s’immiscer dans les affaires internes des collectivités religieuses. Ainsi, en droit local des cultes alsaciens-mosellans, l’administration a transmis certaines de ses prérogatives relatives au statut des ministres des cultes statutaires aux autorités religieuses concernées. Les conditions d’âge et de diplômes pour accéder aux fonctions de ministres des cultes statutaires relèvent depuis la publication d’un décret du 10 janvier 2001 des seuls chefs religieux, à l’exception des séminaristes de Strasbourg qui sont tenus de suivre les enseignements de la faculté de théologie catholique de l’université de Strasbourg en application d’une convention de 1902. Cette évolution est également perceptible dans les États européens. En Belgique, la Constitution consacre la non-ingérence de l’État dans les affaires religieuses ; en Allemagne, la loi fondamentale consacre la séparation de l’État et des Églises et religions alors que la Constitution italienne proclame la liberté d’organisation des confessions religieuses. Les statuts et chartes des ministres du culte sont édictés par les seules autorités religieuses. La Turquie, signataire de la CEDH qui, par le biais de sa Direction des affaires religieuses rattachée au chef d’État, a intégré le culte musulman sunnite dans son appareil administratif, fait à cet égard exception.

3La neutralité de l’État ne signifie toutefois pas retrait et indifférence. Au contraire, les pouvoirs publics soucieux de maintenir la paix religieuse et plus largement l’ordre public peuvent conseiller et accompagner par leur expertise les groupements religieux soucieux d’élaborer un statut ou une charte pour leurs ministres et leurs cadres ou encore solliciter la rédaction d’un tel document dans le cadre du droit conventionnel. En Autriche, le dossier de reconnaissance en tant que corporation de droit public d’une communauté religieuse musulmane doit intégrer une présentation de son organisation et de sa doctrine, des éléments du statut des imams en font partie. Son fonctionnement doit être connu et ne doit pas être en contradiction avec les droits fondamentaux. Une faculté de théologie musulmane publique a été créée au sein de l’université de Vienne en vue de la formation des cadres religieux. Aucun texte ne fait cependant obligation aux futurs imams de suivre cet enseignement, il s’agit d’une possibilité. Par contre, les aumôniers musulmans rémunérés par l’État doivent être titulaires d’un diplôme de théologie de l’université de Vienne. En Espagne, les fonctions des imams sont détaillées dans un accord de 1992 signé entre l’État espagnol et la Fédération des communautés musulmanes mais le texte, respectueux du principe d’autonomie des confessions religieuses, reste discret sur les conditions d’accès à cette responsabilité. L’article 6 de la loi espagnole sur la liberté religieuse dispose que « Les Églises, confessions et communautés religieuses inscrites auront une pleine autonomie et pourront établir leurs propres normes d’organisation, régime interne et régime de leur personnel ». Les candidats imams du culte reconnu musulman en Belgique sont tenus de respecter une procédure relativement stricte fixée à la fois par les autorités religieuses et par les pouvoirs publics. La mosquée locale choisit un imam, qui est proposé à l’Éxécutif des musulmans de Belgique (EMB). Ce choix doit être validé par le Conseil des théologiens attaché à l’EMB avant la transmission du nom aux services du ministère de la Justice. L’imam nommé s’engage à respecter la charte des ministres du culte islamique et la description de fonctions élaborées par l’EMB. Il s’engage par écrit à respecter le droit belge, dans le cadre de la procédure administrative de recrutement par le ministère fédéral de la Justice en vue de sa rémunération par l’État. Il ressort de cette courte présentation que les États européens, tout en respectant les principes de neutralité de l’État et d’autonomie des cultes, mettent en œuvre des stratégies de négociation avec les communautés religieuses en vue de faciliter la rédaction de chartes et de statuts des ministres du culte musulman, à l’instar de ceux fixés par les cultes pour les ministres des autres religions.

4L’organisation du culte musulman en dehors de la loi de 1905 fragilise le modèle de relations entre l’État et les religions mis en place au début du xx^e siècle. Or cette loi de 1905 et les textes subséquents, communément appelés « régime de séparation », tout comme les régimes des cultes statutaires et non statutaires en Alsace-Moselle et les droits locaux des cultes d’outre-mer garantissent une bonne intégration des cultes dans la société.

5L’absence d’organisation pour les cultes et de statut pour leurs ministres constitue un lourd handicap pour les religions concernées qui ne bénéficient pas des mêmes avantages que les cultes structurés en associations cultuelles de la loi de 1905, comme par exemple l’affiliation des ministres du culte rémunérés par ces dernières à la CAVIMAC. L’absence de statut constitue un obstacle à l’identification des ministres du culte. Elle engendre une confusion entre les agents cultuels qui répondent aux critères formulés par l’instance représentative, sans que ceux-ci soient par ailleurs formalisés, et les imams autoproclamés. Cette marginalisation de la religion musulmane génère un sentiment d’insatisfaction et un ressenti de traitement inégalitaire. Elle ne dégage qu’un espace contraint aux ministres du culte musulman dans la représentation auprès des pouvoirs publics et des autorités des autres groupements religieux. Le doute sur la qualité de la formation, sur la légitimité institutionnelle par rapport aux organismes centraux de la religion musulmane et sur l’attachement aux valeurs de la République sont autant d’éléments qui, le plus souvent à tort, minent fortement l’activité et réduisent la visibilité des cadres religieux musulmans.

6La rédaction, la publication officielle et surtout la mise en œuvre effective d’un statut ou d’une charte des imams s’imposeraient comme une étape fondatrice de la sortie d’une impasse entretenue avec soin par certains acteurs. Il est prévisible que cette opération qui nécessite un minimum de consensus entre les fédérations n’associera probablement pas tous les courants du monde musulman en France. Il importe cependant d’instaurer une dynamique et de miser sur des évolutions entraînées par le renouvellement des générations.

7La charte et le statut inclus dans cet ouvrage collectif sont prometteurs et à maints égards complémentaires. La charte du CFCM rappelle avec force l’attachement de cet organisme représentatif aux valeurs communes et à la paix religieuse, en insistant notamment sur la nécessité de mener un dialogue interreligieux et de suivre des formations civile et civique pour les cadres religieux musulmans. Le statut de Strasbourg détaille avec précision une procédure d’habilitation des imams qui pourrait leur conférer une légitimité au niveau du territoire national, favoriser la mobilité professionnelle et une relative autonomie par rapport à l’association employeur.

8Si la nécessité d’une formation théologique de qualité est affirmée dans les deux documents, il manque encore des précisions quant au niveau exigé pour l’accès à l’imamat et aux établissements d’éducation retenus pour remplir cette fonction. Il conviendrait de rapprocher les formations dispensées dans les facultés libres de théologie des approches et des méthodes en vigueur dans le monde universitaire. Les pouvoirs publics peuvent accompagner cette démarche par leur expertise et leurs conseils sans pour autant s’immiscer dans les affaires internes de l’islam. Il importerait notamment de continuer de renforcer au sein des universités françaises des pôles d’islamologie et d’histoire de la pensée religieuse et de la théologie musulmane. Ces pôles s’imposeraient comme des partenaires pour les établissements d’enseignement supérieur privé de théologie musulmane et contribueraient de manière significative à la diffusion d’un discours universitaire sur la pensée religieuse musulmane.