1L’Île de la Réunion est caractérisée par la présence d’un islam visible, et de musulmans sans complexes et apaisés, parfaitement intégrés dans la société à laquelle ils appartiennent et où ils vivent avec la pleine conscience de leurs droits et devoirs en tant que citoyens français. Il ne s’agit pas pour autant de faire preuve d’angélisme, dans un contexte de désordre international, de surenchères politiques au plan national largement relayées par les médias et d’une situation locale caractérisée par d’importants problèmes sociaux tel un chômage de grande ampleur et chronique affectant particulièrement la jeunesse. Le « Vivre Ensemble » réunionnais est le fruit de l’histoire peu commune d’une société qui a réussi sa construction malgré les épisodes violents de l’esclavage et de l’engagisme1, et en déjouant l’écueil qu’aurait pu constituer la rencontre improbable de populations d’origine, de culture et de religion si différentes sur un petit territoire insulaire.

2Amine Maalouf, écrivain franco-libanais, élu à l’Académie française, issu lui-même d’une société plurielle, a été invité à La Réunion en Février 1994 et avait déclaré à propos de l’Île : « les terres de rencontre sont des laboratoires de l’avenir ». Mais se référant au Liban et je le cite : son « pays aux identités multiples […] dont la coexistence entre les communautés a fait la richesse mais aussi le drame », il avait aussi tenu à nous prévenir et je le cite à nouveau : « Mon credo est de dire qu’on ne doit pas imposer aux gens des appartenances étroites et exclusives, ou les enfermer dans des appartenances qui préparent à des affrontements. L’important c’est l’Homme, parce que tout homme est un lieu de rencontre entre des appartenances différentes ».

3Bien longtemps avant tous ces évènements dramatiques qui ont bouleversé le monde et la France, nous avions été sensibilisés sur ces risques auxquels nous ne sommes pas à l’abri et sur la nécessaire et permanente vigilance qui doit nous habiter.

I. Une brève présentation de l’islam et des musulmans à La Réunion

4Une présentation de l’islam à La Réunion paraît nécessaire pour une bonne compréhension du sujet traité. L’islam à La Réunion est à l’image de la grande diversité offerte par le territoire. Cette diversité s’exprime d’un point de vue physique avec des reliefs contrastés et puissants qui se succèdent « du battant des lames au sommet des montagnes » (selon une expression empruntée à nos poètes), ou encore à travers ses paysages variés et ses multiples microclimats.

5Mais le paysage humain traduit aussi une richesse plurielle avec des populations venues des îles de l’océan Indien et notamment de Madagascar, mais aussi d’Afrique, d’Europe et d’Asie ; avec la survivance de cultures, de traditions et de pratiques religieuses des pays d’origine ; et également avec leur interaction féconde du fait du métissage tant biologique que culturel propre aux terres créoles.

6L’islam à La Réunion n’échappe pas à cette réalité de diversité avec la présence d’un large éventail d’obédiences et d’appartenances au sein d’une composante d’environ 70 000 âmes, soit de l’ordre de 8 % de la population totale2. Il s’agit d’une estimation, en l’absence de recensement officiel interdit en France sur des bases ethniques et religieuses.

7Selon les mêmes sources les sunnites représentent environ 90 % des musulmans de l’Île. Ils se répartissent en 2 groupes de poids démographique équivalent.

8Il s’agit d’abord des indiens gujaratis de rite hanafite, dont les premiers éléments se sont installés en hommes libres à partir de 1850. Ils sont à l’origine de l’organisation du culte musulman dans l’Île et ce depuis l’époque coloniale, et ils poursuivent sa structuration aujourd’hui. L’édification de la Grande mosquée de Saint-Denis a ainsi débuté dès la fin du xix^e siècle et elle a été inaugurée en 1905, alors que la Grande Mosquée de Paris ne verra le jour qu’après la 1^re guerre mondiale. La Médersa de cette ville a aussi été le premier établissement d’enseignement privé musulman à obtenir un contrat d’association avec l’État. Il convient d’y ajouter les originaires de l’archipel des Comores (Comoriens, et Mahorais) qui eux sont de rite chaféite. Toujours dans ce groupe sunnite il faut également compter des musulmans d’origine maghrébine venant de métropole, appartenant traditionnellement à l’école Malékite, des métropolitains et des Réunionnais d’origines diverses convertis à l’islam.

9Tous les sunnites fréquentent les mêmes mosquées et bénéficient des mêmes structures communautaires, en particulier éducatives et d’entraide sociale. Il n’y a toutefois pas à La Réunion de mouvement salafiste et de tenants d’un islam wahhabite.

10Les chiites, qui sont également d’origine indienne gujaratie, étaient précédemment installés à Madagascar. Ils se répartissent en trois groupes, qui disposent de structures qui leur sont propres. Les Khoja Shia Isnasheree ou duodécimains qui sont majoritaires ou très présents dans certains pays comme l’Iran, l’Irak et le Liban. Les Daudi Bohras ou fatémis qui sont des Ismaéliens Mustaliens. Le siège de la communauté est à Bombay en Inde, où réside le Mowlana qui est leur chef spirituel.

11Enfin les Ismaéliens Nizarites, dont l’imam est Karim Aga Khan.

12L’unité affichée de longue date par l’islam à La Réunion est en tout point remarquable. Il s’agit d’un exemple unique sur le territoire national d’une participation des chiites à l’élection du CRCM. En tant que président élu de cette instance depuis 2011, de plus sur une liste unique de candidatures, je m’honore de la confiance qui m’est ainsi accordée par mes coreligionnaires tant sunnites que chiites.

II. L’islam et sa compatibilité avec les valeurs de la République

13La situation réunionnaise avait échappé jusqu’à une période récente au questionnement sur la compatibilité avec les valeurs de la République. Plusieurs éléments peuvent expliquer cette absence d’interrogation.

14D’abord une organisation ancienne du culte musulman avec comme outil juridique l’association prévue par la loi du 1^er juillet 1901et non pas l’association cultuelle sous le régime de la loi du 9 décembre 1905. Par ailleurs les musulmans sont dans leur quasi-totalité de nationalité française. Ils ont été éduqués comme les autres habitants de l’Île dans les écoles publiques et laïques, ce qui est également le cas pour les ministres du culte musulmans. D’autre part les institutions musulmanes sont totalement autonomes, sans lien de dépendance avec les pays étrangers que ce soient les régions d’origine comme l’Inde, où ceux abritant des lieux saints musulmans, ni avec les organisations islamiques internationales, ou encore avec les fédérations ou autres organisations de l’islam en France métropolitaine. Il n’y a donc à cet égard aucun risque de soumission et d’allégeance par rapport à des orientations au plan théologique ou en termes de positionnement quant à l’adhésion de façon collective et individuelle aux règles qui permettent de vivre dans une société non théocratique ou tout simplement démocratique.

15Enfin le culte musulman à La Réunion, que ce soit au niveau de son fonctionnement ou au plan des investissements, est entièrement financé localement par la communauté à travers les dons des fidèles, de façon permanente ou de manière exceptionnelle lors d’appels à projets d’investissements. Ce financement est complété par des revenus locatifs très importants générés par un patrimoine immobilier conséquent.

16C’est dans ce même état d’esprit qu’il convient de comprendre la situation particulière des imams ou des autres intervenants religieux.

III. Le statut des imams à La Réunion

17Nous ne traiterons pas de l’imamat propre aux chiites qui constitue un pilier de leur culte. L’aspect qui nous intéresse ici, c’est celui de l’imam, généralement un homme pieux appelé à conduire la prière grâce à ses connaissances ou à sa sagesse. Il ne s’agit donc pas forcément d’un théologien ou d’un diplômé issu d’une université islamique.

18Il semble ensuite nécessaire à ce stade de la réflexion d’apporter quelques précisions au niveau des définitions, d’autant qu’à La Réunion le vocabulaire est susceptible d’être marqué en raison de l’origine géographique des pionniers-bâtisseurs du culte musulman. C’est le cas notamment des termes empruntés à la langue urdu, parlée notamment par les musulmans du sous-continent indien, elle-même influencée par l’arabe et le farsi.

19L’imam qui a en charge un culte religieux et qui préside les prières, prêche et enseigne répond bien à la définition de ministre du culte.

20Selon ses qualifications il possède différents titres :

21Le hafez est celui qui a mémorisé le Coran dans son intégralité et n’est pas obligatoirement diplômé d’une école ou d’une université islamiques. Le molwi appelé aussi mawlana est lui un diplômé en théologie d’une université islamique. Le mufti est un molwi qui s’est spécialisé en droit islamique.

22Il n’existe pas de charte ou de texte de référence encadrant la fonction des imams. Leurs droits et devoirs ne sont pas vraiment formalisés. Tout au plus faudrait-il se référer aux contrats de travail qui ont été établis, mais qui sont aussi parfois verbaux.

23Les profils de poste fixés lors des procédures de recrutement peuvent aussi donner des indications sur le sujet. Le cantonnement des imams dans un rôle de conduite de la prière et d’enseignement permet par ailleurs de bien circonscrire leurs fonctions et missions. Elles s’inscrivent souvent dans des traditions et pratiques anciennes largement éprouvées et non conflictuelles.

24Les référentiels sont généralement ceux des écoles ou universités islamiques où ont été formés les imams, et qui ont été adaptés au contexte local, en raison notamment de la langue usuelle, en l’occurrence ici le français, et des outils pédagogiques empruntés à l’enseignement académique.

25Certains comités de gestion de mosquées ont élaboré un statut sommaire mais qui n’a pas toutefois vocation à être généralisé. Cette situation, malgré le déficit de formalisme, est restée gérable à ce jour du fait d’une nette clarification des rôles respectifs. L’imam est un « employé », jouissant certes d’un prestige et d’une aura certains, en raison de sa science, de son érudition et parfois de son rôle de guide spirituel, voire de conseiller des familles. Il n’a toutefois aucun pouvoir de gestion des structures et de représentation de la communauté. Les imams peuvent cependant, et c’est la seule exception, assurer les fonctions de direction des établissements d’enseignement religieux.

26Des difficultés sont ainsi évitées dans un État qui est laïque et ne reconnaît pas de statut personnel en fonction de la religion de ses citoyens, et en particulier s’agissant de la compatibilité de l’islam avec les valeurs de la République.

27Les imams à La Réunion sont environ au nombre de 120 en activité à temps plein ou à temps partiel et pour quelques-uns à la retraite. Dans leur quasi-totalité ce sont des natifs de La Réunion, de nationalité française et de culture francophone et créole.

28Le socle de formation de ces imams est à l’origine indien, même si les études des cadres religieux musulmans ont pu être dans certains cas poursuivies ailleurs qu’en Inde, par exemple en Afrique du Sud ou en Angleterre où résident de nombreux coreligionnaires de la diaspora. La plupart d’entre eux ont bénéficié de l’apport d’une formation académique ou universitaire.

29Ils sont pour les deux tiers des salariés de droit commun avec un contrat de travail, même si cela peut paraître en contradiction avec le principe conforté par une jurisprudence constante affirmant l’inadéquation du statut de salarié avec la fonction spirituelle de ministre du culte. Ils relèvent ainsi du régime général de la sécurité sociale pour les risques maladie, invalidité et vieillesse avec une adhésion obligatoirement à une caisse de retraite complémentaire. Leurs employeurs et ceux des autres imams, de l’ordre d’une quarantaine dont 7 pour le clergé chiite, ont fait le choix d’une adhésion à la CAVIMAC en lieu et place du régime général de sécurité sociale. C’est les cas principalement de l’Association islam sounnate djamate de Saint-Denis qui gère la Grande Mosquée et d’autres lieux de culte de la ville. Ce ne sont pas moins de 32 ministres du culte, dont 4 femmes « alimahs3 » qui sont ainsi affiliés à cette caisse. L’un d’entre eux y siège d’ailleurs en qualité d’administrateur national.

30Si la formation est assurée principalement à ce jour à l’extérieur de la réunion, un établissement de formation des imams existe cependant dans l’île. Il est en train de produire ses premières cohortes de diplômés. Il s’agit de l’institut de Théologie musulmane de La Réunion (ITMR) qui dispose d’un internat et accueille également des étudiants de métropole et des pays de la zone océan Indien.

31Le diplôme délivré par cet établissement privé sanctionne de sept à douze années d’études consacrées aux sources (le Coran et ses enseignements, les hadiths ou traditions prophétiques, la jurisprudence, le dogme avec les différentes écoles), à la maîtrise de l’arabe dans toutes ses dimensions (lecture et psalmodie, l’éloquence et la rhétorique…), à l’apprentissage des langues ressources, l’urdu et le farsi, à l’histoire, à la littérature et à la civilisation musulmanes.

32Les recrutements des imams parfois assortis d’un jury, et les ruptures de contrat relèvent de la compétence des conseils d’administration des mosquées. Les situations sont cependant très variables d’une mosquée à l’autre en l’absence d’harmonisation des procédures. Les contrats sont écrits ou verbaux. Il s’agit principalement de CDI mais également de CDD. Il existe un seul exemple comprenant, grâce à des procédures fixées dans une note et comportant des fiches de postes détaillées, une définition des missions, une grille de salaires, un rappel des droits et devoirs, un dispositif de formation continue… Dans un autre cas les imams officiant à la mosquée signent un protocole relatif à leurs droits et devoirs avec un volet concernant l’esprit d’ouverture et de tolérance par rapport aux autres sensibilités musulmanes et autres cultes. Il comprend aussi l’engagement de maîtriser les discours pour ne pas encourager la radicalisation des jeunes et les inciter à enfreindre les lois. Le besoin d’un statut formalisé et unique se fait ainsi sentir. Les évolutions récentes en matière de structuration de la composante musulmane laissent à penser qu’il y aura des avancées sur ce plan. Plus d’une centaine de ministres du culte se sont ainsi regroupés au sein d’une association à La Réunion, de même que la quasi-totalité des mosquées sunnites viennent de se constituer en union.

33 

34La Réunion c’est la France. Depuis la loi de départementalisation de 1946 qui concernait les quatre vieilles colonies de l’océan Indien et des Amériques, le principe de l’assimilation législative est la règle dans ces territoires.

35Les textes juridiques encadrant les cultes sont donc les mêmes que ceux qui prévalent en métropole même s’il existe une prise en compte du contexte pour leur application.

36Si le métissage y est évidemment présent, comme c’est souvent le cas en Outremer, il n’explique pas tout, car d’autres sociétés créoles sous d’autres latitudes sont gangrénées par des fléaux tels le racisme, la xénophobie et la violence.

37Cet environnement humain particulier, imprégné par des valeurs d’ouverture et de respect mutuel, influence ainsi forcément la lecture des principes de portée universelle, et des lois et règlements en vigueur dans la République, ainsi que les conditions de leur application. Ainsi la laïcité à La Réunion ne pose pas vraiment de problème, et cela malgré la forte religiosité ambiante. La raison est qu’elle a été bien comprise dans son véritable esprit tant par les autorités de l’État et les édiles locaux, que par la population.

38L’islam à La Réunion ne constitue pas un modèle transposable. Malgré le dynamisme de ce culte adossé à de nouveaux arrivants de conversions différentes, notons que c’est l’engagement des coreligionnaires ayant réussi leur vie sociale et professionnelle, et en particulier les commerçants et les industriels, suivant une vieille tradition héritée des aînés qui a contribué à cette pacification. C’est par ailleurs la capacité des communautés musulmanes à mener des opérations d’envergure notamment de promotion immobilière qui conforte leur patrimoine et leurs moyens financiers. À Saint-Denis, une opération de vente comprenant plusieurs dizaines de logements, bureaux et commerces a été réalisée.

39Il convient également de souligner les bonnes relations avec les autorités administratives et politiques et le climat de confiance existant. Elles sont enfin au cœur des facilités obtenues dans le respect de la loi pour les maîtrises foncières, la construction des mosquées et médersas, et le bon fonctionnement du culte et des différentes instances dédiées à l’entraide et aux activités sociales et culturelles.

40Le CRCM mis en place à la Réunion en 2003 en même temps que le CFCM au niveau national est lui représentatif du culte musulman et est de ce fait l’interlocuteur privilégié des pouvoirs publics (ministère, préfecture, maires…), rendu encore plus nécessaire dans un contexte troublé par les actes terroristes et le phénomène de radicalisation.

41Le CRCM de La Réunion accompagne l’État au niveau de l’organisation des concertations locales et des réunions de l’instance de dialogue avec l’islam à Paris. Il a aussi été associé à la démarche de mise en place du Diplôme universitaire (DU) « République et Religions ». Il participe de façon active au dialogue interreligieux.

42Il a enfin œuvré pour l’organisation du halal avec la mise en place d’un groupement d’intérêt économique (GIE) et d’une structure de certification, pour l’organisation du sacrifice rituel de l’Aïd, pour l’accompagnement administratif des structures d’organisation du pèlerinage (le Hadj) et l’implantation d’une aumônerie musulmane régionale pénitentiaire.