… chant de pauvre, vite emporté, une graine de dent-de-lion
dans la fraîcheur de mars
Philippe Jaccottet1

1La toute fragile par exemple, cette fleur qui lui est chère, la serratule – mais d’autres également, aux noms merveilleux : salicaire, scabieuse, fétuque ou le commun mais délicat liseron. Et les arbustes à peine plus solides, comme l’yeuse, ou l’églantier et sa fleur églantine – telle me semble être la figure « brève et frêle » et néanmoins intensément vibrante, de la poésie de Philippe Jaccottet. Si frêle et penchante, faisant le désespoir du peintre – qui est aussi une fleur, l’heuchère –, si brève car sa floraison dure souvent moins d’une saison, elle n’en tremble pas moins nullement dans l’imprécision, tout au contraire. Certes, quelque chose reste toujours à voir, au moins à apercevoir, de par son mouvement dans la brise.

2Il ne s’agit pas ici de faire un effort, mais tout au contraire de se laisser flotter entre ses propres bords, et ceux de ses paupières sans être sûr de la totalité d’une saisie, encore moins d’un savoir. Quelque chose s’échappe depuis toujours, quelque chose se tait, au bord de la présence, quelque chose apparaît et disparaît, se donne et se retire, et se retirant, laisse autre chose, « ce tout petit, ce bref événement », apparaître. Le signe hölderlinien (« un signe, tel nous sommes et de sens nul », traduit par Jaccottet), et les siens, « Signes qui sont des aides et qui se raréfient », œuvrent par intermittence. Ce sont ces interstices, cet écart entre « taches de soleil, ou d’ombre » qui nous appellent et, dans ce bref écart, ce monde autre, à peine entrevu, mobile et secret : « … invisible rapport entre moi et cette ombre incertaine, de l’impalpable et peut-être impossible lien avec l’impalpable et l’impossible. » 2

3Rude épreuve que la distraction nécessaire qui ne promet jamais l’entrevue comme certaine : « 3Autre chose devrait être tenté peut-être, où trouvent accord non pas paisible mais vivant, légèreté, gravité, réalité et mystère, détail et espace. L’herbe. L’air. Des entrevisions infiniment fragiles et belles – comme d’une fleur, d’un joyau, d’un ouvrage d’or – situées dans l’extraordinaire immensité. » Et nous ne sommes mêmes jamais sûrs d’avoir vu ce que nous croyons voir. Nous ne sommes pas sûrs que cela existe vraiment, cet éclat d’or qui reste insaisissable :

Nourri d’ombre, je parle
et remâchant maigre pâture de ténèbres,
pauvre, faible, adossé aux ruines de la pluie,
je prends appui sur ce dont je ne peux douter,
le doute, et habitant l’inhabitable je regarde
je recommence à marmonner contre la mort
sous sa dictée. En m’efforçant je persévère
à voir, je vois l’effondrement qui brille…4

4Autre aperçu, le scintillement, « très loin, à peine perceptible, un miroitement sur les marais »5, chose minuscule et fascinante depuis toujours. Entre deux éclats, ce qui sombre et resurgit, c’est cette présence, rien peut-être mais peut-être aussi, quelque chose. Dans cette manière de voir ne réside ou ne résiste que le détail. Fascination de tout ce qui ne se décide pas, ne se distingue pas, imprécis, et qui laisse parfois voir par intermittence – si peu cet espace, si grands l’effort et la fatigue.

5« Dehors, dedans : que voulons-nous dire par dedans ? Où cesse le dehors ? Où commence le dedans ? »6 Le dehors, c’est également à la fois l’autre et le lieu, le temps de l’autre, des formes diverses de l’autre présence, animale, végétale. Frontière de peau, de poils, de plumes, de feuilles et de pétales, contact furtif ou prolongé, dans lequel, fermant les yeux, nous perdons nos repères.

6« La puissance invisible, le cœur du monde un instant reprend son souffle : naissent les arbres, les montagnes ; mais au regard attentif apparaissent leur précarité, leur mouvement, leur nature de suspens et de passage. »7 Brève, la saisie du furtif, garder le suspens, « image passante » pour Walter Benjamin. Resteront deux ou trois images sur tant heures vues sur la rétine, des années d’éclats d’images, quelque chose d’irisé. Quelques sons, une aile, un froissement, un battement. Comment faire avec ce qui n’est même pas une image… Le « Singbarer Rest », le « résidu chantable » de Paul Celan8 résume parfaitement la tâche, c’est à peu près infaisable sauf par cette forme de la poésie qui est depuis toujours la forme d’un regard ou son défaut. Émerveillé par le mouvement, le poète ne voit pourtant qu’en biseau et diffraction : impossibilité d’accéder à une totalité mais tenter d’en prendre une vue.

7Ce qui reste servira, l’éclat du verre bombé quelque part en Suisse, l’éclat d’une fissure, l’éclat du mensonge dans tout ce que l’on entend, ce bref miroitement de l’eau, « Image qui ne surgit que pour s’éclipser à jamais l’instant suivant9 », comme l’écrit encore Walter Benjamin. Ces éclats sont ce qu’il reste à chanter, le résidu du monde mais le résidu essentiel. S’il ne devait rester que cela, il faut que cela reste et cela restera certainement, quand nous aurons tout saccagé de tant de manières. Image, à peine, ou même sans image mais on peut chanter ce qui a la grâce de ne même pas apparaître, non par paresse mais par essence : « il [l’invisible] a seulement trouvé sa véritable nature qui est sans images. »10

8La tâche du poète dès lors n’est pas de créer un artifice, de rivaliser de métaphores faute de trouver mieux, tout au contraire. Il doit rester dans ce peu, dans cette difficulté de dire. Nombre de vers et d’observations dans les livres de Philippe Jaccottet le soulignent sans relâche.

9La pauvreté du matériau du poète – des mots pour dire justement ce qui ne peut presque se décrire – est sans cesse présente, son travail et sa modestie aussi, son découragement et son obstination ne désarment pas non plus, tour à tour. Lui-même penché comme les fleurs dans le vent, il aura pourtant mené une œuvre aussi fragile que puissante, n’ayant que la justesse à l’esprit.

10« Fragments brillants du monde, allumés ici ou là », un feu dans la montagne, une luciole dans le jardin, et « vitrail mobile et frêle », le furtif battement d’ailes d’un papillon, l’éphémère même, le tiret l’orée la lisière le bord – il n’y a plus – la plate-bande sur laquelle je vis penchée, existent cependant : c’est le tout autre, le non humain, le volatil des choses ailées en leur vol erratique et discontinu, la faible chute du pétale entrouvrant le monde tel que l’éprouve et l’écrit Philippe Jaccottet.

11Et sur l’étang, poudroiement incessant, lieu des araignées d’eau, à peine ploie et affleure presque dans le même mouvement, la grâce de l’inconnaissable.