Le ventre de l’Empire. Les gras dans Les Rougon-Macquart
p. 217-231
Résumé
En étudiant le statut singulier des gras dans l’ensemble du cycle, l’étude cherche à dégager la manière dont leur représentation peut atteindre à une forme d’allégorisation politique, qui voit Zola renouer avec le mythe des Gros, né dans les prémisses de la Révolution, et en proposer un nouveau développement complexe où l’historique et l’économique a priori corrélés, paraissent parfois se scinder, brouillant ainsi le message zolien.
Texte intégral
1Tout lecteur de Zola connaît la parabole des Gras et des Maigres qui constitue le sous-texte du Ventre de Paris, d’ailleurs exhibé comme son mode de lecture par le peintre Claude Lantier. Le récit, à l’image de la société dont il offre au lecteur la vision réduite et allégorique, reposerait sur un affrontement – qui vaut aussi classification – entre ceux qui banquètent et ceux qui « regardent de la rue avec la mine d’échalas envieux1 », ceux qui jouissent et ceux qui s’abstiennent, ceux qui mangent et ceux qui sont mangés. Marie Scarpa a brillamment étudié cette guerre au filtre de la lutte de Carnaval et Carême2 en dégageant notamment la dimension anthropologique de la parabole zolienne. J’ai ailleurs tenté d’étudier certains aspects historico-politiques de ce roman3. Il s’agit ici de reprendre le statut singulier des gras dans l’ensemble du cycle pour dégager la manière dont leur représentation peut atteindre une forme d’allégorisation politique, qui voit Zola renouer avec le mythe des Gros, né dans les prémisses de la Révolution, et en proposer un nouveau développement complexe où l’historique et l’économique a priori corrélés, paraissent parfois se scinder, brouillant ainsi le message zolien.
2En guise de liminaire et à titre d’exemple, signalons ainsi le parallèle que le lecteur est appelé à dresser entre le parcours d’une Nana, qui naît en 1851 et meurt en 1870, au lendemain de la déclaration de guerre contre la Prusse, et celui d’un Pierre Rougon, personnage liminaire du cycle, qui triomphe dans La Fortune des Rougon et, « devenu si gros, qu’il ne remuait plus4 » meurt d’une indigestion le 3 septembre 1870 au début du Docteur Pascal. Ces deux personnages pensés comme des ventres, pour l’un du côté de la matrice, pour l’autre de l’estomac, sont bien les deux figurations zoliennes de cette métaphore qu’emploie Eugène Rougon dans La Curée : « Paris se mettait à table et rêvait gaudriole au dessert5 », qui célèbre la fête impériale sous ses deux espèces – si l’on ose dire. Ils inscrivent l’un et l’autre une pathologie économique : la surchauffe spéculative pour Nana, un excès de richesse obstruant littéralement l’estomac du fondateur de la lignée. Mais s’il y a ici concordance entre ce qui a trait à l’historique et à l’économique, représentation et parcours des gras ne sont pas toujours aussi lisibles.
3En distinguant quelques gras, on cherchera donc à analyser leur origine (naît-on gras ? pourquoi ? peut-on cesser de l’être ? le devenir ?) en même temps qu’à établir quelques éléments fixes de leur représentation, notamment dans le recours par le romancier à l’individuation caricaturale, pour voir comment s’articulent cliché du bourgeois ventru et allégorie historico-politique.
Naissance du gras
4Pierre Rougon, fils et mari d’une maigre, est d’emblée présenté comme un mixte social : « Dans sa personne grasse, de taille moyenne, dans sa face longue, blafarde, où les traits de son père avaient pris certaines finesses du visage d’Adélaïde, on lisait déjà l’ambition sournoise et rusée, le besoin insatiable d’assouvissement, le cœur sec et l’envie haineuse d’un fils de paysan, dont la fortune et les nervosités de sa mère ont fait un bourgeois6. »
5La phrase s’ouvre et se clôt par une belle association de la graisse et de la bourgeoisie, qu’on dirait clichée si elle n’était associée à l’idée de race et à cet aristocratisme pathologique dont est porteuse Adélaïde, cette folle qui porte un prénom royal. Comme si l’union d’un paysan et d’une femme atteinte de « folie lucide » ou en proie régulièrement à des délires passionnels engendrait un bourgeois : sa graisse viendrait de son père, paysan des Basses-Alpes, mal dégrossi, « épais, lourd, commun7 », tandis que son affinement bourgeois serait le résultat de la fêlure maternelle qui distingue Adélaïde Fouque de ses semblables. On le voit déjà, Zola déplace les lignes, en combinant des données de manière neuve. C’est encore plus net au moment de l’union de Pierre et Félicité. Après avoir dépouillé son frère et sa sœur pour en tirer la mise des 50 000 francs nécessaires à son établissement, Rougon redevient un paysan aux yeux de Félicité Puech, autre mixte social puisqu’elle passe pour la fille du marquis de Carnavant, a « des pieds et des mains de marquise », tout en étant née dans une famille de marchands d’huile. C’est précisément l’allure de paysan mal dégrossi de Pierre qui l’a séduite : « Elle se croyait de force à tailler un ministre d’un vacher8. » Le sang noble confère en tout cas à Félicité, qui fondera à la fin du roman un asile auquel elle donnera le nom de Rougon, un statut à part, comme un signe de race qu’elle transmet à son fils aîné, le bien prénommé Eugène, seul personnage dans Les Rougon-Macquart chez lequel le sang aristocratique produit une véritable supériorité, mais aussi seul personnage à être qualifié d’obèse, en particulier lorsque l’inaction l’atteint ou lorsqu’il se plaît à feindre la lourdeur, l’avachissement9. Serait-ce un faux gras, lui qui ne jouit que de son intelligence10 ?
6Revenons à Pierre, dont le tirage est au départ moins favorable que celui de son fils. Cet « homme bien portant, un peu rustre même11 » à la « chair épaisse » gagne en trente années de guignon une graisse qui « le rendait plus épais et plus mou12 ». Ce premier gras des Rougon-Macquart, un des fondateurs de la dynastie, a l’apparence du bourgeois – le ventre –, sans en avoir la fortune :
Quant à Rougon, il avait pris du ventre ; il était devenu un très respectable bourgeois, auquel il ne manquait que de grosses rentes pour paraître tout à fait digne. Sa face empâtée et blafarde, sa lourdeur, son air assoupi, semblaient suer l’argent. Il avait entendu dire un jour à un paysan qui ne le connaissait pas : « C’est quelque richard, ce gros-là ; allez, il n’est pas inquiet de son dîner13 ! »
7C’est dire que, né bourgeois, en ayant la corpulence, il doit à un moment donné de la fable zolienne, devenir conforme à sa programmation initiale. Chez Zola, on ne devient pas gras : on naît gras, de parents gras.
8L’hérédité de la graisse est abondamment illustrée dans les deux branches de la famille, ainsi que dans les éléments rapportés : ainsi la grasse Lisa est la fille d’Antoine Macquart, un faux maigre, et de Joséphine Gavaudan, au nom prédestiné – comme celui de Gavard, le vendeur de volailles du Ventre de Paris. Cette « grande et grosse gaillarde14 », surnommée Fine par antiphrase, enfante deux gros enfants : Lisa et Jean ; la première aura avec Quenu une forte fille, Pauline. Ce Quenu n’est-il pas le fils d’un homme « trop gras, trop satisfait » « mort d’indigestion, trois ans après le mariage15 » ? Il ne manque pas de morts par excès de graisse – crises d’apoplexie, attaques d’hydropisie – ou de malades chroniques du fait d’une alimentation trop riche16 (Chanteau goutteux dans la Joie de vivre). Quant à l’enfant mince, la frêle Gervaise, elle devient grasse, révélant ainsi sa vraie nature et enfantant à son tour une fille grasse – Nana. Mais Pierre peut faire concorder sa nature profonde de gras, visible à son ventre, en n’accédant à la fortune qu’au moment où il cesse de travailler et bénéficie de la grâce de l’Empire : un vrai gras n’est-il pas dans le fond, pour Zola qui retrouve ici Saint-Simon et la Parabole de 1819, un parasite ? L’Argent le confirmera en 1891. Ajoutons que le terme de « santé grasse » qu’on rencontre dans Le Ventre de Paris et qui pourrait s’appliquer à la majeure partie de ces gras de naissance que nous recensons hâtivement, est chez Zola oxymorique : la mort brutale des deux Quenu, trop bien portants, l’illustre17 – comme celle de Nana, qui avait pourtant « l’air tout neuf18 » quelques pages plus tôt. C’est qu’elle est à l’image de l’Empire, qui s’effondre en quelques semaines à l’été 187019 : le gras qui paraît florissant n’a, comme ce régime, que l’apparence de la solidité.
Caricatures
9La relation verticale qui voit la graisse se transmettre de père et/ou de mère en fils et en fille se combine à une multiplication des gras qui s’attirent et s’assemblent. Parmi les membres du Parti de l’ordre à Plassans, s’agrègent à Rougon Granoux, que « ses yeux ronds, son air à la fois satisfait et ahuri, […] faisaient ressembler à une oie grasse qui digère dans la salutaire crainte du cuisinier » et Roudier, « au visage grassouillet et insinuant20 ». Cette brochette d’imbéciles, qui se souvient des séries caricaturales depuis celles de Hogarth jusqu’à Daumier21, se retrouve bon an mal an dans Le Ventre de Paris, où la série des bourgeois ventrus, cette fois sous les traits de commerçants des Halles, se maintient, en même temps que le motif de la chasse et de la prédation. On sait qu’avec Le Ventre de Paris, Zola veut donner un pendant à La Curée22. Car c’est bien la violence sournoise des gras que Zola entend montrer qui reprend, dans ces deux romans, le schéma du bouc-émissaire, Silvère et Florent finissant dévorés par ces poltrons.
10Certes les gravures anglaises servent de référent graphique mais la guerre des Gras et des Maigres renvoie plus globalement à un réseau d’images qui s’élabore sous la Révolution et dans ses prémisses, et qui s’appuie sur le mythe du noble gros, « l’homme qui s’est engraissé en affamant le peuple » selon les mots de Marat dans L’Ami du peuple23. En effet la représentation du noble parasite, à la fois dégénéré, pourri de vices et pansu, s’élabore dans la période révolutionnaire pour, logiquement, glisser ensuite, sous la monarchie de Juillet – lorsqu’on se met à parler de la féodalité de l’argent – aux nouveaux maîtres, à ceux qui, certes, n’ont plus des privilèges de naissance, n’ont pas le sang bleu mais détiennent le pouvoir. Cet imaginaire trouve d’abord dans la caricature et le pamphlet révolutionnaires des modes d’expression privilégiés : c’est eux que réactive Zola, après Stendhal (on songe à Lucien Leuwen que Zola ne connaissait pas), après Balzac et bien sûr Flaubert et les Goncourt. La Fortune des Rougon et Le Ventre de Paris à ce titre n’apportent rien de neuf. Cependant, là où la fin du xviiie siècle croise cette figuration du corps des nobles avec la condamnation morale (le noble est débauché), seule la difformité physique, toujours associée à la graisse, est retenue dans la représentation du bourgeois, assez peu associé au libertinage en régime réaliste – comme si toute son énergie vitale était tournée vers l’appétit de richesse dont les plaisirs de la table étaient l’expression littérale, là où l’engraissement du noble d’Ancien Régime n’était que l’aspect le plus visible d’un parasitisme global, combiné à d’autres marques de dégénérescence et notamment aux symptômes vénériens. La réplétion, la gourmandise ne sont ainsi chez le bourgeois zolien que la manifestation de l’appétit de richesse dans un système qui fait tautégorie : la bonne chère renvoie à l’or et l’or à la bonne chère. Les Rougon veulent à la fois la fortune car elle permet de faire ripaille et ils banquètent à la fin de La Fortune des Rougon ou au début de La Curée pour saluer leur accès annoncé à la fortune. Les scènes de banquet, qui se souviennent de Flaubert, sont les temps forts de ce déchaînement.
11Entre alors en scène, comme dans le corps noble de l’Ancien régime, l’excès ou le lâchage : l’Empire libère les appétits que la Révolution a éveillés et c’est bien sous le signe du trop que la ripaille – ou le débordement descriptif de nourriture dans Le Ventre de Paris – est placée. Dès lors ressurgit la caricature qui précisément joue de l’accentuation du trait : Louis-Philippe croqué par Daumier est un roi obèse et gargantuesque, car il est « le symbole de l’accumulation des profits par un appareil d’État incarné24 », un caricaturiste anonyme le représente en bœuf gras, devant un râtelier nommé « Liste civile » et plein de « Impôts », « Budget », etc.25 ; dans Les Rougon-Macquart, la belle Lisa est une femme-ventre26 ; les convives du dîner de la mi-carême chez les Saccard se bourrent les poches de petits pains avant de dévorer des tranches de gigot, une bouteille calée sous chaque bras27… Il n’y a pas jusqu’à la nosographie de la goutte dans La Joie de vivre qui ne vienne rappeler que la bourgeoisie sous l’Empire s’est goinfrée à s’en faire crever.
12Le procédé caricatural, visuel lors même qu’il ne passe pas par le dessin, est donc adapté par Zola qui force le trait dans la représentation de ses gras, non tant vers l’énorme que vers une difformité aux aspects variés (la déformation du podagre ou le corps corseté de la bourgeoise, la graisse molle d’un Rougon, les mauvaises manières des « hommes comme il faut »). C’est là l’occasion d’éclairer tout ce qui lie caricature et allégorie, tant la première se construit au revers de l’autre, s’élabore comme son négatif. On comprend donc pourquoi Zola peut recourir à ces personnages excessifs pour servir son projet romanesque figuratif réaliste. Ainsi de l’embonpoint du bourgeois Rougon glisse-t-on, tout comme dans les caricatures de Louis-Philippe pansu, à une forme d’excès monstrueux et terrifiant, que la scène d’anthropophagie finale dans La Fortune des Rougon exemplifie. Comparablement, la belle charcutière qui se multiplie dans les glaces de sa boutique, avec son doux sourire, se mue d’idole kitsch en ogresse effrayante sous les yeux du timide Florent, comme une Nana qui n’éveillerait aucun désir.
Le mythe des Gros
13Zola combine donc des données biologiques qui inscrivent la lignée grasse dans le temps, verticalement en quelque sorte, et un propos général qui fait du gras un type universel dont Claude Lantier dans Le Ventre de Paris propose, en passant par l’image, la représentation éternelle :
[…] Claude s’enthousiasma, parla de cette série d’estampes avec beaucoup d’éloges. Il cita certains épisodes : les Gras, énormes à crever, préparant la goinfrerie du soir, tandis que les Maigres, pliés par le jeûne, regardent de la rue avec la mine d’échalas envieux ; et encore les Gras, à table, les joues débordantes, chassant un Maigre qui a eu l’audace de s’introduire humblement, et qui ressemble à une quille au milieu d’un peuple de boules. Il voyait là tout le drame humain ; il finit par classer les hommes en Maigres et en Gras, en deux groupes hostiles dont l’un dévore l’autre, s’arrondit le ventre et jouit28.
14Suivant le mécanisme fictionnel de l’exemplarité, c’est supposer que ces propos de Claude vont trouver leur illustration dans les aventures de son interlocuteur – et d’ailleurs, le peintre ne manque pas de mettre tout de suite en application devant Florent sa théorie par un tableau à trois colonnes où se répartissent les Gras, les Maigres et les faux Maigres mais vrais Gras du personnel du roman29. La fable est donc éternelle (« tout le drame humain ») en même temps qu’elle trouve des applications immédiates, déroulées sous les yeux du lecteur qui suit avec Florent la démonstration de Claude Lantier. Que le peintre fasse allusion à des « estampes » et à un savoir graphique supposé commun à Florent et au lecteur concourt à asseoir solidement son discours – lors même d’ailleurs que l’identification de ces images n’est pas certaine30. On retrouvera dans L’Argent l’opposition des gros et des petits, comme on la rencontre déjà dans Au Bonheur des dames, où les petits commerçants sont peu à peu dévorés par l’ogre Mouret, et dans Germinal entre la petite exploitation minière et les mines d’Anzin, dominées par leurs actionnaires parisiens.
15À lire le début de l’ébauche du Ventre, où le romancier a coutume de fixer son projet, force est de remarquer que trois directions ou trois strates s’y donnent à lire :
L’idée générale est : le ventre ; – le ventre de Paris, les Halles où la nourriture afflue, s’entasse, pour rayonner sur les quartiers divers ; – le ventre de l’humanité, et par extension la bourgeoisie digérant, ruminant, cuvant en paix ses joies et ses honnêtetés moyennes ; – enfin le ventre, dans l’empire, non pas l’éréthisme fou de Saccard lancé à la chasse des millions, les voluptés cuisantes de l’agio, de la danse formidable des écus ; mais le contentement large et solide de la faim, la bête broyant le foin au râtelier, la bourgeoisie appuyant sourdement l’empire, parce que l’empire lui donne la pâtée matin et soir, la bedaine pleine et heureuse se ballonnant au soleil et roulant jusqu’au charnier de Sedan31.
16Le dessein de peindre « la curée des classes moyennes32 » vient renforcer la dimension historique du projet zolien. Reste que ce sont bien trois directions qu’a d’abord ouvertes l’ébauche : représenter les Halles et la matière alimentaire, l’expression « le ventre de Paris » étant lexicalisée dès les années 186033, un sujet moderne donc ; donner à voir « le ventre de l’humanité » ou de « la bourgeoisie » ; enfin reprendre le dessein allégorique du cycle dans la peinture de l’Empire jusqu’à sa chute. On le voit, le projet large et « philosophique34 » est aussi socio-historique et Zola semble hésiter entre le « drame humain » et la satire de la bourgeoisie, dont la représentante exemplaire dans le roman sera Lisa : « Le ventre est l’organe dirigeant, et Lisa c’est le ventre35. » Ces histoires de ventre se situent à la charnière du mythique et du satirique. Car le mythe des Gros dont l’histoire (Révolution française, monarchie bourgeoise, Second Empire, Troisième République, etc.) épouse et complète les différents états en autant de déclinaisons, trouve des occasions diverses de se ranimer sous des formes graphiques (les caricatures de Hogarth à Daumier en passant par Grandville) ou narratives (chez Balzac, Flaubert ou Zola).
Le corps bourgeois
17C’est que le roman du xixe siècle fait du corps du bourgeois non seulement le lieu d’expression privilégié des pathologies historiques et sociales (à l’instar du corps de Rose Cormon dans La Vieille Fille de Balzac) mais lui assigne aussi le rôle de signifier un état de la nation, comme, dans l’Ancien Régime, le corps du roi. Sans doute d’abord car le roi, puis l’empereur n’incarnent plus la monarchie et témoignent d’un embourgeoisement du pouvoir, eux dont les corps, lourds ou malades, apparaissent comme ceux de citoyens ordinaires : de Louis XVIII, podagre et cruel, à Napoléon III, à la démarche vacillante, c’est toute une série de souverains dont les maux et difformités sont exposés, représentés, publicisés. À ce titre, et si l’on revient à Philippon et à Daumier, l’énorme panse du roi piriforme, ce souverain dont les gravures colportent la vie familiale et paisible lorsque chacun sait qu’il se livre à une spéculation effrénée et à coup sûr, est le signe visible de cet enrichissement : le roi est un gros, selon ce mythe du peuple et des gros qu’a notamment étudié Pierre Birnbaum à partir de la Troisième République et dont il date la naissance de la Révolution française36. Si c’est l’actionnaire qui est du côté des gros car il s’engraisse à ne rien faire (comme les rentiers de Plassans ou les actionnaires de Germinal), la spéculation royale qui écarte les risques présente toutes les garanties d’une rente et justifie à ce titre les figurations caricaturales du souverain. Ce qui signifie également que le roi est un gros parmi d’autres, simplement plus gros que les autres, ce qui rappelle le discours anti-noble identifié précédemment. Les Grégoire de Montsou, qui vivent tranquillement de leur denier et font leur devoir charitable en bourgeois bien-pensants, sont précisément associés au début de Germinal à une brioche distribuée aux enfants de la Maheude qui n’ont pas de quoi acheter du pain, décalquant ainsi une célèbre réplique attribuée à Marie-Antoinette. C’est jouer sur le patrimoine légendaire de la fin de l’Ancien Régime et par là même inscrire une continuité entre ces rentiers du xixe siècle et les souverains du siècle précédent.
18Le romancier est toujours historiographe : il confère aux maux de ses personnages une charge signifiante comparable à celle qu’avaient sous la plume de Saint-Simon, puis de Michelet et des Goncourt l’évocation de la fistule anale de Louis XIV, sa lente agonie sur fond d’intrigues de cour ou la mort de Louis XV pour décrire la décomposition de la société d’Ancien Régime. L’indice en est l’excès ou le déviant : le gras l’est toujours trop. L’engraissement de Chanteau qui le fait crier de douleur ou les jambes énormes de sa femme hydropique sont les symptômes de cette pathologie économique qu’est le revenu du capital aux yeux de Zola : qui dit rente dit stase. Ce sont les tissus du corps surtendus, le sang qui ne circule plus, tous les blocages des fonctions organiques qui traduisent et ce parasitisme du rentier qui ne fait rien et les travers moraux qui lui sont associés – la gourmandise et l’indolence du mari, l’envie et l’avarice de la femme37. L’audacieuse Lisa, qui fait un pari commercial risqué en engageant des « dépenses folles » pour la nouvelle boutique, temple dont elle sera « l’idole saine et solide38 », n’échappe pas non plus à cette représentation du rentier à revenus garantis : « au bout de cinq ans, ils avaient près de quatre-vingt mille francs placés en bonnes rentes39 ». On en déduirait que le commerçant, à moins d’être créateur – comme Octave Mouret dans Au bonheur des dames –, redouble l’actionnaire et doit donc être frappé des mêmes maux. Le spéculateur, au moins, est joueur et court le risque – ce qui fait toute l’ambivalence du personnage de Saccard, parfois qualifié de « poète de l’argent ».
19Le bourgeois a, lui aussi, deux corps : disparu, il connaît d’autres incarnations. Comme le montrent aussi bien La Fortune des Rougon que les romans des Halles et de la Bourse, les gros sont à la fois multiples et sans cesse renaissants. De même que la mort de Nana entourée de ses nombreuses amies signifie que la relève est assurée, de même d’innombrables bourgeois sont prêts à se mettre à table, à Plassans et ailleurs. Malgré la rupture historique qu’est la fin de l’Empire et la défaite de Sedan, malgré l’élimination de ces ventres qui ont triomphé sous l’Empire, les gras ont de beaux jours devant eux. Zola renoue donc avec un mythe révolutionnaire pour en dresser le panorama contemporain qui va de la charcuterie à la Bourse, du grand magasin à la mine, de la province à la capitale. Il file de la sorte la métaphore qui associe l’Empire au banquet des parasites et des nantis, et en traque les échos dans une nosographie de l’entripaillement, qui est aussi une morale – la gourmandise, symptôme, est à son tour pathogène – et une esthétique – celle de la caricature, cette allégorie retournée. Mais Zola est comme souvent gêné, coincé entre son projet historique et satirique et un propos plus général, dont les limites semblent se perdre dans un lointain des temps – l’Ancien Régime, au-delà peut-être. L’image du gros, pour être bonapartiste, n’en désigne-t-elle pas l’image éternelle de l’exploiteur, du plus fort face au faible ? Sans doute peut-on se dire que Napoléon III a déchaîné la bête en l’homme et donc arrêté l’histoire, interrompu cette « perfectibilité » dont parlent les notes préparatoires à la marche de l’œuvre40. L’Empire qui a gavé les gras en est mort. Reste que la Troisième République ne verra pas, loin de là, leur fin. L’Argent, qui raconte l’histoire de gros qui mangent des petits et où résonnent les crises contemporaines, le confirme.
20Car sous l’histoire de son siècle, c’est de comportements économiques que parle Zola : la capitalisation et ses revenus sûrs et la spéculation boursière et immobilière. L’Empire voit à la fois le triomphe des actionnaires et l’engraissement tranquille des bourgeois provinciaux, dans la continuation des monarchies précédentes, et l’éréthisme spéculatif coupé de crises41. Si La Curée condamne sévèrement la spéculation immobilière et ses tours de passe-passe, valorisant a contrario le capital en biens-fonds, le romancier ne peut s’empêcher de faire du spéculateur un homme du jeu, lesté d’un métadiscours : s’il travaille peu ou pas42, le spéculateur élabore des scénarios, invente des histoires et conquiert le crédit de ceux qu’il veut convaincre. Symptomatiquement, il est un maigre, consumé lui-même par la fièvre spéculative. La condamnation de l’Empire trouve ainsi ses limites des deux côtés : le régime enrichit et fait vivre les Granoux et autres Grégoire qui continuent la monarchie de Juillet – voire la Restauration43 –, il assure le succès des audacieux qui spéculent. Entre la stase – qui tue – et l’activité – fût-elle mortifère pour les petits –, Zola a choisi sans doute. Pour sa part, il reste du côté de la valeur « travail » et condamne actionnaires, rentiers et spéculateurs, mais davantage les premiers, vrais gros et parasites, que les seconds, maigres qui n’ont pas le temps de grossir.
Notes de bas de page
1 Zola Émile, Le Ventre de Paris, dans Zola Émile, Les Rougon-Macquart, t. 1, édition d’Armand Lanoux et Henri Mitterand, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 804.
2 Scarpa Marie, Le carnaval des Halles. Une ethnocritique du Ventre de Paris de Zola, Paris, CNRS Éditions, « CNRS Littérature », 2000.
3 Reverzy Éléonore, « Compter les morts avec Zola. Les victimes politiques dans Les Rougon-Macquart », colloque « L’histoire épitaphe » organisé par Claudie Bernard et Claude Millet, http://seebacher.lac.univ-paris-diderot.fr/sites/default/files/epitaphe_reverzy.pdf.
4 Zola Émile, Le Docteur Pascal, dans Zola Émile, Les Rougon-Macquart, t. 5, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 925.
5 Zola Émile, La Curée, dans Zola Émile, Les Rougon-Macquart, t. 1, op. cit., p. 367.
6 Ibid., p. 48.
7 Ibid., p. 41.
8 Ibid., p. 57.
9 Dans La Fortune des Rougon, Eugène, alors âgé de quarante ans, est ainsi décrit : « C’était un garçon de taille moyenne, légèrement chauve, tournant déjà à l’obésité. Il avait le visage de son père, un visage long, aux traits larges ; sous la peau, on devinait la graisse qui amollissait les rondeurs et donnait à la face une blancheur jaunâtre de cire. » (ibid., p. 62). Dans Son Excellence Eugène Rougon, la lourdeur fait partie du personnage que le politicien s’est créé : « […] Rougon se calma. Sa face devint blême, son corps s’avachit dans une lourdeur d’homme obèse. Il se mit à faire l’éloge de l’empereur de façon outrée. » (Zola Émile, Son Excellence Eugène Rougon, dans Zola Émile, Les Rougon-Macquart, t. 2, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 42).
10 « Étudier l’ambition dans un homme. L’amour du pouvoir pour le pouvoir lui-même, pour la domination. Eugène Rougon idolâtre son intelligence, aime son effort. Ce qu’il cherche, dans le pouvoir, c’est la joie d’être supérieur, le bonheur de se sentir plus fort, plus intelligent que les autres. L’intelligence a tout mangé chez lui, tous les autres appétits : il n’est ni voluptueux, ni gourmand, ni intéressé. », tel est le programme fixé par Zola dans l’ébauche de Son Excellence Eugène Rougon (F°96-97, ébauche de Son Excellence Eugène Rougon, dans Zola Émile, La Fabrique des Rougon-Macquart. Édition des dossiers préparatoires, vol. 2, édition de Colette Becker avec la collaboration de Véronique Lavielle, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 520-522 [Zola souligne]).
11 Zola Émile, La Fortune des Rougon, dans Zola Émile, Les Rougon-Macquart, t. 1, op. cit., p. 58.
12 Ibid., p. 59.
13 Ibid., p. 71.
14 Zola Émile, La Fortune des Rougon, op. cit., p. 121.
15 Zola Émile, Le Ventre de Paris, op. cit., p. 639-640.
16 Sur les maux des gros, voir Vigarello Georges, Les Métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité. Du Moyen Âge au xxe siècle, Paris, Seuil, « L’Univers historique », 2010, notamment p. 76 et suiv.
17 Voir à ce propos Borie Jean, Zola et les mythes ou de la nausée au salut, Paris, Seuil, « Pierres vives », 1971, p. 21 et Cabanès Jean-Louis, Le corps et la maladie dans les récits réalistes, Paris, Klincksieck, 1991, p. 454.
18 Zola Émile, Nana, dans Zola Émile, Les Rougon-Macquart, t. 2, op. cit., p. 1470.
19 Voir la conversation de Pillerault et Moser et les réflexions de Saccard à l’ouverture de L’Argent (Zola Émile, L’Argent, dans Zola Émile, Les Rougon-Macquart, t. 5, op. cit., p. 15-17) et de nouveau les propos de Moser (p. 296) : « L’état du marché était trop prospère, d’une prospérité pléthorique qui ne valait rien, pas plus que la mauvaise graisse des gens trop gras. ».
20 Zola Émile, La Fortune des Rougon, t. 1, op. cit., p. 78.
21 Voir l’article : Reverzy Éléonore, « Zola caricaturiste. Lecture de La Fortune des Rougon », dans Piton-Foucault Émilie, Mitterand Henri (dir.), Lectures de La Fortune des Rougon, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Didact Français », 2015, p. 63-73.
22 « Donc, j’appuie surtout sur la place de l’œuvre dans la série. Elle complète la Curée, elle est la curée des classes moyennes, le rut à la nourriture grasse et à la belle digestion tranquille. L’héroïne, belle bouchère à la chair fraîche, au sourire honnête, est la contre-partie de Saccard, […]. Au fond, même avachissement, même décomposition morale et sociale. » (f°49/3, ébauche de Son Excellence Eugène Rougon, op. cit., p. 722).
23 L’Ami du peuple, no 25, 5 octobre 1789. Sur ces représentations, voir l’article d’Antoine de Baecque : Baecque Antoine de, « Le discours anti-noble (1787-1792) aux origines d’un slogan : “le peuple contre les gros” », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 36/1, 1989, p. 3-28, plus particulièrement p. 25-28.
24 Chimot Jean-Philippe, « Daumier et le “Ventre de Paris” », dans Robert Jean-Louis, Tsikounas Myriam (dir.), Les Halles : images d’un quartier, Paris, Publications de la Sorbonne, « Géographie », 2004, p. 51-66.
25 Le Bœuf gras de 1834, caricature publiée dans Le Charivari, 11 février 1834.
26 « C’était toute une foule de Lisa, montrant la largeur des épaules, l’emmanchement puissant des bras, la poitrine arrondie, si muette et si tendue, qu’elle n’éveillait aucune pensée charnelle et qu’elle ressemblait à un ventre » (Zola Émile, Le Ventre de Paris, op. cit., p. 667).
27 Zola Émile, La Curée, op. cit., p. 558.
28 Zola Émile, Le Ventre de Paris, op. cit., p. 804-805. Voir à ce propos Scarpa Marie, Le carnaval des Halles, op. cit., p. 45-48.
29 C’est en deux colonnes que sur le f°1 du Plan, le romancier lui-même a réparti ses personnages. Voir Zola Émile, La Fabrique des Rougon-Macquart. Édition des dossiers préparatoires, vol. 1, édition de Colette Becker avec la collaboration de Véronique Lavielle, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 660.
30 On suppose généralement qu’elle vient de Bruegel l’Ancien. Voir Scarpa Marie, Le carnaval des Halles, op. cit., p. 41. Nous penchons plutôt pour William Hogarth ou Francis Grose, caricaturistes anglais qui se sont plu à représenter des gros, en même temps qu’à peindre la vie politique de leur temps. Voir à ce propos de Vigarello Georges, Les Métamorphoses du gras, op. cit., p. 137.
31 F°47/1, La Fabrique des Rougon-Macquart, op. cit., p. 720.
32 F° 49/3, ibid., p. 722.
33 Voir à ce propos l’article de Tillier Bertrand, « Le ventre de Paris : un objet pictural ? », dans Robert Jean-Louis, Tsikounas Myriam, Les Halles : images d’un quartier, Paris, Publications de la Sorbonne, « Géographie », 2004, p. 67-77.
34 « Cet engraissement, cet entripaillement est le côté philosophique et historique de l’œuvre » (f°48/2, ébauche de Son Excellence Eugène Rougon, op. cit., p. 720).
35 F°1, plan, Son Excellence Eugène Rougon, op. cit., p. 660.
36 Birnbaum Pierre, Le peuple et les gros. Histoire d’un mythe, Paris, Grasset, 1979.
37 Voir, pour le recoupement des questions économiques et morales, de Cabanès Jean-Louis, « La Joie de vivre ou les créances de la charité », La fabrique des valeurs dans la littérature du xixe siècle, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, « Sémaphores », 2017, p. 138-152.
38 Zola Émile, Le Ventre de Paris, t. 1, op. cit., p. 652-653.
39 Ibid., p. 654.
40 « Mon roman eût été impossible avant 89. Je le base donc sur une vérité du temps : la bousculade des ambitions et des appétits. […] Si mes personnages n’arrivent pas au bien, c’est que nous débutons dans la perfectibilité. » (Zola Émile, La Fabrique des Rougon-Macquart, t. 1, op. cit., p. 28-30, f°2/1, 3/2).
41 Sur la crise chez Zola, voir Reffait Christophe, « Zola et la crise », Les Cahiers naturalistes, no 86, 2012, p. 285-294.
42 Voir, à titre d’exemple, la représentation de Saccard dans son cabinet, lorsque la famille occupe l’appartement de la rue de Rivoli (Zola Émile, La Curée, op. cit., p. 414).
43 On se souvient du père Grandet dans le roman balzacien.
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