Introduction
p. 9-20
Texte intégral
Préambule
1Dans cette même collection, Myriam Dufour-Maître pouvait écrire, en 2014, dans La clémence et la grâce. Étude de Cinna et de Polyeucte de Pierre Corneille : « Cinna et Polyeucte, publiées la même année (1643), peuvent s’offrir comme deux tragédies à lire ensemble1. » Nous serions bien en peine d’en faire autant ici.
2Association étrange, pensera-t-on en effet, que La Place Royale, dernière comédie d’un cycle urbain d’inspiration pastorale, et Le Menteur et La Suite du Menteur, comédies d’inspiration espagnole – non moins urbaines en vérité –, plus tardives, tout à la fois retour et adieu de Pierre Corneille au genre comique. La critique se trouve d’ailleurs parfois embarrassée devant cette dizaine d’années et ces six pièces (de Médée à Polyeucte) qui séparent un ensemble plutôt cohérent de six comédies ou « pastorales urbaines2 » écrites et jouées entre 1629 et 1634 (Mélite, 1629 ; Clitandre, 1631 – certes une tragi-comédie – ; La Veuve, 1632 ; La Galerie du Palais, 1633 ; La Suivante, 1634 ; La Place Royale, 1634) d’avec le diptyque formé par Le Menteur (1642) et La Suite du Menteur3 (1644). Dans Corneille et la naissance de la comédie, Gabriel Conesa « laiss[e] de côté les comédies postérieures, Le Menteur et La Suite du Menteur, qui sont d’une tout autre nature [que les « comédies des années trente »], en raison de l’influence espagnole qui s’exerce sur notre dramaturgie à partir de 16384 » ; Françoise Poulet, également, « laiss[e] de côté trois comédies de Corneille qui développent d’autres enjeux que la première série de pièces […] : L’Illusion comique, qui ne met pas directement en scène le monde des honnêtes gens, et Le Menteur et La Suite du Menteur, deux adaptations de comedias espagnoles5 ». Dans un mouvement inverse, Roger Guichemerre donne à sa thèse, La comédie avant Molière, le terminus a quo de 1640, et affirme qu’auparavant, « la plupart de ces œuvres se dégagent souvent bien mal encore de la pastorale ou de la tragi-comédie6 » : pour lui, Le Menteur et La Suite du Menteur n’apparaissent pas comme une tardive incursion de Corneille vers la comedia, mais bien plutôt comme la naissance d’un nouveau massif auquel il donnerait, parmi d’autres, le coup d’envoi.
3Il est tentant et somme toute légitime de renvoyer dos à dos deux productions dramatiques (si l’on convient que Le Menteur et sa Suite forment une unité solidaire, ce que l’on pourra discuter) en fonction non seulement de leurs contextes d’écriture et des traditions littéraires auxquelles elles s’adossent à tout le moins explicitement et de les distinguer au point de ne pas les considérer comme une unité, fût-elle seulement générique. Nonobstant, il convient aussi de mettre au jour des points de convergence et de continuité entre ces pièces, où les écarts doivent plutôt s’envisager comme autant d’indices d’une dramaturgie cornélienne en quête de nouveauté et de réinvention, par l’expérimentation de modèles sans cesse reconfigurés, que comme la juxtaposition de formes dramatiques imperméables les unes aux autres. C’est, nous semble-t-il, dans la labilité du genre comique tel que Corneille le pratique et de ses inspirations que se trouve l’unité de sa production, compatible avec un large éventail de possibles dramatiques et dramaturgiques.
4Après avoir présenté le contexte, notamment littéraire, au sein duquel évolue Corneille, nous nous attacherons à mesurer l’originalité de chacune des œuvres à l’étude en éclairant leur dramaturgie propre et le rapport qu’y construit Corneille avec les normes théâtrales en débat à son époque. Nous interrogerons ensuite la caractérisation générique du corpus envisagé, d’une part à partir des sources et des paradigmes intertextuels mobilisés par le dramaturge, d’autre part en réfléchissant aux rapports ténus de la comédie cornélienne avec les formes du théâtre sérieux. Enfin, nous nous intéresserons aux formes que prend la parole théâtrale, de La Place Royale au Menteur, et à leur évolution.
5Nous proposons, en fin d’ouvrage, une anthologie critique et des pistes bibliographiques.
Corneille et la comédie dans la première moitié du xviie siècle
Corneille comique : un multiple paradoxe ?
6L’histoire littéraire n’a d’abord pas retenu Corneille comme un grand dramaturge comique, ni la comédie du xviie siècle comme un genre particulièrement emblématisé par Corneille7. La longue tradition des parallèles de Corneille et Racine, inaugurée déjà au xviie siècle8, a consacré le dramaturge rouennais comme un auteur de tragédies avant tout, alors que ses comédies avaient rencontré un grand succès public et que lui-même ne considérait pas les gestes d’écriture comique ou tragique comme fondamentalement différents. Seuls le sujet et la nature du péril où se trouvent les personnages sont, pour Corneille, propres à distinguer tragédie et comédie :
[L]a différence entre ces deux espèces de Poèmes [la tragédie et la comédie] ne consiste qu’en la dignité des Personnages et des actions qu’ils imitent, et non pas en la façon de les imiter, ni aux choses qui servent à cette imitation. […] Les conditions du Sujet sont diverses pour la Tragédie et pour la Comédie. Je ne toucherai à présent qu’à ce qui regarde cette dernière, qu’Aristote définit simplement, une imitation de personnes basses et fourbes. Je ne puis m’empêcher de dire que cette définition ne me satisfait point […]. Lorsqu’on met sur la Scène un simple intrique d’amour entre des Rois, et qu’ils ne courent aucun péril, ni de leur vie, ni de leur État, je ne crois pas que bien que les personnes soient illustres, l’action le soit assez pour s’élever jusques à la Tragédie. […] La Comédie diffère donc en cela de la Tragédie, que celle-ci veut pour son Sujet, une action illustre, extraordinaire, sérieuse ; celle-là s’arrête à une action commune et enjouée ; celle-ci demande de grands périls pour ses Héros, celle-là se contente de l’inquiétude et des déplaisirs de ceux à qui elle donne le premier rang parmi ses Acteurs. Toutes les deux ont cela de commun, que cette action doit être complète et achevée ; c’est-à-dire que dans l’événement qui la termine, le Spectateur doit être si bien instruit des sentiments de tous ceux qui y ont eu quelque part, qu’il sorte l’esprit en repos, et ne soit plus en doute de rien. […] La Comédie et la Tragédie se ressemblent encore en ce que l’action qu’elles choisissent pour imiter doit avoir une juste grandeur, c’est-à-dire, qu’elle ne doit être, ni si petite, qu’elle échappe à la vue comme un atome, ni si vaste, qu’elle confonde la mémoire de l’Auditeur, et égare son imagination9.
7La comédie définie par Corneille en 1660, certes quinze ans après La Suite du Menteur, ne se distingue donc pas en fonction de sa fin – traditionnellement, une réunion heureuse et chorale au gré du mariage des protagonistes, voire des personnages secondaires10 – ni de son personnel et de sa dignité, mais en fonction de la gravité du sujet. Diffèrent ainsi logiquement les effets sur le spectateur – pas de catharsis dans la comédie –, mais pas la qualité propre de son écriture. Il n’hésite ainsi pas à placer Rodogune sur le même plan que Le Menteur, dès lors qu’il cherche à illustrer ses principes11. Loin de renier ses premières œuvres, il n’a au contraire cessé de les commenter et de reconnaître leur valeur ou leurs défauts dans les examens qu’il produit à l’occasion de l’édition de 1660 de ses œuvres12. Ses comédies font l’objet de réécritures aussi importantes que ses tragédies, parfois même au prix d’une régularisation qui tendait à en relever la valeur académique13, à l’instar de ces dernières.
8Le corpus comique légué par Corneille permet de repenser la définition commune que l’on a de la comédie au xviie siècle. En effet, on parle peu de la comédie avant ou hors de Molière, et s’il fut question récemment de « décentrer Molière14 », on pourrait envisager de recentrer Corneille, dans le champ de la comédie d’Ancien Régime. En effet, « son rôle [celui de Corneille] dans la mise en place d’un théâtre comique nouveau est essentiel à double titre ; d’abord parce que commençant sa carrière par la comédie, il impose aussitôt celle-ci par son génie dramatique ; mais aussi parce qu’il développe un type de comédie largement personnel et dont les prolongements sont à chercher moins chez ceux qui occupent la scène de son temps que, bien plus tard, du côté de Marivaux, par exemple15 ». Ou, sans aller si loin, chez Molière, justement, largement héritier de ce théâtre minoré, mais pourtant riche, des années 1630 à 1640.
9S’il n’y a en tout cas pas lieu ici de chercher Corneille dans la comédie de ses contemporains, Rotrou, Du Ryer, Racan, Scarron, Scudéry, Tristan L’Hermite, Desmarets de Saint-Sorlin ou encore Boisrobert, situer Corneille dans le contexte sinon d’une effervescence, au moins d’une production comique régulière, et de débats vifs sur le théâtre, sa nature et ses formes, permettra de mesurer les diverses tendances (génériques, thématiques, formelles) qui s’affrontent et s’émulent dans ces années 1630-1640, et qui innervent la comédie cornélienne.
Situations
10Pierre Corneille naît à Rouen le 6 juin 1606, au sein de la petite bourgeoisie de robe. Il naît pour ainsi dire avec L’Astrée d’Honoré d’Urfé (1607 pour le premier volume), comme toute une génération de dramaturges, à quelques années près16 : Georges de Scudéry est né en 1601, comme Tristan L’Hermite, Mairet en 1604, Du Ryer en 1605, Rotrou en 1609. Alexandre Hardy, dramaturge ultra-prolifique du début du xviie siècle, s’étant illustré dans plusieurs genres dramatiques avant de tomber dans un relatif puis total oubli, est alors à son apogée. Le théâtre de ville, dont il est un des piliers, entame un développement qui se poursuit jusqu’en 1630, en particulier en Normandie17, et qui trouve un essor nouveau dans la reconfiguration des scènes et des troupes parisiennes à partir des années 1630 et jusqu’au milieu des années 164018. Corneille, dans l’« Examen » de Mélite, n’oublie pas ce qu’il doit au théâtre de cette période :
Je n’avais pour guide qu’un peu de sens commun, avec les exemples de feu Hardy, dont la veine était plus féconde que polie, et de quelques Modernes, qui commençaient à se produire, et qui n’étaient pas plus Réguliers que lui19.
11Ni peut-être alors que de lui-même.
12La formation de Corneille au sein d’un établissement jésuite, le collège de Bourbon, à Rouen, et la pratique du théâtre scolaire qui y avait cours – et pour laquelle il reçut des prix, comme pour la composition de vers latins – a certainement, comme le rappelle Anne-Élisabeth Spica, contribué à « l’originalité radicale du Rouennais [qui] s’est nourrie des réflexions qui ont transformé le paysage théâtral néo-latin et scolaire au cours du xviie siècle, en les intégrant à une dramaturgie profane destinée à tout spectateur20 ». De là non seulement une dramaturgie du spectaculaire, mais aussi, et surtout une définition propre de la comédie, qui, dans les poétiques jésuites, « s’oppose à la tragédie non pas en ce qu’elle a une fin heureuse, mais d’abord en ce qu’elle repose sur un sujet entièrement feint21 », c’est-à-dire inventé. On ne s’étonne plus, dès lors, du peu d’importance que son Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique accorde, dans sa définition des genres, à l’issue des pièces. Devenu avocat au parlement de Rouen en 1624, Corneille est rôdé par ses études de droit à la rhétorique ancienne, à la rhétorique judiciaire et à l’art de discourir.
13Le théâtre que connaît et fréquente Corneille dans sa jeunesse est d’abord celui des collèges jésuites, des comédies et des tragédies à sujets édifiants, jouées en latin ; celui d’Alexandre Hardy, varié, mais dont les comédies sont malheureusement perdues ; sans doute celui de troupes itinérantes, amateures ou professionnelles, parfois venues d’Espagne ou d’Italie, passées à Rouen et jouant un répertoire difficile à restituer aujourd’hui. Si la comédie humaniste était tout à fait tombée en désuétude – à l’exception de trois pièces tardives de Larivey, dramaturge fameux de la fin du xvie siècle, publiées en 1611, mais dont on ne sait pas si elles ont été jouées22 –, la farce a quant à elle subsisté largement jusqu’aux années 1630, nourrie par la commedia dell’arte et portée surtout par de solides figures de farceurs populaires, comme Turlupin, Bruscambille ou encore Jodelet, qui jouera pour Corneille le rôle de Cliton dans Le Menteur et sa Suite. Corneille connaît également son Astrée : la fortune de la pastorale dramatique, à la suite de celle, immense, de la pastorale romanesque, n’est pas sans marquer sa propre dramaturgie et celle de ses contemporains. Après le colossal succès des Amours tragiques de Pyrame et Thisbé (1623) de Théophile de Viau, Les Bergeries (1625) de Racan, et dans leur sillage les adaptations nombreuses d’épisodes de L’Astrée sur scène (qu’on pense à Urfé adaptant lui-même son roman avec La Sylvanire en 1625, repris par Mairet en 1630) donnent au théâtre un nouvel essor, auquel assiste Corneille, sans être encore une figure centrale. L’efflorescence théâtrale de cette première moitié du xviie siècle n’attendait pas Corneille pour innover, pour trouver, importer et réinventer des modèles et des formes nouvelles.
14La pastorale et la tragi-comédie sont alors les genres les plus représentés. La pastorale dramatique met en scène des bergères et des bergers, occupés à se chanter leur amour et la grandeur de la nature, dans des odes à ses divinités et à ses allégories (Zéphir, par exemple, chez Racan), sur un ton lyrique et élégiaque, et dont la langue galante séduit un public important, encore tout acquis à L’Astrée. La tragi-comédie, genre plus difficile à saisir, pourrait se définir ainsi :
Une action dramatique souvent complexe, volontiers spectaculaire, parfois détendue par des intermèdes plaisants, où des personnages de rang princier voient leur amour ou leur raison de vivre mis en péril par des obstacles qui disparaîtront heureusement au dénouement23.
15Corneille vient à peine de lancer, avec Mélite, en 1629, son « coup d’essai24 », quand Jean Chapelain rédige sa lettre à Godeau sur la règle des vingt-quatre heures (1630), symptôme des débats déjà profonds et avancés qui animent alors un monde théâtral en quête de cadres, comme autant de gages de légitimité25.
Avec Mélite, qui inaugure l’œuvre cornélienne, le noyau essentiel de sa dramaturgie est déjà là, parfaitement indifférent à la classification conventionnelle des genres. C’est une comédie, avec son décor urbain, ses héros jeunes et ses serviteurs animant l’intrigue, comme chez Térence ; mais c’est du Térence mis sans scrupule au présent ; le décor urbain est moderne (il le sera encore plus dans La Galerie du Palais et dans La Place Royale), les jeunes gens le sont aussi. Pourtant, Mélite est aussi une pastorale, qui résume avec une perfection d’épure l’essentiel du jeu dramatique propre à ce genre moderne ; chaîne amoureuse, […] machinations inventées par l’amant dédaigné et dont les conséquences vont jusqu’au tragique […], retournement soudain qui fait place à une fin heureuse : un double mariage26.
16Beau temps pour la comédie, en vérité. Suivront, après Clitandre en 1631, première tentative tragi-comique de Corneille, plusieurs comédies (La Veuve, La Galerie du Palais, La Suivante) jusqu’à La Place Royale, en 1634. Toutes rencontrent un certain succès. Les comédies de Corneille prennent Paris comme décor et mettent en scène les amours de la jeunesse de bonne naissance, certainement noble27. En 1632, Les Galanteries du duc d’Ossonne de Mairet viennent participer au débat sur la régularisation des genres, distinguant « le cothurne relevé de Sénèque et l’escarpin bas de Plaute et de Térence28 », qu’affermira le dramaturge avec Sophonisbe, souvent considérée comme la première tragédie régulière, en 1635. On s’interroge sur la dignité des genres, sur leurs sources, sur leurs formes. En 1634, Du Ryer rencontre le succès avec Les Vendanges de Suresnes, comédie riante qui emprunte toutefois à Corneille le réalisme de la peinture bourgeoise et aux pastorales ses noms de personnages et le schéma de la chaîne amoureuse. À mesure que la comédie s’affermit, elle devient critique d’elle-même : La Comédie des comédiens de Georges de Scudéry, créée en 1634, met le théâtre en abyme ; Les Visionnaires de Desmarets de Saint-Sorlin (1637), à l’instar des antiromans qui fleurissent à la même époque, se moquent des pouvoirs de la littérature sur les esprits crédules : les affabulateurs y sont foison. Rotrou et Scarron empruntent largement au répertoire étranger et importent, dans des comédies nombreuses, les intrigues, motifs et structures des comedias espagnoles et des commedia italiennes. La pastorale rencontre encore quelques succès ; la tragi-comédie est à son apogée29. Avec L’Illusion comique, en 1635, Corneille peut écrire, pour clore sa pièce :
[…] à présent le Théâtre
Est en un point si haut qu’un chacun l’idolâtre, Et ce que votre temps voyait avec mépris
Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits, L’entretien de Paris, le souhait des Provinces,
Le divertissement le plus doux de nos Princes ;
Les délices du peuple, et le plaisir des grands30 […].
17Parallèlement à la comédie, à la pastorale et à la tragi-comédie, la tragédie se développe, gagne en légitimité ce qu’elle perd progressivement en liberté31. La décennie qui suit la création de La Place Royale est d’ailleurs pour Corneille une décennie d’expérimentation de la tragédie. Après Médée (et L’Illusion comique), la suite formée de 1636 à 1641 par Le Cid (alors sous forme de tragi-comédie), Horace, Cinna et Polyeucte achèvera d’en faire un dramaturge de tout premier plan. Il clôt avec Polyeucte ce que la critique a pu analyser comme un cycle, celui de la genèse du héros, et de « l’Ordre32 ».
18C’est aussi celui de l’affermissement d’une forme : après la querelle du Cid33, Corneille sacrifie aux règles, et Cinna apparaîtra comme le triomphe de la tragédie régulière. La tragi-comédie se meurt ; la pastorale est morte, pour un temps.
19Dans ce contexte, le retour de Corneille à la comédie en 1642, avec Le Menteur, a tout lieu de surprendre. Guillaume Peureux avance plusieurs motivations, dans son édition de la pièce34 : Corneille dont les comédies avaient auparavant montré une certaine liberté créative voulait peut-être faire preuve de sa capacité à se mouler dans le genre à la mode qu’était alors la comédie à l’espagnole, dans le but d’accéder à l’Académie française, mais aussi de s’assurer un succès en revenant aux sources qu’il avait explorées avec Le Cid, en un moment où fleurissaient les comedias35. En effet, la décennie qui sépare La Place Royale et Le Menteur a vu s’opérer dans le champ de la comédie un infléchissement vers des modèles espagnols, en particulier sous l’influence de Boisrobert, de Rotrou et de Scarron, véritable maître en la matière, qui avait adapté et décliné sous le nom de Jodelet plusieurs comedias dans lesquelles il faisait jouer le farceur du même nom : Jodelet ou le Maître valet, Jodelet duelliste…
20La Suite du Menteur, l’année suivant Le Menteur, a tout d’une opération commerciale (en l’occurrence plutôt ratée), en vérité assez caractéristique des pratiques des dramaturges, des troupes de théâtre et des éditeurs du xviie siècle36.
21Cette histoire de la comédie, certes dessinée à gros traits, permet au moins de constater qu’en dépit d’une doxa tenace, la comédie au xviie siècle ne s’est pas limitée, tant s’en faut, à Molière et au règne de Louis XIV. C’est d’abord à une génération riche en idées théâtrales, en débats, en sensibilités et en productions, que la comédie doit son renouvellement au xviie siècle.
22Si Corneille peut apparaître, on le verra, à bien des égards comme un dramaturge original, ce n’est pas sans échanges ni émulations profondes avec la production de son temps ni celle qui le précède. La situation du théâtre entre les années 1620 et 1640 est particulièrement propice, alors que les pratiques dramatiques sont tout à fait refondées, à l’innovation et aux expériences. Le théâtre de Corneille a d’ailleurs tout, du vers au genre, d’un théâtre expérimental.
Notes de bas de page
1Myriam Dufour-Maître, La clémence et la grâce. Étude de Cinna et de Polyeucte de Pierre Corneille, Mont-Saint-Aignan, PURH, 2014, p. 11.
2Voir Bénédicte Louvat et Marc Escola, « Les genres de L’Illusion comique : pièces possibles et genres fantômes », dans Hélène Baby et al. (dir.), Corneille. Le Cid. L’Illusion comique, Paris, SEDES, 2001, p. 9-29 ; Georges Forestier, « La naissance de la comédie cornélienne et le débat théâtral des années 1628-1630 », xviie siècle, no 166, 1990, p. 106-109 ; Marc Fumaroli, Histoire littéraire de la France, Paris, Éditions sociales, 1975, t. III, p. 367-423, repris dans Héros et orateurs, Genève, Droz, 1990, p. 36 : « le principe d’un genre proprement cornélien et inédit, la pastorale urbaine, n’en est pas moins posé dans Mélite ».
3Liliane Picciola en faisait déjà le constat dans Corneille et la dramaturgie espagnole, Tübingen, Günter Narr, 2002, p. 107.
4Gabriel Conesa, Pierre Corneille et la naissance du genre comique (1629-1636), Paris, SEDES, 1989, p. 10.
5Françoise Poulet, « Les comédies de Corneille ou la mise en vers de l’honnête conversation » dans Myriam Dufour-Maître (dir.), Pierre Corneille, la parole et les vers, Publications numériques du CÉRÉDI, 2020, http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/ index.php?id=981 (consulté le 21 août 2024).
6Roger Guichemerre, La comédie avant Molière (1640-1660), Paris, Armand Colin, 1972, p. 5.
7Voir Robert Garapon, Le premier Corneille. De Mélite à L’Illusion comique, Paris, SEDES, 1982, p. 5-8.
8Voir Emmanuelle Mortgat-Longuet, « Aux origines du parallèle Corneille-Racine : une question de temps », Jean Racine, 1699-1999, Paris, PUF, 2003, p. 703-717.
9Pierre Corneille, Trois discours sur le poème dramatique, Bénédicte Louvat et Marc Escola (éd.), Paris, Flammarion, 1999, p. 70-77.
10Voir Jacques Scherer, La dramaturgie classique, Paris, Armand Colin, 2014, p. 181-216.
11Pierre Corneille, Trois discours sur le poème dramatique, op. cit., p. 79.
12Pierre Corneille, Le Théâtre de P. Corneille, Paris, Guillaume de Luyne, 1660, 3 vol.
13Voir Gabriel Conesa, Pierre Corneille et la naissance du genre comique, op. cit., p. 207-208.
14Voir Benoît Bolduc, Christophe Schuwey et Sylvaine Guyot (dir.), Decentering Molière, Theater, vol. 52, no 3, 2022.
15Michel Gilot et Jean Serroy, La comédie à l’âge classique, Paris, Belin, 1997, p. 78.
16Pour une vision plus détaillée de la comédie au début du xviie siècle, voir ibid.
17Voir Fabien Cavaillé, Alexandre Hardy et le théâtre de ville français au début du xviie siècle, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 29.
18Voir Anne Surgers, « Le lieu théâtral et le décor en France au xviie siècle », Scénographies du théâtre occidental, Paris, Armand Colin, 2017, p. 169-196 et Hélène Baby et Alain Viala, « Le xviie siècle ou l’institution du théâtre », dans Alain Viala (dir.), Le théâtre en France, Paris, PUF, 2018, p. 163-175.
19Pierre Corneille, « Examen », Mélite ou les fausses lettres, Œuvres complètes, Georges Couton (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, vol. 1, p. 5.
20Anne-Élisabeth Spica, « Corneille et les poétiques jésuites : une dramaturgie comparée », dans Myriam Dufour-Maître (dir.), Pratiques de Corneille, Mont-Saint-Aignan, PURH, 2012, p. 372-373.
21Ibid., p. 375.
22Voir Véronique Sternberg, « Espaces et comédie au xviie siècle », Études littéraires, Études classiques, no 1-2, 2002, p. 201-215.
23Roger Guichemerre, La comédie avant Molière, op. cit., p. 15, cité par Hélène Baby, La tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001, p. 21.
24Pierre Corneille, Mélite ou les fausses lettres, op. cit., p. 5.
25Voir par exemple François Lecercle et Clotilde Thouret (dir.), La haine du théâtre, Littératures classiques, no 98-99, 2019.
26Marc Fumaroli, Héros et orateurs, op. cit., p. 36.
27Seule La Suite du Menteur se déroule à Lyon. Sur le statut social des personnages des comédies de Corneille, voir Liliane Picciola, « Le caractère aristocratique des comédies de Corneille et de Lope de Vega », Corneille et la dramaturgie espagnole, op. cit., p. 45.
28Jean Mairet, « Épistre dédicatoire », dans Les Galanteries du duc d’Ossonne, Paris, Pierre Rocolet, 1636, n. p.
29Voir Hélène Baby, La tragi-comédie de Corneille à Quinault, op. cit. Hélène Baby situe ce moment de triomphe de la tragi-comédie entre 1628 (avec la réécriture du Tyr et Sidon de Schélandre en tragi-comédie, la dernière édition d’Alexandre Hardy et la représentation de L’Hypocondriaque de Rotrou) et 1642 (avec la dernière tragi-comédie de Mairet, Sidonie), et dénombre 122 pièces, excluant les tragi-comédies pastorales.
30Pierre Corneille, L’Illusion comique, Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 687.
31Voir Georges Forestier, La tragédie française. Passions tragiques et règles classiques, Paris, Armand Colin, 2010.
32Il ne sera pas ici question d’aborder dans le détail la tragédie cornélienne, au demeurant mieux connue et plus commentée que sa comédie. Sur la périodisation de la production tragique de Corneille, voir Michel Prigent, Le héros et l’État dans la tragédie de Pierre Corneille, Paris, PUF, 2008.
33Voir Jean-Marc Civardi, La querelle du Cid (1637-1638), Paris, Honoré Champion, 2004.
34Guillaume Peureux, « Préface », dans Pierre Corneille, Le Menteur, Guillaume Peureux (éd.), Paris, Librairie générale française, 2010, p. 8.
35Pour une définition, voir infra.
36Voir Christophe Schuwey, « Des livres prétextes ? Supports et produits de librairie », dans Sophie Abdela, Maxime Cartron et Nicholas Dion (dir.), Histoire de l’édition. Enjeux et usages des partages disciplinaires (xvie-xviie siècles), Paris, Classiques Garnier, 2023, p. 213-225.
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