1Au terme de ce vagabondage, il n’est pas aisé de conclure. Scarron, ecclésiastique défroqué, a-t-il pour autant écrit une fiction libertine en composant Le Roman comique ? Pensait-il, comme Sorel avant lui, aider ses lecteurs à se « déniaiser1 » en leur offrant une fiction comique ? On n’oserait répondre sans nuance par l’affirmative, ni déclarer, comme Fausta Garavini à propos du Francion, que l’œuvre de Scarron serait elle aussi « une sorte de brûlot2 ». La satire du clergé, des médecins, des flics véreux et des hobereaux tyranniques ne suffit pas peut-être à faire de Scarron un « déniaisé » : ces thèmes comiques procèdent d’une longue tradition avant tout farcesque. Les filles en garçons, les femmes entreprenantes et les revendications des jeunes gens de se marier à leur gré sont également des stéréotypes conventionnels du romanesque aussi bien que de la comédie. Jean-Pierre Cavaillé exigeait avec raison qu’on apportât les preuves de l’épicurisme et du cynisme de Sorel avant de lui décerner un brevet de libertinage : « Ainsi est-il de la plus haute importance de travailler à une restitution fidèle des références doctrinales explicites et implicites exploitées dans l’ouvrage3. » De ce point de vue, notre enquête ne permet pas sans doute de conclure positivement. Claudine Nédélec, de son côté, estime « bien aventurée » l’hypothèse qui consisterait à associer Scarron aux « libertins de pensée4 ».

2Mais peut-il en être autrement, avec des auteurs qui s’attachent à brouiller les pistes ?

C’est d’ailleurs peut-être là que résident tout à la fois la force corrosive et l’irrémédiable faiblesse de la critique burlesque chez les libertins : la dérision permet l’expression des idées les plus audacieuses, mais elle semble les disqualifier dans la forme même de leur énonciation5.

3Telle est la contradiction idéologique du burlesque : il autorise l’expression de thèses aussi suspectes que la remise en cause de l’immortalité de l’âme, mais en même temps, il les condamne à ne passer que pour de simples galéjades. Il ne faut pas s’étonner de notre difficulté à décrypter avec certitude le contenu libertin d’un livre qui s’attache précisément à le dissimuler en prenant le parti d’en rire. Le lecteur ne peut faire mieux que déceler des indices toujours incertains, des traces toujours réversibles, mais susceptibles toutefois, dans leur cohérence et leur obstination, de converger. En fait, l’indécision où nous sommes d’un éventuel sens libertin qu’on pourrait donner au Roman comique peut elle-même participer de la stratégie libertine, comme Laura Rescia l’a supposé à propos du Berger extravagant :

Le doute interprétatif, sur lequel repose toute la théorie de la dissimulation à la base de l’écriture libertine du xvii^e siècle, répond précisément à ce même impératif de remise en question de l’apparence, d’oscillation de l’exégèse, de recherche du message caché, ce qui implique une position critique de la part du lecteur6.

4Quand bien même Scarron ne serait pas un libertin militant aussi déterminé qu’un Sorel ou un Cyrano, Le Roman comique ne s’en ferait pas moins l’écho de thèses hétérodoxes, devenues courantes dans le milieu que fréquentait notre auteur. Son livre affiche un scepticisme salutaire, fait souffler un vent de fronde et de contestation, en appelle à la liberté de sentir et de penser, met en garde contre le danger des fausses sciences et des superstitions. Normes, institutions, sacré, rien ne résiste au rire démocritéen de Paul Scarron, au sein d’une narration épicurienne qui revendique pour seules lois le plaisir et le hasard. L’ironie, les intrusions de l’écrivain, les apostrophes au lecteur ont-elles d’autre but que de nous alerter sur les éléments de « mal-pensance » glissés à dessein à travers l’ouvrage, et qui en constituent le cœur vivant ? Nous laisserons conclure Jean Leclerc, et suggérerons pour terminer d’étendre au Roman comique l’analyse qu’il propose de la Relation véritable (1648) :

Scarron et Dassoucy ont visiblement emprunté la voie tracée par Sorel, volontairement ou non, et ont bien repris les mêmes procédés de désacralisation divine […], la critique et la satire, les allusions politiques et le libertinage […] Bien loin de se complaire exclusivement dans la basse plaisanterie, ces trois œuvres burlesques manifestent un engagement vis-à-vis des enjeux philosophiques ou socio-politiques contemporains. Le burlesque suscite l’agrément et le rire d’un public varié, mais il peut aussi contenir une critique mordante, appartenir à une tradition savante et la renouveler. Derrière le masque du rire peut toujours se cacher une pensée forte, voire même irrévérencieuse et libertine7.