De la jeunesse galante à la forme du Z

1Issu d’une famille de parlementaires originaire d’Italie, Paul Scarron est né le 4 juillet 1610. Manifestant très tôt la vivacité de son esprit, il fréquenta chez Marion de Lorme poètes et écrivains, sans excepter les plus libertins : Colletet, Sarasin, Scudéry, mais aussi Tristan, Saint-Amant, Sorel. Son père, conseiller fort dévot au Parlement de Paris (on l’appelait « l’Apôtre »), s’effraya de ces fréquentations ; il lui fit prendre à 19 ans (1629) le petit collet, et l’envoya en 1633 au Mans comme « domestique familier » de l’évêque Charles II de Beaumanoir-Lavardin (1586-1637), dans l’espoir qu’il reçût un bénéfice ecclésiastique. Notre galant abbé s’accommoda assez facilement d’un titre qui ne correspondait guère à sa vocation. En fait de piété, il était recherché pour son bel esprit. Railleur, danseur, il participait à la vie mondaine du Maine. Il y côtoya toute la bonne société : les Lavardin, le duc de Tresmes, gouverneur du Maine, le comte de Belin, chez qui il rencontra Rotrou et Mairet ; il bénéficia de la protection de Marie de Hautefort, favorite du roi exilée dans le Maine par Richelieu. En 1635, Scarron suivit l’évêque son maître à Rome, où il demeura parmi les cardinaux, fréquentant les artistes (comme Poussin et Maynard), et profitant pendant huit mois de la magnificence des cérémonies et des banquets. À son retour, en 1636, Scarron obtint enfin le canonicat qu’il convoitait. Il dut toutefois subir un procès intenté par un rival malheureux qui briguait aussi cette charge. L’affaire ne se conclut qu’en 1640, à l’avantage de Scarron.

2La joyeuse vie mancelle ne dura guère. D’abord, en novembre 1637, Scarron perdit son protecteur ; mais surtout, sa vie bascula quelques mois plus tard, au début 1638. Alors que, selon la légende, il scandalisait le bon peuple du Mans par son déguisement de carnaval (on dit que, couvert de miel et de plumes, il s’était travesti en chapon du Maine), il dut se dissimuler dans l’eau glacée de l’Huisne pour échapper aux jets de pierre de la foule. Que cette anecdote fût mythique ou véridique, Scarron fut saisi d’un mal qui le cloua rapidement sur sa chaise, quels que fussent les soins pris par les médecins pour tenter de le guérir. Il nous livre, en 1648, un autoportrait éloquent, où le ton comique masque mal les souffrances et les handicaps que lui cause son état de santé :

Mes jambes et mes cuisses ont fait premièrement un angle obtus, et puis un angle égal, et enfin, un aigu ; mes cuisses et mon corps en font un autre et, ma tête se penchant sur mon estomac, je ne représente pas mal un Z. J’ai les bras raccourcis aussi bien que les jambes, et les doigts aussi bien que les bras. Enfin je suis un raccourci de la misère humaine1.

3Il rentra à Paris en 1641. Aucun traitement ne vint à bout de sa maladie, y compris les deux cures qu’il suivit à Bourbon-l’Archambault en 1641 et 1642. Sa vie fut encore assombrie par des difficultés matérielles : la disgrâce de son père, que Richelieu démit de ses fonctions, et qui mourut peu après ; puis les procès qu’il dut soutenir contre sa belle-mère, Françoise de Plaix, qui détournait son héritage. C’est sa plume qui le sauva (il aimait à plaisanter sur son « marquisat de Quinet », éditeur du Virgile travesti) : la mode burlesque, qu’il lança en 1643 par un Recueil de vers burlesques, lui valut l’attention de quelques riches protecteurs qui lui versèrent des pensions. Il bénéficia de la faveur de Marie de Hautefort, d’abord, puis d’Anne d’Autriche qui lui octroya 500 écus. Scarron donna ensuite en vers burlesques une Gigantomachie [Typhon] (1644) et un Virgile travesti (1648), où il faisait rire aux dépens de l’Antiquité, parodiant en octosyllabes burlesques la fameuse épopée latine. Ses comédies connurent également le succès : ainsi Jodelet ou le maître-valet, imité de l’espagnol, joué au Marais en 1645. Son chef-d’œuvre fut Dom Japhet d’Arménie, publié en 1653. Lorsque se déclencha la Fronde (1648-1652/3), Scarron prit sans surprise le parti de la contestation : ses amis (Gaston, Gondi, M^me de Chevreuse) l’y entraînaient, mais aussi le dépit que nourrissait le poète envers Mazarin, qui l’avait privé de sa pension royale et avait dédaigné son œuvre poétique. On prête à Scarron une Mazarinade, datant de 1651, d’une rare virulence contre le ministre. L’année suivante, Scarron épousa Françoise d’Aubigné, sa voisine dans sa demeure de l’hôtel de Troyes. La jeune fille de dix-sept ans rentrait de la Martinique – on la surnommait « la belle Indienne » – fort désargentée : le mariage lui évitait de tomber dans une extrême misère, ou de devoir s’enfermer dans un couvent ; Scarron y gagnait de son côté une garde-malade, et un argument juridique dans son conflit avec sa belle-mère. Son mariage l’amena enfin à se débarrasser pour mille écus de son canonicat.

4Scarron s’installa dans le quartier chic du Marais, rue Neuve-Saint-Louis, en 1654 ; il y tenait un salon, appelé plaisamment « la chambre jaune », où il recevait tout ce qui comptait dans le Paris intellectuel du temps : Saint-Amant encore, Ménage, Segrais, Méré, Boisrobert, ou encore La Mesnardière, poète et médecin, qui gavait Scarron de pernicieuses pilules dans l’espoir vain d’imposer une trêve à ses souffrances. La belle société ne dédaignait pas la fréquentation de l’infirme : M^me de La Sablière et M^me de Sévigné figuraient également parmi les familiers de la « chambre jaune ». On y menait joyeuse vie, on riait, on dévorait jambons et pâtés. Scarron bénéficiait désormais de la protection du tout-puissant ministre Fouquet.

5Malgré sa maladie, Scarron nourrit des projets de voyage : il songeait à partir vivre aux Antilles, dont le climat, pensait-il, pourrait apaiser ses maux. Mais sa santé se dégrada encore. En 1659, très malade, il se rendit chez sa sœur, dans une maison qu’elle possédait à Fontenay-aux-Roses. Il prévoyait d’y composer une comédie et de mettre la dernière main à son roman. Il décéda dans la nuit du 6 au 7 octobre 1660.

Le prince du burlesque

6Scarron s’illustra dans divers genres littéraires : la comédie (Jodelet ou le maître valet, 1645 ; Dom Japhet d’Arménie, 1653), la poésie (Recueil de vers burlesques, 1643 ; Typhon, 1644 ; Virgile travesti, parodie de l’Énéide, 1648-1652) ; et le roman : Le Roman comique devait comprendre trois parties. Seules les deux premières virent le jour : la première, dédiée au cardinal de Retz, fut publiée en 1651 ; et la seconde, offerte à Madame la Surintendante, épouse de Fouquet, parut en 1657. Quelques mois avant sa mort, en mai 1660, Scarron avait pris un privilège pour une troisième partie qui devait constituer la conclusion de l’ouvrage, mais il mourut avant d’avoir le temps de la terminer. Des continuateurs tentèrent de profiter du succès éditorial du livre en proposant des suites, en particulier celle dite d’Offray, parue en 1663. Elle ne paraît pas avoir bénéficié de matériaux laissés par l’auteur.

7Le titre du « roman comique » est polysémique : « comique », tout d’abord, parce qu’il fait rire : l’humour et la plaisanterie dominent dans cet ouvrage conçu sous les auspices d’un ton burlesque, à la mode dans les années 1640, et dont « le petit Scarron » était le maître incontesté.

8« Comique » est également employé au xvii^e siècle au sens large de « théâtral » : l’ouvrage en effet nous raconte la vie d’une troupe de théâtre, sur les routes du Maine, dans les années 1640. Le « roman comique » se distingue ensuite des grands romans d’aventures sentimentaux, sortis en particulier de la plume de Madeleine de Scudéry, et qui rencontraient une grande faveur au milieu du xvii^e siècle : la peinture d’un réel concret et familier échappe aux conventions lyriques et épiques adoptées par les grands romans « précieux ». Enfin, le « roman comique » se rattache au courant des « histoires comiques », illustré en particulier par Charles Sorel dans L’Histoire comique de Francion (1623-1633), et qui mettent en scène des héros volontiers picaresques. Ce sont ces différentes dimensions de l’œuvre que nous aborderons dans les prochains chapitres.