1En Tunisie, la question des inégalités sociospatiales a été au cœur de la mobilisation de 2010-2011 qui a conduit à l’instauration de la Deuxième République1. Ce constat se dégage de la lecture des revendications accompagnant les soulèvements. L’accès aux services, aux équipements, à l’emploi et plus généralement le « droit au développement », ont été les revendications populaires des régions de l’intérieur, au même titre que les appels au renouveau politique. Cette territorialisation des revendications, qui a également caractérisé d’autres soulèvements dans le monde arabe, montre l’importance des dimensions locales et régionales quand il s’agit de procéder à des changements politiques2. Ainsi, l’ensemble de ces évolutions met les territoires au centre des transformations. À la suite des premières élections municipales de 20103, ces dynamiques font émerger un ensemble de questionnements. La manière dont évolue le consensus politique sur la décentralisation est un motif d’interrogation primordial : si l’unanimité a caractérisé le positionnement des forces politiques vis-à-vis de la décentralisation en 2011-2014, les voix ne cessent de s’élever depuis pour nuancer cet engagement, sur la base de mises en garde contre les risques d’exacerbation des tensions tribales ou régionales dont les manifestations se sont multipliées depuis. Le second questionnement est lié aux effets de la transformation territoriale : avec la communalisation intégrale, la création d’un troisième niveau de collectivités et le transfert des compétences du centre vers le local, c’est une nouvelle architecture territoriale qui se profile, dont la mise en œuvre risque de se heurter à l’inertie de l’administration et à la volonté grandissante de participation citoyenne aux affaires locales. Le troisième questionnement concerne le risque de creuser davantage les inégalités sociospatiales, qui étaient à l’origine de la révolte.

1. Le chemin de la décentralisation : vers un nouveau modèle de gouvernance territoriale

2Au-delà du contexte interne qui conditionne les dynamiques de changement politique que connait un pays, ces dernières obéissent également – dans des proportions variables – à des vagues mondialisées de transformations. Les processus internes sont ainsi alimentés par l’effet des mutations mondialisées. La circulation des modèles devient alors un vecteur de changement qui interagit avec les logiques locales d’évolution.

3Cela se vérifie dans l’évolution des rapports des niveaux de gouvernance. Les trente dernières années ont connu une tendance internationale de rapprochement du niveau national et du niveau local et une redéfinition des processus décisionnels autour de l’action publique. La décentralisation s’est imposée comme une réforme des politiques publiques, ou comme une dimension du changement de modèle politique, comme en Europe de l’Est. La gouvernance locale, comme façon de repenser la gestion des affaires locales et de réformer les mécanismes de prise des décisions, a connu un moment de succès.

1.1. La décentralisation en Tunisie : un processus incontournable ?

4Dans les pays en développement, la littérature fait émerger des travaux qui présentent la décentralisation comme une panacée permettant de faire face aux difficultés de la gouvernance à l’échelle nationale, alors que d’autres mettent en garde contre les risques inhérents à ces processus4. La particularité du contexte institutionnel des pays en développement dans la définition des modèles de décentralisation est également pointée du doigt5.

1.1.1. Logiques « décentralisatrices » en Tunisie avant 2010

5Dans un système fortement centralisé, où les prérogatives des collectivités locales étaient limitées et où les finances locales représentaient moins de 4 % des finances publiques, les revendications populaires issues des événements de 2010-2011 se sont adressées essentiellement aux acteurs du centre : gouvernement, assemblée et partis politiques. La réponse des pouvoirs publics fut principalement un engagement vers un système nettement plus décentralisé. Cette transformation s’est appuyée sur un rapide consensus politique et la décentralisation s’est imposée comme un sujet de débat quasi permanent dans les agendas des partis politiques en compétition pour les élections de l’assemblée constituante d’octobre 20116.

6Le système hérité de l’époque coloniale – et pour certains aspects de la période précoloniale – a perduré après l’indépendance du pays en 1956. Le champ public est resté majoritairement occupé par les services extérieurs de l’État, avec à leur tête le Gouverneur, à la fois représentant territorial du gouvernement et du régime et chef de l’administration régionale. Bien que les municipalités aient vu le jour dès 1858 – 23 ans avant l’instauration du protectorat français –, leurs prérogatives sont restées limitées. Structures mineures politiquement et dépendantes financièrement, elles n’ont été ni des organes techniques performants, ni des acteurs politiques dominants sur la scène locale.

7L’intervention des gouvernements et bailleurs internationaux dans le monde arabe et en Tunisie s’est focalisée sur l’authoritarian upgrading7 au niveau national, et peu d’attention a été accordée à la question locale. Dans ce contexte de mainmise du centre sur les affaires locales, la fin du xx^e siècle a connu une tendance – sous l’influence de bailleurs internationaux, et toujours dans le cadre d’un mouvement mondial qui a visé les pays les plus « récalcitrants » en matière de décentralisation – de création de services locaux de proximité avec plus d’ouverture sur le secteur privé. Ces activités ont toutefois été menées dans la continuité du régime autoritaire et ont maintenu sa forme centralisée. Les instruments introduits en matière de gouvernance locale, tels que les « agendas 21 » locaux ou les stratégies de développement de villes, n’ont pas permis d’échapper au contrôle rigoureux de toute action publique par le régime8.

8L’échelle régionale a été tardivement et timidement considérée comme niveau de décentralisation politique. L’instauration des conseils régionaux en 1989 n’a été accompagnée ni par un jeu politique régional – élus de l’Assemblée nationale, maires et présidents des conseils ruraux siégeant d’office dans les conseils régionaux, sans passer par des élections – ni par l’émancipation d’une autonomie des nouvelles institutions, les conseils étant placés sous tutelle du gouverneur qui en assure la présidence et étant dépendants techniquement des directions régionales des ministères.

1.1.2. La question territoriale au cœur de la construction révolutionnaire

9Les municipalités ont donc davantage été considérées comme des extensions de l’État central et comme des relais du régime. Cette perception des collectivités locales explique que des hôtels de ville et bâtiments municipaux aient été incendiés et attaqués pendant le soulèvement (17 décembre 2010-14 janvier 2011), au même titre que des postes de police.

10Si certains auteurs pensent que la faiblesse de la décentralisation dans les pays arabes doit être lue comme une cause principale du « printemps arabe9 », il est évident que la décentralisation – et plus largement la question territoriale – s’est imposée comme dimension importante dans la construction révolutionnaire, sous la forme de revendications régionales et locales et d’une demande d’équité dans l’accès aux services et au développement.

11Nourrie par les revendications territoriales, la réforme de la décentralisation a pris une place de choix dans le cheminement de la transition. D’abord dans les programmes des partis politiques en 2011, à l’approche des élections de l’Assemblée nationale constituante, et ensuite dans les travaux de cette assemblée (une commission dédiée aux questions locales et régionales et un chapitre entier, le septième, dédié au « pouvoir local »).

1.2. Décentralisation et transition démocratique

12Le projet de décentralisation, avec comme priorité la préparation des premiers textes fondateurs (loi électorale locale et code des collectivités locales), a davantage été porté par l’administration (ministère de l’Intérieur puis, depuis 2016, le nouveau ministère des Affaires locales), qui a su convaincre des gouvernements successifs, pourtant davantage occupés par la résolution de crises, d’adopter sa feuille de route pour 27 ans. Ce projet fut préparé malgré des divergences sur la direction à donner aux réformes, avec d’un côté des bailleurs internationaux soucieux de l’élargissement de leur base de clientèle et de l’optimisation des ressources à mobiliser dans le pays en crise et, de l’autre, des forces civiles locales préoccupées par l’équité territoriale10. Devenue un sujet de recherche intéressant11, l’étude de la décentralisation permet d’observer de nouvelles échelles locales de réflexions et de nouveaux acteurs, tout en proposant de nouvelles méthodes d’analyse.

1.2.1. La décentralisation renouvelle la Constitution

13La décentralisation est devenue un principe constitutionnel après l’adoption de la Constitution de 2014, avec un chapitre et douze articles relatifs au « pouvoir local » qui définissent les principes d’un nouveau modèle de rapports entre l’échelon local et le centre12. Ce renouvellement du système politico-institutionnel repose sur trois principes contrastant fortement avec la situation traditionnelle de mainmise du centre sur les affaires locales. Ainsi, le principe de libre administration – couplé avec le contrôle désormais a posteriori des décisions des collectivités – vient rompre avec la forte dépendance des collectivités vis-à-vis du centre. L’action municipale n’est plus soumise aux accords préalables des gouverneurs, représentants territoriaux de l’autorité centrale. Au niveau régional, la Constitution a mis fin au double statut du gouverneur comme représentant régional du gouvernement et comme président de la collectivité (conseil régional) et a fait du conseil régional une force de représentation politique. Le second principe est celui de la subsidiarité. En indiquant dans le texte constitutionnel que la répartition des compétences doit obéir au principe de subsidiarité et en mentionnant l’obligation de transférer les moyens nécessaires à la prise en charge des nouvelles compétences décentralisées, c’est une autre dimension des rapports entre le local et le centre qui est redéfinie, celle du positionnement des entreprises nationales des services locaux (eau, électricité, assainissement, réhabilitation urbaine) qui ont longtemps été instrumentalisées pour légitimer les régimes politiques en place. Le troisième principe est celui de la participation citoyenne aux affaires locales. La Constitution de 2014 en fait une règle fondamentale dans la conduite des projets de développement et d’aménagement territorial, depuis la conception de l’action publique jusqu’à son évaluation.

14La Constitution a ainsi permis aux collectivités de se libérer de l’emprise de l’autorité centrale, mais a en même temps institué l’obligation d’associer la population locale aux principales politiques locales.

1.2.2. Réforme et méfiance politique

15Avec l’adoption de la Constitution en janvier 2014, l’une des questions posées fut la volonté des nouveaux pouvoirs en place – notamment après les élections de fin 2014 qui ont produit un nouvel équilibre politique avec la victoire de Nidaa Tounes – à mettre en œuvre ces principes, et ce pour deux raisons. Héritier du modèle bourguibiste d’un État fort, Nidaa Tounes n’a pas été un fervent défenseur du projet de décentralisation préconisé par les forces politiques au pouvoir avant son émergence sur la scène politique. De plus, subissant une crise interne qui a fragilisé son organisation et réduit sa capacité à gagner de futures élections, l’engagement dans la décentralisation apparaissait comme un risque de perte du pouvoir acquis au niveau national au profit des forces politiques qui avaient une meilleure implantation territoriale et qui avaient plus de chance de gagner les élections locales. Cette crainte a été confirmée par les résultats des élections municipales tenues le 6 mai 2018, où Nidaa Tounes (20,8 % des voix) est arrivé en troisième position après les indépendants (32,3 %) et le parti Ennahda (28,6 %). Le contexte de préparation des premières élections locales et de rédaction des premiers textes pour appliquer les principes constitutionnels est ainsi marqué par la montée des critiques vis-à-vis de la décentralisation. Ainsi, on assiste à un mouvement qui souhaite repenser l’engagement en faveur de la décentralisation, dans lequel la question territoriale est au premier plan. À cette crainte s’ajoute la mise en garde contre les risques d’exacerbation des tensions tribales ou des sentiments régionalistes, dont les manifestations se sont multipliées depuis 2011. Des conflits à base tribale ou régionaliste ont éclaté dans certaines régions du centre et du sud, notamment à l’occasion des élections législatives et présidentielles, ou en relation avec l’accès aux ressources. Dans le premier cas, des partis politiques ont utilisé l’appartenance tribale pour fabriquer une opinion publique et un électorat favorable. Ce processus prend forme au sein même de ces régions ou dans les marges des grandes villes littorales, où une population issue de l’exode rural est installée dans des quartiers faiblement intégrés. Dans le deuxième cas, les populations des gouvernorats du sud ont réclamé une partie du revenu tiré de l’exploitation des ressources minières et pétrolières locales en ayant recours à des sit-in et en bloquant les accès aux champs pétroliers et miniers.

1.2.3. Le code des collectivités locales, premier examen à échelle réelle

16Le processus de décentralisation entamé avec la Constitution de 2014 a été prolongé par les pouvoirs publics, qui se sont lancés dans la préparation d’un code des collectivités locales (CCL) – loi organique destinée à redéfinir l’assise juridique du fonctionnement des collectivités locales en conformité avec les principes constitutionnels –, dont l’élaboration a bénéficié de l’apport d’un groupe d’experts et d’universitaires et a fait l’objet d’une consultation. Ce texte a permis de modifier l’organisation administrative et politique des territoires et proposé un ensemble de dispositions pour donner plus de compétences et d’autonomie aux collectivités locales et pour promouvoir la démocratie participative. Le code redéfinit les modalités de distribution des ressources financières des collectivités locales, dans un souci de justice13.

17La préparation de ce texte a été guidée par l’administration – en l’occurrence la Direction générale des collectivités locales du ministère de l’Intérieur puis, depuis la création du ministère des Affaires locales en mai 2016, l’instance de prospective et d’appui au processus de décentralisation14 –, et pas par le gouvernement. Ce dernier est intervenu davantage en aval pour valider les orientations proposées. Même la concertation entre ministères a été menée davantage au niveau des agents opérationnels qu’au niveau politique.

18Après transmission par le gouvernement (mai 2017), la dernière version du CCL est restée longtemps en attente d’approbation par l’Assemblée des représentants du peuple (le Parlement) en avril 2018, quelques jours avant les élections municipales. Les programmes politiques des candidats ont ainsi été préparés et communiqués avant que le principal texte définissant les nouvelles compétences des communes et leurs modes de financement n’ait été approuvé. L’absence de volonté politique ferme explique le retard dans l’examen de ce code, malgré les pressions exercées par la société civile. En fin de compte, le Code des collectivités, tout comme la Constitution, pose les bases de nouveaux territoires infranationaux.

2. Régionalisation et communalisation ou la reconfiguration des territoires

19La Constitution de 2014 consacre deux principes fondamentaux ayant une dimension territoriale : la création des grandes régions (appelées « districts » dans le texte constitutionnel) et la communalisation intégrale du territoire national. Le découpage actuel, relativement fin, en gouvernorats pour des raisons qui tiennent essentiellement à une volonté de contrôle politique et sécuritaire ainsi que d’organisation technique de la fourniture de services15, ne permet pas de disposer de territoires de planification et d’action. L’agglomération de la capitale s’étend ainsi sur quatre gouvernorats, sans dispositif de représentation, de négociation ou de coordination de l’action publique.

2.1. La régionalisation

20La traduction du terme région en langue arabe peut se faire par deux mots qui lui donnent le même sens, à savoir iklim et jiha, dont l’utilisation varie d’un pays à l’autre. Par exemple, en Tunisie, pour désigner la région et la régionalisation, on utilise les termes iklim et aklama. Dans ce cas, on traduit iklim en français par le mot district. Pour désigner le territoire d’un gouvernorat, soit la maille qui se situe au-dessous de la région, on emploi le mot jiha. Dans ce cas, la structure décentralisée est nommée conseil régional et la structure déconcentrée est nommée gouvernorat. Au Maroc, en revanche, on utilise les mots jiha et jihaouiya pour la région et iklim pour la province (équivalente au gouvernorat).

2.1.1. L’état des lieux avant l’adoption de la Constitution de 2014

21Ainsi en Tunisie, jusqu’en 2014, le territoire national était constitué de 24 gouvernorats et la décentralisation s’appuyait sur les conseils des gouvernorats (créés en 1963 et transformés en 1989 en conseils régionaux). La logique de l’État centralisateur explique, en quelque sorte, le choix de ne pas créer de vraies régions pouvant rivaliser avec le centre16. La régionalisation se limitait à un découpage fonctionnel du territoire en régions économiques composées d’un ensemble de gouvernorats, permettant à l’administration centrale de définir à cette échelle des politiques de développement et d’aménagement du territoire sans que ces régions soient des collectivités territoriales17.

22Le Conseil régional qui gère la collectivité décentralisée, à savoir le gouvernorat, possède un nombre limité de compétences. L’article 2 de la loi organique n^o 89-11 du 4 février 1989, relative aux conseils régionaux, dispose que « le conseil régional examine toutes les questions intéressant le gouvernorat dans les domaines économiques, sociaux et culturels ». Il est tenu de donner son avis sur les programmes et projets que l’État ou les établissements publics envisagent de réaliser dans le gouvernorat et, à chaque fois que l’autorité centrale le requiert, pour les questions qui intéressent le gouvernorat. Mais il n’a aucun pouvoir de décision. Il doit concevoir les différents programmes régionaux de développement et veiller à leur réalisation. Enfin, il doit assurer la coordination entre les programmes régionaux et les programmes nationaux qui intéressent le gouvernorat, ainsi que les programmes des communes du gouvernorat. Le Conseil régional est présidé par le gouverneur et est constitué de membres qui sont soit élus au suffrage indirect (les présidents des communes, les députés dont les circonscriptions sont inscrites dans les limites du gouvernorat concerné) soit nommés par le gouverneur (les présidents des conseils ruraux18).

23Le gouverneur est nommé par le président de la République et, depuis 2014, par le chef du gouvernement. En raison de sa double qualité de représentant direct de l’État dans sa région et de président de conseil régional, il est en premier lieu responsable de l’administration générale du gouvernorat, qui est une autorité déconcentrée19 du ministère de l’Intérieur. En second lieu, il exerce par délégation les pouvoirs des membres du gouvernement selon une liste de compétences spécifiques et selon des conditions préalablement définies. En troisième lieu, il exerce un pouvoir d’injonction et d’appréciation de l’activité des chefs des services extérieurs. En dernier lieu, et en sa qualité de président du conseil régional, il est le coordinateur du développement régional, l’ordonnateur du conseil ; il assure la mise en œuvre de la politique de développement à l’échelle du gouvernorat et se charge de la préparation des programmes de développement économique et social qui doivent guider les actions sectorielles en matière d’infrastructures, d’équipements publics et d’habitat20.

24Ces conseils étaient sous le contrôle étroit de l’État étant donné que les finances régionales (recettes des conseils régionaux) provenaient essentiellement des transferts en provenance du centre qui, dans certains cas, étaient discrétionnaires. Cette volonté de laisser les gouvernorats sous le contrôle économique du centre, malgré un discours officiel favorable à la gouvernance locale et au développement régional, reflète une politique volontariste qui n’a jamais accepté l’existence d’un pouvoir régional et local.

2.1.2. Une réforme régionale profonde, mais peu opérante

25La réforme régionale opérée par l’adoption de la Constitution de 2014 et du code des collectivités locales de 2018 a constitué une vraie révolution administrative, introduisant pour la première fois dans l’histoire de la Tunisie indépendante la maille régionale (le district), qui devient désormais le premier niveau de la hiérarchie administrative, au-dessus du gouvernorat, faisant le choix d’élire démocratiquement et au suffrage universel les conseils régionaux au niveau des gouvernorats. Cette réforme a ouvert la voie à une nouvelle forme de gouvernance territoriale, dans laquelle les institutions du gouvernement n’ont plus le monopole de l’action publique qui, désormais, relève d’une multiplicité d’acteurs et s’oriente vers le développement local. Dans quelle mesure le corpus juridique a-t-il concrétisé cette nouvelle vision constitutionnelle ?

26En examinant les dispositions du CCL à propos des prérogatives du conseil régional, on s’aperçoit que le législateur a opté pour une approche limitative des compétences de cette structure décentralisée, dans la mesure où certaines de ses anciennes prérogatives lui ont été retirées21. En revanche, l’autorité déconcentrée de l’État garde la main sur les principaux secteurs économiques et sociaux, notamment l’enseignement, la santé et l’agriculture. Le CCL donne au conseil régional :

• des compétences propres, qui se limitent à :
  
  • l’élaboration du plan régional de développement,
    
  • l’entretien et l’assurance du bon fonctionnement des services et équipements à caractère régional relevant des domaines sociaux, culturels, sportifs, de jeunesse, des affaires sociales, de l’emploi et des seniors,
    
  • la gestion des circuits de distribution,
    
  • la protection de l’environnement
    
  • l’organisation, le renforcement et l’amélioration des services du transport rural à l’intérieur de la région ;
• des compétences partagées avec l’autorité centrale :
  
  • en matière de planification et développement : élaboration des plans d’Aménagement du territoire hors des périmètres communaux et examen du plan directeur d’urbanisme du gouvernorat, soutien des promoteurs installés dans la région et des nouveaux promoteurs, mise en place des programmes de formation, suivi du marché de l’emploi et prise d’initiatives pour l’encouragement à la création d’emplois, promotion du climat social et règlement des conflits de travail, mise en place de programmes à destination des Tunisiens résidant à l’étranger, protection et valorisation économique et culturelle des zones naturelles et archéologiques ;
    
  • au niveau de la fourniture de services : réalisation des équipements publics à caractère régional touchant les circuits de distribution, l’environnement, la culture, le sport, la jeunesse, les affaires sociales, l’emploi, et les seniors, réalisation des zones industrielles, commerciales et touristiques en coordination avec les établissements publics concernés, soutien à l’ouverture des établissements d’enseignement, de formation professionnelle et des centres de recherches sur l’environnement économique et culturel de la région, organisation du transport urbain à caractère régional, soutien à l’organisation des activités culturelles, sportives et sociales dans la région ;
• des compétences déléguées par l’autorité centrale : il s’agit des actions de soutien à l’activité économique et à l’investissement dans la région et d’entretien et d’aménagement de l’infrastructure de base, des bâtiments civils, des équipements publics à caractère régional arrêtés par les départements ministériels concernés.

27Cette répartition des responsabilités qui donne peu de prérogatives économiques aux conseils régionaux s’explique par la rareté des ressources (humaines et matérielles) dont disposent les conseils régionaux, et par la prudence du pouvoir central dans son action en faveur de l’émergence d’un pouvoir local, ce qui explique le caractère progressif de la réforme, appelée à s’étaler sur 27 ans22.

28D’ailleurs, cette prudence est confirmée lorsqu’on examine la question du district qui reste un objet institutionnel non identifié23, dont les frontières restent floues malgré l’abondance de propositions – expertes et politiques – quant aux nouveaux découpages à envisager24. Ainsi, depuis 2014, l’euphorie de la régionalisation semble avoir laissé place à une politique prudente où la mise en place des nouvelles régions n’est pas à l’ordre du jour et dont la définition des limites a été repoussée à une date indéfinie. Le CCL reste muet sur cette question.

29Quant aux missions du district, le CCL adopte une vision réductrice qui se limite, selon l’article 356 du CCL « à promouvoir l’intégration et la complémentarité économique et de développement entre les différentes composantes constitutives du district, de façon juste et équitable ». D’ailleurs, il prévoit la mise en place provisoire du Haut Conseil des collectivités locales – structure de représentation des collectivités à l’échelle nationale, appelée notamment à donner un avis sur les questions de développement et d’équilibre régionaux – sans représentation des districts, c’est-à-dire en se fondant uniquement sur la représentation des communes et des régions.

2.2. La communalisation intégrale du territoire national

30Paradoxalement, le processus de communalisation intégrale a été mis en œuvre et achevé en une année. Alors que, depuis la création de la municipalité de Tunis en 1858, les limites des communes étaient quasiment confondues avec celles de l’urbanisation (ce qui explique que les aires communalisées ne dépassaient pas 10 % de la surface totale du pays jusqu’en 2015), l’ensemble du pays a été communalisé entre 2015 et 2016. Ainsi, en 2015, une première vague de communalisation avait abouti à la création de 25 nouvelles municipalités ; alors qu’en 2016, 61 nouvelles communes ont vu le jour et 190 autres ont connu des modifications dans les limites de leurs territoires, afin qu’elles englobent leurs arrière-pays ruraux, en multipliant parfois par 20 la surface initiale de certaines communes. Cette reconfiguration des limites est de nature à bouleverser les modes de fonctionnement des communes établies depuis un siècle et demi. Les communes auront en effet du mal à généraliser les services de proximité – qu’elles assurent déjà avec beaucoup de difficultés dans les aires fortement urbanisées – aux espaces ruraux caractérisés par une faible concentration de population et une grande distance par rapport au centre, sans compter l’insuffisance des moyens humains et financiers.

31Les enjeux de représentation liés aux élections municipales de 2018 pour les communes qui se sont ouvertes à leurs arrière-pays ruraux ont reproduit pratiquement les jeux de force entre ville et campagne, qui se sont traduits dans la majorité des cas par la continuité de la mainmise de la ville sur l’espace rural, sauf dans les cas où le poids relatif élevé de la population rurale et le nombre élevé de villages ont permis de renverser ce rapport au profit de la campagne.

32Une enquête25 a touché 20 communes sur les 190 qui ont connu une augmentation de leurs périmètres, permettant d’intégrer 310 563 habitants, soit 37,10 % de l’ensemble des habitants, dans ce système communal. Elle montre que, en matière de représentation dans les nouveaux conseils municipaux, seulement 77 conseillers (sur l’ensemble des 473 conseillers) sont issus de l’espace rural, soit 16,27 % seulement du nombre total, avec un conseiller pour 3 570 habitants, contre 526 325 habitants résidant en zone urbaine et représentés par 396 sièges, soit 83,73 % du total et 1 conseiller pour 1 329 habitants.

33On peut distinguer trois types de situations. Une première caractérise la majorité des communes qui sont fortement ancrées sur les agglomérations urbaines, avec des taux d’urbanisation supérieurs à 80 %. La représentation de l’arrière-pays rural est très faible, comme pour les communes de Menzel Bourguiba, Kalaa Sguira, Chebba, Ben Guadane et Bizerte. À titre d’exemple, pour cette dernière, un seul conseiller sur les 37 représente une zone rurale. Cette situation est celle de la grande majorité des communes à dominante urbaine, notamment dans les régions littorales.

34La deuxième situation est paradoxale et concerne les communes de Mateur, Meknassi, Sidi Bouzid et Siliana, moins urbanisées (le taux varie entre 57 et 70 %), mais avec une représentation nulle des zones rurales dans les conseils municipaux. Il s’agit de communes qui se caractérisent par la part élevée de la population d’origine rurale vivant dans la ville siège de la commune, comme les communes de Siliana et Sidi Bouzid, qui abritent le siège du gouvernorat, ou bien de Mateur et Meknessi, qui sont d’anciennes communes créées avant l’indépendance, sièges d’un caïdat avec des traditions urbaines.

Fig. 2. Répartition spatiale des communes enquêtées. Elaboration : Mourad Ben Jelloul, 2018

Fig. 3. Représentativité des zones rurales dans les nouveaux conseils municipaux en 2018

35Dans la dernière situation, l’espace rural de certaines communes faiblement urbanisées se trouve très peu représenté dans les conseils municipaux, malgré l’importance de la population rurale qui atteint des taux variant entre 53 et 77 % de la population totale. C’est le cas des communes de Maktar, Jelma, Enfidha, Maloulech, Mazouna et Menzel Bouziane. Il s’agit de communes où la population des villes entretient des relations fortes avec l’arrière-pays rural sur la base de structures sociales pérennisant les liens tribaux et qui fonctionnent toujours lors des évènements électoraux.

36Les 20 % des communes restantes sont des communes majoritairement rurales, avec des taux d’urbanisation qui varient entre 16 et 34 %. Pour les quatre communes concernées, le pourcentage des sièges réservés aux élus des zones rurales varie entre 50 % pour Ennfidha, 55 % pour Aouled Echmekh, 61 % pour Hebira et 88,9 % pour Sabbelet Aouled Askar. Dans ces territoires à dominante rurale, la solidité des liens de parenté et des structures tribales mobilisées par les partis politiques ou par des notables locaux a été un facteur de succès électoral.

37Enfin, l’examen des trajectoires résidentielles des conseillers permet de relever d’autres constats. Ainsi, à Errouhia, la zone rurale est représentée par 5 conseillers et la ville par 13, dont 11 sont originaires et travaillent dans ces zones rurales.

Conclusion

38La Tunisie, pays à forte tradition centralisatrice, a réussi à imposer les fondements juridiques et institutionnels d’un modèle de gouvernance reposant sur la décentralisation et la participation citoyenne. La mise en œuvre de ce modèle est au cœur d’une double problématique : technico-administrative, qui atteste la difficulté à transgresser un modèle ancré dans les pratiques des acteurs du centre comme des acteurs locaux ; et politique, à travers l’intégration de la décentralisation dans les logiques politiques des partis.

39Au niveau local, en attendant les prochaines élections régionales, les enjeux de représentation et la course électorale que le pays a vécue lors des élections municipales de mai 2018 peuvent donner lieu à une sous-représentation de l’espace rural dans les conseils municipaux. Un tel constat va à l’encontre des objectifs de démocratisation de la vie locale et d’intégration des populations rurales, qui constituent la pierre angulaire de la réforme de l’administration territoriale.