1La démocratie politique française est, depuis la Révolution de 1789, une démocratie représentative. Le critère de représentativité est, à l’analyse de la jurisprudence du Conseil constitutionnel français, soucieux avant tout du respect du principe d’égalité devant le suffrage, sur une base essentiellement démographique. Selon les deux sénateurs à l’initiative de la proposition de loi constitutionnelle du 19 décembre 2014 tendant à assurer la représentation équilibrée des territoires1, si le critère démographique semble adapté aux assemblées politiques nationales, il reste inadapté aux assemblées politiques locales. Ces dernières se caractérisent par la diversité des territoires qu’elles administrent : diversité non seulement sur le plan démographique, mais surtout géographique, économique, social, voire culturel. Le concept de territoire aurait le mérite d’intégrer ces différents éléments. Les deux sénateurs auteurs de la proposition de loi constitutionnelle estiment que « le principe d’égalité devant le suffrage ne saurait faire obstacle à une meilleure représentation des territoires dans les assemblées locales, dans les limites que le pouvoir constituant aura assignées au législateur2 ». Ils souhaitent que la Constitution soit modifiée afin de « garantir l’égalité de suffrage tout en définissant les conditions dans lesquelles la représentation équitable des territoires pourra désormais être assurée par le législateur ». La proposition de loi constitutionnelle précitée, qui comprend deux articles, l’un complétant l’article premier et l’autre l’article 72 de la Constitution de 1958, vise ainsi à concilier démocratie du nombre et démocratie du territoire pour une meilleure représentation des citoyens au sein des assemblées locales. Ce texte à l’initiative du Sénat, chambre haute qui assure la représentation des collectivités territoriales (Const. 1958, art. 24), s’inscrit dans le débat actuel marqué notamment en France par la « crise du politique », crise qui souvent se résume à la « crise de représentativité » des élus de la République.

2Cette ardente obligation de « refaire la démocratie3 » invite à repenser les rapports entre les citoyens et leurs représentants élus, notamment dans les territoires ruraux caractérisés par une grande superficie, mais aussi par une faible densité de population, au contraire des territoires urbains. Ces derniers semblent disposer d’une représentation politique plutôt favorable, car l’appréciation du principe d’égalité de suffrage par le juge électoral est établie sur la base d’un critère principalement démographique. Ainsi, le juge constitutionnel français n’exige pas une stricte proportionnalité entre le nombre d’habitants et le nombre de sièges4. Il va certes jusqu’à admettre des dérogations établies sur d’autres « impératifs d’intérêt général ». Mais celles-ci demeurent ponctuelles et strictement limitées et, dans une certaine mesure, appréciées par le juge au cas par cas. Ce critère démographique dominant, s’il convient au système de représentation nationale (élections législatives et sénatoriales)5, semble peu adapté, voire rejeté dans le cadre du système électoral local (élections communales et intercommunales, départementales et régionales), comme le relève l’exposé des motifs de la proposition de loi constitutionnelle précitée.

3Plus fondamentalement, et aussi curieux que cela puisse paraître, le principe de représentation de la nation entière et non du territoire d’élection du parlementaire, principe dégagé par le juge constitutionnel, ne trouve pas un fondement juridique clair et précis6. Il semble davantage résulter de l’histoire constitutionnelle française depuis 1791 que du texte même de la Constitution de 1958. Ce principe est lu à travers l’opposition classique entre souveraineté nationale et souveraineté populaire et à travers l’interprétation développée par le Conseil constitutionnel sur la base de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et des articles 3 et 24 de la Constitution de 1958. L’exclusion de tout mandat impératif prévue à l’article 27 C semble quant à elle garantir le respect du principe de représentation de la nation abstraite et non du peuple concret. On peut ajouter que l’annonce par le président de la République, lors de son allocution devant le Congrès à Versailles le 3 juillet 2017, de projets de loi constitutionnelle, organique et ordinaire rétablissant la confiance dans l’action publique, ouvre un débat sur la « juste représentation » (outre la réduction du nombre de parlementaires et du nombre de mandats successifs, l’idée est aussi d’introduire une dose de scrutin proportionnel pour l’élection des députés7). Dans ce cadre, un projet de loi organique et un projet de loi ordinaire ont été présentés le 23 mai 2018 en conseil des ministres. Ces projets viennent renforcer les lois adoptées en 2014 qui ont mis fin au cumul d’un mandat parlementaire et d’un mandat d’exécutif local8.

4Ce contexte général de réforme institutionnelle paraît favorable à une relecture du principe de représentation. On tend, semble-t-il, à privilégier peu à peu le concept de représentativité (égalité réelle devant le suffrage) sur celui de représentation (égalité abstraite devant le suffrage). En réponse à la « crise du politique », les territoires où résident les femmes et hommes de toutes conditions et origines sociales souhaitent être mieux représentés et participer pleinement à un pouvoir démocratique tenant davantage compte de la géographie des territoires9. Dans cette perspective, une représentation juste et équitable des territoires de la République semble recherchée par la proposition de loi constitutionnelle déposée au Sénat, chambre haute représentant les collectivités territoriales en particulier les communes rurales. Ce texte sénatorial est une simple proposition parlementaire qui a peu de chance d’aboutir sans l’accord du gouvernement actuel. Cependant, outre le fait qu’elle peut être reprise par l’exécutif sous forme de projet de loi constitutionnelle, comme il est assez fréquent en matière de droit des collectivités territoriales10, cette proposition a l’intérêt de rappeler que, si la conception française de la représentation politique demeure pertinente pour désigner les membres des chambres parlementaires nationales (symbole institutionnel de l’unité de la nation), elle semble inadaptée, voire remise en cause, pour désigner les membres des assemblées des collectivités territoriales et de leurs groupements (symbole institutionnel de la diversité des territoires de la nation).

5C’est ce qui apparaît à l’examen des limites de la représentation politique classique et de la nécessité d’une représentation plus équilibrée des territoires de la République.

1. Les limites de la représentation politique classique

6Depuis 1985, le juge constitutionnel, lors de l’examen des lois relatives au droit de suffrage aux élections politiques nationales, réitère son considérant de principe, à savoir l’appréciation du critère démographique, pour s’assurer du respect du principe de l’égalité de suffrage11. Il a étendu sa jurisprudence aux élections locales qualifiées elles aussi d’élections politiques. Ce principe paraît assez rigide à l’analyse de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, mais beaucoup plus souple à l’analyse de la jurisprudence administrative.

1.1. Un principe d’égalité de suffrage national rigide

7La conception française de la représentation politique distingue la population de la nation (Const. 1958, art. 3) : le vote n’est pas un droit, mais une fonction réservée à certains citoyens (distinction sous la Révolution entre citoyens actifs et passifs et passage progressif du suffrage censitaire au suffrage universel). Cette conception conduit à faire de la nation une et indivisible la seule détentrice de la souveraineté et implique que le représentant élu ne représente pas sa circonscription et donc sa population, mais la nation toute entière. Comme le rappelle le Conseil constitutionnel, « […] si députés et sénateurs sont élus au suffrage universel […] chacun d’eux représente au Parlement la Nation tout entière et non la population de sa circonscription d’élection12 ». C’est ainsi que l’élu national est désigné par les seuls électeurs nationaux et pas par toute la population, qui comprend aussi souvent des étrangers non titulaires du droit de vote. Ainsi, le territoire où réside une population composée à la fois de citoyens et de non-citoyens, au sens de l’exercice du droit de vote, joue le simple rôle d’instrument de désignation de représentants politiques. Il est fait abstraction du territoire d’élection pour ne retenir que l’électorat composé des seuls citoyens. La circonscription électorale est délimitée par un territoire découpé selon un critère démographique, le territoire étant ici purement fonctionnel. C’est ainsi que des circonscriptions électorales à population égale peuvent avoir des électorats de citoyens de tailles très variables en fonction du nombre d’étrangers résidents.

8La tradition révolutionnaire française n’a eu de cesse d’unifier et d’uniformiser le territoire national et d’abolir les distinctions entre les individus, quel que soit leur lieu de résidence : l’égalité de suffrage va de pair avec l’uniformité territoriale. « Le territoire national devait être aussi uni et indivisible que sa communauté de citoyens13. » Selon cette approche, l’uniformité territoriale (représentation nationale) s’impose face à la diversité territoriale (représentation locale). On comprend que les divisions territoriales n’ont qu’un caractère administratif et que les collectivités territoriales sont soumises à des règles d’organisation et de fonctionnement assez identiques sur tout le territoire national. De cette conception découle le principe d’égalité de suffrage applicable tant aux élections politiques nationales que locales. Ce principe dégagé par le Conseil constitutionnel paraît rigide, car il fait du critère démographique le seul critère de la constitutionnalité des lois électorales notamment sénatoriales, alors que le Sénat assure aussi, selon la Constitution française de 1958, la représentation des collectivités territoriales. Pour les élections locales, le juge administratif semble avoir une lecture et une interprétation plus souples de ce principe.

1.2. Un principe d’égalité de suffrage local souple

9Certes, le Conseil constitutionnel admet des correctifs au principe d’égalité de suffrage, par l’existence de motifs d’intérêt général comme la géographie physique d’un territoire tels l’insularité ou l’éloignement de la métropole14. On peut ajouter que le juge constitutionnel, s’il tolère un écart de représentation entre circonscriptions électorales limité à 20 %, peut parfois aller au-delà de ce seuil15. Cependant, ces dérogations sont limitativement énumérées par le Conseil et sont analysées in concreto et non in abstracto, c’est-à-dire au cas par cas et pas en dégageant une règle générale applicable à toute élection politique. Mais à l’analyse de sa jurisprudence récente, le juge administratif, juge des élections locales, paraît privilégier le fait territorial sur le fait démographique.

10La juridiction administrative a eu à se prononcer sur les actes réglementaires de découpage des circonscriptions, notamment après la loi n^o 2013-403 du 17 mai 2013 relative à l’élection des conseils départementaux. Ainsi, elle a estimé que le seuil de 20 % dégagé par le Conseil constitutionnel n’était qu’une « ligne directrice16 » ; par conséquent, ce seuil est un critère ni intangible ni indiscutable. Le Conseil d’État, juge suprême de l’ordre administratif, considère en effet qu’« il ne résulte ni de l’article L. 3113-2 du code général des collectivités territoriales (CGCT), qui impose d’établir le territoire de chaque canton sur des bases essentiellement démographiques, ni d’aucun autre texte non plus que d’aucun principe que la population d’un canton ne devrait pas s’écarter de plus de 20 % de la population moyenne du département17 ». En évoquant le « territoire de chaque canton », le juge administratif consacre l’ancrage territorial de ces élections : il reconnaît ainsi le « fait territorial » par-delà le « fait démographique », ce qui implique de dépasser le territoire abstrait purement fonctionnel (simple circonscription électorale) pour envisager un territoire concret organique (territoire d’élection). Il s’agit, semble-t-il, d’instituer une sorte de « démocratie territoriale ».

2. Une représentation politique renouvelée

11Une représentation politique renouvelée suppose de consacrer les notions constitutionnelles de territoire d’élection et celle de représentation politique équitable.

2.1. La notion de territoire d’élection

12Si depuis la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 l’article premier de la Constitution de 1958 affirme que la « République a une organisation décentralisée », elle n’a pas consacré la notion de territoire. Une telle notion juridique aurait le mérite de reconnaître les particularismes locaux et donc la diversité des territoires de la République. La proposition de loi constitutionnelle adoptée par le Sénat le 3 février 2015 vise à ajouter à l’article précité l’idée selon laquelle « la République garantit la représentation équitable des territoires dans leur diversité ». Une telle disposition permettrait au législateur et au pouvoir réglementaire de prendre davantage en considération les éléments liés à la géographie physique (zone de montagne, zone littorale), humaine (zone urbaine, zone rurale) et économique (bassin d’emploi et de vie) propre à chaque territoire. L’identité caractéristique d’un territoire et son équilibre seraient garantis par une représentation équitable et plus simplement égalitaire, c’est-à-dire dépassant le seul calcul de la statistique démographique. Mais cela nécessite de modifier l’actuel article 72 inscrit au Titre XII de la Constitution, consacré aux collectivités territoriales, qui affirme le principe de libre administration.

13À cet effet, selon les sénateurs auteurs du texte, il conviendrait que les assemblées locales soient représentées équitablement, en établissant un seuil de représentation politique adapté et apprécié différemment de celui qui a été défini par le Conseil constitutionnel, dans son abondante jurisprudence relative aux lois électorales. Une révision constitutionnelle semble alors nécessaire pour introduire la notion de « territoire d’élection » (notion concrète qui s’appuie sur une base territoriale réelle, caractérisée par différents éléments de géographie physique, humaine et économique) qui se substituerait à celle de « circonscription électorale » (notion abstraite établie sur un critère essentiellement démographique). Après le troisième alinéa de l’actuel article 72 de la Constitution seraient insérés trois nouveaux alinéas ainsi rédigés : « Les territoires d’élection des membres des conseils des collectivités territoriales et de leurs groupements sont représentés équitablement dans le respect de l’égalité devant le suffrage » (1^er alinéa) ; « La population représentée par les élus de chaque territoire ne peut, sauf impératif d’intérêt général, s’écarter de plus d’un tiers de la population moyenne représentée par les élus du conseil » (2^e alinéa) ; « Dans les conditions prévues par la loi, les collectivités territoriales disposent d’un pouvoir réglementaire pour l’exercice de leurs compétence » (3^e alinéa). Cette dernière disposition rappelle que le pouvoir réglementaire local est aussi compétent pour déterminer, dans le cadre établi par la loi, le nombre de sièges et fixer les limites des circonscriptions des collectivités territoriales. De cette manière, le pouvoir réglementaire local, dans l’exercice de ses compétences légales, ne pourra s’écarter de plus d’un tiers de la moyenne de représentation constatée pour l’assemblée concernée. Sur ce fondement à la fois constitutionnel, législatif et réglementaire, la notion de territoire d’élection permettrait une représentation politique équitable des territoires.

2.2. La notion de représentation équitable

14La Constitution de 1958 rappelle dans son article premier que la République a une organisation décentralisée. Par conséquent, la consécration de la décentralisation territoriale conduit à la prise en compte des territoires, notamment de leur diversité géographique : les collectivités territoriales sont dès lors des entités géographiques à statut constitutionnel, bénéficiant des principes fondamentaux de libre administration et de l’autonomie financière (art. 72-2)18. Dans ce cadre constitutionnel, l’équité territoriale semble s’imposer dans une République qui s’affirme comme une et indivisible. Par ailleurs, l’article 4 de la Constitution exige de la loi qu’elle garantisse « les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation ». La notion d’équité n’est donc pas étrangère au droit constitutionnel, mais l’élargir au droit électoral dans sa dimension locale signifie l’intégration de la diversité des collectivités territoriales et de leurs groupements à fiscalité propre (GFP) ou établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre, collectivités marquées notamment par leur caractère rural (soit environ 80 % du territoire national) et leur dimension intercommunale (cadre de vie de plus de 90 % de la population française). La représentation équitable de ces territoires n’est admise que dans le respect du principe d’égalité de suffrage. Pour ce faire, à la limite classique de 20 % d’écart de représentation doit être ajouté un nouveau seuil, fixé au tiers de la moyenne de représentation constatée pour l’assemblée locale concernée. Un tel seuil serait plus adapté aux élections locales afin de garantir une représentation équitable des territoires de ces collectivités, rurales pour la plupart. Ce nouveau seuil, s’il va à l’encontre de la jurisprudence constitutionnelle, paraît conforme à la jurisprudence administrative.

15Si cette proposition de loi constitutionnelle aboutit (l’Assemblée nationale n’a, à ce jour, toujours pas examiné le texte, transmis après son adoption par le Sénat le 3 février 2015)19, une nouvelle conception de la représentation politique s’affirmerait en France : une représentation politique équitable, du moins au sein des assemblées locales représentatives des territoires ruraux. Ces territoires veulent s’affirmer et exister politiquement face à la montée en puissance du fait urbain intercommunal métropolitain. Cette proposition de loi constitutionnelle semble répondre à une telle évolution institutionnelle, d’autant que les organes élus des EPCI à fiscalité propre sont désignés au suffrage universel direct depuis 2014 dans le cadre des élections municipales, dans l’attente d’organiser à terme des élections communautaires proprement dites. Mais on sait que le Sénat, « Chambre des communes de France », est réticent à l’instauration d’un tel scrutin communautaire.