Introduction

1Le territoire eut longtemps une place secondaire, voire marginale, dans les travaux des géographes. Sauf exception, son utilisation fut empêchée surtout en France par une défiance vis-à-vis des faits politiques. Dans le sillage de Paul Vidal de La Blache, c’est le milieu et le rapport homme-milieu qui tiennent une position centrale au début du xx^e siècle. Ils furent remplacés par la région, qui mettait l’accent sur l’idée de singularité et connut une fortune certaine, même parmi les historiens. Puis ce fut le tour de l’espace géographique à partir des années 1970, avec pour objectif précisément de dépasser ces singularités, de monter en généralité et d’identifier des lois de l’espace1. Dans cette succession des paradigmes qui ont structuré la recherche en géographie, pour des raisons qui tiennent autant à la dynamique de la discipline qu’à celle des sciences sociales dans leur ensemble, le territoire n’a pris son essor en géographie que dans les années 1990. Son usage est allé croissant jusqu’à aujourd’hui.

2Traditionnellement, le concept de territoire était utilisé de façon plus ou moins implicite par la science politique, par les relations internationales (notamment dans une approche réaliste) et par le droit, notamment le droit international2. En droit, sa définition est traditionnellement simple3 : il est un attribut essentiel de l’État ; il correspond au champ géographiquement défini d’application d’une norme, d’une loi, d’un règlement… Pour les juristes, il est un « titre de compétence », c’est-à-dire qu’il instaure la « limite matérielle de l’action effective des gouvernants4 ». Il est donc un espace clairement délimité et institutionnalisé. C’est une donnée déjà présente. C’est un champ de compétence, voire de souveraineté. Cette conception renvoie au principe classique de territorialité : « le droit en vigueur dans un territoire, d’une part, est seul applicable dans ce territoire, d’autre part, n’a pas d’effet hors de ce territoire5 ». On peut ajouter que le droit s’applique de façon uniforme dans le territoire considéré.

3L’approche des géographes est différente et leurs travaux, souvent influencés par d’autres disciplines, ont donné lieu à une floraison de définitions, voire à des glissements de sens, car il arrive que le mot « territoire » soit utilisé pour désigner en réalité l’espace géographique ou un lieu particulier6. Cette polysémie peut d’ailleurs être interprétée soit comme un signe de vitalité épistémologique, soit comme un affaiblissement de sens. Dans sa définition la plus générale, le territoire est une portion d’espace terrestre envisagée dans ses rapports avec les groupes humains qui l’occupent et l’aménagent en vue d’assurer la satisfaction de leurs besoins7. Si l’on parcourt la production géographique liée au territoire, on constate que les auteurs n’en donnent pas tous la même définition. Certains mettent l’accent sur l’idée de bornage et de contrôle. Par exemple, Robert Sack parle d’espace clos et contrôlé par un groupe. D’autres mettent en exergue l’idée d’appropriation8 ; on retrouve ce sens chez beaucoup de chercheurs en science politique9. Pour d’autres, le territoire ne présuppose pas nécessairement l’idée de limite et de bornage. Pour Joël Bonnemaison par exemple, le territoire est un tissu spatial dynamique ; il est constitué de lieux et d’itinéraires fréquentés par le groupe ; c’est plus un noyau qu’une clôture ou un instrument d’exclusion10. D’autres encore mettent l’accent sur le territoire comme référent identitaire, montrant que celui-ci possède une dimension matérielle, mais aussi idéelle et symbolique. C’est dans cet esprit que Bernard Debarbieux définit le territoire comme « un agencement de ressources matérielles et symboliques capables de structurer les conditions pratiques de l’existence d’un individu ou d’un collectif social et d’informer en retour cet individu et ce collectif sur sa propre identité11. » La dimension idéelle est soulignée par exemple par Claude Raffestin, pour qui le territoire est de l’espace informé par la sémiosphère, c’est-à-dire l’ensemble des systèmes informationnels dont dispose l’homme en tant qu’il appartient à une culture12. On s’arrêtera ici en soulignant une idée d’ensemble. Les géographes ne considèrent pas le territoire comme un déjà là a priori. Ils le conçoivent comme une production sociale, questionnable et contingente, généralement produite dans le temps long et sans taille particulière (c’est une notion multiscalaire)13. Ils considèrent enfin qu’il existe des interactions entre les sociétés et leurs territoires : le territoire est contingent ; il est un construit social et il peut déterminer à son tour des pratiques sociales. On voit là que la posture et l’approche des géographes diffèrent sensiblement de celles d’autres disciplines, dont le droit.

4Parallèlement à l’essor de l’usage de la notion de territoire, on a assisté dans les années 1990 à sa remise en cause. Dans un ouvrage célèbre, Bertrand Badie a parlé de fin du territoire comme seul fondement de la codification des relations internationales et seule base réelle de l’institutionnalisation de l’organisation des rapports interétatiques14. Il souligne d’ailleurs un paradoxe intéressant : au moment où prolifèrent les revendications territoriales (on est au début des années 1990), le territoire régule de moins en moins les rapports internationaux, car il est bousculé par l’essor sans précédent des flux transnationaux dans plusieurs registres variés, qui vont de l’économie à la culture ; une part croissante et vraisemblablement majoritaire prend un caractère transétatique et s’opère hors de tout ancrage et institutionnalisation territoriale. C’est ce phénomène qu’observe à peu près au même moment Manuel Castells dans un autre ouvrage célèbre, où il affirme que « le réseau constitue la nouvelle morphologie sociale de nos sociétés », ce qui l’amène à parler de société en réseau et d’économie informationnelle qu’il voit comme des modes privilégiés de développement du capitalisme contemporain15. Bertrand Badie et Manuel Castells ne parlent pas vraiment de la disparition de toute forme de territoire. De façon nuancée, ils pointent plutôt les évolutions des formes classiques de la territorialité, notamment de celle qui est associée pendant longtemps à l’État comme forme dominante de l’organisation des relations dites « internationales ». Manuel Castells montre que l’économie globale est structurée par des échanges entre de grandes métropoles qui sont autant de lieux d’innovation et qui sont aussi des territoires. Autrement dit, les acteurs du monde global se reterritorialisent. Les travaux d’auteurs tels que Saskia Sassen sur les villes mondiales, Olivier Dollfus sur l’archipel mégalopolitain mondial ou Pierre Veltz sur les rapports entre villes et mondialisation explorent également cette idée16. En géographie politique, John Agnew s’interroge aussi sur la validité des conceptions classiques de l’État territorial en parlant de piège territorial. Il observe :

Aussi bien les États territoriaux que les acteurs non étatiques opèrent désormais dans un monde où les frontières étatiques sont devenues culturellement et économiquement perméables à des décisions et à des flux en provenance de réseaux de pouvoir ne pouvant être identifiés par des représentations singulièrement territoriales de l’espace […] les signes d’une nouvelle organisation spatiale s’écartant de la représentation spatiale conventionnelle de la territorialité étatique sont visibles partout17.

5L’État territorial n’est pas le conteneur/régulateur ultime de toute réalité sociale et il ne peut plus être la représentation dominante qui structure toute analyse des relations internationales. L’État, comme unité territoriale d’espace souverain, est concurrencé par de nouvelles loyautés (ethnies, religions, collectivités, organisations internationales, firmes transnationales…). Entre mondialisation et fragmentation, il n’est plus possible de « confondre l’État juridique avec le souverain absolu de la théorie politique moderne conventionnelle18 ».

6Si l’État territorial voit son statut questionné, le principe territorial résiste, car il se révèle en fin de compte indispensable, ce qui explique son succès et son usage croissant dans de nombreuses disciplines, dans le cadre de ce qu’on a appelé un spatial turn. Il est donc plus prudent de parler de reterritorialisation que de déterritorialisation. C’est ce que rappellent les fondateurs du Collège international des sciences territoriales dans un article fondateur en identifiant plusieurs raisons19. Premièrement, certains grands enjeux du monde contemporain ont une base territoriale évidente (climat, santé, inégalités sociales, accès aux services, urbanisation, alimentation et production agricole, mobilité, développement local, intégration régionale, mondialisation, relations Nord-Sud…). Deuxièmement, les sciences sociales, et même toutes les sciences, se confrontent au principe de complexité qui émerge dans les années 1970. Elles doivent se doter de concepts et d’outils qui leur permettent de saisir la complexité croissante des organisations humaines et de leur interaction avec la nature, dans un contexte marqué par des révolutions dans plusieurs registres (technique, culturel, économique et politique). Or, ces révolutions ont des conséquences qui ne sont pas sans rapport avec le principe territorial. La complexité, marquée par une multiplication des références dans tous les domaines (références symboliques, culturelles, identitaires, techniques, locales ou internationales), rend plus aigu le besoin de représentations unifiées du récit social. Sans la constitution et le maintien de corpus de représentations unifiées et échangeables, rôle détenu traditionnellement par les religions, puis par les États, les mobilisations collectives des groupes deviennent impossibles et leurs capacités d’action sont amoindries. Avec la multiplication des représentations du monde, au nom du principe de diversité, c’est donc l’efficacité des politiques qui est menacée. On peut émettre l’hypothèse que le territoire est une réponse à ces problématiques : construit collectivement, il peut être une référence commune autant que l’expression tant matérielle que symbolique d’un récit social, à diverses échelles. C’est dans un cadre territorial qu’il est possible de répartir ressources et responsabilités. Le territoire est un point d’appui dont les acteurs, même transnationaux, ont besoin pour faire face aux incertitudes de la globalisation. Il demeure la base essentielle de la légitimité, à travers notamment la représentation politique. Et c’est dans le territoire en tant que référentiel commun qu’il est possible de faire des arbitrages politiques et de mettre en œuvre des décisions. L’économie globalisée, aussi globale soit-elle, n’est pas détachée du sol. Les acteurs et les facteurs se déploient et interagissent dans des contextes historiques, culturels, politiques, juridiques, etc., qui nécessairement se donnent à voir comme des agencements territoriaux. Troisièmement, la persistance du territoire se lit dans la multiplication des revendications territoriales de toutes sortes, adossées à des justifications identitaires, ethniques, religieuses, économiques, sécuritaires… Enfin, il n’est pas rare que l’observation empirique contredise certaines idées. Karine Bennafla a montré par exemple que l’essor des espaces frontaliers dans les pays africains n’entraîne pas la fin de l’État territorial. En réalité, les réseaux commerciaux permettent de consolider les territoires nationaux en arrimant les marchés frontaliers aux villes situées dans l’intérieur20.

7L’époque est donc plutôt marquée par une triple tendance. D’une part, l’État territorial est bousculé, mais le principe territorial n’est pas mort. Ce dernier tend plutôt à se renouveler, comme l’ont bien montré Benoît Antheaume et Frédéric Giraut dans un livre au titre heureux : Le territoire est mort. Vive les territoires !21. D’autre part, on assiste davantage à une prolifération des territoires qu’à leur disparition. Cette prolifération prend plusieurs formes : augmentation sensible du nombre des États au xx^e siècle (éclatement des empires, décolonisations, revendications sécessionnistes), prolifération des découpages ou des agrégats de niveau subétatique, intégration régionale à l’échelle macro22, etc. En la matière, le cas français n’est pas isolé, mais il est emblématique, avec la montée en puissance des régions et d’un large spectre d’intercommunalités depuis les années 1980 et 1990. L’Union européenne (UE) n’est pas en reste avec la promotion des eurorégions et des macrorégions, qui sont autant de périmètres présentés comme des territoires. Enfin, plutôt qu’une déterritorialisation, on observe plus généralement ce que certains auteurs appellent une désétatisation du territoire23, avec une prolifération de périmètres qui sont autant de champs d’application de normes, règles, etc. Ils ne sont pas des territoires au sens strict pour les juristes, dans une perspective institutionnelle.

8En théorie, la prolifération territoriale ne pose pas systématiquement problème. Citons ici trois exemples. Rogério Haesbaert parlait en 2004 de multi-territorialisation, c’est-à-dire de la capacité des personnes à reconstruire constamment leur territoire en expérimentant différents territoires en même temps24. Martin Vanier développe quant à lui l’idée d’interterritorialité25. Il constate que « le laboratoire social déborde les territoires, non pas seulement dans leurs formes concrètes mais dans leurs principes mêmes… », causant un dépassement et un renouvellement de la territorialité, observables dans les pratiques sociales individuelles et collectives, selon plusieurs modalités : la pluralité des expériences quotidiennes de référence territoriale (résidentielles, professionnelles, « servicielles », récréatives ou autre) ; la connexion des lieux et des hommes tisse des liens entre des lieux qui font chacun territoire par le biais de l’accumulation des échanges et des pratiques. Pour Martin Vanier, l’interterritorialité ne consiste pas à « fusionner des territoires mais [à] partager des stratégies, des responsabilités et des efforts d’action, tout en continuant à les exercer par soi-même ». Dans l’interterritorialité, l’exclusivité territoriale est battue en brèche et la souveraineté est à partager. Enfin, certains travaux montrent que la prolifération des acteurs, en l’occurrence à base territoriale, pousse à mettre en œuvre des modes de gouvernance, c’est-à-dire des ensembles de « mécanismes de fabrication politique entre différents groupes, réseaux et sous-systèmes26 ». Il s’agit de mécanismes non hiérarchiques, impliquant des acteurs de natures diverses qui n’ont pas tous une légitimité constitutionnelle. Cette notion de gouvernance tient une place importante dans la recherche sur l’intégration régionale européenne par exemple. Elle a l’avantage de rendre compte de la complexité de la construction communautaire, notamment à travers l’observation de la gouvernance dite « multi-niveaux », qui désigne un système de négociation continue entre des acteurs et des autorités placées à différents niveaux territoriaux, impliquant des acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux, possédant ou non une base territoriale, dans des réseaux politiques mixtes plus ou moins formalisés, combinant relations horizontales au sein d’un même niveau de décision et relations verticales entre niveaux de décision27.

9Ces arrangements fonctionnent en théorie, mais en réalité la prolifération territoriale crée une sorte de brouillage qui joue contre la légitimité de ces territoires. Ces derniers se présentent en fin de compte davantage comme des échelles d’action (politique ou autre) ou comme des cadres stratégiques que comme des constructions sociales produites sur le temps long et renvoyant à des mécanismes démocratiques. La prolifération des territoires de projet (sub-, trans- ou supra-étatiques) crée une situation d’entremêlement géographique, qui aboutit à une illisibilité territoriale. Leur multiplication en rend la représentation géographique difficile à percevoir par les citoyens eux-mêmes. Dès lors, plusieurs questions se posent. Au nom de l’efficacité de la mise en œuvre de projets et de politiques territorialisés, ne court-on pas le risque d’un déficit de légitimité par défaut de perception et donc d’appropriation ? Quelle est l’échelle territoriale de la légitimité croisée avec celle de l’efficacité ? Un territoire est-il efficace uniquement lorsqu’il correspond à un périmètre d’action reconnu pertinent par les praticiens ? On peut se demander si la gouvernance multi-niveaux peut répondre à ces interrogations, tant elle suscite de débats parmi les praticiens et les chercheurs. Il existe un consensus pour dire qu’elle offre des mécanismes de décision fluides, car flexibles. Les acteurs travaillent les uns avec les autres de façon non hiérarchique, ce qui permet théoriquement de lisser les conflits en accommodant la diversité28. Mais bien des questions se posent, qui ont une résonance territoriale entre autres. Les instances (collectivités territoriales, etc.) impliquées dans la gouvernance doivent-elles renvoyer à des communautés spécifiques ou seulement à des enjeux ou problèmes politiques particuliers ? Doivent-elles regrouper plusieurs champs de compétences ou être thématiquement spécialisées ? Leur nombre doit-il être limité ? Doivent-elles durer ou doivent-elles être éphémères ?

10À cela s’ajoute un autre problème, celui du découplage de l’État et du territoire. À ce propos, certains juristes estiment que le problème est moins la déterritorialisation de l’État qu’une tendance à la désétatisation des territoires. En droit, le territoire permet une répartition spatiale des souverainetés étatiques tout en empêchant un quelconque contrôle extérieur sur ce qui se passe à l’intérieur. Toutefois, on observe de plus en plus souvent des situations qui dérogent par rapport à cette règle. Comme le rappelle Thibaut Fleury Graff, deux types de situations existent. Dans un cas, tel territoire est le champ d’application d’une compétence étatique non souveraine : situation classique où le territoire d’un État est occupé militairement par un État étranger. Le « territoire occupé est alors l’espace à raison duquel un État exerce les droits et répond des devoirs énumérés par le droit international29 ». Il y a bien territorialisation car contrôle et délimitation, mais sans souveraineté. Dans un autre cas, certains espaces délimités sont mis en place pour encadrer l’exercice de compétences internationales non étatiques. Cela renvoie à des organisations telles que l’ONU ou l’UE, dont certaines compétences sont mises en œuvre en outrepassant la souveraineté de l’État territorial, sans souveraineté non plus. Selon Thibaut Fleury Graff, il est possible dans ce cas de parler de « territoires internationalisés ». On peut ajouter d’autres exemples de découplage entre territoire et souveraineté : pensons aux États libanisés à l’intérieur desquels des entités non souveraines en droit exercent une forme de souveraineté de fait ; pensons également aux pseudo-États autoproclamés et sécessionnistes qui exercent aussi une souveraineté de fait, même s’ils ne sont pas reconnus en tant que tels par la communauté internationale ; pensons enfin aux quasi-États qui sont reconnus, mais sont incapables d’exercer leur souveraineté sur leur territoire officiel qu’on a coutume alors d’appeler « zone grise30 ».

11Géographes et juristes explorent ces problèmes. Avec des chercheurs d’autres disciplines, ils se retrouvent autour de questionnements communs sur les évolutions de la territorialité en général, en les adaptant à des objets variés (des collectivités locales aux grands ensembles tels que l’UE). Par exemple, parmi les juristes, Lydia Lebon évoque l’hypothèse d’un « dépassement de la territorialité31 ». Tout en rappelant que l’atténuation de la territorialité n’est pas stricto sensu un phénomène nouveau, elle évoque un bouleversement de l’ordonnancement juridique sous l’effet de la mondialisation, de l’internationalisation et une « distension » du lien entre le territoire et l’État, par le haut (coexistence de plusieurs systèmes juridiques sur le territoire d’un État), par le bas (pressions internes de la part des collectivités, fédérées ou décentralisées) et par le côté (multiplication des situations d’extraterritorialité, application du principe de personnalité). Les articles qui composent ce Dossier des Annales de droit permettent d’explorer ces sujets en portant l’attention sur les formes variées du rapport des sociétés au territoire, dans des situations où le rapport entre le territoire et l’État souverain est problématique, car mouvant. Ils montrent qu’un dialogue fructueux peut s’établir autour de l’analyse de la territorialité, que l’on définira avec Bernard Debarbieux comme « l’impératif que les êtres humains ont de composer avec leur condition terrestre, et les arrangements matériels et symboliques qui en résultent32 ». La notion de territorialité présente l’intérêt d’être moins précise que celle de territoire, puisqu’elle renvoie aux formes diverses de rapports des sociétés à celui-ci, à toutes les échelles, dans l’État ou hors lui.

12Dans ce Dossier des Annales de droit, des travaux produits par des auteurs géographes, juristes et politistes sont associés pour explorer les relations entre territoire, territorialité et représentation. Ce triangle et les interactions entre ces trois angles sont plus complexes qu’il n’y paraît, car le mot « représentation » est polysémique. Au sens le plus général, ce mot désigne le fait de rendre sensibles ou présents par différents moyens (que sont l’image, le discours, la carte, l’œuvre d’art, etc.) une idée (concept), une personne ou un objet absents. Il peut s’agir également d’une vision généralement simplifiée de quelque chose. On peut parler par exemple de représentation du monde.

13Les géographes abordent ce thème au moyen de la carte mentale ou en déconstruisant grâce à des approches critiques les discours géographiques ou géopolitiques sur le monde ou sur telle ou telle partie du monde.

14C’est un objet dont se saisissent volontiers les géographes, les historiens et les spécialistes de la psychologie sociale en lui donnant grosso modo le même sens. Le concept de « représentation sociale » a pris véritablement son essor à partir des années 1960 grâce aux travaux des psychologues sociaux33. Leurs travaux ont permis d’établir que la représentation est une forme de savoir pratique qui relie un sujet à un objet : elle est toujours représentation de quelque chose et de quelqu’un et les caractéristiques du sujet et de l’objet ont une incidence sur elle ; elle est avec son objet dans un rapport de symbolisation (elle en tient lieu) et d’interprétation (elle lui donne des significations) ; elle est une construction et une expression du sujet ; elle est une modélisation, donc une simplification, de l’objet ; elle sert à agir sur le monde et sur autrui. Même lorsqu’une représentation sociale ne correspond pas à la réalité empirique, elle peut être à l’origine de comportements individuels ou collectifs, ce qui en fait un objet d’étude tout à fait légitime des sciences sociales.

15Pour les juristes et les politistes, l’usage dominant du mot représentation renvoie à un autre registre de la vie des sociétés. Il s’agit de représenter quelqu’un ou une collectivité, c’est-à-dire d’être amené à décider ou à parler en son nom. Dans cet ordre d’idée, on parle de la représentation des minorités, des citoyens… On peut être aussi le représentant d’un organisme, d’une institution, d’un État ou d’une entreprise dans différents contextes. En termes juridiques, le représentant accomplit un acte au nom et pour le compte d’un représenté, en s’appuyant sur la loi, sur une convention ou sur un acte judiciaire. En science politique et en droit, le mot renvoie très souvent à la manière dont les habitants d’un territoire sont représentés ou non dans les institutions d’un État par exemple. Par quels moyens parviennent-ils à faire entendre indirectement leur voix aux échelons supérieurs de la prise de décision ?

16Forts de ces quelques éléments de définition, on voit que juristes et géographes peuvent se croiser dès lors qu’ils étudient les relations entre représentation et territoire/territorialité. Les articles rassemblés ici le démontrent, autour de deux grands thèmes.

17D’une part, Messaoud Saoudi étudie la représentation des territoires dans la République française, en tenant compte de leur diversité et de leur poids démographique. Dans quelle mesure peut-on concilier représentation équitable des citoyens et fait territorial ? C’est une question posée aussi par Diane Le Luyer lorsqu’elle analyse la manière dont on cherche à garantir la représentation des citoyens français à l’étranger au moyen d’une ingénierie territoriale inédite, au prix parfois de blocages difficiles à surmonter. Incidemment, elle s’intéresse plus largement aux rapports complexes entre mondialisation et principe territorial. Mourad Ben Jelloul et Sami Yassine Turki se placent également dans ce champ de recherche en présentant les débats qui ont émergé en Tunisie, à la faveur du Printemps arabe, pour garantir une meilleure représentation politique des territoires ruraux dans le cadre de la deuxième République, à travers la décentralisation et la communalisation. Ils analysent ce qu’ils présentent comme un risque de sous-représentation du milieu rural dans les conseils municipaux, qui viendrait contredire l’aspiration à plus de démocratie du peuple tunisien.

18Également, Camille Escudé montre comment la prolifération des territoires locaux dans le monde arctique, liée à la recherche d’une meilleure représentation des minorités, se traduit de façon contre-intuitive par un recul de la démocratie. La multiplication de ces territoires suppose la mise en œuvre de techniques de gouvernance multi-niveaux complexes. Dans ce contexte, il apparaît que c’est l’État central qui renforce son pouvoir face à tous les autres territoires et face aux groupes autochtones. La recherche d’une plus grande représentativité débouche donc sur un résultat paradoxal. Enfin, Martial Vialleix s’intéresse quant à lui à l’ingénierie territoriale appliquée aux enjeux de l’aménagement du territoire, à l’environnement et aux politiques de développement durable. Il étudie les évolutions récentes des schémas de cohérence territoriale (SCoT) à l’échelle des métropoles, afin de voir dans quelle mesure cet instrument permet aux territoires institutionnels de spatialiser la durabilité. Faut-il redéfinir leur périmètre ? Faut-il envisager une réforme législative de fond ? Comment faire face à un apparent paradoxe : tailler un cadre territorial au plus près des citoyens tout en faisant face à des enjeux globaux ? Comment remédier au décalage persistant entre l’espace des problèmes et l’espace des réponses ?

19D’autre part, cinq articles explorent le rapport entre territoire et représentation dans le contexte particulier de la construction européenne. Sylvain Kahn et Yann Richard partent du postulat que la crise du projet de construction de l’UE est liée à un déficit d’appropriation de ce projet par les citoyens européens eux-mêmes. Ils font l’hypothèse que ce déficit vient du fait qu’il est impossible de l’appréhender au moyen d’une représentation spatiale simple. La manière même dont se construit l’espace communautaire européen rend précisément sa représentation (mentale) malaisée, et donc son appropriation. Le territoire communautaire européen serait ainsi le grand impensé de la construction de l’Union et peine à devenir un référent identitaire mobilisateur. Clarisse Didelon-Loiseau, Karine Emsellem et Sophie de Ruffray s’interrogent aussi sur la fragilité de la construction de l’UE, en étudiant les représentations de l’Europe. Partant également du postulat que la construction d’un sentiment d’appartenance territorial collectif est un enjeu majeur pour l’UE, elles mettent à jour l’étonnante variabilité et la non-correspondance des appartenances spatiales des étudiants originaires de différents pays membres ou pays candidats. Comment construire un demos européen sans imaginaire spatial et territorial partagé ? Avec une autre approche, Andreas Faludi s’intéresse aussi à la représentation de l’UE, rendue difficile par le fait que le rapport entre l’UE et le principe territorial est ambigu, selon qu’on en propose une approche intergouvernementale ou supranationale. Ce qui l’amène à la conclusion qu’il est préférable de représenter les États membres de l’UE comme des îles dans une mer où se chevauchent des relations fonctionnelles. Par ailleurs, Perrine Dumas observe la difficile émergence d’une territorialité européenne en étudiant la construction de l’espace Schengen. De loin, ce dernier apparaît a priori comme un espace unifié. De près, une étude attentive emmène l’auteur vers la conclusion qu’il demeurera fragmenté tant que l’UE n’aura pas fait un saut qualitatif vers une structure et un fonctionnement politique véritablement fédéraux. Cette dernière perspective n’étant pas envisageable à court voire à moyen terme, on peut se demander si l’UE n’a pas vocation à demeurer pour quelque temps une réalité juridique et politique inédite et complexe, qui trouve son expression dans un ensemble complexe de territorialités intriquées. Enfin, Claude Grasland et Lydia Lebon portent leur attention sur le concept de représentation dans le fonctionnement institutionnel de l’UE. Dans un effort réellement interdisciplinaire, ils explorent les tensions de sens qui traversent cette notion à la fois juridique, géographique, démographique et économique… Entre la mesure du poids relatif des États membres et les mécanismes de leur représentation dans les institutions, il existe depuis longtemps un hiatus où s’est créé un espace de négociation et de controverses politiques ravivées à l’occasion du Brexit.