Le manoir du Catel à Écretteville-lès-Baons (Seine-Maritime) : enjeux et résultats de l’opération programmée (2013-2015)
The Catel manor in Écretteville-lès-Baons (Seine-Maritime) : challenges and results of the scheduled work (2013-2015)
p. 209-219
Résumés
Le manoir du Catel, à Écretteville-lès-Baons (Seine-Maritime), est une maison forte remarquablement bien conservée. L’opération programmée qui s’y est déroulée de 2013 à 2015 a permis de collecter des renseignements abondants concernant son réseau de fossés périphériques. Les vestiges des tours d’angle disparues, la mise au jour du pont-dormant enseveli et la mise en évidence du module et de la morphologie des douves ont apporté un éclairage important pour la suite du projet de valorisation de ce monument. Les observations archéologiques ont également conduit à préciser la chronologie de cette fortification rurale de l’abbaye de Fécamp.
The Catel manor in Écretteville-lès-Baons (Seine-Maritime) is a remarkably well-preserved fortified house. The scheduled work, which took place there from 2013 to 2015, enabled a large volume of information regarding its network of peripheral moats to be collected. The remains of the disappeared corner towers, the unearthing of the buried fixed bridge and the definition of the module and morphology of the moats have provided important knowledge for the rest of the project to give prominence to this monument. The archaeological observations resulted in a clear definition of the chronology of this rural fortification of Fécamp Abbey.
Entrées d’index
Mots-clés : maison forte, Moyen Âge, fossés, dépotoir, paléoenvironnement
Texte intégral
1Le manoir du Catel, à Écretteville-lès-Baons (Seine-Maritime), est une maison forte du Pays de Caux installée dans un petit vallon sec de la région d’Yvetot, en amont de la source de la Durdent (fig. 1). L’ensemble manorial était initialement constitué de deux bâtiments principaux, barlongs, compris dans une enceinte quadrangulaire d’environ 40 m de côté, flanquée aux angles de quatre tours circulaires. Il ne subsiste aujourd’hui que le corps de logis occidental et une seule des tours médiévales (la tour nord-est est une reconstruction complète datant de 2001). Cette fortification rurale correspond à un modèle assez commun pour les xiiie et xive siècles (Litoux et Carré, 2008, p. 85), mais son niveau de conservation est particulièrement remarquable.
Fig. 1. Contexte topographique étendu du manoir du Catel et localisation des principales anomalies géologiques répertoriées par le BRGM (DAO : T. Guérin).

Fig. 2. Plan topographique du manoir du Catel (relevé : T. Guérin).

2Le manoir relève du temporel de l’abbaye de Fécamp. Il est l’expression de son autorité sur un terroir acquis de longue date. L’édifice passe pour avoir été bâti vers 1270 par l’abbé Richard de Trégots, mais une mention de 1264 évoque déjà l’existence de fossata ad modum quadrature en lien avec le manerium d’Écretteville (Pradié, 2008, p. 315-317). Le manoir apparaît aujourd’hui dans des dispositions peu ou prou identiques à celles figurées sur des plans du xviiie siècle1. La différence notable avec l’iconographie d’époque moderne réside dans la disparition totale du réseau fossoyé.
3Le site a fait l’objet d’une campagne de fouilles archéologiques programmées de 2013 à 2015. Le projet initial a été développé conjointement dès 2012 par le Service régional de l’archéologie et la Conservation régionale des Monuments historiques de Haute-Normandie. En effet, la position topographique du monument l’expose durant la période hivernale à des inondations importantes susceptibles de déstabiliser une partie des talus du clos masure dans lequel il est implanté. La possibilité de rouvrir tout ou partie des fossés de la maison forte a été envisagée dans la perspective de les utiliser pour absorber, ou au moins diminuer, l’impact des crues hivernales. Préalablement, une opération archéologique a été programmée afin de lever les interrogations concernant la forme du réseau de fossés périphériques, la nature des ouvrages de défense ou de franchissement associés (pont, tours disparues, etc.), les aménagements liés aux fossés (contrescarpes, maintien des versants, etc.), ainsi que de documenter la question du drainage et du colmatage de ceux-ci. L’opération archéologique a été réalisée dans le cadre de l’association CHAM, en partenariat avec l’Association de sauvegarde et d’animation du manoir du Catel et de M. Frédéric Toussaint, propriétaire du monument.
Évolution de la maison forte
4La première année de l’opération a été consacrée à la réalisation d’un plan microtopographique (fig. 2) et à une campagne de prospection géophysique. En accord avec le projet scientifique initial, les fouilles se sont concentrées en 2014 sur la moitié amont du dispositif fossoyé, au sud, et en 2015 sur la moitié aval, au nord (fig. 3). Les travaux archéologiques ont permis de renseigner l’ensemble des aménagements défensifs externes de la maison forte.
Conception, construction et modifications
5Le principal apport de la campagne de fouilles est d’avoir démontré l’existence d’une phase architecturale antérieure à l’édifice actuellement visible. Ce « manoir sous le manoir » constitue une surprise relative mais apporte un éclairage nouveau à la compréhension de cette maison forte et de son évolution. En phase 1, les fondations de l’édifice manorial quadrangulaire sont installées sur le plancher d’un réseau fossoyé préexistant. La fouille a permis de voir que ces maçonneries étaient posées à la surface d’un manteau limoneux plus ou moins analogue aux dépôts de colmatages qui apparaissent par la suite dans les fossés. Les maçonneries initiales sont réalisées majoritairement au moyen de moellons de silex. Les pierres calcaires sont rares et réservées seulement à des chaînages. L’appareil, quoique régulier, reste dans son ensemble assez grossier. Les nombreuses aspérités et l’hétérogénéité dans l’épaisseur des joints pourraient cependant correspondre à un effet volontairement recherché afin de créer une surface d’accroche. L’ensemble des soubassements de la phase 1 sont en effet caractérisés par l’application d’un enduit hydraulique rouge, très homogène et de confection particulièrement soignée. La conservation de ce dispositif varie selon les secteurs considérés mais l’enduit hydraulique a été mis au jour au pied du contrefort sud de la courtine est, sur les tours sud-est, sud-ouest et en 2001, lors d’un sondage réalisé par Dominique Pitte, à l’emplacement de la tour nord-ouest (Pitte, 2001, p. 7). Compte tenu des propriétés apparentes de cet enduit et de son application extensive sur les soubassements du manoir, il semble que les bâtisseurs l’aient conçu pour résister aux effets d’un contact permanent avec l’eau.
6Les tours d’angles (fig. 3) sont bâties en même temps que le système de fondations de la phase 1. Il s’agit d’ouvrages cylindriques simples, d’environ 5,70 m de diamètre, dotés d’une base élargie d’environ 6,20 m de diamètre. Elles sont toutes creuses, avec environ 3 m de diamètre interne, et s’apparentent à un modèle relativement rustique déjà mis en évidence pour le xiiie siècle par Jacques Le Maho en Seine-Maritime au château de la Fontaine Saint-Denis à Notre-Dame-de-Gravenchon (Le Maho, 2001, p. 46-48). En revanche, les soubassements des contreforts qui apparaissent par série de trois sur les fronts nord, est et sud, ainsi que le socle maçonné de l’entrée, sont manifestement rapportés dans un second temps car, bien que construits sur le même mode que les fondations principales, ils ne sont pas chaînés avec celles-ci mais seulement rapportés contre elles. Les contreforts servent manifestement à recevoir la poussée de charge des pignons des grands bâtiments et à soutenir le mur gouttereau est du logis primitif. Les observations concernant la mise en place de leurs fondations suggèrent que les bâtisseurs de la phase 1 n’ont pas implanté d’emblée ces éléments de réception de charge. Cela suggérerait que les détails architectoniques concernant la mise en place des grands bâtiments barlongs n’ont été conceptualisés qu’après coup.
7La phase 2, qui succède rapidement à la phase 1, est caractérisée par une utilisation plus abondante des pierres de taille calcaires et particulièrement par l’usage d’un calcaire glauconieux verdâtre issu des carrières de Fécamp. Cette deuxième phase architecturale intervient alors que les éléments du manoir initial semblent souffrir de désordres importants et critiques. Les fouilles archéologiques ont démontré que, peu avant les réfections de la phase 2, de grands pans de courtine se sont effondrés à l’angle sud-est. La tour de l’angle sud-ouest s’est décollée du reste de la maison forte et a commencé à basculer dangereusement vers le fossé. Enfin, la tour sud-est a été renforcée par l’installation d’un socle de maçonnerie pleine dans sa souche, initialement creuse. Si les bâtisseurs de la phase 1 avaient semble-t-il anticipé l’impact d’une mise en eau permanente sur les soubassements, il est probable qu’ils n’aient pas prévu l’effet que l’inondation des douves aurait sur le plancher de limons sur lequel la maison forte est construite. Manifestement, sous l’action de l’humidité (attestée par le faciès hydromorphe des couches du fond des douves en lien avec le pied des maçonneries), les constructions ont commencé à souffrir d’un enfoncement différentiel. Le mécanisme a sans doute été critique dans le cas des tours, dont la base creuse a probablement dû accélérer l’affaissement. Le remplissage de la base de la tour sud-est intervient probablement au cours d’une tentative pour solutionner ce problème. Toutefois, à l’issue de la phase 2, les tours sont démantelées. La tour sud-ouest, plus large que celles de la façade est (environ 7,80 m de diamètre à la base), est remplacée par une tour à ressauts dotée d’une base en glacis, d’un modèle sensiblement différent des précédentes. La salle basse de la tour originelle est conservée et, bien que modifié, l’ouvrage a continué à lentement basculer vers le fossé jusqu’à sa stabilisation en 2000- 2001. Enfin, les soubassements sont mis hors d’eau grâce à l’installation d’un talus d’escarpe sur tout le pourtour de la maison forte, à l’exclusion de la souche des tours (fig. 4).
Fig. 3. Localisation des sondages et des principales structures archéologiques (relevés et DAO : T. Guérin, S. et T. Ben Makhad, M.-A. Jeanniot et A. Lhonnoré).

Les dépotoirs
8Après leur démantèlement, les tours de la façade orientale de la maison forte sont transformées en dépotoirs. Celui de la tour sud-est a été intégralement fouillé. Il prend place sur une couche de débris architecturaux déposée sur le socle maçonné rapporté dans la base de la construction. Il s’agit de la seule unité stratigraphique de démolition un tant soit peu concrète découverte en lien avec la tour sud-est. En dehors de cet horizon, aucun cône d’effondrement ni couche de démolition importante n’a été mis en évidence, ce qui atteste d’un démantèlement organisé et d’une évacuation de la plupart des matériaux, voire de leur probable réutilisation. Le dépotoir de la tour sud-est correspond à une séquence de trois unités stratigraphiques dont deux sont des niveaux gras et plastiques, de couleur sombre, perclus d’artefacts en position de rejet. La couche supérieure du dépotoir déborde sur les arases de la tour, témoignant de l’antériorité de son démantèlement. Le dernier niveau archéologique est constitué d’une mince couche de débris de maçonnerie, probablement en lien avec la reprise des angles de la maison forte. En effet, l’utilisation des tours comme dépotoir implique le maintien des accès initiaux permettant la communication entre ces dernières et les corps de bâtiments associés. Les datations radiocarbones permettent de situer le fonctionnement du dépotoir entre 1275 et 1315 (+/ – 30 ans), avec une assez bonne marge de certitude concernant la fourchette 1270-12902. Le dépotoir de la tour sud-est correspond à un ensemble que l’on qualifiera de domestique et culinaire. Il comprend de nombreux rejets fauniques liés à l’alimentation humaine. On trouve dans l’ensemble clos des espèces issues de l’élevage comme de la chasse (ovinés et caprinés, suidés, cervidés, gallinacés et avifaune) ainsi que des taxons relevant de la malacofaune (moules, bulots) et de l’ichtyofaune, tant marine que dulcicole (bar commun, anguille, siluriforme…). Exception notable, à l’interface avec le plancher du premier dépôt de la séquence, on a mis au jour le squelette d’un chat domestique en connexion anatomique partielle. La présence de l’animal, à proximité d’un espace de cuisine primitif, est à mettre en corrélation avec le grand nombre de restes de muridés présent dans les différents étages du dépotoir. Ce dernier a également livré une collection de céramique particulièrement homogène comprenant un grand nombre de pichets très décorés, dont la provenance est répartie entre les productions franciliennes et celles de la basse vallée de la Seine (fig. 5). Le lot est chronologiquement en adéquation avec les datations par radiocarbone3. Le dépotoir comprend également des fragments de calcaire, de tuiles, de pavés glaçurés, ainsi qu’un élément de verre à vitre comportant un décor de grisaille. La répartition du mobilier s’effectue en cône depuis l’angle du manoir où se situait l’accès initial. La dimension des fragments fauniques et céramiques tend à s’accroître à mesure qu’on s’éloigne de la pointe du cône de rejet. Cette zone de dépôt est probablement en lien avec un espace de cuisine situé auprès de l’ancienne tour, dans le corps de logis est. Le transfert de la cuisine et du logis vers le bâtiment barlong ouest, après la deuxième moitié du xive siècle, stoppe probablement l’utilisation régulière du dépotoir de la tour sud-est.
Fig. 4. Coupe du SD14-1 : contrefort sud, courtine est, et séquence stratigraphique du talus d’escarpe et du colmatage (relevés et DAO : T. Guérin et G. Belmar).

Fig. 5. Quelques céramiques issues des dépotoirs des tours sud-est et nord-est (cliché : T. Guérin).

9Le dépotoir de la tour nord-est n’a été exploré qu’en surface. Il cesse d’être alimenté vers 1410 (datation radiocarbone4), date à laquelle les angles de la maison forte sont probablement repris et les accès initiaux des tours condamnés. Ce dépotoir est moins fourni que le précédent et plus hétérogène. Il est caractérisé par la présence d’accessoires vestimentaires ou de parure (notamment une trentaine d’épingles en alliage cuivreux) mêlés à de petits reliefs alimentaires ainsi qu’à des débris de céramique comprenant des éléments de pots globulaires (coquemars ?) ; on note également la présence de petits pichets fins en protogrès, issus des productions précoces du Beauvaisis. Comme pour la tour sud-est, des fragments de verre à vitre et surtout des résilles de plomb attestent de la fréquence des huisseries vitrées. Plutôt qu’un rejet en cône, le dépotoir se présente sous la forme de groupes localisés, dont le principal ensemble est formé par un pot globulaire cassé dans lequel ont été rassemblés des débris divers (des éléments fauniques et ichtyofauniques consommés, quatre clous, trois épingles, trois tessons de protogrès et des rejets organiques décomposés). À la différence du premier dépotoir, le niveau supérieur évoque davantage un rejet « de chambre ». Néanmoins, les deux dépotoirs révèlent un mobilier et des habitudes alimentaires correspondant à la nature aristocratique des occupants du manoir.
L’accès
10L’entrée du manoir est constituée par une tour-porte quadrangulaire abritant un passage mixte défendu par un pont-levis à flèches. La tour comporte une chambre de garde au premier étage et un logis au deuxième. La fouille s’est attachée à documenter les modalités du passage depuis l’extérieur, en lien avec le pont-levis. Les traces d’un dispositif d’accès ont été mises en évidence en 2013 lors de la prospection géophysique réalisée au moyen d’un conductivimètre. Un massif important a été détecté en avant de la porte de la maison forte. Lors de la fouille, l’existence d’une structure de franchissement a été confirmée. Il s’agit d’un pont dormant qui, dans son état final, barre totalement le fossé à hauteur de l’entrée (fig. 6). L’ouvrage, très remanié, présente au moins cinq phases architecturales majeures. Dans son état final, le pont ne comporte pas d’arche autorisant un passage d’eau. En outre, il est réaménagé afin de permettre l’accès de plainpied à la tour-porte. L’interruption de 3 m entre la tête de pont et la porte initialement pratiquée pour les besoins du pont-levis a été ultérieurement comblée par une extension du tablier. Cet aménagement est probablement à rapprocher de la fonction agricole croissante de la maison forte au cours des xvie-xviiie siècles (Pradié, 2008, p. 333-335). Au cours du premier tiers du xixe siècle, le pont a été simplement enterré sous une mince couche de remblai, sa chaussée a été déposée et ses gardes corps latéraux arasés. Les remaniements successifs depuis le xiiie siècle semblent trouver une explication dans les contraintes importantes que la mise en eau des fossés faisait peser sur l’ouvrage et qui ont conduit à reprendre régulièrement l’ensemble afin de maintenir le pont opérationnel.
Fig. 6. Vue de la paroi sud du pont-dormant (cliché : T. Guérin).

Fig. 7. Détail d’un plan du manoir de la deuxième moitié du xviiie siècle (ADSM, 12 FI 292).

Les fossés et leur mise en eau
11L’emprise des fossés du manoir a été en partie dévoilée par les prospections préliminaires. La microtopographie et la géophysique ont conduit à supposer l’existence d’un réseau fossoyé de forme presque quadrangulaire et dissymétrique. La section est mais surtout la section nord se sont avérées d’une largeur plus importante que les fossés sud et ouest. La fouille a confirmé les postulats formulés lors de la prospection de surface en révélant le module variable de la largeur des douves : environ 15 m d’ouverture en surface au sud et à l’ouest, jusqu’à une vingtaine de mètres à l’est et une trentaine de mètres au nord. Le fond des fossés a été atteint en amont et en aval : par rapport au terrain actuel, la profondeur est de l’ordre de 3,20 à 3,40 m en moyenne et dépasse les 4 m auprès du pont-dormant. Les douves de la maison forte présentent un profil en auge à fond plat et aux parois obliques. Le profil observé correspond à la phase de remaniement général du dispositif, avec l’apport des talus d’escarpe contre les soubassements de la fortification.
Escarpes, contrescarpes et talus-barrage nord
12Dans la conception initiale de la maison forte, le pied des maçonneries baignait dans l’eau des douves. Suite aux désordres engendrés par l’humidité permanente, les soubassements ont été protégés sur toute la périphérie du manoir par un talus d’escarpe rapporté. Ce dernier englobe les contreforts externes mais n’inclut pas les tours, qui sont déjà démantelées. Le talutage est constitué de niveaux successifs de remblais formant une paroi oblique dont le pendage régulier est d’environ 45 à 50 %. Le versant du talus est revêtu d’un chemisage très induré formé d’un mélange de mortier de chaux et de graves calcaires et siliceuses.
13Les contrescarpes sont entaillées dans les limons qui occupent le fond du vallon. Au sud, la fouille a démontré qu’elles avaient été remaniées par l’apport de couches anthropisées et de remblais, tant sur l’épaulement que dans la pente du fossé. La contrescarpe méridionale est complétée tardivement par un talus, partiellement installé sur les niveaux de colmatage hydromorphes. Ce talus suit le rebord externe du fossé sur toute sa longueur. De dimension modeste (environ 2 m de largeur en pied pour environ 1 m de hauteur observable), il est ponctuellement perturbé par des affaissements et des brassages évoquant des chablis anciens. L’observation est à rapprocher de l’un des plans du xviiie siècle représentant la maison forte et ses fossés entourés d’une rangée d’arbres (fig. 7). L’archéologie n’a pas mis en évidence pour la contrescarpe de dispositifs de soutènement analogues à la chemise semi maçonnée des talus d’escarpes du pied du manoir. Au nord, le talus de contrescarpe est d’une toute autre nature. La levée de terre mesure à cet endroit plus de 6 m de large en pied et 1,50 m de hauteur. Dans un deuxième temps, un nouvel apport de remblais porte la largeur totale de l’ensemble à plus de 11 m. En revanche, la hauteur finale de l’ouvrage de terrassement n’est pas connue. Ce talus septentrional s’apparente à un talus-barrage destiné à assurer la retenue de l’importante masse d’eau accueillie par la section nord des douves.
Drainage et colmatage
14L’un des apports de la fouille est d’avoir démontré le drainage quasi permanent du réseau fossoyé de la maison forte, et ce dès la phase architecturale primitive. Le niveau d’inondation des fossés est cependant fluctuant et probablement influencé par des épisodes de crues et d’étiages saisonniers. Le faciès des unités stratigraphiques hydromorphes révèle un étagement des micro-variations au sein même des couches de colmatage, avec un feuilletage très dense des horizons de flux.
15L’iconographie du xviiie siècle tend à représenter le manoir du Catel avec des fossés en eau (figurés sur le plan ancien par un lavis gris, comme les autres éléments hydrauliques) et situé sur le talweg d’un ruisseau qui apparaît comme permanent, assurant le drainage et l’évacuation du trop-plein des douves (fig. 7). Le déversoir aval a été recoupé lors de la fouille et la datation radiocarbone5 pratiquée sur les abondants déchets végétaux emprisonnés dans les derniers épisodes du drainage avant l’envasement du dispositif donne un terminus post quem situé vers 1665 (à +/ – 30 ans). Toutefois, des épisodes de drainages intermittents continuent d’apparaître ponctuellement jusqu’au colmatage total des douves entre 1800 et 1832. Les résultats de la fouille tendent donc en faveur d’une alimentation en eaux vives qui persiste jusqu’à la fin du xviie siècle avant de se tarir progressivement. Le ruisseau figuré sur les plans anciens correspond donc probablement à une réalité archéologique tangible et témoigne dans ce cas d’une modification profonde du contexte hydrographique dans lequel se trouve le manoir, et ce sur une période assez courte, puisqu’à partir de 1832 aucun cours d’eau apparent ne draine ce vallon.
16Durant toute son existence, le réseau fossoyé de la maison forte semble avoir pâti d’un envasement conséquent et permanent. L’entretien du système n’a pas empêché l’exhaussement continu du plancher des douves. Le mécanisme est particulièrement flagrant à proximité du pont-dormant où l’accumulation sédimentaire est très importante. La pression exercée sur l’ouvrage de franchissement et la réduction puis la suppression des passages d’eau ont considérablement et durablement endommagé le pont. Le terminus ante quem pour le colmatage total des douves est donné par une gravure publiée en 1832 qui représente la moitié septentrionale de la façade ouest du manoir6. Le pont-dormant, la tour d’angle ainsi que les fossés ont à cette date disparu. Les observations réalisées lors de la fouille soulèvent donc plusieurs questions quant à l’environnement paysager de la maison forte. Après cette campagne pluriannuelle, nous avons acquis la certitude qu’il diffère de ce qu’on peut voir aujourd’hui. En recoupant les témoignages oraux d’agriculteurs et les données du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) concernant les cavités souterraines répertoriées, on constate qu’un grand nombre d’anomalies sont localisées dans le talweg du vallon sec, en amont du manoir, depuis Yclon jusqu’au « Fond des Linquettes » (fig. 1). Les rumeurs locales évoquent des briques remontées occasionnellement lors des labours au fond du val. D’ailleurs, la route départementale 110, à l’endroit où elle croise le talweg, a dû être réparée à cause d’un affaissement imputé à une bétoire non répertoriée. Lors des épisodes de fortes pluies, des résurgences apparaissent en aval du manoir. Enfin, le vallon qu’occupe la fortification manoriale appartient au bassin versant de la Durdent, qui trouve sa source à 5,5 km en aval du Fond de Veraval. Ces indices plaident en faveur de l’hypothèse d’une modification anthropique du faciès hydrologique du vallon entre la fin du xviiie et le premier tiers du siècle suivant. On suppose que le cours d’eau représenté sur les plans anciens (permanent ou avec des modifications saisonnières de débit) a été canalisé tardivement ; les briques qu’affirment rencontrer un peu partout dans le talweg les agriculteurs locaux pourraient alors correspondre à l’extrados d’un drain maçonné. Le temps passant, le réseau aurait été oublié et, faute d’entretien, se serait probablement obstrué. Dès lors, le drainage initial se serait transformé en chevelu karstique. Cependant, lors des épisodes de crues majeures, le système hydrologique souterrain est probablement saturé et le drainage de surface reprend, avec tous les désagréments que cela implique.
Chronologie
17L’édifice est du nombre des trois maxima aedificari (Heudebouville, Gruville et Écretteville) que la Chronique de Fécamp attribue à Richard de Trégots, abbé de 1259 à 1284 (Delisle et al., 1894, p. 431 ; Pradié, 2008, p. 321). La date traditionnellement retenue pour ces chantiers est 1269-1270, mais la Chronique laisse à penser que ceux-ci ont pu démarrer après les deux premières années de l’abbatiat de Richard de Trégots, vers 1261. Les fossata ad modum quadrature mentionnés en 1264 constituent l’indice historique principal en faveur de cette datation7. À l’issue des recherches archéologiques, la morphologie comme la chronologie du manoir du Catel ont été précisées. D’un point de vue typochronologique, d’abord, le modèle planimétrique de maison forte auquel se conforme le manoir du Catel trouve un parallèle dans celui de Vittefleur (Seine-Maritime), acheté par l’abbaye de Fécamp à Nicolas Hotot en 1265 (Gourdon de Genouillac, 1875, p. 221), ce qui suggère que ce type de fortifications rurales, en place dès 1260, est à ce moment autant prisé des grands seigneurs que de la petite aristocratie rurale du Pays de Caux.
18Plus directement, l’archéologie témoigne que le manoir « idéalement symétrique », tel qu’il est initialement conçu, n’a pas duré longtemps. En termes de datation, la typochronologie des céramiques et le radiocarbone montrent que ce manoir « idéal » de Richard de Trégots est probablement amputé de certaines structures bâties dès la fin de son abbatiat ou au début de celui de son successeur, Guillaume de Putot (1285-1296). Les tours de la façade orientale sont déjà démantelées après 1275, utilisées comme dépotoirs au tournant des xiiie et xive siècles, avant 1315, et des travaux de réfection extensifs sont matérialisés par l’emploi de la pierre de Fécamp. Lorsque les dépotoirs sont installés, les angles du manoir donnent sur des ruines arasées communiquant avec le talus d’escarpe externe mis en place après la suppression de l’élévation des tours et dont le pied baigne dans des fossés en eau. Les remaniements ultérieurs, au début du xve siècle (vers 1410), conduisent à l’abandon et au démantèlement du logis oriental ainsi qu’à l’arrêt du fonctionnement des dépotoirs, signalé par l’obturation des accès aux tours arasées. À partir de cette date, le pont dormant du manoir reçoit une dernière série de modifications, s’étalant probablement jusqu’au début du xviie siècle, qui voit la suppression définitive du pont-levis fonctionnel et le début de l’envasement total du dispositif fossoyé. Si, vers la fin du xviie siècle, le manoir bénéficie toujours de fossés en eau, ce contexte naturel primitif est profondément bouleversé et disparaît dans le premier tiers du xixe siècle.
Conservation du monument
19Le projet d’aménagement du manoir du Catel et la potentielle réouverture de ses fossés (en partie ou en totalité) doivent être discutés à la lumière des données archéologiques. Si les bâtisseurs de la maison forte ont effectivement pris soin d’adapter la maçonnerie des soubassements à une exposition permanente à l’eau, certains effets n’ont pas été prévus. L’amollissement des limons sous-jacents a probablement menacé de rendre insalubre une bonne partie de l’édifice. Les solutions apportées par les hommes du Moyen Âge à ce problème sont instructives. Ils ont d’abord tenté de sauvegarder la structure complète en augmentant la surface de portance des tours. Toutefois, ce chantier n’a pas produit les résultats escomptés et trois des tours d’angle n’ont pas pu être conservées en élévation. Ensuite, les bâtisseurs se sont efforcés d’isoler le pied des murs de l’eau des fossés. L’installation du talus d’escarpe a permis de réduire considérablement l’impact de l’humidité constante sur les substructions de la maison forte. Le dispositif a suffisamment stabilisé l’ensemble pour que le complexe manorial puisse être utilisé de façon continue jusqu’à aujourd’hui. Pourtant, les mécanismes d’affaissement n’ont pas pour autant été totalement supprimés. La tour d’angle sud-ouest a continué de basculer lentement vers le fossé, au moins jusqu’à sa stabilisation définitive en 2001. Durant l’époque moderne, le contrefort médian de la courtine orientale s’est presque complètement disloqué à cause des contraintes exercées sur ses parties hautes par l’enfoncement des parties nord et sud de l’enclos manorial. La partie supérieure du pont-dormant a été déstabilisée par une poussée importante dirigée depuis l’aval. Sous la pression de l’eau et des couches de vase, la structure interne de la maçonnerie s’est fissurée et le décollement d’une partie du parement a généré un faux aplomb du côté nord.
20Malgré les difficultés qu’elle engendrait, les hommes du Moyen Âge ont conservé la mise en eau des fossés et l’ont entretenue. Outre la défense, cette dernière jouait également un rôle sanitaire (déversoir pour les eaux usées et les latrines en encorbellement) et probablement économique (vivier, probable moulin hydraulique en aval des douves) qui justifiait le maintien du système.
21En revanche, dans le cadre d’un projet de réouverture du réseau fossoyé, les désordres qu’ont affronté les constructeurs médiévaux et la manière dont ils ont été contrés doivent servir d’enseignement afin de ne pas reproduire certaines erreurs et réactiver par inadvertance des mécanismes de déstabilisation que l’oblitération des fossés et la suppression du drainage du talweg ont pratiquement enrayés. ■
Bibliographie
Bibliographie
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Penna B. (2000) – Monuments civils et religieux et maisons particulières de Caudebec et de ses environs. Fouilles de la villa de Maulévrier. Caudebec-en-Caux, Musée de la marine de Seine, 217 p.
Pitte D. (2001) – Manoir du Catel à Écretteville-lès-Baons, rapport de sondage archéologique (28-29 mai 2001). Rouen, Service régional de l’archéologie, 7 p.
Pradié P. (2008) – La maison forte d’Écretteville-lès-Baons. Lalou E., Lepeuple B. et Roch J.-L., Des châteaux et des sources. Archéologie et histoire dans la Normandie médiévale. Mélanges en l’honneur d’Anne-Marie Flambard Héricher. Rouen, PURH, p. 307-339.
Notes de bas de page
1 Archives départementales de Seine-Maritime (ADSM), 12 FI 177, 292.
2 Beta437441, 750 +/ – 30 BP, 1225-1285 cal AD, 95 % de probabilités (interception de l’âge radiocarbone, 1270 cal AD, 68 % de probabilités) et Beta437440, 670 +/ – 30 BP, 1275-1315 cal AD, 95 % de probabilités (interception de l’âge radiocarbone, 1290 cal AD, 68 % de probabilités).
3 Son étude a été prise en charge par le programme collectif de recherche « Typochronologie de la céramique médiévale et moderne en Normandie du xe au xvie siècle. Production et diffusion », coordonné par S. Dervin (INRAP, CRAHAM) et É. Lecler-Huby (INRAP, CRAHAM).
4 Beta437443, 540 +/ – 30 BP, 1390-1435 cal AD, 95 % de probabilités (interception de l’âge radiocarbone, 1410 cal AD, 68 % de probabilités).
5 Beta437442, 305-207 +/ – 30 ans BP, 1645-1680 cal AD, 95 % de probabilités (interception de l’âge radiocarbone 1665 cal AD, 68 % de probabilités).
6 Dessin tiré des gravures et manuscrits de Louis-François Lesage, publiés par Bruno Penna (2000, p. 139-140).
7 ADSM, Cartulaire de l’abbaye de Fécamp, 7 H 9, fol. 106.
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