1C’était par une belle journée de printemps 2009. Sur sa généreuse invitation, je me trouvais au domicile de M. Denis Lefèvre-Toussaint1 et nous étions tous deux fort occupés à compulser fébrilement nombre de documents originaux relatifs à l’histoire du Havre, tous plus rares les uns que les autres et tous hérités de son aïeul l’avocat et collectionneur havrais Victor Toussaint (1813-1899). Mon hôte me tendit soudain un manuscrit qu’il qualifia dans un grand sourire de « véritable petit bijou ». Son titre me sauta immédiatement aux yeux : Le Barbier d’Ingouville ou le Retour du Barbier de Séville, de même que sa belle écriture que je reconnus au premier coup d’œil pour être celle d’une mes vieilles connaissances : Louis-Augustin Pinel. La date de 1776, enfin, fit dangereusement battre la chamade à un cœur déjà bien éprouvé. Rendez-vous compte : un manuscrit autographe sauvé de l’oubli par un incroyable hasard quelques 233 ans après sa composition et mettant en scène les aventures d’un Barbier d’Ingouville en référence explicite à la célèbre pièce exactement contemporaine de Beaumarchais. Pour comprendre ce que je ressentis alors en le feuilletant, il vous faut imaginer un orpailleur tombant soudain sur la pépite de ses rêves. C’est cette pépite des Lumières que nous vous présentons aujourd’hui. Toutefois, avant de vous en laisser découvrir les charmes singuliers, une brève présentation de son auteur et de son contexte de composition s’impose afin d’en mieux goûter tout le sel attique.

Les origines familiales et sociales de Louis-Augustin Pinel (1752-1833)

2Louis-Augustin Pinel vit le jour au Havre le 28 décembre 1752 et fut baptisé à l’église Saint-François le lendemain2. Il était le fils de Jean-François-Augustin Pinel, « capitaine des navires marchands en ce port du Havre de Grace », et de son épouse Marie-Anne-Charlotte Pimont qui s’étaient mariés dans la même paroisse cinq ans auparavant3. Ses deux grands-pères, Louis Pimont du côté maternel et Pierre Pinel4 du côté paternel, étaient tous deux également capitaines de la marine marchande, le premier à Honfleur et le second au Havre. Ce dernier exerça par ailleurs les charges de marguillier de la paroisse de Saint-François et de capitaine quartenier de la milice bourgeoise. La famille faisait partie de la bourgeoisie havraise depuis au moins trois générations puisque l’arrière-grand-père Jean Pinel5 est déjà signalé comme tel dans les archives de la ville. En outre, son oncle paternel Nicolas Pinel était fort considéré dans la cité de par les fonctions qu’il y exerçait6. Avocat au Parlement de Rouen, il assuma en effet durant sa carrière les charges prestigieuses de lieutenant particulier civil et de lieutenant criminel de l’Amirauté, de maire-échevin, de président du Grenier à sel et traites, d’administrateur de l’hôpital et de marguillier des églises Notre-Dame et Saint-François. Enfin, l’une de ses tantes paternelles épousa en 1742 un certain Pierre Gaillard, écrivain des galères royales à Marseille originaire de Frontignan et muté depuis peu dans l’administration du port du Havre7. De cette union était né en 1750 son cousin germain Jacques-Augustin Gaillard, dont Louis-Augustin Pinel fut fort proche et qui fit une brillante carrière comme officier de plume jusqu’à l’achever comme chef de l’administration de la marine au Havre. Il est à noter que Gaillard laissa à sa mort en 1825 plusieurs manuscrits et un cahier de dessins relatifs à l’histoire de la ville8.

3Revenons brièvement à son père Jean-François Augustin Pinel. Né en 1717 et décédé en 1770, ce capitaine de navires marchands se lança, comme tant de Havrais de cette époque, dans le négoce maritime, et ce avec quelque apparence de réussite puisqu’il parvint à contracter des alliances matrimoniales fort avantageuses pour ses filles qui épousèrent à la veille de la Révolution les négociants Jacques Robert Colombel et Emmanuel Ambroise Guérard bien connus sur la place. Quant à son frère Pierre-Louis-Cyprien, il fit au Havre avant la Révolution une carrière remarquée d’officier des traites et des fermes du roi, puis de contrôleur des douanes.

4On le voit, la famille de Louis-Augustin Pinel est en pleine ascension sociale de la marine marchande vers le monde du négoce et de la robe dans ces années de prospérité et d’expansion économique dont bénéficie Le Havre à partir du milieu du xviii^e siècle. Mais c’est encore Louis-Augustin qui incarnera le mieux les hautes ambitions de son clan par sa carrière et ses alliances.

Une position sociale assurée dans l’élite de la ville

5C’est à l’âge de 37 ans, précisément le 2 juin 1789, que Louis-Augustin Pinel convola en justes noces9 en la paroisse de Notre-Dame du Havre. L’acte de mariage le désigne alors comme conseiller, avocat et procureur du roi au bailliage du Havre. Il épousa ce jour-là la jeune Victoire-Sophie-Émelie Eyriès, de 20 ans sa cadette10, fille du capitaine de navire et négociant Hugues Eyriès11 et de Marie-Jeanne Le Couvreur, elle-même issue d’une ancienne et puissante famille havraise de marchands et de négociants. Nous retrouvons ici les fondateurs et associés de la compagnie Eyriès et Le Couvreur qui fit tant pour les armements de Beaumarchais durant la guerre d’Indépendance américaine à compter de 1776.

6Les deux filles de Louis-Augustin, Virginie-Émelie et Jeanne-Caroline12, resteront célibataires. En revanche, son fils unique Paul-Augustin épousera en 1822 Julie-Charlotte-Cornélie Faure13, fille de Guillaume-Stanislas Faure. Ce notable est connu comme imprimeur au Havre mais aussi et surtout comme ancien député et sous-préfet de la ville rallié à Louis XVIII lors de la première Restauration14. Le témoin de la mariée est son oncle paternel Louis-Joseph Faure15, conseiller d’État et officier de la Légion d’honneur. Ces deux personnages sont les fils du négociant et conventionnel Pierre-Joseph-Denis-Guillaume Faure qui, en tant qu’imprimeur, éditeur et libraire, créa le premier journal du Havre avant de devenir avocat, juge puis enfin homme politique16. Cette alliance avec la dynastie Faure au moment précis où la restauration monarchique tend à se stabiliser montre que Louis-Augustin Pinel avait non seulement réussi à traverser sans trop d’encombres la tourmente révolutionnaire, mais qu’il était aussi parvenu à poursuivre l’ascension sociale familiale débutée trois générations plus tôt.

7L’importance de son patrimoine révélée par les archives fiscales de la période révolutionnaire montre en effet que Pinel figurait alors parmi les plus gros contribuables havrais. Dans sa déclaration pour l’emprunt forcé de l’an II faite le 29 frimaire17, il dit posséder, outre la maison familiale de la rue Saint-Michel, plusieurs immeubles pour une valeur totale de 2 225 livres. À ses propriétés en ville, il convient d’ajouter 8 560 livres de biens fonciers disséminés dans l’arrière-pays ainsi que 1 500 livres de rentes diverses, ce qui porte sa fortune personnelle à plus de 10 000 livres et le place ainsi parmi les premiers notables du Havre. Ce document nous apprend également que Pinel faisait partie des actionnaires de la Manufacture de tabac de Montivilliers18 fondée en 1791 par son cousin Nicolas-Augustin Gode et par un certain Jean-Baptiste-Denis Lesueur, greffier en chef de l’Amirauté du Havre19. Ce n’est d’ailleurs pas le seul lien que Pinel entretenait avec ce Lesueur, puisqu’ils firent tous deux partie des quelques frères qui réveillèrent la loge maçonnique conservatrice et monarchiste la Fidélité en 179520. Contrairement à Lesueur, il ne semble pas avoir été franc-maçon avant cette date, ni s’être beaucoup attardé dans la loge, ce qui reste cependant difficile à déterminer faute de traces substantielles. Ce fait dénote néanmoins une proximité sur le plan de la sensibilité politique et culturelle.

8Selon l’abbé Anthiaume, Pinel fit au Collège du Havre « d’excellentes études », après lesquelles « il fut, n’ayant pas encore vingt ans accomplis, reçu avocat avec dispense d’âge, et nommé procureur du roi au bailliage du Havre21 ». Le même auteur nous apprend qu’en 1790, après la disparition de sa charge, il exerça les fonctions de commissaire du roi au tribunal du district de Montivilliers qui siégeait alors au Havre. En février de la même année, il échoua à l’élection de procureur de la commune contre Costé, puis à celle de substitut du procureur contre Olivier. Nous retrouverons d’ailleurs ce Costé évoqué nommément dans le Barbier d’Ingouville puisque c’est là la véritable identité que Pinel a choisie de donner au personnage du comte de Guatimalo, une identité révélée sans crier gare à l’acte III, scène xiii, lors de l’épisode de la signature du contrat de mariage avec la jeune Caroline. En 1793, dans le document fiscal cité plus haut, il se déclarait membre du Bureau de paix et de conciliation. Mis en disponibilité sous la Terreur, il ne sera rétabli dans ses fonctions juridiques qu’en 1811 en tant que juge de paix et il le restera jusqu’à son décès en 1833.

9Curieusement, ce personnage aux talents multiples et à la fortune plus que confortable ne semble s’être intéressé à la vie politique locale que très épisodiquement. En 1789, Pinel, alors encore procureur du roi, participa à l’assemblée des officiers royaux du bailliage du Havre dans le cadre de la préparation des États généraux du royaume, réunion qui se tint le 4 mars dans la chambre du conseil de ville. Il y fut élu député avec Glier, lieutenant civil et criminel de police, pour les représenter à l’assemblée générale du tiers état au chef-lieu du grand bailliage de Caux22. Un an plus tard, le 16 mai 1790, il fut à nouveau élu député, mais cette fois pour une représentation politique de la section Notre-Dame en compagnie des négociants Rohner, Grégoire, Delahaye l’aîné et Guillaume-Antoine Sery23 puis il présenta, malheureusement sans succès, sa candidature aux élections municipales. Il faut attendre la date du 24 juin 1825 pour voir enfin Louis-Augustin Pinel faire son entrée au conseil municipal de la ville sur ordonnance royale24. Il occupera cette place de simple conseiller avec une assiduité remarquable jusqu’au 19 mars 1831, dernière séance où l’on constate sa présence physique25. Cette absence est vraisemblablement à imputer à son état de santé – il est alors âgé de 79 ans – et ce d’autant plus que son remplacement n’est pas à l’ordre du jour du Conseil avant son décès survenu à Sainte-Adresse, près du Havre, le 16 janvier 1833 dans sa 81^e année. Ultime précision, c’est le 1^er mai 1821, écrit l’abbé Anthiaume, que « les grands services qu’il rendit à sa ville natale lui valurent la croix de Chevalier de la Légion d’honneur26 », une distinction que Pinel arbore fièrement sur le seul portrait que nous ayons de lui et qui ne nous est parvenu que par des ouvrages bien postérieurs à l’évènement27.

Un poète méconnu

10Si ses biographes et bibliographes successifs vantent fréquemment son intelligence et sa culture, ils ne mentionnent cependant de Louis-Augustin Pinel qu’une seule œuvre écrite que nous évoquerons plus loin. Son goût pour la poésie semble en effet avoir été largement ignoré. Or, dans un curieux ouvrage manuscrit composé par Guillaume-Antoine Sery de 1779 à 1836 sous le titre Spicilège ou Farrago28, nous avons trouvé la copie minutieuse de quatre poèmes attribués à un certain « Pinel fils » et datés précisément des années 1781 et 178229. L’auteur précise pour le premier d’entre eux que ce poète est « le fils de M^r Nicolas Pinel, Avocat au Havre ». Tout indique qu’il s’agit en fait bel et bien de Louis-Augustin, alors jeune avocat et successeur de son oncle Nicolas Pinel dans la charge de procureur du roi au bailliage du Havre. Si ces poèmes sont cités, c’est parce qu’ils intéressèrent Sery pour avoir à divers titres défrayé la chronique locale à l’époque de leur composition.

11Le premier poème s’intitule Stances sur un trait de bienfaisance de Son Altesse Sérénissime Monseigneur le Prince de Condé pendant son séjour au Havre le 11 juillet 1781. Il y déplore en dix strophes de quatre vers chacune le malencontreux accident qui survint dans la foule qui acclamait le prince de Condé et le duc de Bourbon lors de leur visite au Havre les 10 et 11 juillet 1781 ; il y célèbre surtout le généreux geste de réparation octroyé par le prince royal à l’égard des victimes. En effet, un des soldats de la garde princière pressé par la foule en liesse avait accidentellement fait partir un coup de fusil qui provoqua la mort d’un homme et en blessa un autre. Le prince indemnisa royalement les victimes par une pension de 400 livres jusqu’au dernier enfant survivant. Dans un style quelque peu emphatique, Pinel chante alors les vertus de ce grand seigneur et l’honneur qui fut ainsi fait au Havre.

12Le second poème célèbre sur le même ton les libéralités dont fit preuve sur ses fonds propres le commissaire ordonnateur de la Marine Mistral à l’égard des familles de marins en mer ou morts en service, et ce à l’occasion de la naissance du dauphin le 22 octobre 1781 et des réjouissances qui furent organisées en son honneur. Intitulé Stances à M^r Mistral, il se compose de quatre strophes de quatre vers chacune30.

13Les deux autres poèmes, datés de 1782, sont très différents des précédents. Cette année-là, précise Sery en exergue, « un missionnaire, ex-jésuite, préchoit à Notre-Dame du Havre la station du Caresme, et étoit fort suivi » : « Un comédien nommé Patrat attiroit aussi beaucoup de monde à la Salle de Spectacle. M. Pinel fit à ce sujet les vers suivants [intitulés] Parallele de Patrat acteur, et du père d’Ervillers ex-jésuitte et predicateur du Caresme en 1782 au Havre. » Ce poème de 33 vers opère une comparaison entre ces deux personnages et surtout les valeurs qu’ils incarnent l’un et l’autre31. Tout à fait dans l’esprit des Lumières et s’y référant explicitement, Pinel fait un vibrant éloge de ce célèbre comédien en particulier et du théâtre en général qu’il oppose au fanatisme du non moins fameux prédicateur. Les mots sont durs et sans détour et le poète n’hésite pas à taxer la foule qui a déserté massivement la salle de spectacle pour l’église Notre-Dame de « sots bornés » et de « peuple imbecille ». L’ensemble est tourné avec talent et verve, et c’est sans doute la raison pour laquelle Sery, contemporain et vraisemblablement témoin de l’événement, précise ensuite : « On fut scandalisé des vers en faveur de Patrat et contre le Père d’Ervillers ; Pinel fit également ceux-ci. » Suivent alors les Stances au Père d’Ervillers où, en sept strophes de quatre vers chacune, Pinel fait véritablement amende honorable en vantant les vertus du prédicateur et de la religion, dernier rempart contre les dangereux mirages de la « Philosophie ». Pinel, par ailleurs personnage en vue et titulaire d’une charge judiciaire de première importance dans cette ville royale qu’est Le Havre, a dû manifestement se heurter à un scandale de taille et il fut probablement contraint de se rétracter publiquement sous la pression des autorités locales tant royales et municipales que religieuses.

14Quant à cette « Salle de Spectacle » évoquée par Sery et où l’acteur Joseph Patrat se produisit en 1782, c’était précisément la quatrième de ce type. Située rue de la Halle, dans le quartier Notre-Dame, elle avait été ouverte en 1773 et elle restera en usage jusqu’en 1787, date à laquelle une nouvelle salle plus vaste fut bâtie sur deniers publics32. C’est donc dans cette même salle que fut représenté en 1776 le Barbier de Séville en présence de Beaumarchais lui-même.

15Quoi qu’il en soit, ces quatre poèmes inédits33 donnent ainsi quelques indices sur le personnage de Louis-Augustin Pinel, indices qui seront confirmés par la découverte de la comédie du Barbier d’Ingouville écrite de sa propre main en 1776. Mais auparavant, il nous reste à faire plus ample connaissance en considérant son ouvrage historique et archéologique qui fut publié à la fin de sa vie, bien après la tourmente révolutionnaire.

L’archéologue érudit et ses Essais archéologiques, historiques et physiques

16Toutes les biographies et bibliographies relatives à Pinel signalent qu’il fut membre de la Société des Antiquaires de Normandie dès le début du xix^e siècle. Par ailleurs, l’Annuaire statistique du Département de la Seine-Inférieure pour l’année 1823 consacre une longue notice aux travaux de la Commission départementale des Antiquités depuis sa constitution par le gouvernement en 1818 et sa réorganisation par l’arrêté préfectoral du 15 décembre 182134. Spécialement chargée de la recherche et de l’étude des antiquités monumentales du département, elle s’appuie sur les institutions patrimoniales officielles, sur les sociétés savantes et sur les érudits locaux. Dans cet esprit, il a paru « utile » au préfet « de désigner dans chaque arrondissement des commissaires-inspecteurs des antiquités, choisis parmi les personnes les plus distinguées par leur instruction et leur goût pour les études historiques ». Pour l’arrondissement du Havre, le préfet désigne « MM. le Marquis de Mirville, membre du Conseil général, maire de Gommerville […], et Pinel, juge de paix au Havre35 ». Le seul fait de figurer parmi les neuf commissaires-inspecteurs désignés pour couvrir l’ensemble du département suffit à démontrer non seulement à quel point Pinel était alors reconnu pour son érudition et son expertise en matière de recherche historique, mais aussi qu’il s’inscrivait pleinement et de notoriété publique dans la quête de traces pour la mémoire normande, et ce un an seulement avant la publication de son ouvrage.

17C’est donc en 1824 que Pinel publia ses Essais archéologiques, historiques et physiques sur les environs du Havre chez Stanislas Faure36. Notons au passage que cet ouvrage ne porte pas d’autre nom d’auteur que cette sobre mention : « M. P… » Cependant ses biographes et bibliographes havrais sont unanimes à le lui attribuer, en particulier ceux qui furent ses contemporains et surtout ses proches tels qu’Alexandre Eyriès37. En outre, un des deux seuls exemplaires connus de cet ouvrage38 porte une annotation manuscrite de la main de ce dernier complétant l’initiale P par le patronyme complet de Louis-Augustin Pinel. Les Essais se présentent sous la forme d’un volume imprimé de 64 pages au format in-octavo dont le titre reflète fidèlement le programme de l’ouvrage. Après cinq pages qui détaillent ses intentions, l’auteur porte un regard critique sur les historiens de la fondation du Havre qui l’ont précédé en confrontant méthodiquement leurs affirmations aux archives écrites et aux vestiges archéologiques, pointant leurs incohérences et soumettant leurs thèses à un feu roulant de critiques. Pinel s’inscrit dans une démarche véritablement historienne en ce qu’elle est confrontée aux preuves matérielles des faits annoncés et qu’il y a une réelle volonté de s’extraire du mythe et du merveilleux. La région havraise est ainsi explorée méthodiquement en s’appuyant tout autant sur l’archéologie que sur la géologie pour élucider les mystères du peuplement de l’estuaire de la Seine aux rivages si changeants. Le tout est pourvu d’un appareil de notes érudites et circonstanciées. Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’une histoire factuelle du Havre, mais bien plutôt d’une étude historique, archéologique et géologique visant à éclaircir les circonstances et les conditions des origines du peuplement du site du Havre et de son arrière-pays, antérieurement et au moment de la fondation de la ville et du port en 1517. Les intentions qu’affiche l’auteur dès son introduction sont riches d’enseignement quant à l’esprit qui préside à ses travaux. En particulier, il définit sa propre conception de l’histoire et de son rôle en évoquant clairement la problématique de la mémoire et de l’identité locale. Ces sentiments louables et nécessaires aux individus comme aux communautés, écrit-il, doivent reposer sur des faits avérés et vérifiés, loin des défaillances et des passions humaines, loin du mythe, du merveilleux, en un mot de l’irrationnel. Nous reconnaissons dans ce texte écrit sur ses vieux jours par un homme chargé de l’expérience d’une longue vie, les traits du jeune Pinel déclamant des stances qui défendent le théâtre et l’art contre le fanatisme religieux. L’homme est posé, réfléchi, nuancé, ennemi des extrêmes et des passions irrationnelles. L’histoire est indispensable à l’humanité et son étude doit être soumise à la raison par le truchement de la science pour plus d’efficacité dans la recherche et l’établissement de la vérité. De ce fait, Louis-Augustin Pinel fut un véritable pionnier de l’archéologie havraise qu’il pratiqua activement sous forme de fouilles au moins dès 1789, et il fut également l’un des premiers adeptes normands de l’histoire scientifique détachée tant de l’histoire-récit de l’Ancien Régime que des passions littéraires romantiques et politiques de la Restauration. La qualité de son travail fait vivement regretter à l’historien que la totalité de ses papiers personnels ait disparu corps et biens. Et la belle redécouverte de son manuscrit du Barbier d’Ingouville isolé au sein d’une ancienne et prestigieuse collection patrimoniale locale, si heureuse fût-elle, ne peut que renforcer ce regret. Mais trêve de lamentations, réjouissons-nous avec ce Barbier havrais par essence puisqu’Ingouville n’est autre que le nom d’un faubourg du Havre.

Le Barbier d’Ingouville

18Tout comme les Essais que nous venons d’évoquer, la page de titre du manuscrit du Barbier d’Ingouville39 indique sans plus de précision que cette comédie en prose et en trois actes fut composée par « M^r L.P. » Quelques lignes portées à la fin du troisième et dernier acte, au folio 64, apportent néanmoins ces quelques éléments de réponse : « Approbation : Je n’ai rien trouvé dans la présente pièce qui puisse en empescher la représentation. Le Havre, le 31 8^bre 1776. Signé Pinel, P^eur du Roy. » L’écriture de cette « approbation » étant semblable en tous points à celle du reste du manuscrit, il n’y a guère de doute sur l’identité du copiste. L’étude comparée de cette même écriture avec celle de documents autographes bien identifiés, nombreux dans les archives de la ville, ne laisse à nouveau aucun doute : l’auteur et le copiste de cette comédie ne font qu’un et il s’agit de Louis-Augustin Pinel. Né, nous l’avons dit, en 1752 et nommé procureur du roi dès l’âge de vingt ans, il n’a que vingt-quatre ans en 1776. Cette jeunesse de l’auteur peut donc aisément expliquer ce joyeux clin d’œil final où, parodiant son propre rôle de procureur, nous le voyons s’accorder gravement une approbation officielle qui, bien que toute fictive dans ce cas précis, eût été néanmoins indispensable à toute représentation publique40. Nous savions par deux de ses poèmes évoqués ci-dessus que Pinel était un homme fort épris de théâtre et imprégné de l’esprit des Lumières. Mais quelle n’est pas notre surprise de le voir ici, six années plus tôt, se référer explicitement au Barbier de Séville de Beaumarchais, comédie ô combien emblématique de cet esprit rarement représenté alors au Havre comme le montrera d’ailleurs quelques années plus tard l’affaire du Parallele de Patrat acteur, et du père d’Ervillers ex-jésuitte et predicateur du Caresme. Une référence doublement affichée par le choix du titre et du sous-titre de sa propre comédie, puis réaffirmée dès la première réplique du premier acte. Il ouvre en effet sa pièce en faisant dire au personnage du docteur Quinquina : « Tout est bien fermé… J’ai eu bon nez d’aller hier à cette comédie. Le médecin de Séville apprendra à vivre à celui d’Ingouville41. » Le ton est donné : tout le propos de Pinel reposera désormais sur la référence constante à la célèbre œuvre de Beaumarchais. Ce dernier trait mérite quelque attention et ce d’autant plus que notre jeune procureur et dramaturge amateur a eu la bonté de dater son œuvre. Quels rapports personnels entretenait-il en effet à cette époque d’une part avec l’inventeur du célèbre personnage de Figaro, et de l’autre avec la comédie du Barbier de Séville elle-même ?

19Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais (1732-1799) est un personnage aujourd’hui bien connu sous toutes ses facettes, y compris les plus obscures sur lesquelles nombre de chercheurs se sont penchés. Il fut en effet tour à tour horloger, musicien, auteur dramatique, éditeur, courtisan, agent secret, homme d’affaires et trafiquant d’armes avec les colonies anglaises d’Amérique alors en rébellion contre leur métropole. Nous savons par différentes sources que les armateurs havrais concernés par ses opérations en faveur de ces derniers étaient associés dans la compagnie Eyriès et Le Couvreur42. Une information confirmée notamment par une lettre autographe de Beaumarchais adressée en mai 1782 aux membres de la Chambre de commerce du Havre pour leur soumettre un projet de souscription pour la construction d’un vaisseau de ligne au profit de la marine royale. Il y mentionne bel et bien Eyriès et Le Couvreur comme étant les représentants exclusifs de son armement et de ses intérêts au port du Havre43. Bénédicte Obitz reviendra plus en détail sur cet aspect des choses dans la postface à cet ouvrage. Enfin, nous l’avons vu lorsque nous avons évoqué le cours de sa vie, Pinel épousera en 1789 une fille de ce même armateur Hugues Eyriès allié et associé aux Le Couvreur.

20C’est précisément cette comédie du Barbier de Séville qui lança la carrière d’auteur dramatique de Beaumarchais. Reçue à la Comédie-Française en 1773, elle y fut créée en février 1775 et lui ouvrit en peu de temps une longue série de succès théâtraux au point d’organiser une tournée à travers le royaume. Celle-ci fit-elle étape au Havre ? Difficile à dire, et ce d’autant plus que cette ville avait alors, nous le savons, une réputation d’inculture solidement établie. Cependant, Bénédicte Obitz a acquis par ses recherches la certitude, qu’elle exposera dans sa postface à cet ouvrage, que Beaumarchais présida en personne en décembre 1776 aux répétitions et aux représentations de plusieurs de ses comédies, dont le Barbier de Séville, et que celles-ci semblent bien avoir eu lieu au théâtre du Havre dès la fin du mois d’octobre. Pinel, en tant que procureur du roi doublé d’un amateur éclairé, n’a pu manquer de s’asseoir aux premières loges pour y assister, vraisemblablement jusqu’à s’en imprégner. Ajoutons que sa qualité professionnelle, l’autorité et les obligations qui en découlent ainsi que sa position sociale élevée dans le petit monde de l’élite négociante et maritime havraise l’auront inévitablement conduit à fréquenter de près Beaumarchais durant ses deux séjours attestés au Havre en mai puis en décembre 1776. N’était-ce pas là pour un jeune homme épris de belles-lettres, de théâtre et pétri de l’esprit des Lumières, une aventure littéraire et artistique exaltante ? Pour tout dire, nous aurions même tendance à le prendre au mot lorsqu’il fait dire au docteur Quinquina qu’il a vu la pièce la veille au soir.

21Et pourquoi le nier ? Nous nous plaisons à l’imaginer ainsi : la nuit est tombée ; dans un ballet de voitures, de falots et de torches, le théâtre se vide de ses spectateurs en habits, perruques, longues robes et bijoux étincelants. Des groupes s’attardent pour échanger leurs impressions et se souhaiter le bonsoir. Notre homme jaillit à grands pas du théâtre dans un mouvement d’enthousiasme juvénile. Manifestement en proie à une vive agitation, il en néglige de saluer la compagnie qui regarde passer ce jeune procureur d’un air ébahi. Oubliant même de se protéger de cette petite bruine automnale si havraise, il s’engouffre aussitôt dans les rues étroites du vieux quartier de Notre-Dame et file droit chez lui. Sitôt arrivé, il se jette sur son secrétaire et le voici qui passe fiévreusement tout le reste de la nuit à faire crisser sa grande plume d’oie sur le papier, à la lueur d’une chandelle et d’un mauvais feu de cheminée, tantôt mimant avec de grands gestes, tantôt chantonnant quelque air à la mode, noircissant feuillet après feuillet de sa belle écriture si sage. C’était la nuit du 30 au 31 octobre 1776 et le Barbier d’Ingouville était né.

22Mais voici que les chandelles sont allumées. Place au spectacle. Nous nous effaçons derrière le rideau rouge pour laisser la parole au Beaumarchais havrais et à ses personnages si attachants : le comte Frédéric Costé de Guatimalo d’Yvetot, le docteur Quinquina, son rusé compère Délaré, la jeune et audacieuse Caroline et enfin Rasibus, le désormais célèbre Figaro d’Ingouville44.