Le déiste Bernardin de Saint-Pierre à l’école normale supérieure : un paradoxe

1On a eu tendance à ridiculiser Bernardin de Saint-Pierre et à minimiser son rôle à l’École normale de l’an III : après avoir déclaré : « Je suis père de famille et domicilié à la campagne1 », il aurait annoncé qu’il lui fallait du temps pour réfléchir à un aussi grave sujet que celui de la morale, et il n’aurait donné finalement qu’une leçon avant de se retirer2. Quand Jean Dhombres et moi-même avons publié aux presses de l’École normale supérieure, en 2008, les Leçons d’analyse de l’entendement. Art de la parole, littérature, morale des Cours de l’an III, Barthélemy Jobert a accompli un énorme travail, se chargeant de tout ce qui concernait la morale ; d’où il résulte que Bernardin a fait plus d’un cours, et que d’autre part, il avait soigneusement préparé d’autres cours qu’il n’a pas pu prononcer. Après une leçon inaugurale prononcée le 3 pluviôse an III (22 janvier 1792) suivie de l’annonce du programme le 22 pluviôse an III (30 janvier 1795), il fit une série de leçons les 2, 4, 7, 9 floréal (21-28 avril 1795) et peut-être aussi les 13, 15, 17, 19 et 21 floréal an III (30 avril-10 mai 1795). Alors que les leçons de ses collègues furent publiées, et souvent même avec les interventions des élèves, très intéressantes, et que nous avons tenu à reproduire, les siennes ne le furent pas, parce que l’École normale de l’an III dut fermer ses portes. Il y avait donc un travail très important à faire pour reconstituer cet enseignement de Bernardin de Saint-Pierre à l’École normale, c’est ce qu’a fait Barthélemy Jobert à partir de manuscrits en partie inédits de la bibliothèque municipale du Havre (mss 170 et 128), et de fragments conservés à la Bibliothèque nationale de France3.

2Contrairement là aussi à la légende, ces textes ne sont pas du tout ennuyeux. Ils sont très vivants. La beauté du style de Bernardin, ses métaphores somptueuses4 égaient un sujet apparemment austère, comme l’image de l’hirondelle du Spitzberg :

Comme une hirondelle qui, battue de la tempête pendant tout l’été sur une côte orageuse du Spitsberg, veut faire une ponte avant l’hiver, pétrit de la terre, arrache le duvet de sa poitrine pour en tapisser le nid de ses petits, je recueillis les débris de mes études, les mémoires de mes voyages, et je tirai de mon cœur les sentiments les plus intimes pour en réchauffer un jour celui de mes enfants (p. 643).

3Persuadé que la morale doit avoir un aspect pratique, Bernardin multiplie les anecdotes personnelles, et parfois avec un vrai talent de conteur ; ainsi lorsqu’il évoque, pour montrer la diversité des interprétations, les réactions différentes de voyageurs dans une berline qui les conduit de Riga à Breslau, on croirait lire un petit conte voltairien. Après les discussions où apparaissent de fortes divergences entre les voyageurs, le repas ramène la paix et Bernardin conclut malicieusement : « J’admirais la variété d’opinions de tant de personnes qui se disputaient avant de se mettre à table et qui étaient d’un si parfait accord lorsqu’elles en sortaient » (p. 652-654).

4Grand voyageur, il enrichit son discours de quantité de souvenirs. Il l’enrichit aussi d’expériences quotidiennes5. En effet, il vient de se marier tardivement6 et d’être père d’une petite fille – il considère qu’il fait ainsi son devoir de citoyen –, et il analyse la formation de l’entendement humain, non à partir d’une statue comme le faisait l’abbé Condillac, mais en observant, ce qui est encore rare à son époque, un nouveau-né7.

5 Nous voudrions ici, parmi les nombreuses analyses que pourraient susciter ces cours, contemporains de la rédaction des Harmonies de la nature, nous attacher plus particulièrement à la question de la représentation du divin, question qui se situe au centre même du paradoxe que constituent ces cours. Bernardin de Saint-Pierre est en effet en désaccord complet avec ces collègues qui professent l’athéisme, ou un déisme totalement abstrait. Il n’est pas vrai – là encore, c’est une légende que détruit Barthélemy Jobert – qu’il ait été l’objet de persécutions pendant la Révolution8. Bien au contraire, il fut comblé d’honneurs, nommé pour des fonctions importantes à l’École normale, au Muséum d’histoire naturelle (1792), à l’Institut (1795). Il jouissait d’une immense réputation, Paul et Virginie avait connu un succès retentissant. Son moralisme qui peut nous faire sourire parfois, correspondait bien à cette tendance moralisante et souvent déclamatoire de la Révolution française9.

6Il n’en reste pas moins que son déisme militant dans le contexte de la première École normale où enseignaient Garat et d’autres athées résolus, peut étonner. L’athéisme était dominant, au point que, lorsque Bernardin employa l’expression stéréotypée « s’il plaît à Dieu », il suscita des remous dans l’assemblée des élèves10. Ils étaient, selon lui, des « Jacobins forcenés11 » et avaient été recrutés non d’après leur niveau intellectuel, mais selon leur plus ou moins d’enthousiasme pour la Révolution. Faut-il attribuer à cette divergence fondamentale entre l’auditoire et le professeur le fait que vite cet auditoire aurait fondu ? En réalité les causes matérielles sont probablement plus déterminantes : l’école se mourait, faute de financement, les élèves avaient faim et froid, et ces leçons de Bernardin se situent dans les toutes dernières semaines de l’école, lorsque les élèves commencent à se disperser et à rentrer dans leur province.

7Il n’empêche que Bernardin se situe aux antipodes des idéologues qui alors dominent, et que lorsqu’il dénonce la « métaphysique idéologique » régnante, il semble faire allusion à ses collègues, et peut-être surtout à Garat dont l’enseignement a eu un grand succès, juste avant qu’il commence ses cours. La morale est-elle un « terrain d’entente » comme le suggère Barthélemy Jobert12 ? Oui et non. Il est bien vrai que le moralisme domine, du moins dans les sphères officielles d’alors, mais les fondements de cette morale sont quand même très différents chez les uns et chez les autres. Tout le monde parle de morale, d’une morale qui consisterait à être bon citoyen, bon époux, bon père, mais, passées ces généralités, le moralisme de Robespierre s’appuyant sur l’Être suprême, ou d’un athée résolu, comme Garat, ou d’un déiste sensible comme Bernardin, dans le sillage de Rousseau, n’ont pas grand-chose de commun.

8Une première question apparaît, celle de l’origine même du sens moral. Il serait, d’après Bernardin, d’origine divine : « Nous n’avons rien que d’emprunt, et c’est de la divinité que nous recevons tout13 », ce qui exclut à la fois une origine sensualiste, et utilitaire du sens moral. S’adressant aux élèves : les éléments de morale, « vous les avez déjà dans votre cœur », affirme Bernardin (p. 643). Conscience, instinct divin, certes, il n’en faut pas moins que l’éducation fasse entendre cette voix. Bien conforme là aussi aux désirs de la période révolutionnaire et à la volonté qui a présidé à la formation de l’École normale, Bernardin consacre de nombreux développements à la nécessité de l’éducation. « Avant d’établir une école de citoyens, on devrait établir une école d’instituteurs » (p. 626) : c’est bien ce que voulait être cette première École normale, et en cela l’enseignement de Bernardin était peut-être plus directement utile que celui d’un Garat, d’un Sicard ou d’un La Harpe. On trouve dans les cours de Bernardin des conseils très pratiques sur l’organisation de l’école primaire : principes de salubrité et de chauffage : « Il faut qu’une école soit chaude », et le voyageur d’évoquer les bienfaits du « poêle russe » (p. 659 et 658). Les principes qu’émet Bernardin sont assez originaux, en particulier sur deux points : d’abord sur l’ordre dans lequel l’enfant devrait apprendre. Il faudrait inverser l’ordre habituel, commencer par la physique et finir par la grammaire ; Bernardin s’insurge – pense-t-il à La Harpe ? – contre la primauté de la rhétorique. Autre point encore plus étonnant : il faut que les filles soient instruites autant que les garçons, et en même temps qu’eux, dans les mêmes écoles. Ajoutons – c’était déjà une des revendications de l’Encyclopédie et de d’Alembert14 – l’abandon ou du moins la faible place donnée à l’étude des langues classiques, malgré le culte révolutionnaire pour l’Antiquité : « Amicus Plato, magis amica veritas15. »

9Le caractère très concret de ces développements sur l’éducation ne doit pas oblitérer cette volonté de faire une théorie de la morale. Il s’agit de « remonter à des vérités primitives » (p. 656), et la morale est l’aboutissement de toutes les sciences. Origine et fin, alpha et oméga. La morale de Bernardin est étroitement liée à sa conception des Harmonies de la nature, et la rédaction de ses cours est contemporaine de celle des Harmonies. Des passages des cours y sont réemployés. C’est donc essentiellement à cette question des harmonies qu’il convient de s’attarder. Quel est ce concept ? Quelles sont ses formes ? Comment le déisme de Bernardin repose-t-il sur cette théorie, qui est aussi une pratique, à la fois parce qu’elle s’appuie sur une contemplation de la nature, et qu’elle doit dicter le comportement de l’homme et inspirer la pédagogie. Que sont ces harmonies ? Quelle est la place de l’homme ? Quelle représentation de Dieu ?

10Bernardin bénéficiait de tout un héritage philosophique et esthétique, ce qui est à la fois un support de la réflexion, mais nécessite aussi de marquer son originalité. Le concept d’harmonie a été très développé par la réflexion musicale du xviii^e siècle, et Bernardin ne l’ignore pas qui consacre un paragraphe à Rameau (p. 681) et évoque aussi son adversaire Rousseau. La théorie de l’harmonie chez Rameau n’est pas simplement un principe de physique (résonance du corps sonore) et une pratique musicale (règles de la succession des accords). Elle prend aussi une dimension métaphysique à laquelle se refusait d’Alembert, d’où son différend avec Rameau. Chez Rousseau, moins harmoniste que Rameau, mais n’ignorant pas la théorie musicale, et lui-même compositeur, la notion d’harmonie de la nature est très liée aussi à la musique. Vieille tradition d’ailleurs que l’on peut faire remonter au moins à Pythagore, et l’on sait le renouveau du pythagorisme à la fin du xviii^e siècle et sous la Révolution16. L’harmonie est faite de rapports : l’esthétique du xviii^e siècle est centrée sur ce concept, aussi bien pour la peinture, l’architecture et tous les arts. L’article « Beau » de Diderot dans l’Encyclopédie reste fondamental, qui retrace comment ce concept même de rapport est ancien et se retrouve chez des philosophes et esthéticiens nombreux, avec des variantes souvent importantes17. La notion d’harmonie peut reposer sur une théorie mathématique des rapports et des proportions, sans déboucher sur des prolongements métaphysiques. Chez Bernardin, elle est davantage liée à la physique et à la biologie, à une réflexion sur la vie et sur la contemplation de la nature18. Dans les cours destinés à l’École normale supérieure, Bernardin distingue un certain nombre d’harmonies : le soleil, le feu, l’air, l’eau, la terre, la puissance végétale, la lune, la puissance animale, la puissance humaine. On pourrait objecter que ces diverses « harmonies » ne se situent pas sur le même plan, mais justement, cette confusion de plusieurs niveaux est l’expression de la conviction profonde de Bernardin, qui pourrait avoir des incidences pédagogiques : la nature est un tout, il n’est pas possible de faire l’histoire d’une science en l’isolant des autres. Il ne peut y avoir de saine métaphysique sans physique19. La physique et la morale sont liées20.

11Où se situe l’action de Dieu ? Bernardin de Saint-Pierre est conscient des dérives possibles de cette théorie des harmonies de la nature, soit vers le panthéisme : la nature est Dieu ; soit si l’on distingue Dieu et la nature, le risque de s’en tenir à un déisme un peu abstrait, où Dieu est le grand horloger. Bernardin échappe à ces deux dangers en insistant sur la notion théologique de providence. Il refuse ce qui serait un « nouveau matérialisme21 ». Dieu est l’auteur de la raison universelle. Dieu a mis dans notre cœur le principe de notre chaleur, qui n’est autre que les passions. Les passions sont-elles aveugles ? Non, parce que le cerveau voit et le cœur sent ; d’où un équilibre, là aussi, une harmonie. L’âme consiste justement en cette harmonie du cœur et du cerveau. Elle est invisible, certes, mais existe sans être visible, comme les rapports mathématiques (p. 689). Les harmonies de la nature ne sont point la matière, mais un rapport entre les éléments matériels, rapport qui est une émanation de la divinité.

12Dieu a déposé en nos cœurs le sentiment de l’infini22. Le sentiment de l’infini est une preuve de l’existence de Dieu : on voit comment Bernardin est déjà proche de Chateaubriand, et peut-être davantage de Benjamin Constant. Ces cours de l’an III contiennent de belles pages sur l’infini et le souvenir, sur les souvenirs d’enfance, en particulier, et sur l’habitude – l’on songerait alors davantage à Maine de Biran.

13Ces cours non prononcés de l’École normale sont donc un monument étrange. Il semble qu’à mesure que Bernardin écrit et que le temps passe, il perde un peu de vue qu’il devrait s’adresser à des enseignants, ces enseignants qui, dans le projet pédagogique de la Révolution, s’adresseront à leur tour à des enfants : il s’agit alors de former des enseignants du primaire. Certes les suggestions pédagogiques ne sont pas absentes : nous avons évoqué plus haut la question du chauffage des écoles. Bernardin propose aussi de faire chanter les enfants, et de leur faire chanter des chants religieux, ce qui dans l’école laïque de l’an III peut sembler paradoxal, mais qui lui semble utile pour former la voix et la mémoire des enfants23. Il a une vision idyllique des classes primaires, lorsqu’il y voit une « image de la maison paternelle » (p. 670). Mais il oublie peu à peu cette fin pédagogique, pour rêver, pour développer une théorie qui est celle des Harmonies de la nature qu’il est en train, nous l’avons dit, de rédiger parallèlement. Ces pages nous semblent alors annonciatrices d’une nouvelle esthétique, son « romantisme » dont on a beaucoup parlé ; Senancour, quand il écrira en 1811 pour le Mercure de France un article sur la transformation de la description, évoquera trois maîtres : Rousseau, Buffon et Bernardin24. Cependant chacun possède sa spécificité. Le romantisme de Bernardin a la prétention de s’appuyer sur une théorie scientifique, il doit lui-même beaucoup à Rousseau et à Buffon, entre lesquels il représenterait une tentative originale de synthèse entre physique et métaphysique, où la contemplation de la nature permet à l’écrivain de trouver un équilibre et une sérénité, à une époque pourtant très difficile. La relation pédagogique, même si elle est souvent lointaine, a été cependant un stimulant pour exprimer ce qui lui tenait à cœur, et pour espérer un avenir. Et si le cours ne peut avoir lieu, il restera le livre qui est une autre forme de pédagogie, plus libre, s’adressant à des lecteurs inconnus : les Harmonies de la nature complèteront ce que les cours de l’an III avaient ébauché, bouteille à la mer, elles ne seront publiées qu’en 1815, donc après sa mort.