Bernardin de Saint-Pierre sous la Révolution : discours politique et représentation de l’écrivain

1Nous nous proposons d’étudier la conduite de Bernardin de Saint-Pierre entre 1789 et 1795 en reliant trois points : les légitimations du discours politique dans les Vœux d’un solitaire (1789) et la Suite des Vœux d’un solitaire1 (1792), la gestion de la carrière de l’écrivain durant la période révolutionnaire et les réactions du public, révélées essentiellement par l’abondant courrier des lecteurs conservé en particulier à la bibliothèque du Havre. Les dernières recherches sur Bernardin de Saint-Pierre pendant la Révolution2 montrent que l’auteur de Paul et Virginie était très soucieux de sa publicité et qu’il tenait à entretenir une image de lui-même que ses derniers écrits avaient contribué à répandre dans les dernières années de l’Ancien Régime. On peut même se demander si l’habile gestion de la représentation d’un homme de lettres, chantre de la nature et dispensateur de douces émotions, n’a pas contribué à lui faire traverser sans encombre les périlleux moments de la Terreur.

2Le titre Vœux d’un solitaire : pour faire suite aux Études de la nature n’est pas clause de style. Il vise, de toute évidence, à relier le discours politique à la représentation fondatrice et omniprésente de l’homme de lettres, du savant et du célébrant d’une nature sacralisée, dotée de multiples pouvoirs, susceptible de servir de fondement à des analyses nombreuses et diverses. L’intitulé confère ainsi à l’auteur un statut, tout en légitimant un discours ; dans le contexte culturel de l’époque, il active aussi un imaginaire, oriente une réception, qui garantit en retour le discours politique. Le long préambule des Vœux est presque tout entier consacré à la mise en scène du moi. L’auteur commence par y dépeindre la manière dont il a vécu les journées révolutionnaires des 13 et 14 juillet 1789. La violence de la rue lui aurait donné l’impression d’être enfermé dans la capitale. Il rend compte du malaise provoqué par le sentiment d’une volonté entravée, et en filigrane, de l’appel de la campagne décrit comme le lieu où l’on respire librement. Alors que les discours politiques célèbrent le triomphe des élans collectifs, l’auteur des Vœux fait état de sa claustrophobie : « Pendant que tous ses habitants se félicitaient d’avoir recouvré leur liberté, je comptais avoir perdu la mienne, je me tenais pour prisonnier dans les murs de cette vaste capitale ; je m’y sentais à l’étroit » (Vœux, p. 3). C’est en se rendant à la campagne qu’il vérifie l’existence de sa liberté et qu’il prend conscience de la jouissance de ses droits naturels. Au lieu de recourir à la théorie politique, Bernardin de Saint-Pierre justifie et valide l’existence des droits naturels en s’appuyant sur son expérience personnelle.

3Il revendique aussi (c’est le sens du titre : Vœux d’un solitaire) la volonté d’œuvrer pour le bien public en suivant un chemin solitaire, alors que l’Assemblée nationale se dirige vers le même but par de grandes routes ; position en retrait qui doit être perçue comme une marque de modestie, mais dotée de la même fécondité qu’une conduite en apparence plus agissante et servant finalement l’intérêt collectif : « Je rapporte donc à la masse commune quelques épis cueillis sur ses pas, et même au-delà, dans l’espérance qu’elle daignera les recueillir dans ses gerbes » (Vœux, p. 5). Cette position doit être interprétée également et surtout comme un appel aux lecteurs qui ont communié avec lui par le biais de l’effusion sensible et par le sentiment d’une coïncidence entre deux consciences. Bernardin de Saint-Pierre tente, dans de nouvelles circonstances historiques, de réactiver l’émotion ressentie par tout un public à la lecture de ses livres. En 1792, la situation appelant de plus en plus un engagement politique clair et précis, la mise en scène du moi ressurgit dans la Suite des Vœux d’un solitaire. Il allègue sa mauvaise santé, l’absence de prôneurs, son éloignement des réseaux, pour justifier le fait qu’il n’ait pas pris une part plus active à la Révolution. Ce sont les philosophes avec lesquels il s’est brouillé qui avaient à leur disposition les principaux journaux et soufflaient dans les trompettes de la renommée. La solitude toujours rappelée, implique un retrait fécond et méditatif pour penser l’essentiel, position apparemment difficile en ces temps où l’inscription dans le collectif s’impose comme un impératif, mais Bernardin de Saint-Pierre avec une grande habileté parvient à faire valoir cette image de soi, en la dotant de plusieurs fonctions : elle serait le meilleur moyen de conjurer l’agitation fébrile et précipitée. Il tente de faire valoir la représentation d’un solitaire toujours présent dans l’histoire, mais prenant du recul et, par glissement de sens, adoptant une modération politique presque toujours nécessaire.

4La vertu, sous la forme de l’abnégation et du désintéressement, est également toujours brandie comme un étendard qui prouverait l’authenticité du discours proprement politique, lui donnerait toute sa force, tout en conférant à ses vues une hauteur singulière.

5En 1792 dans le Mémoire sur la nécessité de joindre une ménagerie au Jardin national des plantes de Paris adressé aux conventionnels, surgit le même appel comme un leitmotiv : « Secondez-moi de votre faveur dans votre assemblée, comme je vous ai secondé de mes vœux dans ma solitude. J’ai perdu dans la Révolution presque tout mon faible revenu ; je n’en ai rien redemandé aux représentants de la patrie3. »

6L’œuvre antérieure légitime également la position politique de l’auteur tout en annonçant l’œuvre à venir, dans une continuité qui est la marque de sa constance et de la validité de ses théories. L’idée d’harmonie, déjà présente dans les Études de la nature, avant d’être développée dans les Harmonies de la nature est d’emblée posée comme le principe essentiel de la théorie politique, comme le fil conducteur de l’argumentaire, comme la preuve marquante de la cohésion du discours (à ce propos, le mot est constamment rappelé dans la péroraison des différentes parties des Vœux d’un solitaire), et enfin comme le fondement « naturel » de tout régime politique, parce qu’il est le principe qui garantit sa durée en empêchant les débordements de tout ordre susceptibles de le faire s’écrouler.

7Or l’idée même d’harmonie, précise Bernardin de Saint-Pierre, renvoie à une matière ductile et souple, impliquant donc un nécessaire changement pour trouver un équilibre toujours à construire, dont le pire ennemi serait la rigidité ; rhétorique habile pour justifier des positions politiques toujours ouvertes et pouvant se plier aux circonstances :

Nous sommes donc dans une grande erreur, lorsque nous voulons, par le sentiment de notre faiblesse, donner des bases immuables à un gouvernement qui se meut toujours. La nature ne tire des harmonies constantes que des puissances mobiles. Le type des sociétés, comme celui de la justice, peut se représenter par une balance dont le service ne gît que dans le contrepoids de ses deux fléaux : le repos des corps en mouvement est dans leur équilibre
Vœux, p. 58-59.

8L’idée d’un « médium harmonique », désignant, sur le plan politique, un équilibre modérateur permet à Bernardin de Saint-Pierre de présenter comme une nécessité le droit de veto du souverain4. La division entre un pouvoir législatif attribué à la nation et un pouvoir « exécuteur » appartenant au roi, lui semble insuffisante. Il propose, en effet, un troisième pouvoir qu’il attribue au souverain et qu’il qualifie de « modérateur ». Le monarque est ainsi chargé de ramener à l’équilibre les exigences contraires et souvent contradictoires des trois ordres de la nation. Il assure ainsi l’harmonie entre les lois naturelles qui ne doivent jamais changer et les liens nécessaires avec les lois politiques contingentes.

9Bernardin de Saint-Pierre use d’une rhétorique reposant sur la présence systématique d’effets compensateurs. Chaque avancée du discours est immédiatement corrigée par un propos qui vient atténuer voire effacer ce que la première proposition pouvait contenir de trop audacieux. Le peuple est exalté au titre de corps de la nation, mais il convient aussi qu’il se tienne toujours à sa place. Bernardin de Saint-Pierre défend la liberté de penser, mais il s’agit d’une « liberté passive » qui doit être soigneusement réglée. L’imposition de la censure est loin d’être écartée (Vœux, p. 134). La tolérance religieuse est présentée comme un principe précieux, mais ajoute l’auteur des Vœux d’un solitaire, on doit « intolérer » les religions qui soumettent l’homme à l’homme. On notera que les effets compensateurs sont moins nombreux dans la Suite des Vœux, mais qu’ils sont néanmoins présents. Bernardin de Saint-Pierre est, en apparence, plus audacieux quand il traite de la propriété dans les colonies et les territoires vierges d’Amérique. Les populations conquérantes européennes s’en sont emparées et les ont enlevées, certes indûment, à leurs anciens propriétaires, mais c’est pour ajouter qu’il n’est pas sûr qu’il faille les restituer aux autochtones.

10Pour corroborer la notion d’harmonie, l’auteur des Vœux d’un solitaire use également d’une série d’allégories relevant de plusieurs registres constamment repris. La végétation, souvent l’arborescence, mais aussi le corps humain servent de référents pour représenter la société. Le tout implique vitalité, dynamisme et mouvement rythmique dont la cadence postule la quête d’un fragile équilibre et dont l’enrayement ou le blocage peuvent être la cause d’une dégradation rapide et, à terme, de la disparition du système. Le peuple est le corps politique proprement dit d’une unité vivante dont la noblesse et le clergé ne figurent que les membres. Quant au souverain, sa position équivaut à celle du cœur ou de l’estomac. Pour brosser ce tableau qui remplace toute démonstration abstraite, Bernardin de Saint-Pierre tire ses exemples de la littérature : dans Les Membres et l’Estomac, La Fontaine montre que le refus de travailler qu’ont décidé les membres, empêche le sang de parvenir au cœur. Or celui-ci, qui figure le pouvoir royal, reçoit et donne à la fois. La fable de La Fontaine montrerait l’horreur qu’éprouve le fabuliste pour les révoltes et sa volonté de servir le roi, mais elle pourrait se lire aussi comme la mise en œuvre de l’aspect redoutable des dominants. L’image du roi-estomac, le « Gaster » de La Fontaine, reprenant lui-même une métaphore présente dans le Quart Livre de Rabelais (Comment Pantagruël descendit au manoir de Messer Gaster, chap. 57) renvoie dans le cas de Bernardin de Saint-Pierre à une conception essentialiste du pouvoir politique, et prône en même temps la nécessité d’une stabilité du gouvernement. La métaphore filée postule aussi l’idée que la tête (le souverain comme instance exécutive) doit veiller avec bienveillance sur les membres pour que le corps social soit toujours en bonne santé. Louis XVI, sans jamais basculer dans l’autoritarisme, doit assurer sa fonction de père nourricier et de médecin du royaume. Cette représentation, somme toute assez conventionnelle, a pour fonction d’être suffisamment ouverte pour trouver une application dans des contextes différents. Elle laisse au politique le soin de l’actualiser dans le sens qui lui convient, sans jamais dériver vers une remise en cause radicale des institutions et des lois. Protégé par ce garde-fou essentialiste, Bernardin de Saint-Pierre peut revendiquer des idées générales qui s’inscrivent dans le droit fil de l’esprit des Lumières : il existe bien des lois naturelles intangibles et des lois particulières, mais toutes doivent viser le bonheur de la nation (Vœux, p. 167). Les talents l’emportent évidemment sur les privilèges de la naissance et Bernardin de Saint-Pierre de s’offusquer que l’appartenance à une grande famille soit un titre suffisant pour accéder à l’Académie française. On notera que l’auteur use à foison du vocabulaire philosophique en insistant sur la tonalité morale qui le plus souvent l’accompagne. C’est ainsi qu’il en appelle aux nobles pour qu’ils soient généreux avec les catégories populaires ; il les conjure, s’ils veulent acquérir des « lumières », de ne pas enfermer le peuple dans ses « préjugés ». Il souscrit aussi à l’idée dominante d’une évolution inéluctable de l’histoire, impliquant une série de changements positifs et excluant de ce fait toute volonté d’un retour en arrière.

11Un tel discours est certes profondément réformiste : Bernardin de Saint-Pierre préconise le doublement du tiers état (qui ne doit plus s’appeler ainsi en vertu de la représentation unifiée du corps politique). Il propose l’abolition des corvées, celle des châtiments cruels, le recours le plus rare possible à la peine de mort, à la défense des droits de l’homme, mais, avec une très grande prudence, il refuse toute réforme brutale et met en garde ses lecteurs contre les déviances ou les effets pervers de tout principe apparemment salvateur.

12Le « médium harmonique » proposé comme ligne de conduite à l’Assemblée nationale en 1789 appartient à un discours qui devient rapidement inopérant et ne peut plus évidemment être tenu sans précautions dans les années suivantes. Le 1^er mars 1789, il abandonne la charge d’électeur que lui avait confiée le district de Saint-Marcel. Il dit souffrir de difficultés respiratoires dans les assemblées où la foule se pressait. « La nature, écrit-il, dans sa lettre de démission, m’oblige donc à vivre dans la solitude et ce n’est que là qu’il m’est possible d’exister et de penser5. » Cet abandon est surtout dicté par la volonté d’une prise de distance à l’égard du mouvement révolutionnaire. On notera qu’il n’est pas le seul à donner sa démission parmi les gens de lettres et savants : le géographe Cassini, représentant de la commune pour le Val-de-Grâce la donne également en invoquant ses activités professionnelles (il travaille à une carte de France à l’Observatoire dont il est le directeur). La situation devient particulièrement délicate pour Bernardin de Saint-Pierre en 1792. Le 24 juillet 1792, il est nommé intendant du Jardin des plantes et directeur du Cabinet d’histoire naturelle. Buffon avait occupé cette fonction jusqu’au 16 avril 1788. Lui avait succédé le marquis de La Billarderie. Daubenton, qui préside le conseil des professeurs du Muséum d’histoire naturelle, s’occupe du programme des cours. Il porte le nombre des chaires à douze au lieu de trois, afin d’étendre l’enseignement à toute la nature terrestre et de le diriger dans une voie plus large et plus pratique. Le 20 août 1790, Lebrun, au nom du comité des finances de la Constituante, lisait un rapport qui opérait plusieurs réformes au Jardin du roi, supprimait des places et réduisait le traitement de l’intendant, mais le marquis de La Billarderie, effrayé par l’imminence des troubles, s’était enfui. C’est dans ce contexte que Bernardin de Saint-Pierre prend la direction du Jardin des plantes et celle des cabinets d’histoire naturelle. Est donc nommé l’auteur des Études de la nature, peut-être parce qu’il n’est pas trop marqué par un engagement politique dans les années précédentes. Un consensus entre factions rivales a pu se créer autour d’un homme de lettres offrant une relative neutralité, mais la situation n’en est pas moins à cette date très délicate. Moins d’un mois après sa nomination, les ennuis commencent, car l’histoire tumultueuse avance à pas accélérés. Plusieurs interventions émanent des sections, signalant son manque de zèle révolutionnaire, pendant qu’il exerce sa fonction d’intendant. Le 12 août, on lui reproche de n’avoir pas laissé certains gardes participer à la journée du 10 août 1792. Une lettre d’Alexandre Grillotte, le chef des gardes du Jardin des plantes, qui lui annonce en même temps sa démission, affirme que plusieurs hommes dont il assure le commandement, l’accusent de les avoir empêché d’aller « secourir leurs frères d’armes qu’on égorgeoit au château des Thuilleries6 ». Cette déclaration sonne comme une mise en demeure. Bernardin de Saint-Pierre doit, après la journée du 10 août, s’engager davantage dans le mouvement révolutionnaire pour être en bons termes avec les sections. D’autre part, il a été élu député au département de Loir-et-Cher, mais ne veut pas exercer une fonction qui l’obligerait à clarifier sa position politique. Il tente de montrer que sa fonction d’intendant du Jardin des plantes est primordiale et qu’elle passe avant son rôle de député. Lors de la séance de l’assemblée élective du 4 septembre 1792, il justifie son renoncement au mandat de député. Il avait écrit à Grégoire, député et évêque du Loir-et-Cher, afin de faire agréer son refus aux électeurs et de solliciter en même temps son appui pour le nouvel établissement. Il tente alors une véritable opération de diversion par rapport au contexte politique immédiat en écrivant et en publiant un Mémoire sur la nécessité de joindre une ménagerie au Jardin des plantes. Son projet consiste à déplacer de Versailles vers le Jardin des plantes quelques animaux faméliques. Une note du Mémoire rend hommage à Daubenton, rappelle les succès de celui-ci dans l’économie animale, et dit partager ses convictions. Mais n’existe-t-il pas un immense fossé entre la situation politique et le contenu du discours dont use Bernardin de Saint-Pierre pour justifier son action : « Nos relations politiques (avec l’Afrique et l’Asie) nécessitent l’existence d’une ménagerie » ? L’auteur du Mémoire s’efforce toutefois de conférer un fondement rationnel à son projet. Bien loin d’être un savant retranché dans sa tour d’ivoire, l’intendant bâtit des projets d’utilité publique, servant au plus haut point les intérêts de la nation. Il se positionne aussi en continuateur de Buffon, mais montre qu’il vise à le dépasser : le grand naturaliste travaillait exclusivement sur une matière abstraite, lui Bernardin de Saint-Pierre, offrira au public une nature vivante, en faisant œuvre d’expérimentateur et de pédagogue à la fois. Ce faisant, il se positionne en observateur des animaux en s’opposant au savant enfermé dans son cabinet, qui isole la nature de son contexte. La ménagerie servira, comme d’autres projets, à l’instruction publique et peut être considérée comme une étape anticipée de son entrée à l’École normale. Dans le Mémoire, Bernardin de Saint-Pierre use à dessein de discours et de registres différents : celui du savant se livre à une description anatomique des animaux. Le dispensateur des émotions douces fait vibrer la corde sensible : l’amitié d’un lion et d’un chien vivant en bonne compagnie dans la ménagerie de Versailles. Quant à l’écrivain il fait montre de ses dons d’invention en cultivant le pittoresque : il multiplie les termes aux sonorités étranges pour désigner des animaux rares ; le tout étant, bien sûr, justifié par la quête de l’harmonie : « on y étudiera les rapports des animaux avec les plantes qui leur sont compatriotes : ce n’est que par cette double harmonie qu’on peut les naturaliser7 ». Une vibrante péroraison en appelle aux citoyens éclairés et célèbre les Lumières triomphantes : exaltation de la nature et de ses lois qui rapprochent les hommes entre eux, leçon immémoriale qui conjure les risques toujours présents de division, recours au vocabulaire et à la tonalité qu’imposent les circonstances.

Ministres honorés de la confiance de la Nation ; sections de Paris si zélées pour la gloire de votre ville ; citoyens éclairés, qui étendez vos lumières économiques à tout son département, prenez en considération un établissement qui doit illustrer la capitale, et éclairer toutes les parties du corps politique : attachez-les au centre commun de la patrie par les liens de reconnaissance. Vous voulez former avec eux une république indissoluble ; il n’y en a point de plus ancienne et de plus durable que celle des lumières ; elle seule nous lie avec tous les peuples de l’univers, avec ceux qui ne sont plus, comme avec ceux qui doivent venir un jour : c’est dans la nature qu’il faut en chercher les lois ; la nature seule rapproche par ses bienfaits les hommes, que les religions et le patriotisme ont divisés8.

13Le 10 juin 1793, l’intendance du Jardin des plantes est supprimée. Dans une situation matérielle difficile, Bernardin de Saint-Pierre réclame avec insistance les pensions qui lui sont dues. Il rappelle qu’il n’a pas dépassé les cent mille livres votés par la Constituante, qu’il a exécuté des constructions avec les économies réalisées et surtout il s’appuie, comme toujours, sur son œuvre d’écrivain et tout particulièrement sur les Études de la nature : « L’ancien régime avait eu égard aux vues nouvelles que j’ai répandues dans l’étude de la nature ; le nouveau régime doit se rappeler que je les ai toutes dirigées vers le bonheur du peuple9. » Ce n’est sans doute pas un hasard si, après avoir perdu l’emploi d’intendant du Jardin des plantes, il contracte un mariage avec Félicité Didot, la fille de son éditeur, le 27 octobre 1793. Elle apporte une dot dont le revenu ajouté à celui de la librairie, suffit à l’entretien du nouveau ménage. Grâce à la protection de l’abbé Grégoire, Bernardin de Saint-Pierre est un des premiers désignés parmi les professeurs à l’École normale. Il obtient la chaire de morale républicaine10. Il prononce son discours d’ouverture le 22 janvier 1795. Ici encore, il se livre à une gestion très calculée d’un succès capitalisé qu’il ne veut pas voir s’effriter. On sait que le prote Bailly est chargé de rapporter à Bernardin ce qui se passe dans les autres cours, afin de comparer sa réputation à celle des autres intervenants. Or l’enquête semble prouver que la réputation du professeur de morale demeure intacte et répond exactement au désir du conférencier : « Généralement on soupire après les Éléments de morale. Tous ceux avec qui je cause parlent de vous et de vos ouvrages avec enthousiasme ; et une sorte de respect. » Il évoque la confidence que lui a faite un élève dans un café. Le cours de morale que dispense le professeur doit, dit ce dernier, opérer une espèce de révolution dans les idées actuelles. Bernardin de Saint-Pierre travaille à rendre les hommes meilleurs et plus heureux et il remplit cette tâche le mieux possible. Il prend la défense de Bernardin de Saint-Pierre contre ses collègues qui adoptent une conduite mauvaise à son égard. Il évoque une conversation qu’il a eue avec Grégoire du comité d’instruction publique : « Il me demande de vos nouvelles avec le plus vif empressement. Je lui répondis ce que je savais et j’ajoutai que vous travailliez constamment à votre ouvrage sur la Morale11. »

14La tourmente de la Terreur passée, triomphe donc l’homme de lettres, grand diffuseur de la morale républicaine, ce qui explique, semble-t-il, la protection de l’abbé Grégoire et d’autres acteurs de la politique révolutionnaire.

15Le courrier des lecteurs, toujours abondant pendant les années 1789- 1794, permet de percevoir comment sont considérées les différentes fonctions qu’il a exercées, comment sont interprétées ses prises de position politiques et, de manière plus générale, l’éventuel succès des stratégies discursives. Ce conseiller des cœurs et des esprits est parvenu à créer une nouvelle relation avec ses lecteurs, dont témoigne l’abondante correspondance qu’il semble avoir su gérer avec habileté. Un correspondant anonyme sous la Révolution écrit : « Homme de la nature ! Permettez qu’un de vos semblables en échappant aux frontières des débats politiques, vienne s’entretenir paisiblement avec vous » (11 octobre 1790) ; preuve d’une relation que l’actualité tumultueuse ne remet pas en cause. Pour beaucoup, Bernardin de Saint-Pierre demeure un guide spirituel permettant, pendant ces temps troublés, de s’élever au-dessus de la mêlée, un écrivain vertueux et sensible, mais aussi un grand homme. Pour rendre hommage au dispensateur des douces émotions, Bernardin de Saint-Pierre est parfois appelé « père » : sa parole libère alors une autre parole et, dans une relation de filiation, le lecteur se met à rédiger une œuvre qui est comme le prolongement naturel et irrépressible de celle qui l’a révélé à lui-même, le transformant, à son tour et comme malgré lui, en écrivain. On peut citer comme trait emblématique de cette relation, la correspondance avec la marquise de La Ferrandière, qui envoie à Bernardin de Saint-Pierre en 1789 une romance écrite à partir de Paul et Virginie. Après lui avoir demandé de la faire imprimer, Bernardin de Saint-Pierre la publie au bénéfice des enfants de la charité. Deux ans plus tard, il écrit à M^me Audouyn de Pompery :

Puisque Paul et Virginie vous intéressent, je joins à ma lettre deux romances faites sur ces aimables enfants. J’ai été l’éditeur de celle de M^me de La Ferrandière, et je vous préviens, à ce sujet, que j’en avais fait les frais pour en appliquer le bénéfice à de pauvres enfants. Mais cette édition n’a point eu de succès : ce que j’attribue, en grande partie, à la révolution. Il m’en reste un petit nombre d’exemplaires, ayant donné la plupart des autres qui ne se vendaient pas, à la charge, toutefois, de remplir mon intention. Ainsi, vous voudrez, en considération de cette romance, faire à quelque pauvre enfant de votre voisinage, quelque cadeau, à l’entrée de l’hiver, par les mains de Charles12.

16Bernardin de Saint-Pierre est aussi célébré, durant la Révolution, comme un homme de sciences. Louis XVI, dans la lettre qu’il lui adresse le 26 juillet 1792 et qui confirme sa nomination au poste d’intendant du Jardin des plantes, l’égale à Buffon. Le même jour, un correspondant le félicite pour les mêmes raisons13. Bernardin de Saint-Pierre égale le savant naturaliste par ses talents, mais le surpasse par le touchant usage qu’il en fait, car il réussit « l’alliance heureuse d’une science étendue et d’une morale pure et religieuse ». En 1792, ses correspondants continuent à l’interroger sur des questions scientifiques : aplatissement des pôles, méridien de la terre, mouvement des marées.

17Sur le plan politique, certains critiquent des positions qu’ils jugent trop radicales. Le 31 janvier 1790, il lui est, à ce propos, reproché d’user du terme d’« aristocrate ». Le 11 octobre 1790, un vicaire, exerçant à Martigné, près de Mayenne, estimant que des abus tombent en foule, se demande comment « la sage modération et la sensibilité noble et touchante de l’auteur » vont réagir : « Votre cœur souffre de voir si fréquemment le mal à côté du bien et tout prêt à le détruire, il me semble vous entendre vous plaindre de ce qu’on agit avec trop de passion. » Le philosophe qui a exalté la divinité de la nature est sommé de se prononcer et, implicitement, d’adopter la position critique qui découle du contenu même des Études de la nature. Le même correspondant s’adresse aussi à Bernardin de Saint-Pierre comme à un fin analyste susceptible de pénétrer l’avenir et d’y découvrir « l’effet des immenses réformes qui s’y font chaque jour ». Se fondant sur l’honnêteté d’un homme dont la parole authentique se situe au-dessus des partis, il demande au visionnaire des Études de la nature de lui dire comment il entrevoit la marche de la Révolution. C’est le prôneur de la modération qui est ici sollicité :

Vos ouvrages où votre cœur est bien peint me le disent assez. Longtemps avant qu’on vit le royaume s’écrouler vous avez déploré les malheurs de la patrie, vous vous êtes élevé contre des nombreux abus, non point avec le fiel du dégoût et de l’indignation, mais avec cette sage modération et cette sensibilité noble et touchante qui vous gagne l’amour et l’estime de tous les françois, sans même en excepter ceux qui vivoient des abus acrédités. Ces abus, les voilà qui tombent en foule et cependant je suis certain que vous n’êtes pas content. [… .] Vous devez voir aussi, Monsieur, qu’on est encore loin de la nature pour sentir l’importance de cet avertissement que vous donne quelque part dans vos Études aux choses des peuples et que regarde encore comme l’horoscope de la révolution : si l’on veut rendre utile et durable la réforme des abus il faut nécessairement imiter la nature qui est toujours douce et lente dans ces procédés.

18Le même correspondant, un vicaire rappelons-le, confie à Bernardin de Saint-Pierre son appréhension à propos du sort que la Convention réserve à la religion. Il dit craindre aussi que soit institué le mariage des prêtres. Une lettre émanant également d’un autre ecclésiastique signée Le Caillé, vicaire de l’évêque du département de la Manche et datée du 21 juillet 1792, rapporte une anecdote prouvant l’efficacité du discours de Bernardin de Saint-Pierre. Les propres prêches du vicaire inspirés par les conseils du maître, ont eu sur ses ouailles un effet des plus positifs : « Une pauvre femme a renoncé à battre ses enfants à coups de bâtons », et Le Callé d’ajouter : « Voilà un trait de la docilité des bonnes gens. » La fin de la lettre consacre le triomphe d’une parole venant relayer celle de Dieu : « Je vous demande pardon pour tout ce qui me regarde dans cet article, c’est à vous après Dieu à qui la louange doit en revenir, car vous avez été mon guide et mon directeur. » Il remercie enfin Bernardin de Saint-Pierre pour le discours modérateur qu’il a prononcé à l’occasion de la fête de la Fédération le 14 juillet 1792 :

L’adresse au peuple que vous avez fait dans ces moments de trouble a produit le plus grand effet, a opéré le plus grand bien. L’extrait que les papiers publics nous en ont donné a fait une vive sensation dans le pays ou la providence m’a placé. Tous les amis de l’ordre vous bénissent et vous louent, ceux qui vous connaissent d’après vos ouvrages ne sont point étonnés de cette excellente production, ceux qui ne vous connaissent pas ont été frappés de la force de vos raisons, nos clubistes même les plus ardents ont baissé la tête, tous ont applaudi. […] Le bonheur de connaître le peintre éloquent de la nature, l’ami généreux des ouvriers et l’appui constant des malheureux je puis vous certifier que rien n’a jamais approché des transports délicieux dont mon âme a joui. Tout mon cœur a été possédé lorsque j’ai entendu dire à ceux qui lisent les papiers publics, le vertueux Bernardin de Saint-Pierre a parlé au peuple. Tout est rentré dans l’ordre, c’est à lui qu’on doit le retour au calme, que nous serions heureux si cet honnête homme était chargé de l’éducation du prince royal. Quand est-ce que la Nation s’acquittera par cette marque de sa confiance de tout ce qu’elle doit au sublime auteur des Études de la nature pour les biens immenses que ses œuvres ont produit et produiront. Ainsi parlaient vos admirateurs, nos magistrats, nos bons citoyens et mon excellent évêque homme digne d’être connu de vous et le Défenseur de la famille, […] maintenant accusateur public dans notre département, jugez de ma joie et de ma satisfaction. Vous connaissez ma franchise et ma naïveté mon cœur avait besoin de cet épanchement et la bonté du votre me pardonnera de dire si sincèrement et si simplement ma pensée malgré les réclamations de votre modestie. […] Votre adresse au peuple a sans doute été imprimée sur feuilles volantes, je vous prie au nom de beaucoup de personnes de m’en envoyer une par la poste afin que l’on puisse la faire imprimer ici et la reprendre dans toute notre contrée, nos utiles cultivateurs pourront en profiter et bénir son auteur. Car on la fera certainement placée à la porte de toutes les églises. J’ai fait la recherche par moi-même d’une solitude telle que vous la désirez.

19Le discours tenu par l’auteur des Vœux d’un solitaire et de la Suite des Vœux, porte incontestablement ses fruits auprès d’une grande partie du public.

20Bernardin de Saint-Pierre pendant la Révolution vise à conforter une représentation de lui-même, statut, fonction, mission, déjà présente dans les dernières années de l’Ancien Régime : savant qui n’est le spécialiste d’aucune science (il le répète dans son Mémoire en 1792) ; contemplateur de la nature, mais aussi dispensateur d’émotions, et porte-parole d’une morale qui doit finalement l’emporter sur la politique prise au sens étroit du terme. Quand il se livre à l’analyse politique, celle-ci s’exerce sans la médiation des livres et hors des cabinets : « Ceux qui n’ont étudié la nature que dans les livres ne voient plus que leurs livres dans la nature. Ils n’y cherchent plus que les noms et les caractères de leur système14. » La différence qu’il revendique avec les savants proprement dits, les politiques engagés dans la brûlante actualité avec les représentants des corps institués, lui permet d’affirmer une singularité finalement bénéfique. Il s’agit en fait d’une habile stratégie, car une telle position lui confère une grande plasticité pour s’adapter ensuite aux impératifs d’un contexte politique à la fois exigeant et mouvant. Notons pour finir qu’il représente un des rares écrivains ayant exercé une fonction officielle sous la Révolution à avoir échappé à la Terreur. Il le doit en grande partie au cumul habilement géré de tous ces rôles, tout en les dépassant au profit d’une représentation valorisée du guide spirituel, capable d’entretenir une véritable ferveur chez des lecteurs passionnés, au moment même où le sacre de l’écrivain est sur le point de triompher.