1Dans le monde scolaire, les premiers choix d’orientation se situent à l’intersection des sphères de l’éducation, de la formation et du travail. Les représentations sexuées des métiers constituent un des éléments primordiaux de ces choix : « Est-ce un métier pour une femme ou pour un homme ? » se demandent les jeunes au moment de choisir une formation, une orientation, à un moment où ils sont particulièrement sensibles aux rôles sociaux de sexe. À la télévision, ils sont peu susceptibles de découvrir parmi les professionnel·le·s qui occupent l’écran des femmes ou des hommes leur permettant de s’émanciper des stéréotypes concernant les professions, et, partant, d’élargir leurs choix. Cependant, comme la télévision continue à faire partie de leur environnement, nous avons, dans le cadre de nos recherches sur son rôle en orientation, cherché dans cette étude à l’utiliser comme support d’un travail visant à faire évoluer les représentations sexuées des métiers.

À l’école et au travail, formations et métiers sont sexués

2Actuellement, en France, la population active est composée de 48 % de femmes et de 52 % d’hommes. S’il n’y avait pas d’effet de l’appartenance de sexe sur la répartition des femmes et des hommes dans les domaines professionnels et les métiers, on devrait retrouver cette proportion dans les différentes activités et fonctions professionnelles. Or, c’est loin d’être le cas : seulement trois familles professionnelles (qui ne regroupent que 4 % des emplois) présentent une mixité équilibrée entre les femmes et les hommes. Il s’agit des professionnel·le·s du droit, des cadres des services administratifs, comptables et financiers, des médecins et assimilés1. Comme le soulignent les analyses menées par la DARES2 en 2013 : « Dans le monde du travail, c’est la non-mixité qui fait toujours loi, même si l’on constate quelques évolutions depuis ces 30 dernières années. » Il faudrait qu’un peu plus de la moitié des femmes ou des hommes changent de métier pour aboutir à une mixité équilibrée.

Une répartition femmes/hommes très inégale selon les secteurs d’activité

3Même si l’on constate la présence de femmes et d’hommes dans tous les métiers, cette présence est parfois on ne peut plus discrète. Les femmes sont beaucoup plus concentrées dans le secteur tertiaire (88 %) que les hommes (65 %) lesquels sont plus nombreux dans le secteur de la production (19 % pour 8,5 % de femmes). Près d’un tiers des femmes travaillent dans les secteurs de l’éducation, de la santé, de l’action sociale, secteurs dans lesquels elles représentent 75 % des salariés, car ce sont des domaines très peu choisis par les hommes. Dans les fonctions d’ingénieur et de cadre technique, les femmes sont au pire 2 % dans le bâtiment et les travaux publics, et au mieux 33 % en chimie/biologie.

4Les hommes sont l’exception dans les métiers de la petite enfance et d’aide à la personne, mais ils occupent 90 % des emplois du BTP et représentent 90 % des ingénieurs et cadres techniques de l’industrie, 75 % des cuisiniers et 70 % des chercheurs. À l’inverse, les femmes sont très minoritaires dans les métiers du BTP, de la mécanique, du transport… En revanche, elles ont la quasi-exclusivité des métiers de la petite enfance, de l’aide aux personnes, des emplois du soin, de l’éducation, du secrétariat.

5Les femmes sont surreprésentées dans les professions incarnant les qualités dites féminines (douceur, empathie…) et de niveau hiérarchique souvent limité : employées, professions intermédiaires de la santé, du travail social, de l’éducation. En revanche, elles sont toujours peu nombreuses dans les professions incarnant des qualités dites viriles (force et technicité…) : ouvrier·ère·s, chauffeur·se·s, policier·ère·s, militaires, ou dans celles hiérarchiquement élevées : chef·fe·s d’entreprise, ingénieur·e·s et cadres techniques d’entreprise.

6Cette situation ne semble pas en voie d’amélioration : les femmes sont de plus en plus présentes dans les métiers où elles étaient déjà très majoritaires (aides à domiciles, aides ménagères, infirmières ou sages-femmes) et les hommes demeurent les plus nombreux dans les métiers connotés masculins.

7La différenciation des femmes et des hommes selon les métiers est particulièrement marquée et plus résistante chez les titulaires de CAP/bac pro3.

Des inégalités de salaire et de statut en faveur des hommes

8Cette situation de non-mixité s’accompagne de toute une série d’inégalités professionnelles entre femmes et hommes.

9Au niveau des salaires tout d’abord. Dans le secteur privé, les femmes – tous temps de travail et tous secteurs confondus – ont un revenu salarial inférieur de 25 % à celui des hommes. Dans le secteur public, les écarts de salaires sont un peu plus faibles, sauf dans la fonction publique hospitalière. Rappelons que c’est chez les cadres moyens et supérieurs du privé que ces différences de salaires sont les plus importantes, et particulièrement marquantes dans les secteurs d’activités majoritairement occupés par les femmes (Silvera, 2014).

10L’autre inégalité est celle liée au plafond de verre qui limite l’accès des femmes aux fonctions de hautes responsabilités dans le privé comme dans le public. Les femmes sont toujours très minoritaires parmi les cadres dirigeants d’entreprise. Même dans les professions où elles sont majoritaires, elles ont un moindre accès aux fonctions d’encadrement et de direction.

11Enfin, 80 % des temps partiels sont occupés par les femmes. Les secteurs dans lesquels les femmes sont majoritaires (entretien, soins aux personnes, etc.) sont ceux qui imposent des temps de travail partiels et donc des salaires réduits. La catégorie des employé·e·s, où les femmes sont surreprésentées, est plus particulièrement concernée.

Les enjeux de l’égalité

12Cette situation est devenue explicitement ces dernières années une préoccupation politique4. En effet, la mixité et l’égalité femmes/hommes dans les formations et les professions concourent à trois enjeux :

• un enjeu pour la démocratie, pour l’égalité entre les femmes et les hommes. L’égalité sociale, professionnelle, économique entre les femmes et les hommes ne se fera pas sans une mixité des activités professionnelles, c’est-à-dire une désexuation des savoirs et des compétences ;

• un enjeu économique : le monde du travail ne peut pas raisonnablement fonctionner sur une spécialisation sexuée des compétences. Dans certains secteurs professionnels, le vivier de recrutement n’est quasiment composé que d’hommes ou de femmes ;

• un enjeu de liberté pour les filles et les femmes, comme pour les garçons et les hommes. La banalisation de la mixité des métiers et des fonctions professionnelles, et donc en amont de l’orientation, permettra aux jeunes de se projeter dans un espace du possible non limité par les normes et rôles de sexe. Cela démultipliera leur possibilité de création de soi. Leur destin ne sera plus prescrit pas le fait d’être fille ou garçon.

Orientation et mixité des métiers

13La répartition très différenciée des femmes et des hommes selon les métiers et selon les fonctions se tisse en grande partie en amont, au fil des parcours scolaires : 60 % de la ségrégation professionnelle est produite par la ségrégation scolaire (Couppié et Epiphane, 2006). C’est parce que le travail est sexué que l’orientation l’est également : les options d’orientation sont une anticipation de la division sexuée du travail. Ainsi, l’orientation scolaire et professionnelle des jeunes joue un rôle prépondérant dans la répartition actuelle des femmes et des hommes sur le marché du travail et les inégalités de sexe qui en résultent.

14Avoir un projet de formation ou de profession, c’est également choisir des contextes de socialisation. L’école tout comme les lieux de travail sont des espaces de formation identitaire majeurs dans la vie d’une personne et sont bien perçus comme tels par les jeunes. Ainsi, la représentation des métiers se fait aussi à travers la représentation que nous avons des types de personnes qui exercent ces professions et auxquelles nous attribuons des traits de personnalité, des compétences, des styles de vie, etc.

15Pour qu’une formation ou une profession puisse être dans un premier temps pensée, puis retenue comme un projet possible, il faut un certain degré de congruence, de ressemblance entre l’image que l’on a de soi et l’image des personnes (telles qu’on se les imagine) qui suivent ces formations ou exercent ces professions (Vouillot, 2010). Or le marquage sexué des savoirs et du travail fait que la grande majorité des formations et des professions sont perçue comme féminine ou masculine. Les métiers perçus comme convenant plutôt aux femmes requièrent des qualités féminines de douceur, de soin et de compréhension ; ceux perçus comme convenant plutôt aux hommes, des compétences techniques, de la force physique et du courage.

16En outre, l’identité est également sexuée (Rouyer, 2007). C’est en tant que fille ou garçon que les jeunes se projettent dans des formations et professions elles-mêmes sexuées. Les filles sont logiquement plutôt attirées par les filières et les professions dont le prototype est féminin, et les garçons par les filières et professions dont le prototype est masculin. De fait, pour les adolescent·e·s, se projeter dans une orientation atypique (pour une fille ou un garçon) demeure une démarche rare (Vouillot, 2012).

17Parmi les freins qui empêchent les filles, mais également les garçons de s’envisager dans l’ensemble de l’offre des formations ou des métiers, et non dans le sous-ensemble circonscrit par leur classe de sexe (Gottfredson, 1981), les représentations sexuées qu’elles·ils ont des métiers jouent un rôle déterminant. Ces représentations s’élaborent tout au long du développement via les processus de socialisation et les sources pourvoyeuses d’images sur les métiers. Parmi ces sources la télévision tient une place non négligeable.

Les métiers dans les fictions télévisées, une utilisation possible en orientation ?

18En dépit de la multiplication des types de médias, les jeunes regardent toujours la télévision. Selon une enquête du conseil supérieur de l’audiovisuel5, en 2014 les jeunes Français·e·s de 6 à 14 ans ont regardé en moyenne la télévision pendant 2 h 09 par jour (durée à peu près stable depuis 8 ans). Que regardent-ils de préférence ? Une de nos études en cours semble montrer que les films et les séries télévisées constituent de loin, encore aujourd’hui, les types de programmes les plus regardés, tant par les filles que par les garçons.

De nombreux·ses professionnel·le·s du tertiaire dans des rôles de sexe traditionnels

19À la télévision, les métiers sont représentés dans tous les programmes : journaux télévisés, publicités, séries, etc. Si les professionnel·le·s des médias, du sport, du spectacle et de la politique occupent majoritairement l’espace médiatique, ils·elles sont suivi·e·s de près, notamment grâce aux séries télévisées, par les métiers de l’ordre et de la loi (policier·ère·s, avocat·e·s, juges) et les personnels de santé (médecins majoritairement, puis infirmier·ère·s) (Caruel-Fauvelle, Longe, Pertuis-Dubourg et Salle, 2000).

20Ces images rendent-elles compte de la réalité du monde professionnel ? Éric Macé (2006) constate qu’elles sont souvent biaisées : les hommes sont nettement plus présents que les femmes, en particulier parmi les cadres et les expert·e·s. Le secteur tertiaire est surreprésenté. Dans les séries télévisées, le côté spectaculaire des activités est seul visible : par exemple, les médecins ou les policier·ère·s sont le plus souvent représentés en action, sur le terrain, mais rarement en train d’accomplir un travail administratif (Bigeon, 2012).

21Les héro·ïne·s des séries télévisées jouent le plus souvent un rôle de leader ou exercent des métiers prestigieux, en conformité, pour les hommes, aux rôles de sexe traditionnels à l’époque et dans la société dans laquelle ils évoluent. Sous les influences conjuguées de l’évolution de la société, des désirs exprimés par des panels de téléspectateur·trice·s, d’un plus grand nombre de femmes parmi les auteur·e·s, on observe un accroissement du nombre de femmes dans les rôles principaux, notamment dans la police (rappelons que les femmes ne représentent en 2014 que 25 % des commissaires de police6). Parallèlement, remarque Geneviève Sellier (2007), avec l’apparition des séries à héros multiples, on voit les policier·ère·s vivant une vie relationnelle enrichie d’aperçus de leur vie personnelle. Toutefois celle-ci n’est pas mise en scène de la même façon selon qu’il s’agisse d’une femme ou d’un homme.

22À l’inverse, on ne trouve que très rarement parmi les héros des hommes exerçant des emplois traditionnellement exercés par des femmes. Quand ils sont instituteurs (série française L’Instit) ou hommes de ménage (série américaine Madame est servie), ils ont auparavant occupé des positions socialement plus prestigieuses (juge pour enfants pour le premier, champion de base-ball pour le second) qu’ils ont quittées pour des motifs d’ordre altruiste. Leurs activités ou prérogatives dépassent largement les pratiques habituelles, dans lesquelles on les voit peu : L’Instit résout dans chaque épisode un problème de société, l’homme de ménage tient peu à peu la place du chef de famille, au point de finir par épouser sa patronne. La domination masculine au sens de Françoise Héritier ne perd pas ses droits (Bigeon, Dosnon et Guichard, 2010).

Une source de modèles et d’informations

23Isoler de façon précise l’importance de ces images dans les intentions d’avenir des jeunes est complexe. Bernadette Dumora (1990), étudiant la genèse des projets d’orientation au collège, a pointé chez certain·e·s des plus jeunes une identification à des personnages, chanteur·se·s ou sportif·ve·s, notamment, vus à la télévision : « je veux être… footballeur comme Platini », déclare par exemple un élève de sixième. Chez les plus âgés, Kathleen Beullens et Jan Van den Bulck (2010) en Belgique ont constaté, au moment où étaient diffusés des feuilletons documentaires sur les métiers de sages-femmes, vétérinaires et commandos, une augmentation significative des inscriptions dans les formations à ces métiers, et un regard plus positif à leur égard chez les adolescent·e·s qui avaient regardé ces programmes.

24Nos études précédentes (Avondino-Monchatre, Gou Lonchamp, Jacq et Laville, 2001 ; Bigeon, 2012) ont montré que les séries télévisées apportaient aux jeunes des éléments d’information sur les métiers (activités, environnement professionnel, etc.), ce d’autant plus qu’ils leur étaient méconnus. Ils en inféraient également des traits de caractère ou des aspects du mode de vie des professionnel·le·s représenté·e·s. Cette information est à double tranchant : enrichissement si les informations sont exactes, source d’erreurs ou d’illusions dans le cas contraire.

Utiliser une série télévisée pour affaiblir l’impact des stéréotypes de sexe sur les représentations des métiers : et si l’héroïne devenait un héros ?

25Ces images de professionnel·le·s mis·e·s en scène dans les séries télévisées sont susceptibles d’apporter aux jeunes des informations qu’elles·ils intègrent parfois dans leurs représentations des métiers. Elles semblent jouer un rôle, même fugitif, dans les intentions d’orientation de certain·e·s. Nous avons donc pensé les utiliser pour tenter de diminuer l’impact des stéréotypes de sexe sur les représentations des métiers.

26Nous nous sommes appuyées sur les travaux de Serge Tisseron (2002). Travaillant sur la violence télévisuelle, il met en avant, pour diminuer l’impact des images, l’intérêt de les déconstruire : avec l’aide d’un·e adulte, les enfants sont incités à comprendre de quelle façon ces images sont fabriquées et mises en scène, leur permettant ainsi de leur donner un sens. Cette diminution des effets des images télévisuelles, ce passage de l’émotion à la construction intellectuelle, peuvent-ils exister dans d’autres domaines que la violence ? Pourrait-on utiliser, avec la médiation d’un·e adulte, la déconstruction de personnages d’une série télévisée avec l’objectif, via une activité de reconstruction, de favoriser la réflexion sur les rôles de sexe, pour diminuer ainsi la force de certains stéréotypes, et, ce faisant, modifier les représentations sex-typées des professions ?

Hypothèse

27Nous avons fait l’hypothèse qu’une activité collective de déconstruction/reconstruction d’un personnage de série télévisée permettrait aux adolescent·e·s de prendre conscience de certains stéréotypes de sexe, ce qui pourrait se traduire par une représentation moins stéréotypée des rôles, notamment professionnels, attribués aux femmes et aux hommes.

Méthodologie

28Pour notre première étude, avec Delphine Froger et Corinne Lefebvre (2007), nous avons choisi une série policière. Le travail demandé aux jeunes consistait à imaginer, après avoir visionné un épisode de la série et analysé la représentation de l’héroïne, comment serait représenté le personnage si c’était un homme.

Choix du support

29Comme support de travail, il nous fallait trouver un programme télévisé susceptible de capter l’attention des jeunes et de donner matière à discussion. Les séries télévisées nous ont paru constituer le genre d’émission le mieux adapté à notre projet : généralement appréciées des jeunes, leurs épisodes sont suffisamment longs pour que les spectateurs puissent se familiariser avec les personnages et se faire une idée non seulement de leur vie professionnelle, mais aussi de leur vie personnelle.

30Devions-nous utiliser une série américaine ou une série française ? Les professionnel·le·s mis en scène dans les séries américaines travaillent le plus souvent en équipe. Or, pour le travail envisagé, il semblait préférable de se focaliser sur un seul personnage principal, pour limiter le risque de dispersion. Nous avons alors choisi d’utiliser une série française.

31Choisirions-nous un héros ou une héroïne ? Fallait-il préférer un métier typique ou atypique de sexe ? Pour mieux éveiller l’attention des jeunes, et par la suite faciliter les discussions, nous avons cherché des situations sortant de l’ordinaire.

32Notre choix de support se porta finalement sur une série policière de 2004, Diane femme flic7 : l’héroïne, Diane, exerce un métier atypique de sexe, commissaire de police, tout en étant épouse et mère de famille (les héroïnes de séries policières sont souvent célibataires ou divorcées). Son conjoint est en même temps son supérieur hiérarchique, mais à la maison, on le voit assurer les tâches ménagères, en particulier la cuisine. Un mélange de conditions typiques (une femme mère de famille dont le mari a un statut professionnel plus élevé que le sien) et atypiques (une femme commissaire de police, un mari qui assure la cuisine quotidienne).

33Le temps qui nous était accordé par les établissements scolaires pour intervenir dans les classes étant limité, visionner la totalité d’un épisode n’était pas possible. Il a donc fallu réaliser un montage représentatif de l’ensemble de l’épisode. Sa durée, 21 minutes, permettait aux élèves de suivre l’intrigue tout en s’intéressant aux personnages.

Choix de la population de l’étude

34Pour cette étude, nous avons choisi de travailler en classe de quatrième : les jeunes ont entre treize et quinze ans, âge où leurs intérêts deviennent plus stables, mais où ils ne subissent pas encore la pression des premiers choix d’orientation. Nous avons donc travaillé avec 45 élèves de quatrième (23 filles et 22 garçons) d’un collège parisien.

Élaboration de la grille d’observation (en vue de l’analyse de la série)

35Les études sur les héro·ïne·s télévisées (Sellier, 2007 ; Caruelle-Fauvelle et al., 2000) soulignent le fait que les scénaristes mettent en scène différemment les femmes et les hommes, tant dans l’exercice de leur métier que dans leur vie personnelle. Lors de nos études précédentes (Bigeon, 2012), nous avions déjà constaté que les jeunes, à partir des situations professionnelles dans lesquelles ils voyaient les personnages, inféraient leurs loisirs, leur vie familiale ou des traits de personnalité… Nous avons donc cherché à leur faire repérer tant les caractéristiques professionnelles que les caractéristiques personnelles de l’héroïne pour qu’ils puissent ensuite imaginer celles du héros.

36Notre grille, élaborée à partir de celles déjà utilisées lors de précédents travaux (Bigeon, 2012), portait donc sur l’environnement professionnel de l’héroïne (lieux de travail, activités, outils et tenues de travail, relations avec collègues ou client·e·s, traits de caractère…), et ses caractéristiques personnelles (situation familiale, environnement, personnalité, relations, style de vie…)

37Pour analyser la stéréotypie des caractéristiques fournies par les sujets pour décrire l’héroïne puis le héros, nous avons classé les qualificatifs utilisés selon les catégories du BSRI (Bem Sex Roles Inventory, Bem, 1986) : « masculins », « féminins » ou « neutres ».

Les questions ouvertes

38Nous appuyant sur les conclusions de Serge Tisseron (2002) à propos de l’importance d’alterner expression individuelle et travail de groupe, nous avons prévu, après le visionnement de l’extrait de la série, de recueillir à chaud les impressions des jeunes en leur demandant de répondre individuellement, par écrit, à trois questions :

• Notez tout ce qui vous vient à l’esprit.

• Qu’est-ce qui vous a le plus étonné ?

• Avez-vous aimé cet extrait ? Pourquoi ?

39Le nombre d’éléments de réponse est comptabilisé, et les réponses soumises à une analyse de contenus thématiques.

Le questionnaire fermé, catégorisation des métiers

40L’objectif de cette étude était de vérifier si le dispositif expérimental pouvait contribuer à faire évoluer les représentations des jeunes sur l’attribution ou pas de certains métiers plutôt aux hommes ou plutôt aux femmes. Pour évaluer une éventuelle évolution, nous avons repris en pré-test et post-test, un questionnaire utilisé dans nos études précédentes (Bigeon, 2012). Ce questionnaire (en annexe) est composé d’une liste de 24 métiers dont 12 sont très majoritairement exercés par des femmes (assistant·e social·e, esthéticien·ne…), et 12 très majoritairement exercés par des hommes (ingénieur·e, pompier·ère…). Les jeunes devaient indiquer si, selon elles·eux, chacun des 24 métiers est : seulement pour un homme, plutôt pour un homme, seulement pour une femme, plutôt pour une femme, autant pour un homme que pour une femme.

Le déroulement de l’expérimentation

41Dans cet atelier, nous avons choisi d’alterner travail individuel, élaboration en petits groupes (quatre ou cinq) et mise en commun/discussion en classe entière. Le travail individuel permettait aux jeunes d’exprimer leur réaction à chaud, et aux chercheuses de comprendre comment était reçue spontanément la série. La discussion de groupe, dans notre optique de contribution à une évolution d’attitudes (Lewin, 1941), nous a paru susceptible de générer des conflits socio-cognitifs, possibles facteurs d’évolution. Lors du retour en classe entière, dans une discussion conduite par une adulte, les jeunes pouvaient, tout en réalisant la diversité des points de vue, prendre conscience de certains rôles stéréotypés. Les petits groupes étaient unisexes, pour mettre en évidence les réactions parfois différentes des filles et des garçons, et faciliter les prises de parole (Pasquier, 2005).

42L’expérimentation a comporté quatre grandes phases :

• après la présentation à la classe, par les chercheuses, du déroulement de l’atelier, les élèves répondent individuellement au questionnaire de catégorisation des
  24 métiers (pré-test),

• les élèves visionnent l’extrait de la série, et répondent individuellement aux questions ouvertes. Ils se répartissent ensuite en groupes unisexes de quatre ou cinq élèves, et, à l’aide de la grille d’observation, analysent le personnage de Diane, l’héroïne. Cette analyse est suivie d’une mise en commun animée par les chercheuses, en grand groupe.

• transformation de l’héroïne en héros : les mêmes petits groupes unisexes imaginent, à partir de la même grille d’observation, ce que les caractéristiques du personnage deviendraient si, au lieu d’une héroïne, il s’agissait d’un héros. Ce travail fait à nouveau l’objet d’une mise en commun, les animatrices pointant alors les différences dans les réponses entre groupes de filles et groupes de garçons.

• trois semaines plus tard, les jeunes remplissent à nouveau le questionnaire de catégorisation des 24 métiers (post-test).

Résultats

L’évolution de la représentation sexuée des métiers

43Ce travail sur une série TV a suscité des réactions, des discussions chez les jeunes. Ont-elles été suivies d’une évolution de leur attitude à l’égard des métiers ?

44Nous avons coté de 1 à 5 les réponses au questionnaire sur la catégorisation des métiers : 1 pour la réponse seulement pour un homme, 2 pour plus pour un homme que pour une femme, 3 pour autant pour un homme que pour une femme, 4 pour plus pour une femme que pour un homme et 5 pour seulement pour une femme. Par conséquent, les métiers les plus attribués aux hommes sont ceux qui ont les scores les plus faibles, et les métiers les plus attribués aux femmes ont les scores les plus élevés. Si, entre le pré-test et le post-test, le score des 12 métiers où les hommes sont majoritaires augmente, on considère que cela correspond à une représentation de ces professions moins sex-typées, alors qu’à l’inverse, pour les métiers où les femmes sont majoritaires, une diminution des attributions sex-typées se traduit par des scores plus faibles.

45Dans un premier temps, nous avons comparé les moyennes fournies au pré-test et au post-test par l’ensemble des 45 sujets, d’une part pour les 12 métiers où les hommes sont majoritaires (métiers Maj H) et d’autre part les 12 métiers où les femmes sont majoritaires (métiers Maj F).

Tableau 1. Comparaison des moyennes pré et post-test pour l’ensemble de l’échantillon. Nous constatons une légère diminution des attributions sex-typées (t de Student significatif à p. 10), pour les deux catégories de métiers, cette diminution est un peu plus marquée pour les métiers Maj H.

46Nous avons ensuite comparé les réponses des filles et des garçons :

Tableau 2. Comparaison des moyennes obtenues par les filles et les garçons au pré-test.

47Le tableau 2 montre qu’avant l’atelier, les filles et les garçons affectent de manière similaire les métiers « plutôt aux hommes » ou « plutôt aux femmes ».

48Après l’atelier, les réponses au questionnaire post-test ne montrent pas non plus de différences selon le sexe :

Tableau 3. Comparaison des moyennes obtenues par les filles et les garçons au post-test.

49Si on examine plus attentivement les résultats entre le pré et le post-test, une différence dans l’évolution des représentations des filles et des garçons apparaît concernant les métiers attribués aux hommes.

Tableau 4 Évolution des réponses des filles et des garçons entre le pré et le post-test pour les métiers maj H.

50Comme on peut le voir dans le tableau 4, les garçons, à la suite de l’atelier, ont évolué, certes légèrement, mais de façon significative, vers des attitudes moins sex-typées, alors que l’évolution des filles, si elle est de même sens, reste plus discrète.

51Par ailleurs, aucune évolution significative n’est observée en ce qui concerne la représentation des métiers majoritairement exercés par des femmes. On peut faire l’hypothèse que le travail de réflexion axé sur la création d’un personnage de professionnel homme a touché davantage la représentation des métiers majoritairement exercés par des hommes.

52Chez les garçons, huit métiers majoritairement exercés par des hommes ont vu leur moyenne diminuer : programmeur·euse, chef·fe de chantier, plombier·ère, soudeur·euse, inspecteur·trice de police, agent·e de sécurité, exploitant·e forestier·ère, et, de façon significative, soudeur·euse. Dans l’ensemble, on peut considérer qu’il y a eu évolution, c’est-à-dire une diminution des représentations sex-typées. En revanche, chez les filles, on n’observe aucune évolution significative pour aucun des 12 métiers majoritairement exercés par des hommes à la suite de l’atelier.

53L’un des 24 métiers présentés était inspecteur·trice de police, proche de celui de l’héroïne de la série. Son évaluation n’a pas évolué de façon significative, mais c’est la profession pour laquelle l’écart-type de la distribution est le plus important chez les garçons : parmi eux, les avis sont donc partagés quant au fait qu’inspecteur·trice de police soit ou non un métier plutôt pour les hommes. Quant aux filles, elles ont peu modifié leur façon d’envisager ce métier.

La réception de la série : les différences filles/garçons

54Les questions ouvertes ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique. On peut constater que les réponses des filles et des garçons, immédiatement après le visionnement, diffèrent nettement. Leur façon de recevoir une même série télévisée n’est pas la même. Ces différences sont d’abord quantitatives : les filles ont fourni en moyenne 4,5 unités de réponse, contre 3,7 chez les garçons. L’analyse qualitative de leurs productions montre également des types de réponses différents : les garçons utilisent des termes génériques (le suspect, la victime…), plutôt factuels, témoignant ainsi d’une certaine distance ; les filles utilisent les prénoms des personnages, et portent un regard critique sur leur caractère (bizarre, hystérique, voire vicieux ou pervers) ou leur esthétique (beau, moche), jugements qui n’apparaissent que très peu chez les garçons. Elles semblent davantage impliquées par et dans l’histoire.

Le héros : création d’un personnage

55Les filles comme les garçons ont décrit avec beaucoup de détails l’apparence du personnage dans le cadre de l’exercice de sa profession, avec des avis très divers quant à son style vestimentaire : décontracté ou strict, gratifié ou non d’accessoires tels que piercing ou attaché-case. Les endroits et les personnes qu’il fréquente professionnellement font également plutôt l’objet d’un consensus.

56En revanche, filles et garçons divergent lorsqu’il s’agit de décrire son comportement professionnel : selon les catégories du BSRI, les garçons ont donné à leur héros beaucoup plus de caractéristiques masculines (53 % de leurs réponses), avec des qualificatifs tels que autoritaire, agressif… Ce genre de réponse ne figure que dans 14,3 % des réponses des filles, dans la même proportion que des caractéristiques féminines (gentil, compatissant…), le reste se composant d’adjectifs classifiés comme neutres. Dans le registre des activités et interventions, outre les activités policières attendues, les garçons évoquent la violence et les filles l’aide et la protection. Les outils de travail recensés sont aussi nombreux chez les filles et chez les garçons, mais de nature différente : les garçons citent davantage d’armes, allant jusqu’à la kalachnikov ou la bombe nucléaire. Les filles évoquent aussi les outils de communication et les équipements (voiture, gilet pare-balle…)

57Dans sa vie personnelle, six groupes sur dix (4 groupes de garçons et 2 de filles) imaginent un héros marié. Mais dans le domaine des activités ou des loisirs, seules les filles le voient s’occuper de ses enfants. Ses traits de caractère sont beaucoup plus évoqués par les filles – qui lui trouvent davantage de qualités que de défauts – que par les garçons – qui ne lui attribuent comme qualité que disponible, mais le voient raciste, violent et impatient. La rubrique « autres observations » n’a été utilisée que par les garçons, qui ajoutent quelques éléments à teneur politiquement incorrecte : ils le voient sexiste, raciste, crasseux, s’adonnant à l’alcool et au tabac. Il aimerait les voitures de course, porterait des vêtements de luxe et fréquenterait des restaurants prestigieux.

58Globalement, les garçons ont créé un héros télévisuel très stéréotypé, voire quasi caricatural, avec un côté transgressif, tant dans sa vie professionnelle que personnelle. Mais n’est-ce pas également conforme aux héros qu’ils ont coutume de voir dans les séries télévisées ? Moins influencées par ces modèles ou ne regardant pas les mêmes séries, les filles ont joué sur un registre plus large, créant un personnage moins stéréotypé, plus nuancé, plus respectueux de la loi et des normes. Elles ont semblé estimer qu’un héros peut témoigner de certaines des qualités traditionnellement dévolues aux femmes (l’attention aux autres, la gentillesse, la tendresse) sans perdre pour autant son identité d’homme.

Discussion

59Nous partions de l’hypothèse qu’en demandant à des jeunes, d’analyser lors d’une activité en groupe, une héroïne de série télévisée pour créer ensuite un personnage de héros pourrait faire évoluer leur regard sur l’attribution sexuée des métiers. Les résultats au questionnaire post atelier semblent confirmer notre hypothèse : on constate globalement une légère diminution des stéréotypes. Plus précisément, cette variation est le fait des garçons, et porte sur les représentations des métiers d’hommes. Les garçons se sont peut-être sentis davantage concernés par le fait de travailler sur les caractéristiques d’un homme exerçant un métier donné, comparé à celles d’une femme exerçant le même métier. Ils ont également pu prendre conscience, grâce à la confrontation des points de vue, qu’un homme pouvait faire montre de qualités traditionnellement dévolues aux femmes sans perdre pour autant son identité d’homme ou son pouvoir d’attraction auprès des femmes.

60Il est d’ailleurs vraisemblable que la discussion ne se soit pas limitée au seul moment de l’atelier, et que cette évolution résulte également de discussions qui ont pu avoir lieu au cours des trois semaines séparant les deux passations du questionnaire.

61Mais ce travail porte sur un trop petit échantillon pour que ses conclusions soient généralisables. Nous avons donc commencé une nouvelle étude, sur un échantillon plus important.

62Par ailleurs, souhaitant encadrer davantage les interactions entre les sujets, nous terminons l’atelier cette fois par une discussion générale, animée par un·e adulte, autour de la différence des caractéristiques attribuées à une femme ou à un homme. Nous faisons l’hypothèse que grâce à la confrontation des points de vue et à la mise en évidence des différences constatées dans la façon de dépeindre une femme ou un homme exerçant le même métier, l’évolution dans l’attribution sexuée des métiers pourrait être plus importante.

Conclusion

63Ce travail prend place dans une série d’études consacrées au rôle de la télévision dans les intentions d’orientation des jeunes : nous nous sommes intéressées dans un premier temps à ce que la télévision donnait à voir des métiers, puis ce que les jeunes en retenaient. Nous avons poursuivi en cherchant comment utiliser les héro·ïne·s, compagne·on·s de la vie quotidienne des jeunes, pour faire évoluer leur attribution sexuée des métiers. Nos résultats laissent à penser que cette direction de travail mérite d’être approfondie, pour qu’il puisse éventuellement en découler une pratique pédagogique. Mais il serait irréaliste de penser qu’à elle seule, une séance de travail suffirait à changer le regard de ces jeunes, qui vivent dans un monde imprégné de stéréotypes : les travaux de Françoise Vouillot, Marie-Laure Steinbruckner et Emmanuel Quinque (2013) ont montré le peu d’impact d’une seule séance de sensibilisation, et ceux de Christine Guégnard (2002) en ont pointé des effets allant parfois à l’encontre de ce qui était attendu. Un travail tel que le nôtre ne peut donc avoir de sens que dans le cours de toute une démarche pédagogique.