1Le CSIP qui se réunit en juillet 1939 s’est une nouvelle fois doté de moyens lui permettant de fonder ses débats et décisions sur un bilan du fonctionnement des classes d’orientation durant l’année scolaire 1938-1939. Les données dont nous disposons sont beaucoup plus complètes que celles de l’année scolaire 1937-19381. Nous ne pouvons pas savoir si cette différence est due au fait qu’il existe effectivement plus de données pour cette deuxième année d’expérimentation ou à des lacunes dans les fonds d’archives. Il semble toutefois que certains regrets exprimés lors des premiers bilans quant à des informations absentes ont incité à mener des investigations plus complètes. Les bilans présentés semblent par ailleurs s’inscrire dans une tentative de réponse à des demandes formulées par Jean Zay dans une circulaire datée du 4 janvier 1939.

2Mais je voudrais vous soumettre dès maintenant les problèmes qui ont fait l’objet principal des débats de la Commission constituée l’an dernier pour étudier les résultats de l’expérience de la classe d’orientation : 1) Quelles aptitudes et quelles inaptitudes révèle chaque discipline ? 2) Dans chaque discipline, quels sont les exercices qui semblent les plus révélateurs ? Donner des types d’exercices. 3) Quels sont les critères qui vous paraissent devoir être utilisés pour orienter un élève vers chacune des sections prévues : contre-indication, indications. 4) Dans les centres où coexistent plusieurs classes d’orientation, peut-on envisager un groupement d’élèves avant ou après les options permettant d’éviter les inconvénients d’une trop grande disparité des âges ? 5) Le travail des élèves hors de la classe : quels sont les travaux scolaires pour chaque discipline, qui peuvent être faits à la maison sans nuire à la détermination par le maître des aptitudes vraies des élèves.

3Dans le nouveau rapport rédigé par Yves Le Lay, il est effectivement fait référence à un certain nombre de documents présentés dans les annexes du rapport. Dans son propos introductif, Yves Le Lay mentionne d’ailleurs le fait que la commission du CSIP chargée d’examiner le fonctionnement des classes d’orientation a successivement entendu des représentants des centres où a fonctionné une classe d’orientation, des représentants des organismes professionnels, les rédacteurs des rapports partiels (annexés au rapport d’ensemble d’Yves Le Lay), les inspecteurs généraux Da Costa et Monod. Les documents d’enquête renvoyés par les établissements semblent avoir été également plus complets : « Les documents fournis cette année sont abondants et variés et l’on ne sait ce qu’il faut louer davantage de l’habileté pédagogique, de la pénétration psychologique ou de l’effort de pénétration dans l’interprétation des résultats. » Les rapports contiennent surtout des données statistiques abondantes qui n’ont été à ce jour jamais exploitées. Jean-Michel Chapoulie (2010), citant le bilan de la première année de fonctionnement, regrette le caractère incomplet des éléments statistiques à disposition. Il pointe en particulier le fait que les statistiques d’orientation n’ont pas beaucoup de sens quand on ignore les intentions initiales des familles. Or, nous sommes en mesure, grâce à l’exploitation de ce fonds d’archives, à notre connaissance jamais systématiquement étudié, d’apporter et d’analyser des données importantes sur les intentions des familles2.

4Le rapport Le Lay de 1939 traite quasiment tous les thèmes traités en 1938. On notera toutefois que la question de l’utilisation de la fiche Fontègne n’est plus abordée, indiquant sans doute l’embarras que l’usage de cet outil suscitait. La question du discernement des aptitudes qui posait problème est, comme nous le verrons, intégrée dans le chapitre consacré à la pédagogie générale. Ce parti pris n’est pas anodin. Il semble révélateur d’un changement profond tendant à établir des liens plus nets entre disciplines scolaires et détection des aptitudes. Le thème du choix des options ne fait pas l’objet d’un chapitre spécifique, mais est traité dans le cadre des données statistiques (de même que d’autres questions liées à l’origine, à l’âge…). Le niveau des élèves est réintroduit de manière subtile à travers le thème du devenir des élèves des classes d’orientation. La question délicate des travaux hors de la classe n’est pas abordée explicitement laissant penser qu’il s’agit d’un thème susceptible de générer des contradictions, de fervents défenseurs des classes d’orientation s’étant révélés défavorables à cette mesure. Le rapport 1939 introduit en outre un chapitre sur la nouveauté mise en place durant cette année scolaire, la Commission de préparation de conseil sur l’entrée dans l’enseignement du second degré3.

5Si l’on excepte l’évocation des moins bonnes conditions dans lesquelles le rapport a été rédigé du fait d’un manque de temps, Yves Le Lay se montre plutôt optimiste au terme de cette deuxième année d’expérience. Certes, comme il le mentionne en conclusion, certains groupes se montrent opposés ou réservés vis-à-vis des classes d’orientation (en particulier la Société des agrégés et le SNALCC), mais il note surtout une attitude largement plus favorable que la première année. Il fonde cette impression sur les retours d’enquête dans lesquels il apparaît que certaines inquiétudes d’octobre 1937 ont été levées après une première année de fonctionnement qui s’est révélée rassurante pour certains professeurs et certaines familles. Le fait que des équipes déjà en place poursuivent l’expérience a sans doute contribué à ce qui est présenté comme une forme d’apaisement. À titre d’illustration de cette évolution du climat est présenté le propos du principal du collège de Morlaix :

Une personnalité l’an dernier, par principe autant que par ignorance voulue, était adversaire des classes d’orientation. Nous avons eu la satisfaction de gagner à la cause des classes d’orientation cette personnalité, dès que l’un de ses fils fut devenu, en octobre 1938, élève de nos classes d’orientation. Cet élève, qui ne nous avait été confié que pour servir ensuite pensait-on, de preuve de l’inutilité des classes d’orientation, est très satisfait, et ses parents également de l’épreuve à laquelle il est soumis.

Quelle évolution de l’implantation des centres ?

6Yves Le Lay évoque brièvement les raisons ayant conduit à la disparition de certains centres. On passe en effet de 45 centres ouverts la première année à 35 la deuxième année. Si l’on compare les listes des établissements expérimentateurs les deux années successives, il s’avère que 15 centres ont disparu et 6 nouveaux ont été ouverts.

7Quatre raisons sont avancées pour expliquer les suppressions. La première raison n’est pas très précise, puisqu’il est dit que l’expérience ne s’est pas déroulée dans des conditions acceptables. On pointe ensuite de manière tout aussi imprécise le fait que l’organisation matérielle a laissé à désirer. On évoque par ailleurs le fait que des oppositions se sont manifestées et enfin, que certaines équipes ayant été entièrement renouvelées, l’idée de continuité de l’expérience aurait été mise à mal si le centre avait été maintenu.

8Caroline Vacher, dans son rapport complémentaire, précise le propos initial d’Yves Le Lay4. Certains centres ont été supprimés parce qu’il n’y avait que des expériences partielles l’année précédente (Bordeaux, Rennes, Nantes, Vincennes). Cela n’explique toutefois pas ces suppressions, les expériences partielles (évoquées sans plus de précision, mais qui devaient correspondre à des centres dans lesquels toutes les classes de 6^e n’étaient pas concernées par l’expérience comme à Bordeaux, ou dans lesquelles la subdivision par type d’établissement avait été maintenue comme à Rennes) auraient pu être poursuivies en en faisant des expériences complètes. Caroline Vacher évoque par ailleurs les fermetures de centres ayant rencontré des « difficultés d’ordre local » (Poligny, Lisieux, Calais, Pont-de-Vaux, Reims, Orléans). Le centre de Charleville a été supprimé, car tous les maîtres qui y intervenaient ont quitté la ville. Le centre de Niort avait connu des difficultés liées à l’atelier (sans plus de précision) et Albi avait rencontré des difficultés financières. On remarquera que ces difficultés, qui sont présentées d’une manière qui demeure très imprécise, n’avaient pas été évoquées dans le rapport précédent, ce qui incite une nouvelle fois à considérer avec réserve certains des aspects des évaluations présentées par les rapporteurs5.

9Quant aux créations de centres, Caroline Vacher précise que trois centres ont été créés à la demande des recteurs (Riom, Blaye et Dieppe). Un quatrième, le centre de Mourmelon, a été ouvert à la demande de la population qui, privée d’un établissement d’enseignement du second degré, en demandait un depuis longtemps. On perçoit ici les enjeux locaux de l’installation d’une classe d’orientation, qui peut être une occasion de création de nouvelles structures.

10Même s’il semble exister une réelle volonté de réunir dans chaque centre plusieurs types d’établissements de manière à offrir l’ensemble des choix possibles après le premier trimestre, voire plus tard, certains centres demeurent constitués d’un seul établissement. Caroline Vacher reconnaît que cette situation comporte quelques inconvénients, en particulier dans le cas d’élèves qui souhaiteraient suivre un enseignement classique alors qu’il n’y a ni lycée ni collège dans le centre, ou dans le cas d’élèves souhaitant rejoindre l’enseignement technique alors qu’il n’y a pas d’établissement relevant de cette spécialité dans l’environnement proche. Si l’organisation tout au long de l’année de la classe d’orientation peut se concevoir (interventions ponctuelles d’enseignants d’autres établissements), cela semble plus compliqué au-delà de cette première année. C’est d’ailleurs l’une des réserves émises à l’égard de l’expérience supposée conduire certaines familles à recourir à l’internat alors qu’elles ne sont pas prêtes à opter pour cette solution. Caroline Vacher ne propose pas de solution à ce problème. Elle évoque en revanche dans un propos optimiste, car ne s’appuyant que sur un seul exemple, le fait que l’orientation peut agir sur les possibilités locales d’enseignement. Ainsi, à Sens, la classe d’orientation a conduit à la création d’une section préparatoire à l’École des arts et métiers.

L’organisation des classes d’orientation

Les élèves

11Nous avons établi une synthèse des résultats à partir des fiches des établissements, présentées en annexe du rapport.

Répartition de l’origine des élèves selon l’âge au moment de l’entrée dans la classe d’orientation.

12Sur 2 100 élèves inscrits en classe d’orientation venant de l’enseignement primaire, 479 ont plus de 13 ans, 1147 ont de 12 à 13 ans, 379 de 11 à 12 ans et 95 moins de 11 ans.

13Quelques remarques :

• La baisse du nombre de centres a bien entendu pour conséquence une baisse importante du nombre d’élèves concernés par l’expérience (de 4 186 à 2 642, soit une baisse de 37 %). Même si on peut imaginer qu’il s’agissait là d’une baisse conjoncturelle, il est clair qu’il n’y a pas une montée en puissance de l’expérience pour cette deuxième année.

• Malgré cette baisse importante, il n’y a pas de modification notable de la répartition des origines scolaires. En 1938, 79,5 % des élèves viennent de l’enseignement primaire (79,5 % également en 1937), 14,4 % de classe de 7^e (16 % en 1937) et 6,1 % de l’enseignement privé (4,5 % en 1937). Les statistiques générales d’admission en 6^e n’ayant pas évolué fondamentalement par ailleurs, les remarques formulées à propos de l’année 1937-1938, quant à une surreprésentation dans les classes d’orientation d’élèves issus de l’enseignement primaire sont toujours pertinentes6.

• La répartition des âges semble avoir en revanche légèrement évolué, puisqu’on note en 1938, 21,1 % des élèves âgés de plus de 13 ans (30 % en 1937), 49,9 % d’élèves de 12-13 ans (47 % en 1937), 21,1 % d’élèves de 11-12 ans (15 % en 1937) et 7,6 % d’élèves de moins de 11 ans (5,3 % en 1937). On peut ainsi noter une forme de rajeunissement des classes d’orientation. Ce rajeunissement est sans doute moins à mettre sur le compte d’une évolution du processus individuel de recrutement que sur le fait d’une évolution structurelle. En effet, rien ne permet de faire l’hypothèse d’une modification des conditions d’accueil. Le texte précisant que les classes d’orientation doivent accueillir tous les élèves qui hors de ce dispositif seraient entrés en 6^e ou en première année d’EPS ou d’école pratique, est toujours d’actualité. Ce fait est sans doute plutôt à lier au jeu des fermetures et des ouvertures de centres. Si on calcule la répartition des âges pour les six nouveaux centres, on obtient 11,9 % d’élèves de plus de 13 ans, 51,1 % d’élèves de 12-13 ans, 27 % d’élèves de 11-12 ans et 10 % d’élèves de moins de 11 ans. Les nouveaux centres ouverts recrutent donc globalement des élèves plus jeunes. Il n’est toutefois pas possible de savoir si ce changement est dû aux types d’établissements composant les centres, car nous ne disposons pas comme pour l’année 1937-1938 d’une liste exhaustive de la composition des centres. Il semble toutefois, au vu de propos tenus par les rapporteurs, en particulier Caroline Vacher, que la logique a plutôt été d’ouvrir des centres comprenant différents types d’établissements. Mentionnons enfin un facteur sans doute essentiel dans ce rajeunissement de la classe d’orientation, le fait que certains centres ont refusé les élèves de plus de 13 ans au 1^er octobre 1938 (Orléans, Brive, Cahors, Saint-Amand, Remiremont, Chaptal-Paris, Châtellerault). Ces centres suivaient ainsi une recommandation formulée dans la circulaire du 15 juillet 1938 :

14On n’acceptera dans la classe d’orientation que les élèves qui se destinent effectivement à l’enseignement du second degré, c’est-à-dire qui ont entre dix ans et demi et treize ans et qui sont titulaires du certificat d’études primaires ou qui ont été admis à l’examen d’entrée en Sixième. Pour les autres, il conviendra de les diriger sur les classes de fin d’études primaires (scolarité prolongée).

Répartition des élèves

15Il y a en moyenne 26 élèves par classe en 1938-1939. Cette moyenne légèrement supérieure à celle prévue et à celle de l’année précédente (entre 24 et 25 élèves par classe en moyenne) ne rend pas compte de certaines disparités importantes. Il y a par exemple 32 élèves dans la classe d’orientation à Saint-Amand-les-Eaux (filles), 75 élèves pour 2 classes à Égletons, 74 à Annemasse (filles) et 61 à Annemasse (garçons). Ce sont en tout 8 centres qui sont confrontés à des effectifs supérieurs aux 25 prévus.

Le personnel

16Le rapport pointe l’instabilité de certaines équipes dans plusieurs centres. La question de l’expérience des enseignants est posée en insistant sur le fait que les classes d’orientation ne peuvent être confiées à des débutants. Yves Le Lay évoque à cette occasion la nécessité de réfléchir à la mise en place d’un « cadre spécial d’orienteurs ».

17Se pose par ailleurs la question des spécialisations disciplinaires. Le retour d’enquête a révélé une insatisfaction de la part de certains enseignants qui ne se sentent pas reconnus dans leurs particularités disciplinaires. Le commentaire du rapporteur est ici habile, car quelque peu ambigu, puisqu’il tente de concilier la nécessaire limitation du nombre d’enseignants dans une classe d’élèves qui sont encore jeunes en 6^e, et la volonté de ne confier « l’enseignement qu’à un personnel dont les qualités pédagogiques auront été reconnues pour les matières à eux confiées ». Yves Le Lay parvient à défendre l’idée attachée à la classe d’orientation d’un nombre limité d’enseignants, tout en reconnaissant l’obligation de faire une place aux spécialistes disciplinaires… en insistant non pas sur le contenu des savoirs, mais sur les qualités pédagogiques. On comprend que cette interrogation disciplinaire associée à l’idée de création d’un corps spécifique d’orienteurs risque de susciter quelque émoi chez les défenseurs de l’enseignement secondaire et des catégories de professeurs qui lui sont traditionnellement attachées.

18Dans l’annexe rédigée par Caroline Vacher sont présentées quelques données chiffrées que la rédactrice s’empresse de nuancer. Le mode de recueil des informations semble ne pas avoir été réalisé avec une grande rigueur, conduisant à des réponses difficilement interprétables7. Cette situation rend les comparaisons avec la situation antérieure peu pertinentes. Mentionnons toutefois un écart important que les erreurs de recueil ne permettent pas d’expliquer totalement. Alors que l’on comptait 106 maîtres du primaire en 1937, on en compte seulement 45 en 1938. Par comparaison, on compte 125 membres de l’enseignement secondaire en 1937 comme en 1938, ce qui, du fait de la baisse du nombre de classes d’orientation et donc du nombre d’enseignants intervenant potentiellement, constitue une forme d’augmentation relative. Même si les rapporteurs se réjouissent du fait que les trois ordres d’enseignement ont participé à l’expérience d’orientation, on peut se demander si, dans le cadre d’une lutte catégorielle qui ne pouvait pas ne pas se manifester, les enseignants du secondaire ne sont pas en train de gagner du terrain. Il s’agit ici d’un indice sur lequel nous reviendrons qui, comparé à d’autres, incite à penser à une forme de « secondarisation » de la classe d’orientation durant cette deuxième année de fonctionnement.

Les types pédagogiques

19Le rapport précise que le type choisi a été presque partout le type « latin-langue ». Autrement dit, la formule dominante de la deuxième année d’expérimentation est une formule qui n’avait pas été prévue à l’origine dans les premiers textes. Caroline Vacher évoque toutefois quelques exceptions.

20Dans trois établissements (Chaptal Paris, Orange, Thonon), les élèves ont été confrontés au type « langue sans latin » du fait d’impossibilités matérielles. Deux établissements (Sens et Morlaix), bien que disposant des ressources leur permettant d’enseigner le latin, organisent un premier trimestre sans proposer cette discipline. Dans le cas de Sens, les professeurs estimaient qu’il valait mieux reporter l’enseignement du latin pour être en accord avec les principes mêmes de la classe d’orientation. À Morlaix, une habitude ancienne avait incité les enseignants à familiariser davantage à la grammaire française des élèves qui parlaient souvent breton dans leur famille. Un centre (Courbevoie) présente deux types aux élèves, une classe avec latin et deux classes sans latin. Il s’agit d’une transgression des principes qui avaient été énoncés dans les textes d’origine puisqu’il était précisé qu’il ne devait exister qu’un seul type par centre (avec toutefois des possibilités de divergences de types pour les garçons et les filles). À partir du moment où deux possibilités s’offrent dans un même lieu, cela signifie que le choix d’orientation doit avoir été fait avant la classe d’orientation… ce qui confine au paradoxe. Enfin, un centre (Saint-Amand-les-Eaux filles) présente un premier trimestre sans langue ni latin.

Le choix des options

Des évolutions notables d’une année sur l’autre

21Sur les 2 557 élèves comptabilisés pour les statistiques de choix d’options8, 989 (38,7 %) choisissent l’option classique, 1 086 (42,5 %) l’option moderne, 408 (16,0 %) l’option technique et 74 (2,9 %) retournent dans l’enseignement primaire. Si l’on compare ces données à celles de 1938, on constate une légère augmentation de la proportion d’orientation en classique (de 36,4 à 38,7 %), une augmentation un peu plus forte de l’orientation en moderne (de 37,4 à 42,5 %) et une baisse assez remarquable de la proportion d’orientation en technique (de 24,5 à 16,0 %). On note une augmentation de la proportion d’élèves réorientés vers l’enseignement primaire (de 1,7 % à 2,9 %).

Des difficultés pour choisir l’option technique

22Ces évolutions posent clairement la question de l’enseignement technique comme choix d’orientation. Caroline Vacher signale quelques exemples de situations dans lesquelles les réticences des familles et les difficultés matérielles liées à l’éloignement d’établissement dispensant un enseignement technique conduisent à un abandon de cette voie d’orientation. À Montbrison, aucun élève n’envisage d’entrer dans l’option technique. Cette option n’est par ailleurs jamais conseillée par les enseignants. Caroline Vacher s’interroge : « Est-ce parce qu’il n’y a qu’une EPS dans la localité ? 21 familles ont en effet manifesté le désir de voir entrer leur enfant à l’EPS. » À Péronne, deux élèves manifestent l’intention première de faire des études techniques. À l’une on conseille de choisir l’option classique, à l’autre, l’option moderne. L’option technique n’est proposée à aucune élève. Et Caroline Vacher de s’interroger de nouveau : « N’est-ce pas que Péronne n’a pour les filles qu’un collège ? » L’exemple de Sèvres est encore plus clair puisqu’il est dit que de réelles difficultés se sont présentées pour les élèves optant pour la section technique, d’abord du fait de l’âge9 et ensuite de l’absence à proximité d’établissement d’enseignement technique. Au centre de Brive, on précise que les élèves ne pourront aller dans une formation technique qu’à la seule condition qu’une section commerciale soit créée. En attendant, les élèves envisageant un enseignement technique sont regroupés en section moderne.

23En fait, la question posée ici est celle de l’effet de l’offre de formation sur les choix effectifs des élèves et des familles. Cette question qui caractérise l’ensemble de la situation générée par la mise en œuvre des classes d’orientation ne peut qu’être plus compliquée dans les cas de rareté de l’offre de formation, ce qui est le cas pour l’enseignement technique.

Des choix déterminés par l’âge et la scolarité d’origine

24Comme en 1938, les choix d’options apparaissent très liés à l’âge et à la scolarité d’origine, ces deux facteurs étant liés entre eux.

25Parmi les élèves s’orientant vers l’option classique, 69,1 % sont issus de l’enseignement primaire, 24,9 % de la classe de 7^e et 6 % de l’enseignement privé. Par comparaison, les taux sont respectivement de 85,2 %, 10,3 % et 4,5 % pour l’enseignement moderne, et 90,4 %, 4,9 % et 4,7 % pour l’enseignement technique.

26Pour caractériser le lien entre le choix et l’âge, on peut considérer les situations extrêmes. On constate que chez les élèves de plus de 13 ans, 13,2 % rejoignent l’option classique, 57,3 % l’option moderne et 29,5 % l’option technique. Chez les élèves de moins de 11 ans, ces proportions sont respectivement de 80,6 %, 16,9 % et 2,5 %. Il eût été bien entendu naïf de penser que la classe d’orientation allait aplanir les différences de parcours, de situations, de choix. Ses promoteurs ne l’ont jamais pensé. Toutefois, il existait implicitement, du fait de la référence à l’école unique, une volonté de redistribuer les cartes sociales et scolaires par le biais de cette classe installée à l’entrée d’un enseignement du second degré intégrant l’enseignement secondaire. Les données statistiques des deux années d’expérimentation tendent à remettre en cause cette vision, montrant que les catégorisations antérieures demeurent malgré la tentative d’unification des structures.

Intentions, conseils et réalités d’orientation

27Pour cette deuxième année de fonctionnement, les questionnaires d’enquête devaient permettre de comparer les intentions initiales des élèves et des familles, les conseils donnés par les enseignants et la décision effectivement prise par les familles. Ces données permettaient de mesurer le degré de prise en compte des avis des enseignants. Là encore, Caroline Vacher insiste sur la prudence avec laquelle il convient de considérer les chiffres obtenus. Les tableaux comportaient quelques ambiguïtés qui ont conduit les établissements à interpréter diversement les questions posées. Certains ont en outre critiqué les tableaux tels qu’ils étaient conçus, ceux-ci leur apparaissant donner une vision par trop simplifiée de la réalité de l’orientation dans leur établissement. Le responsable du centre de Sens par exemple (Roger Gal) note que 32 élèves hésitaient en début d’année entre le classique et le moderne. Le tableau ne permettait de ranger ces cas que dans la catégorie « sans intention ». Or, ils avaient bien une intention, qui était celle de n’aller ni à l’école primaire supérieure ni à l’école pratique. Un autre tableau a donc été dressé par ce centre pour compléter le tableau d’origine.

28On dispose toutefois de données précieuses dont certains aspects méritent d’être analysés. Comme le résume Caroline Vacher, on peut relever deux points essentiels :

• Nombreux sont les cas où les conseils donnés sont en accord avec les intentions premières.

• Les conseils donnés, lorsqu’ils ne sont pas en accord avec les intentions premières, sont fréquemment suivis.

29Les données obtenues peuvent être synthétisées dans les tableaux suivants :

30Sur 2131 élèves inscrits en classe d’orientation, 915 avaient l’intention de rejoindre l’option classique, ce qui représente 42,9 % de l’effectif.

Intentions initiales et évolution des intentions

31Sur 915 familles ayant souhaité que leur enfant rejoigne l’option classique, 646 (70,6 %) ont vu les enseignants manifester un accord avec cette intention première, 134 (14,6 %) ont été confrontées à un conseil différent qu’elles ont effectivement suivi, 135 (14,8 %) ont été confrontées à un conseil différent qu’elles n’ont pas suivi.

32Ces tableaux ont été construits à partir des fiches établissement contenues dans les annexes des rapports. Le total différent (2 131) de ceux utilisés jusqu’à maintenant (2 642 pour les tableaux de situation et 2 557 pour les tableaux présentant les choix d’option) s’explique par le fait que ces données ne prennent pas en compte trois établissements (Montbrison, Égletons et Villeneuve-sur-Lot) dont les données sont contradictoires ou incomplètes, et qu’ils laissent de côté la catégorie « sans intention » pour les raisons évoquées plus haut.

33Quelques erreurs de calcul n’ont pas été reportées. Les totaux des intentions ne sont donc pas tout à fait ceux que l’on trouve en se reportant de manière stricte aux données initiales du rapport. L’effectif « 915 » correspond par exemple ici à la somme de la ligne (646 + 134 + 135).

Des avis suivis

34On constate que les intentions initiales portent pratiquement dans les mêmes proportions sur l’option classique et sur l’option moderne (respectivement 42,9 % et 41,7 %), l’option technique étant la moins fréquemment envisagée par les familles (15,3 %).

35La plupart du temps, il y a accord entre les intentions initiales et les propositions faites par les enseignants. Cet accord se manifeste dans 69,4 % des cas. Les souhaits initiaux sont modifiés sur les conseils des professeurs dans 16,8 % des cas. Les familles ne suivent pas les conseils dans 13,8 % des situations. Ces données confirment globalement les conclusions formulées par Caroline Vacher. Curieusement, ces éléments ne sont pas repris dans les débats. Il y avait pourtant dans ces chiffres de quoi satisfaire les partisans et les adversaires des classes d’orientation qui auraient pu mettre l’accent sur tel ou tel chiffre pour appuyer leurs arguments. Les adversaires de l’expérience auraient pu faire remarquer que dans près de sept cas sur dix, la classe d’orientation n’a pas été fondamentalement utile puisqu’elle s’est contentée d’entériner les décisions initiales. Si l’on ajoute à ces chiffres les 13,8 % de désaccords traduisant le fait que la famille n’a pas souhaité suivre les conseils, on peut considérer que la classe d’orientation n’a rien apporté dans plus de huit cas sur dix. Les partisans de l’expérience seraient en droit de répondre que la traduction statistique de l’accord peut être en fait le résultat de négociations menées tout au long du premier trimestre, conformément à la vocation d’échange avec les familles de la classe d’orientation. Ils peuvent en outre mettre en avant le fait que les 16,8 % d’élèves ayant modifié leurs intentions initiales sur la base des conseils donnés auraient risqué sans l’expérience d’être confrontés à une erreur d’orientation. Enfin, le fait que 13,8 % des familles refusent les conseils constitue l’éclatante démonstration que souhaitaient apporter les promoteurs de la classe d’orientation pour affirmer qu’il n’était en aucun cas question d’imposer les choix aux familles.

36On ne note pas par ailleurs de différences importantes selon le type d’option envisagée à l’origine. L’accord entre intentions initiales et conseils est légèrement plus marqué pour l’enseignement classique et l’enseignement technique que pour l’enseignement moderne (70,6 %, pour l’enseignement classique et 70,0 % pour l’enseignement technique contre 67,8 % pour l’enseignement moderne). On aurait pourtant pu penser que dans un système dans lequel l’option classique se situe implicitement (ou souvent explicitement) au sommet de la hiérarchie scolaire, les élèves auraient plus fréquemment exprimé leur aspiration à un enseignement considéré comme prestigieux, tout en étant confrontés aux limites que les professeurs dépositaires d’une culture classique de haut niveau auraient imposées. Cela aurait pu conduire à un taux de désaccord nettement plus fort pour l’option classique. On peut en fait penser que la structure du recrutement (forte proportion d’élèves issus de l’enseignement primaire, élèves qui sans la classe d’orientation seraient entrés dans une école primaire supérieure) installe dans l’enseignement du second degré des élèves qui, par certains mécanismes d’auto-sélection, ne s’autorisent pas à penser à l’enseignement classique. Ce n’est pas le moindre des intérêts de la classe d’orientation que de remettre en cause modestement ces mécanismes, et d’inciter quelques élèves envisageant de poursuivre des études vers l’enseignement moderne ou technique à considérer d’autres voies de formation, du fait de leurs résultats scolaires.

Des conseils différents selon les intentions initiales des élèves… et des situations d’auto-sélection atténuées

37Les données dont nous disposons permettent de repérer le détail des conseils formulés par les équipes d’enseignants. Ces données peuvent être synthétisées dans les tableaux suivants :

38Sur les 915 élèves qui avaient manifesté leur intention de suivre l’option classique, 271 se sont vus conseiller une autre option. On a proposé l’option moderne à 203 d’entre eux, l’option technique à 39 d’entre eux et le retour dans l’enseignement primaire à 29 d’entre eux.

39Les attitudes des professeurs sont différentes selon les intentions initiales des élèves. Précisons qu’en établissant ce lien, il ne s’agit pas seulement de déterminer une relation entre une intention initiale et un type de conseil. Il est clair que derrière chaque intention d’orientation sont mis en jeu des facteurs liés à l’âge, à la situation scolaire d’origine, et sans doute (bien que nous ne l’ayons pas établi à partir de nos données) à l’origine sociale.

40Lorsqu’on conseille une option à un élève qui envisageait à l’origine une voie classique, on l’incite dans les trois quarts des cas à rejoindre l’option moderne. On ne conseille en revanche l’option classique qu’à un peu plus de la moitié des élèves qui envisageaient une option moderne. Ce pourcentage, bien que plus faible, n’est toutefois pas négligeable. Dans le système hiérarchisé de l’entre-deux-guerres, il existe une volonté de dépasser les cadres socialement fixés pour inciter des élèves à rejoindre ce qui demeure encore, bien que l’on s’en défende, la voie royale de l’enseignement du second degré. La situation qui consistait pour un enseignant à « pousser » un élève vers l’enseignement classique n’est pas nouvelle. Chacun connaît l’histoire de Charles Péguy ou d’Albert Camus qu’un M. Naudy ou un M. Germain mettent un point d’honneur à insérer dans l’univers du lycée et de l’enseignement classique. Mais ces situations si rassurantes sont bien entendu des exceptions qui ne doivent ces belles réussites qu’à la perspicacité pédagogique et à la volonté de promotion individuelle de maîtres eux-mêmes exceptionnels. L’intérêt du dispositif de la classe d’orientation, c’est qu’il institutionnalise ce qui ne resterait sans cela que de l’ordre de l’initiative personnelle déjouant, au moins partiellement, certains mécanismes d’auto-sélection des élèves et des familles. Il incite à regarder différemment les élèves et à se poser des questions que l’on ne se serait pas posées spontanément du fait de la soumission à la force des habitudes. On peut d’ailleurs ajouter à ces données, même si l’effectif reste modeste, les 16,5 % d’élèves qui pensaient faire une formation technique et auxquels on conseille de rejoindre l’enseignement classique.

41Comme nous l’avons mentionné à plusieurs reprises, l’enseignement technique doit être considéré comme ayant une place à part. Cet enseignement était nettement moins souvent choisi. Quand il est choisi et que les enseignants conseillent une autre voie de formation, c’est dans 26,8 % des cas pour retourner dans l’enseignement du premier degré (cette solution n’est proposée qu’à 10,7 % de ceux qui envisageaient le classique, et à 8,0 % de ceux qui envisageaient le moderne). Même s’il y a à partir de 1936 une évolution notable de l’enseignement primaire due au report de la scolarité obligatoire à 14 ans, il est vraisemblable que cette proposition n’est pas perçue comme une promotion pour l’élève.

Un effet « offre de formation »

42Mentionnons enfin que cette comparaison des effectifs doit être nuancée par le fait qu’il existe une grande diversité des situations selon les établissements. On constate en particulier l’existence d’un facteur offre de formation puisque, selon le type d’établissement, les intentions et conseils d’orientation sont assez nettement différents. Si on établit une comparaison entre les centres disposant exclusivement d’un établissement d’enseignement secondaire (lycée ou collège) et les centres seulement constitués d’établissements relevant de l’enseignement primaire supérieur, on constate des différences marquées. Dans les centres disposant exclusivement d’un établissement d’enseignement secondaire, 63,8 % des élèves ont une intention d’orientation vers la voie classique, contre 31,9 % pour la voie moderne et 4,3 % vers la voie technique. Dans les centres constitués d’établissements relevant de l’enseignement primaire, ces pourcentages sont respectivement de 24,1 %, de 70,9 % et de 5,0 %. Quand on compare par ailleurs ces données à celles d’établissements, lycées, collèges ou EPS qui disposent dans le centre d’une école pratique (établissement d’enseignement technique), ces proportions sont encore différentes puisqu’on trouve 39,4 % de projets pour l’option classique, 36,1 % pour l’option moderne et 24,6 % pour l’option technique.

43Il y a lieu de se demander si, au-delà de ces positionnements initiaux, les conseils des enseignants parviennent à infléchir ces tendances fortes. Il n’en est rien. L’effet des structures locales influe sur les attentes initiales des familles comme sur les propositions de l’institution scolaire. Ainsi, dans les centres ne disposant que de structures de l’enseignement secondaire (collège, lycée), la voie technique n’est jamais proposée. Dans les centres constitués exclusivement d’établissements primaires supérieurs, quand des conseils de changement d’orientation dans le second degré sont formulés, l’option technique n’est jamais proposée aux élèves envisageant une option classique, et n’est conseillée que dans 20,3 % des cas aux élèves souhaitant initialement entrer dans une option moderne. Dans les centres disposant d’établissements assurant un enseignement technique, la situation est toute différente. Si on propose toujours majoritairement aux élèves qui pensaient entrer en option classique, une option moderne au détriment d’une option technique (75,7 % contre 24,3 %), le rapport est quasiment inversé pour les élèves qui souhaitaient à l’origine entrer dans l’enseignement moderne, puisqu’on leur propose dans 48,1 % des cas de rejoindre l’enseignement classique et dans 51,9 %, l’enseignement technique.

La pédagogie générale

44Le rapport 1938, plutôt favorable à l’égard de l’expérience des classes d’orientation, avait toutefois émis quelques réserves sur la richesse du travail mené autour de la détection des aptitudes des élèves. Des progrès semblent avoir été relevés, du point de vue du rapporteur sur cette question. De ce fait, l’essentiel du chapitre consacré à la pédagogie générale porte sur la manière dont les disciplines scolaires ont pu concourir à la mise en évidence des aptitudes individuelles. Cette évolution est d’autant plus méritoire, que le stage pédagogique qui devait se tenir en septembre 1938 n’a pu avoir lieu. Sont toutefois mentionnés les efforts d’Hélène Guénot au lycée de jeunes filles de Sèvres pour établir un lien entre les différents centres. Plusieurs réunions seront effectivement menées à son initiative et vraisemblablement à celle de Roger Gal, du lycée de Sens. Dans sa circulaire du 4 janvier 1939, Jean Zay évoque d’ailleurs le rôle important joué par le centre de Sèvres : « J’ai donc accepté avec reconnaissance la proposition qui m’a été faite par les professeurs de la classe d’orientation du Lycée de Sèvres, de constituer dans cet établissement un centre d’information qui servirait en même temps d’organe de liaison entre les maîtres des classes d’orientation. » Le rapport présente une synthèse des retours d’enquêtes. Ils déterminent pour chaque matière les qualités « révélées10 » le plus souvent par les professeurs. Citons à titre d’illustration, les aptitudes indiquées pour le français : « attention, observation, réflexion, jugement, logique, mémoire, imagination, finesse, sens artistique11. »

45Les rapporteurs, et en amont, les responsables de classes d’orientation, ne se sont pas contentés de cette première analyse. Ils sont allés plus loin et ont pris le risque de définir des critères d’orientation dans chacune des voies de formation. Ainsi, on invoque pour entrer dans l’orientation classique : l’esprit d’analyse, le goût de l’effort personnel, l’amour du passé, du savoir livresque, la mémoire, l’imagination, la finesse et, de manière assez étonnante, la « situation aisée de la famille permettant des études longues et coûteuses » (voir Seguy, 2013).

46On est loin des aptitudes telles qu’appréhendées par la psychologie scientifique. Ces limites n’échappent pas à Yves Le Lay, qui dépasse ses réserves pour pointer un des bénéfices fondamentaux de la classe d’orientation. Cet intérêt marqué pour la recherche des aptitudes permet d’affirmer une volonté de « regarder plus près », de « retourner l’objet », et incite à jeter un nouveau regard sur l’élève en situation scolaire. Il ne s’agit pas à ce moment de promouvoir l’interdisciplinarité, mais bien plutôt de multiplier les regards disciplinaires sur les élèves pour mieux les comprendre et donc les orienter.

Que se passe-t-il après la classe d’orientation ?

47L’année 1938-1939 ne se caractérise pas seulement par la mise en place de la deuxième année d’expérience, c’est aussi l’occasion de considérer les effets de l’action avec un peu de recul en analysant les résultats des élèves qui étaient en classe d’orientation durant l’année 1937-1938. On dispose ainsi d’une occasion nouvelle de mesure du bien-fondé éventuel du projet ministériel. Le rapport général de synthèse est complété sur ce point par le travail réalisé par M. Talbot12. M. Talbot se montre prudent dans ses analyses. Il signale ainsi quelques facteurs susceptibles de nuancer les conclusions. Il évoque en particulier les changements qu’ont subis récemment les programmes, les changements de professeurs qui rendent difficiles sinon impossibles toutes comparaisons, l’impossibilité de se fier à la comparaison des notes, les professeurs notant de façons très diverses.

48La méthode de recueil des informations s’appuie sur la réponse à une question ouverte de l’enquête. Il ne s’agit en aucun cas de mettre en œuvre une méthode rigoureuse qui aurait conduit à comparer les performances d’élèves ayant suivi la classe d’orientation à celle des élèves ne l’ayant pas suivie. De ce fait, les appréciations sont formulées sur la base de comparaisons qui ne sont jamais explicitées. On ne sait de ce fait si le niveau des élèves ayant suivi la classe d’orientation est confronté à celui des élèves de l’année 1938-1939 n’ayant pas vécu cette expérience ou à celui des élèves des années antérieures.

4927 centres sur les 33 consultés ont répondu à la question. La formulation de la première remarque traduit vraisemblablement un soulagement. Elle est sans doute essentielle pour les promoteurs de l’expérience qui craignaient de devoir faire face à des critiques liées à une baisse du niveau des élèves ayant participé à l’expérience : « En fait, il résulte de l’examen sans parti pris des dossiers non seulement que la classe d’orientation n’a pas nui aux études, mais qu’elle leur a souvent été favorable. » Dans son rapport annexé, M. Talbot expose ensuite les résultats section par section. Commençant par la 5^e A (classique), il introduit son propos sur la question du latin, qui constitue sans doute l’enjeu premier de ces évaluations. Il s’agissait en particulier de savoir si le fait d’amputer l’année d’un trimestre de latin n’allait pas porter un coup fatal au niveau des élèves dans cette discipline. M. Talbot se réjouit des résultats obtenus en mentionnant le fait qu’à part deux établissements qui condamnent l’expérience en bloc, un seul centre (Moulins), se plaint d’une insuffisance des élèves de 5^e A en latin. Il évoque ensuite les nombreux rapports qui signalent l’amélioration du niveau : « L’esprit est plus vif, le gout du travail plus propre, la personnalité plus marquée. » D’après le rapporteur, la majorité revient toutefois à ceux qui n’ont observé aucune différence notable (une quinzaine de centres contre dix centres percevant une amélioration). Les autres disciplines scolaires, bien que moins analysées que le latin, sont également prises en compte. Les appréciations sont globalement les mêmes. On notera toutefois un avis qui, bien qu’isolé, mérite d’être signalé, car posant une question fondamentale sur les pratiques enseignantes. Un centre constate en effet en mathématiques « un pouvoir diminué des élèves à travailler seul ». On déplore ainsi le fait que les élèves aient été trop « escortés, aidés, dirigés », ceux-ci ne sachant « pas trouver ». Ce propos est étonnant alors que les pratiques mises en place visaient généralement au moins implicitement, du fait de la référence aux méthodes actives, à conduire les élèves à accéder à plus d’autonomie. Il représente une des lignes de force d’opposition à l’éducation nouvelle, remise en cause par d’autres acteurs des classes d’orientation qui remarquent qu’au contraire, les élèves sont plus à même de travailler seul après leur passage par la classe d’orientation.

50Pour la 5^e B (moderne), M. Talbot observe que les résultats de l’enquête sont beaucoup moins nets que pour la 5^e A. L’opinion rapportée est que « l’orientation n’a pas changé grand-chose à la faiblesse chronique de ses élèves ». La conclusion de son bref propos sur cette section est cruelle et sans appel : « Il semble bien que tant que subsistera la coexistence de cette section avec les voisines (A d’une part, EPS d’autre part) il sera difficile de lui affecter une clientèle particulière qui se définisse autrement que par la médiocrité. »

51Pour la première année d’EPS ou d’école pratique, les données présentées ne sont pas non plus très claires, montrant encore une fois par comparaison que la question qui se posait de manière vraiment cruciale était celle de l’enseignement classique et du latin. Il est dit que les centres qui disposaient d’une section classique et d’une EPS ou d’une école pratique, ont vu un « certain nombre de bons éléments » se détourner de l’enseignement primaire supérieur pour rejoindre une 5^e A, « d’où appauvrissement des sections anciennes ».

52En conclusion de son rapport, M. Talbot exprime sa confiance dans l’expérience, les résultats des élèves s’étant avérés globalement positifs : « Malgré quelques réserves ou appréciations défavorables, on peut considérer que les résultats obtenus en une année par les élèves issus de la classe d’orientation permettent de faire confiance à cette institution, sinon d’envisager l’accroissement de son champ d’action. »

Fonctionnement et résultats de la commission instituée par le CSIP au niveau de la 7^e

53La question avait été abordée lors de la session de juillet du CSIP. Il s’agissait d’instaurer une commission pédagogique d’information avant l’entrée dans l’enseignement du second degré, de manière à ce que les familles prennent des décisions en connaissance de cause. Cette proposition s’était traduite dans la réalité des textes officiels dans le cadre des instructions officielles des 24 novembre 1938, 1^er février et 20 mai 1939. Le rapport général d’Yves Le Lay est complété par le rapport annexé de M. Moissonnier13. Ce premier bilan a été établi à partir des rapports de 12 centres (Arras, Beauvais, Bourges, Cherbourg, Évreux, Laon, Lille, Le Havre, Rouen, Le Mans, Mézières, Versailles).

54Si le titre du paragraphe dans le rapport d’Yves Le Lay, et le titre du rapport annexé ne font référence qu’à la classe de 7^e 14, l’expérience semble aussi devoir concerner les élèves de l’école primaire inscrits en cours supérieur. Le rapport rappelle la composition des commissions, qui étaient constituées de l’inspecteur d’académie, d’un inspecteur de l’enseignement primaire, souvent du directeur de l’école normale, des proviseurs ou directrices des lycées, des principaux des collèges, des professeurs des lycées et collèges, des instituteurs qualifiés, des professeurs de 7^e, du directeur de l’école et du maître du cours où opérait la commission.

55Les évaluations réalisées par les commissions s’appuyaient sur des fiches renseignées par les maîtres. Il est frappant de constater que ces fiches, outre les données strictement scolaires, reprenaient des items proches de ceux utilisés dans le cadre des classes d’orientation, révélant ainsi un certain nombre de transfert de savoirs et de pratiques d’une expérience à l’autre. On évoque les aptitudes de l’enfant dans différentes matières y compris le chant, le dessin ou l’éducation physique, les aptitudes aux idées abstraites, au concret, au raisonnement. Des tests de mesure de l’acuité visuelle et auditive, de l’attention, de la mémoire, de description des images ont été utilisés (sans que ces tests soient cités). Dans un centre (Évreux), on a en outre mené une « étude des rêves d’avenir des enfants ».

56Comme pour les classes d’orientation, les promoteurs de l’idée de commission s’entourent de multiples précautions pour montrer qu’il ne s’agit en aucun cas d’imposer un quelconque choix aux familles. La formulation adoptée dans les courriers adressés aux parents par l’inspecteur d’académie (président de la commission) est à cet égard un modèle de prudence :

[…] Cette commission n’a ni le droit ni l’intention d’empiéter en quoi que ce soit sur vos droits imprescriptibles de père (ou mère) de famille. Vous restez absolument libre15 de donner à la carrière de votre fils (ou fille) telle orientation qui vous plaira. Elle se borne, en vertu de la compétence des personnes qui la composent, à vous donner un simple conseil.

57Les conclusions du rapport, qui plaident en faveur du renouvellement de l’expérience, s’inscrivent dans la même logique que celle des classes d’orientation. Il est ainsi avancé que de fait, les familles sont effectivement mal renseignées sur l’organisation scolaire actuelle et qu’il convient de les renseigner. Il faut donc lutter contre cette situation qui conduit trop d’élèves âgés à piétiner « dans des classes où ils ne devraient pas figurer, élèves de 14 ans en 7^e ou au cours supérieur ». Et M. Moissonnier de clore son propos en faisant référence à ces élèves « qui encombrent les écoles du 2^e degré », élèves « qu’il faut orienter en renseignant les familles ».

En conclusion du rapport

58Les conclusions de la commission d’étude du fonctionnement des classes d’orientation sont, comme en 1938, intégrées dans le rapport Le Lay :

1. Maintien à titre définitif, de centres dont le fonctionnement fut bon, avec leur pédagogie et leur organisation (une voix contre et 2 abstentions).

2. Elle demande qu’on donne à chaque centre définitif la possibilité d’orienter vers les trois options.

3. Elle demande que soit conservée, voire étendue, la Commission de prospection à la hauteur de la 7^e.

4. Elle demande que soient généralisés les conseils de classe analogues à ceux qui fonctionnent dans les classes d’orientation.

59Le propos apparaît légèrement différent de celui de 1938. Il ne s’agit plus seulement de s’interroger sur le bien-fondé d’une expérience, mais de réfléchir aux conditions de son extension, en pérennisant les situations de réussite et en transférant certaines pratiques à l’ensemble de l’enseignement du second degré.

60Il convient toutefois d’interroger cette évolution qui provoque indirectement certaines modifications du projet initial. Ces modifications semblent apparaître en particulier dans le rapport annexé rédigé par Gustave Monod. Elles peuvent être mises sur le compte d’une adaptation du projet initial s’appuyant sur une évaluation complète des expériences menées (ce qui correspond du reste à la raison avancée pour justifier le principe de l’expérimentation). On peut aussi considérer qu’il s’agit d’une certaine forme de retour en arrière au regard d’un projet particulièrement ambitieux.

61On assiste ainsi probablement à une forme de « secondarisation » de la classe d’orientation. Nous entendons caractériser par ce terme le processus conduisant à limiter certains aspects des classes d’orientation aux caractéristiques habituelles de l’enseignement secondaire, en particulier à travers ce qui constitue le modèle premier de cet enseignement, la voie classique. Dans la conclusion de son rapport, Gustave Monod s’interroge ainsi sur la pertinence de l’orientation technique au terme de l’année d’orientation :

Suppression de la section technique comme telle étant entendu que l’élève qui se destine à l’enseignement technique (second degré) doit recevoir une formation générale, et n’accéder aux Écoles Techniques qu’à l’âge de 14 ans. […] Il n’y a pas lieu de soumettre le futur « technicien » en classe d’orientation à une sorte de pré-apprentissage technique qui apparaît comme nettement prématuré. […] Par ailleurs, à cet âge, ces vocations doivent mûrir non pas à l’atelier, mais dans une classe d’enseignement général. Le futur technicien sera donc rangé dans la section moderne et il poursuivra des études non spécialisées en 5^e B ou en 1^re année d’EPS.

62Cette position est novatrice, faisant dépendre l’appropriation de savoirs techniques d’une solide culture générale, ne réduisant pas cette voie de formation au simple apprentissage de gestes mécaniques. Cette vision marque toutefois une volonté d’insérer le processus de choix de la classe d’orientation dans le cadre strict de l’enseignement secondaire, puisque le choix portera sur la voie classique ou la voie moderne (la place de l’enseignement primaire supérieur n’étant à ce moment pas très claire dans le projet de réforme générale de l’enseignement). Cette mise de côté de l’enseignement technique doit d’ailleurs être associée à la volonté de rejeter du champ de la classe d’orientation les élèves trop âgés, exprimée dans le texte de la circulaire du 15 juillet 1938. Il s’agit ainsi d’homogénéiser le public accueilli, en référence au modèle de l’enseignement secondaire classique.

63Gustave Monod propose par ailleurs que dans les classes d’orientation, on enseigne dès le mois d’octobre le latin et une langue vivante (l’expression « sauf exception » est rajoutée dans le texte après une première rédaction). Il entérine ainsi le principe mis en application durant cette deuxième année de fonctionnement, qui intégrait dans de nombreux centres l’enseignement du latin dès le début d’année. Si on ne peut parler d’un retour à la réforme Bérard de 1923, le contexte et la volonté politique et éducative étant radicalement différents, on peut se demander si l’on ne se prépare pas à installer une classe d’orientation dont une partie des fondements reposerait sur le modèle même de l’enseignement classique.

64Dernière concession au monde secondaire, la possibilité de nouveau affirmée de demander aux élèves de fournir un travail dans le cadre de l’étude. Cette idée est assortie de précautions en affirmant que la règle initiale doit être assouplie « sous la réserve que le travail dirigé en classe reste une des caractéristiques de l’institution et qu’il permette aux maîtres une observation suffisante des efforts de l’enfant livré à lui-même ». Même si s’exprime sans doute ici un souci pratique de gestion du temps d’études, comme cela apparaissait dans le rapport de 1938, on ne peut pas ne pas imaginer la prise en compte d’un mécontentement exprimé par les tenants d’un enseignement secondaire supposant une continuité entre le travail en classe et le travail personnel, gage de perfectionnement des savoirs académiques des élèves. On connaît par ailleurs l’enjeu capital que représentait encore dans l’entre-deux-guerres la question de l’insertion du travail personnel dans la construction d’une culture classique. Dans un article retraçant quelques aspects de l’histoire des relations entre classe et étude, Philippe Savoie (2003) met en évidence la place prépondérante occupée par le travail personnel des élèves dans l’enseignement secondaire : « On ne peut en comprendre le sens que si on la relie à la finalité essentielle de l’enseignement humaniste, qui est l’acquisition du latin (et accessoirement du grec), laquelle permet l’accès à la culture classique et une éducation morale fondée sur l’exemple héroïque des anciens » (Savoie, 2003, p. 129-130).

65Ce phénomène de « secondarisation » s’inscrit vraisemblablement dans une démarche de compromis plus large visant à satisfaire les adversaires de l’expérience pour permettre à ce qui est jugé essentiel d’être étendu dans le cadre d’une réforme générale. Le dernier point abordé par Gustave Monod dans son rapport semble accréditer partiellement cette hypothèse :

Par ailleurs, seront maintenues toutes les autres mesures qui caractérisent le statut de la classe d’orientation : 25 élèves au maximum, groupés sans affectation préalable ; option en cours d’année dans les sections classiques ou modernes ; cadres de maîtres empruntés aux divers enseignements intéressés, conseils de classe hebdomadaires.