1La question de l’orientation apparaît cruciale dans le contexte particulier de l’intégration de l’enseignement secondaire dans l’enseignement du second degré, instaurée par le ministère Jean Zay. Nombre de débats sur l’avenir, les finalités, les modes de mise en œuvre de l’enseignement secondaire s’élaborent tout au long de cette période. Pour certains, le dispositif d’orientation mis en place constitue un puissant outil de défense de l’enseignement secondaire. Pour d’autres au contraire, les principes qui président à la définition des classes d’orientation risquent de porter atteinte à la qualité de l’enseignement secondaire et partant à ses fondements mêmes.

Orientation et enseignement secondaire

L’orientation, outil de promotion de l’enseignement secondaire

2Il apparaît pour une partie des défenseurs du projet que la mise en œuvre des classes d’orientation devrait permettre une élévation du niveau des études. Cette idée est développée par Jean Zay dans son discours d’ouverture de la session du CSIP de mars 1937 : « Nous attendons de cette mesure une homogénéité plus grande des classes, un rendement accru des études en même temps qu’un meilleur recrutement des élites1. » En orientant les élèves selon leurs aptitudes, on pense ainsi que ceux-ci occupant une place leur convenant mieux, ils pourront mieux bénéficier de l’enseignement, et donc mieux réussir.

3Les classes d’orientation doivent en outre permettre un allègement des effectifs. À partir du moment où les classes (en particulier de l’enseignement secondaire) n’accueillent que les élèves en mesure de profiter de l’enseignement (sur la base d’une évaluation de leurs aptitudes et goûts), un phénomène de régulation doit conduire à limiter potentiellement le nombre d’élèves par classe. Le directeur de l’enseignement supérieur, Théodore Rosset précise ainsi : « On alourdit les classes en y maintenant des élèves mal orientés2. »

L’orientation contre l’enseignement secondaire

4Les débats au CSIP laissent en revanche apparaître quelques propos très alarmistes tels ceux d’Alfred Ernout qui parle de suicide de l’enseignement secondaire :

Libre à vous de supprimer l’Enseignement secondaire. Libre à l’Enseignement secondaire de consentir à se suicider par persuasion. Il y a des gens qui ont le goût du suicide. En tout cas, jamais cet enseignement n’a couru un aussi grand danger. Libre à vous. Mais ce danger doit être dénoncé, et je le dénonce3.

5Au-delà de ces questions sur la place et l’avenir de l’enseignement secondaire dans le contexte du projet de réforme se pose la question des fondements de la transmission culturelle dans l’enseignement. Quelle place pour les humanités et la culture désintéressée dans un monde dans lequel on commence à envisager une évolution des missions de l’enseignement vers des fonctions plus utilitaires.

6La plus grande crainte exprimée à cet égard est celle d’une hybridation de l’enseignement secondaire. Pour certains membres du CSIP, l’enseignement secondaire risque de perdre sa spécificité en ajoutant à son objectif premier d’enseignement de haute qualité, un objectif d’orientation :

Vouloir faire de la 6^e à la fois une classe d’orientation et une classe d’enseignement classique est s’exposer à manquer l’un et l’autre des buts qu’on se proposerait ambitieusement d’atteindre. […] Cette classe prend un caractère hybride, et devient à la fois un caractère d’orientation et d’enseignement. L’un fera tort à l’autre. Il y aura un amalgame fatal entre les futurs classiques, les futurs modernes, les futurs techniciens. Comme l’orientation en fin de compte reste subordonnée à la décision des parents, les enfants qui sont voués à telle ou telle carrière par cette décision gêneront par la négligence voulue de certaines disciplines le travail de leurs camarades orientés à l’avance dans un sens contraire4.

7Le mécanisme supposé de remise en cause de l’enseignement secondaire en lien avec cette hybridation des finalités est analysé ici de manière nouvelle. Apparaît sans doute implicitement ici le sentiment que la classe d’orientation créera un « appel d’air » conduisant à accueillir en 6^e des élèves qui sans la réforme ne seraient pas venus. Ayant « mis le pied dans la porte », ils peuvent être ensuite tentés sur injonction familiale de demeurer dans cet enseignement sans disposer des qualités leur permettant de réussir, condamnant leurs camarades plus méritants à subir des ralentissements pédagogiques nuisibles à leur progression.

8Les classes d’orientation apparaissent par ailleurs comme risquant de porter atteinte à ce qui fait une des spécificités de l’enseignement secondaire : le temps nécessaire à l’acquisition de savoirs approfondis. Il s’agit sans doute là d’un des arguments fondamentaux des opposants aux classes d’orientation. Il apparaît à de nombreuses reprises avec des déclinaisons diverses. L’enseignement secondaire suppose du temps. Il est conçu comme fondé sur l’idée d’une lente imprégnation des élèves, celle-ci ne pouvant se concevoir sur une période inférieure à sept années. Du fait de l’agrégation d’une mission d’orientation à la mission d’enseignement dans la classe de 6^e, certains estiment que cette année est perdue et que par conséquent la scolarité secondaire se déroulera désormais sur six ans et non plus sur sept ans. Théodore Suran et Albert Fédel, au nom des agrégés de lettres et de grammaire, sont les principaux porteurs de cette argumentation : « Nous affirmons que la nature de notre enseignement est telle que la durée en est un élément capital5. » Dans une déclaration officielle lue au début d’une des séances de travail, les deux représentants des agrégés insistent sur le fait qu’il a « été toujours reconnu jusqu’ici que l’Enseignement secondaire, pour être efficace, doit avoir une durée de sept ans [et que] L’afflux des élèves d’origines diverses rend plus que jamais nécessaire le maintien de ce principe pédagogique6 ». L’argumentation est ancienne et avait déjà été avancée pour remettre en cause le principe des classes amalgamées. Elle se prolonge ici en pointant le fait que la question est d’autant plus cruciale que le projet du ministère implique une plus grande diversité de la population accueillie en 6^e. Pour autant, les auteurs de ce texte ne sont pas opposés (tout au moins affectent-ils de le prétendre) à l’idée de classe d’orientation. Comment résoudre la contradiction entre le principe d’une classe d’orientation et l’idée du maintien d’un enseignement secondaire de sept ans ? Tout simplement en demandant l’installation de la classe d’orientation avant la 6^e, soit dans les classes élémentaires de lycée, soit en école primaire :

Il y a un principe vital de l’Enseignement secondaire : c’est un enseignement d’imprégnation et par conséquent de longue durée, qu’il importe pour des motifs psychologiques et physiologiques, de commencer tôt. Si la classe d’orientation se place en 7^e, il n’y a rien à dire, le principe est sauf7.

9Les arguments renvoient à une forme d’ordre naturel : « principe vital », « motifs psychologiques et physiologiques. » Il ne semble pas y avoir de discussion possible. On ne peut que se soumettre à ces impératifs fondamentaux. On insiste d’ailleurs sur ce point en affirmant que, dans la mesure où ces principes quasi naturels seraient respectés, il n’y a aucune raison de s’opposer aux classes d’orientation. On notera au passage que l’on fait référence à la classe de 7^e, donc aux classes élémentaires de lycées et non à l’enseignement primaire, qui apparaît moins digne d’intérêt.

10Au-delà des questions liées à l’avenir de l’enseignement secondaire, à ses finalités et à la situation des élèves, se pose une question plus corporative concernant la concurrence avec le primaire : « Le début des études secondaires va être retardé, suivant le vieux désir de l’enseignement primaire. Ce retard nous sera néfaste8. » La querelle de territoires se pose pour cette classe de 6^e, frontière entre les deux mondes. Il est vrai que le projet ministériel se réclame du projet d’école unique, et que ce projet voyait justement s’opposer plusieurs conceptions dont l’une, relevant de ce qu’Antoine Prost nomme « camp primaire », proposait de repousser les limites de l’enseignement primaire (Prost, 1968).

11On pourrait penser que cette volonté de défendre l’enseignement secondaire est uniquement fondée sur le souci de maintenir un statu quo dans l’organisation de l’enseignement, tendant à réserver la transmission d’une culture de haut niveau à une caste socialement déterminée. La position des défenseurs de l’enseignement secondaire est en fait plus complexe. Ils mettent à plusieurs reprises en avant le souci de maintenir une culture des humanités de haut niveau qui devrait être accessibles à tous les enfants, quel que soit leur milieu social d’origine. Il leur apparaît même que l’instauration des classes d’orientation peut conduire à disqualifier les enfants des milieux populaires de la compétition qu’ils appellent de leurs vœux. Albert Fédel, lorsqu’il présente les positions de la Société franco-ancienne à la commission Enseignement de Chambre des députés, insiste sur le fait qu’un raccourcissement éventuel de la durée des études secondaires (du fait du sacrifice d’une année lié à la classe d’orientation) risque de nuire plus particulièrement aux enfants des milieux populaires9. Pour lui, les lycées et collèges s’ouvrent de plus en plus depuis quelques années du fait de l’avancée du principe de l’école unique. Les enfants issus de classes populaires ne pouvant bénéficier dans leur milieu familial d’une quelconque forme de soutien pâtiraient fortement de cette diminution du temps effectif d’enseignement. Maurice Lacroix, comme Albert Fédel et Théodore Suran, n’est pas totalement opposé au principe de la classe d’orientation, à condition qu’elle se déroule avant la classe de 6^e ou qu’elle intègre obligatoirement le latin si elle est maintenue en 6^e 10. Ce principe étant posé, il établit également un lien entre enseignement secondaire classique et démocratisation. Il importe pour lui d’inciter les enfants des milieux populaires à rejoindre la section classique afin qu’ils puissent bénéficier des bienfaits des langues anciennes… et qu’ils incitent par leur exemple les autres enfants de milieu populaire à rejoindre, s’ils en ont les aptitudes, les sections gréco-latines. André Gossart11, représentant du Syndicat national des professeurs de lycée livre un puissant plaidoyer en faveur de la défense de la culture humaniste, affirmant sa volonté qu’elle ne soit pas réservée à une certaine classe sociale. Il faut selon lui que tous ceux qui en sont dignes puissent accéder à la culture humaniste, « quelle que soit la direction, le métier qu’ils choisissent […]. Donc il faut élargir cette culture et la donner à tous ceux qui peuvent la recevoir ». Dans un contexte dans lequel le gouvernement du Front populaire a posé la question de la place des loisirs dans la société, André Gossart et Maurice Lacroix développent une argumentation de défense des humanités classique du secondaire qui semble nouvelle. Le lycée et le collège ne doivent pas être conçus dans une stricte perspective utilitaire. Ils ne doivent pas être uniquement perçus à travers la préparation à une activité professionnelle donnée, comme la référence à l’orientation professionnelle pourrait le laisser entendre. Le temps consacré au travail est en diminution. « Par conséquent, une éducation de l’homme et non pas seulement du professionnel, semble devoir être, chaque jour un peu plus, le but de l’Enseignement12. » Il s’agit ainsi de montrer l’importance de la culture des humanités comme susceptible de concerner tout individu puisque chacun est confronté à cette évolution d’une société accordant moins de place à la vie professionnelle. C’est Georges Moulinier, pour la Société franco-ancienne qui résume le mieux cette volonté réelle ou stratégique d’ouverture de la culture à la totalité de la population :

Il ne s’agit pas d’imposer à tous les humanités, oh non ! Mais il s’agit de les offrir à tous. Et de les offrir sans amoindrissement, sans déformation, sans caricature […] Les classes dirigeantes savaient ce qu’elles faisaient en donnant une certaine culture à leurs enfants. Nous savons aussi ce que nous voulons faire en offrant la culture intégrale à tous les enfants et spécialement à ceux du peuple13.

Des oppositions contradictoires au cœur de la réforme : le démo-élitisme

12À plusieurs reprises dans notre étude, nous avons relevé des traces d’une attitude que nous pouvons qualifier de paradoxale, en ce sens qu’elle combine un souci de démocratisation de l’enseignement, et une défense de l’élitisme. Nous nous proposons, à la suite d’André Robert (2005), de dénommer cette attitude « démo-élitiste ». Cette attitude, du fait d’une opposition subtile à la réforme, apparaît comme ayant eu une influence sur les termes mêmes du projet initial.

13André Robert présente ce concept en conclusion d’une étude sur les professeurs des classes élémentaires de lycée (Robert, 2005). Par cet oxymore, l’auteur met en évidence une attitude idéologique associant un souci de démocratisation de l’enseignement à une défense militante de la culture secondaire traditionnelle : « Tout en prétendant vouloir l’élargissement des bases sociales du recrutement des élèves, le démo-élitisme pose d’emblée et a priori l’autonomie, la supériorité et la distinction définitive du secondaire » (ibid., p. 328).

14Cette notion doit être différenciée de celle d’élitisme républicain qui « vise plutôt à dégager une élite de l’école du peuple au sein d’un continuum premier/second degré » (ibid.). Au-delà de cette première différenciation, il semble que ce sont les aspects sur lesquels mettent l’accent les défenseurs de telle ou telle attitude, qui permettent de clarifier les notions. L’élitisme républicain n’insiste pas vraiment sur l’idée de démocratisation. Ce qui compte avant tout, c’est l’idée de défense d’une haute idée de la République pour laquelle il s’agit de dégager une élite. La posture démo-élitiste renvoie fondamentalement quant à elle au principe d’un élargissement des conditions de recrutement à toutes les classes de la population.

15Bien entendu, les deux attitudes ne sont pas incompatibles. Elles relèvent de la même logique générale. Il convient même de préciser, et c’est là un des intérêts de cette construction conceptuelle, que l’une et l’autre peuvent être défendues par les mêmes personnes, parfois même à l’intérieur du même discours.

16Pour ne prendre qu’un exemple, citons les propos de Léon Blum (le professeur, non l’homme politique) lors d’une de ses interventions ayant pour but de fustiger l’expérience de l’amalgame. Son propos s’inscrit bien dans le cadre de l’élitisme républicain. Il s’agit pour lui de montrer en quoi l’évolution de l’enseignement (avec le développement de l’enseignement moderne) met en péril l’éducation libérale et républicaine. Il en appelle à certains événements de l’histoire pour montrer que ce sont les adversaires de la République qui ont par le passé tenté de porter atteinte à l’enseignement classique. Cette dénonciation s’accompagne chez Léon Blum d’une mise en garde contre les risques de primarisation de l’enseignement secondaire ; ce qui renvoie de manière claire au démo-élitisme.

17En résumé, on peut présenter les éléments essentiels définissant le démo-élitisme de la manière suivante :

18– Une valorisation forte

19de l’enseignement secondaire ;

20des humanités ;

21des langues anciennes ;

22de la lente maturation des savoirs et de la culture ;

23des enseignants du secondaire.

24– Une dévalorisation (ou une non-prise en compte)

25de l’enseignement primaire ;

26des enseignants du primaire.

27Deux personnages rencontrés au cours de nos investigations semblent constituer des figures emblématiques de cette attitude : Maurice Lacroix et Hippolyte Ducos.

Maurice Lacroix

Le personnage

28Maurice Lacroix (1893-1989), professeur de grec, enseigna toute sa vie14. Après avoir été membre de l’école d’Athènes de 1915 à 1917, il réussit l’agrégation de lettres en 1919. Il enseigne dans différents lycées : à Troyes, puis à Paris, aux lycées Rollin, Michelet, Carnot, Janson-de-Sailly. Il termine sa carrière comme titulaire de la chaire de première supérieure du lycée Henri-IV. Parallèlement à sa carrière de professeur, il mène une activité militante dans plusieurs organisations.

• Organisations syndicales. Il milite dans l’entre-deux-guerres à la fédération de l’enseignement du second et troisième degré, fondée par Ludovic Zoretti. Il représente l’enseignement secondaire masculin au comité fédéral de cette organisation. Il fait parallèlement partie de l’équipe dirigeante du Syndicat autonome (S3), puisqu’il assure pendant quelque temps la fonction de secrétaire adjoint. En 1937, il est l’un des fondateurs du SPES (Syndicat des professeurs de l’enseignement secondaire). Il est après la seconde guerre mondiale l’un des dirigeants du SNES (Syndicat national de l’enseignement secondaire, puis Syndicat national des enseignements de second degré) qui succède au SPES. Il est ainsi un des représentants du SNES au Conseil supérieur de l’Éducation nationale dans les années cinquante. C’est dans le cadre de cet engagement syndical qu’il s’illustre pendant la guerre en faisant partie du bureau clandestin du Syndicat de l’enseignement secondaire.

• Organisations corporatives. Il fait partie des instances dirigeantes de la Société des agrégés et occupe de hautes fonctions à la société franco-ancienne (trésorier, secrétaire général, vice-président, président et enfin, président d’honneur).

• Engagements politiques et religieux. Il aura également une brève carrière politique. En 1924, il se présente sans succès aux élections législatives du 11 mai 1924 dans la 3^e circonscription de la Seine sur une liste d’Union républicaine pour la paix dirigée par Marc Sangnier. Il est en revanche élu le 21 novembre 1945 sur une liste « Résistance démocratique et socialiste » dans le département de la Seine. Quelques années plus tard, ses engagements politiques le porteront vers l’UGS (Union de la gauche socialiste) puis le PSU (Parti socialiste unifié)15.

29Il est à noter que Maurice Lacroix, comme on pouvait s’y attendre eu égard à ses engagements aux côtés de Marc Sangnier, affiche également ses convictions religieuses. Il écrit ainsi en 1927 un texte dans lequel il revendique sa position de catholique cégétiste. Il reste malgré cela, très attaché à la laïcité : « Ce chrétien fervent, qui joua un grand rôle à la paroisse universitaire, avait puisé dans l’amitié et l’exemple de Marc Sangnier la force de ses choix : un engagement laïque sans concessions, une fierté républicaine à toute épreuve, l’espoir d’un socialisme à visage humain, une fidélité à soi-même et à son métier » (Rioux, 1989).

30Tout au long de sa carrière, Maurice Lacroix se montre un ardent défenseur des humanités, ce qui le conduit à s’opposer à plusieurs reprises à des réformes (telle celle qui devait instituer une agrégation de lettres modernes) qui semblaient remettre en cause certaines valeurs culturelles et éducatives qu’il jugeait fondamentales.

Maurice Lacroix et le démo-élitisme

31Les engagements progressistes de Maurice Lacroix ne font aucun doute. Jean-Pierre Rioux conclut son article d’une très belle formule : « l’éveilleur qui savait répandre aux alentours les formes très athéniennes de certaines démocraties d’âme » (ibid.). Il se montre par ailleurs un défenseur de l’école unique. Il pense qu’on ne peut s’opposer à l’idée d’égalité des classes sociales devant l’instruction. Citant le poète François Porché, il parle de l’école unique comme d’une « immense espérance » (Lacroix, 1926, p. 53).

32Pour autant, ce projet ne doit pas se réaliser à tout prix, et en tout cas, pas au détriment des humanités classiques, qu’il défend avec acharnement. C’est pourquoi il rejette vigoureusement les deux formes d’amalgame. Son article introduisant l’enquête de la Revue universitaire, montre le peu d’estime qu’il a pour ces mesures. Dans son article de 1926, il défend longuement son point de vue sur l’école unique. Il y évoque les conséquences néfastes de la concurrence entre enseignement primaire supérieur et enseignement secondaire. « C’est pour cela que le primaire supérieur tend à prolonger sa durée, à intensifier ses programmes, et que certains de ses maîtres cherchent à faire de lui comme une sorte de secondaire gratuit. C’est pour cela que, de son côté, le secondaire se morcelle en sections et sacrifie, tout au moins en partie, son but de formation générale des intelligences » (ibid., p. 8). Un peu plus loin, évoquant l’amalgame, Maurice Lacroix résume de la manière suivante l’alternative à laquelle sont confrontés les décideurs. « Il y a deux façons de comprendre l’école unique : l’une tend à réaliser un nivellement général des esprits en sacrifiant quelque peu, s’il le faut, certaines formes de culture plus affinées ou plus approfondies ; l’autre ne veut laisser diminuer aucune partie de notre patrimoine intellectuel, elle tient à ce que l’enseignement secondaire ne subisse aucun abaissement, et se propose essentiellement d’en ouvrir plus largement l’accès aux enfants les mieux doués de toutes les classes sociales » (ibid., p. 21). Il se réclame bien entendu de la deuxième conception. Les termes utilisés : « nivellement » et « sacrifice » d’un côté, « patrimoine intellectuel », « ouverture » de l’autre, ne laissent subsister aucune ambiguïté sur ce point.

33L’autre composante du démo-élitisme (la mise en cause du niveau primaire) apparaît quelques années plus tard, en 1958, dans un texte visant à défendre les études classiques16. « Pour le français, le mal commence à l’école primaire. […] Trop d’enfants entrent en sixième sans une solide possession des “mécanismes de base” » (Lacroix, 1961, p. 20).

34Il convient de préciser que ce ne sont pas les enseignants qui sont mis en cause ici, mais plutôt les programmes et les instructions officielles. La subtilité des analyses de Maurice Lacroix le préservait des outrances auxquelles se sont livrés certains de ses collègues agrégés.

Hippolyte Ducos

Le personnage

35Hippolyte Ducos (1881-1970) conjugue une expérience de professeur et d’homme politique (voir Jolly, 1966). En tant que professeur, agrégé de lettres, il exerce dans le Sud-Ouest, à Carcassonne, Montauban, Foix, Toulouse. Il donne de nombreuses conférences dans des universités populaires. Les données que nous avons pu recueillir auprès de M. Oger Ruffat17, ancien conseiller municipal de Lilhac qui connut Hippolyte Ducos, nous révèle un personnage issu d’un milieu modeste qui a su gravir toutes les marches de la promotion intellectuelle française grâce aux bourses. Il y a sans doute dans ses positions de défense militante de l’enseignement secondaire, l’expression d’une forme de reconnaissance à l’égard d’un système auquel il doit tout.

36Sa carrière politique (qu’il entame après s’être illustré au cours de la première guerre mondiale) est imposante. Il est constamment réélu député radical-socialiste à partir de 1919 (à l’exception de la période 1942-1951). Il est sous-secrétaire d’État à l’Éducation nationale de juin 1932 à octobre 1933. Il occupe ensuite d’autres postes ministériels hors Éducation nationale. Tout comme Maurice Lacroix, il participe à la Résistance durant la seconde guerre mondiale.

37Le nom d’Hippolyte Ducos reste très lié aux questions d’enseignement. C’est ainsi qu’il exerce la fonction de rapporteur du budget de l’Instruction publique entre 1925 et 1932. C’est dans ce cadre qu’il peut exposer de manière détaillée ses points de vue sur l’éducation. Pour lui, l’enseignement doit être résolument démocratique. C’est pourquoi il s’affirme comme un défenseur de l’école unique18. C’est au nom de celle-ci qu’il prône la gratuité de l’enseignement secondaire, qui permettra « l’égalité de tous les petits Français devant le droit à l’instruction » (Jolly, 1966, p. 1526). Il importe en revanche de « préserver cet enseignement des réformes – structurelles ou pédagogiques – qui conduirait à une “primarisation” » (Lelièvre et Nique, 1994, p. 373). Il défend les humanités classiques. Il est à ce propos intéressant de repérer la convergence de ses combats contre la primarisation de l’enseignement secondaire et contre certaines formes de pédagogie nouvelle. Même s’il convient de rester prudent quant à l’utilisation de données à caractère personnel, il peut être utile de poser à titre d’hypothèse les liens entre les pratiques pédagogiques du professeur de lycée qu’était Hippolyte Ducos et sa conception de l’enseignement. Un rapport d’inspection daté du 26 mai 1914, alors qu’il est professeur de 1^re à titre provisoire au lycée d’Albi est à cet égard porteur d’informations sur les pratiques pédagogiques d’Hippolyte Ducos19 : « L’explication est faite par M. Ducos d’une manière longue et verbeuse. Il se croit obligé de faire un sort à tous les mots, à toutes les intonations et pour ainsi dire à toutes les virgules du texte. […] Tout cela est lent, monotone et assez vide. […] Et pendant que le professeur fatigue par sa prolixité, les élèves ne disent à peu près rien. […] Plus d’un élève, en fin de compte, lit à côté pendant la leçon, comme j’étais moi-même tenté de le faire. » Rendons justice à Hippolyte Ducos. Il y a dans son dossier d’autres rapports d’inspection, dont certains sont très élogieux. On ne peut toutefois s’empêcher de penser que sa vision de l’acte enseignant, s’appuyant sur l’idée d’un maître détenteur d’un savoir de haut niveau dont il doit transmettre tous les éléments dans le moindre détail, ne pouvait pas s’accommoder d’une vision dans laquelle on importe une partie des méthodes de l’enseignement primaire qui dans certains cas tentent d’accorder une plus grande place à l’activité de l’élève.

Hippolyte Ducos et le démo-élitisme

38Nous venons de l’évoquer en montrant le souci conjugué du rapporteur du budget de l’Instruction publique de défendre l’enseignement secondaire et les humanités, et de lutter contre toute forme de « primarisation ».

39Quelques propos permettent d’illustrer ce point de vue. Dans son rapport pour le budget 1929, il plaide pour une école unique prenant en compte les humanités gréco-latines et autorisant le principe de la sélection20 : « L’heure de la réparation viendra, dans une organisation claire et complète, où chacun occupera sa place, où les plus forts et les plus délicats auront droit, d’où qu’ils viennent, à l’aliment intellectuel le plus vigoureux et le plus fin. Ce jour-là […], les langues anciennes reprendront toute leur place dans l’université et tout leur rôle dans la formation de l’élite supérieure. »

40Dans son ouvrage de 1932, il peut pleinement développer sa pensée sur la question. C’est ainsi qu’il s’exprime pour défendre l’enseignement secondaire : « Notre enseignement secondaire, tel que nous l’ont légué l’effort et la piété des générations, est un créateur d’élites dont aucun autre pays ne possède l’équivalent » (Ducos, 1932, p. 191).

41Cette idée d’élite est constamment présente dans le discours d’Hippolyte Ducos. Il établit un lien très net dans un autre texte entre celle-ci et la démocratie. On constate en outre ici l’importance qu’il accorde à cette question, puisqu’il invoque à l’appui de son propos, le poids de l’histoire (générations antérieures), la place de la France dans le monde (enseignement secondaire que ne possèdent pas les autres pays), le tout dans une rhétorique quasi religieuse (piété).