1Le projet de réforme Jean Zay suscite très rapidement de nombreuses réactions. Le monde éducatif (les syndicats enseignants en pleine recomposition, les organisations pédagogiques), le monde scientifique (psychologues et médecins en particulier), les parents d’élèves, le monde politique et l’opinion publique, chacun analyse le projet en se prévalant de considérations philosophiques et politiques ou, quoique de manière beaucoup plus discrète, de préoccupations catégorielles.

2Concernant le projet global, si l’on excepte quelques positions très critiques telles celles de L’Action française, ou pour des raisons radicalement opposées, de L’École émancipée, on perçoit une appréciation plutôt favorable à l’égard du projet général de réforme1. Les différents acteurs s’accordent sur l’idée que l’Éducation nationale mérite d’être réformée, en particulier en tentant d’articuler de manière plus rationnelle les différents ordres d’enseignement entre eux2. Léon Bérard, ancien ministre de l’instruction publique dans le gouvernement du Bloc national, pourtant politiquement opposé au Front populaire, résume ainsi cette attitude : « J’ai été comme tout le monde […]. Quand Jean Zay a déposé son projet de réforme de l’enseignement, je l’ai accueilli avec un préjugé favorable. À la vérité, cette réforme apparaissait nécessaire et nul ne pouvait de bonne foi, en contester la légitimité3. »

3Si l’avis est plutôt favorable à l’égard de la réforme ou tout au moins de ses principes, on observe en revanche pour les classes d’orientation, des réserves, des défiances voire des rejets catégoriques. Les clivages politiques sont à cet égard parfois mis de côté, conduisant un Maurice Lacroix, homme de gauche, à défendre sur cette question des positions proches de celles d’hommes de droite, au nom de la défense de l’enseignement secondaire qui lui apparaît mis en péril par l’expérience des classes d’orientation.

4Examinons de manière détaillée la manière dont se construisent les réseaux d’argumentation au moment de la préparation des textes sur les classes d’orientation. Nous examinerons en particulier les débats menés lors des séances du CSIP du 15 au 17 mars 1937. C’est à l’occasion de la réunion de cette commission que se met en place le véritable premier débat d’ampleur sur la question des classes d’orientation. Il apparaît à cet égard fondateur de l’ensemble des échanges qui se construiront par la suite, certains des points de vue avancés à cette occasion faisant office pour certains de référence. Les débats au CSIP ont permis de repérer les grands thèmes en présence et les registres d’argumentation utilisés par les participants. Ces analyses seront complétées par l’étude des arguments exposés lors des consultations menées par la commission Enseignement de la Chambre des députés.

5Le thème de l’orientation suscite de vives inquiétudes et des enthousiasmes militants. Trois grandes questions ont pu être repérées : quelle logique d’orientation ? Qui oriente ? Sur quelles bases doivent se prendre les décisions d’orientation ?

6Pour chaque grand thème, nous présenterons les principaux arguments avancés pour défendre les classes d’orientations d’une part, pour les mettre en cause d’autre part. Il ne s’agit pas toutefois de partager les protagonistes des débats en deux camps, celui des défenseurs inconditionnels de l’expérience, et celui des opposants irréductibles auxquels on attribuerait en bloc tous les arguments « pour » et tous les arguments « contre ». Selon les thèmes, les partitions d’opinions peuvent en effet être différentes.

Quelle logique d’orientation ?

7En 1937, lorsqu’on parle d’orientation, on fait plutôt référence à l’orientation professionnelle. Il s’agit alors de mettre en place des procédures rationnelles permettant de situer l’individu à la place professionnelle lui convenant et convenant à la société. L’orientation renvoie ainsi à l’idée de choix de métier (Caroff, 1987 ; Hocquard, 2008 ; Huteau et Lautrey, 1979). De ce fait, un certain nombre de débats menés en particulier au CSIP se fondent sur une ambiguïté de départ, les uns s’appuyant sur l’idée d’orientation professionnelle, les autres posant les bases d’une orientation scolaire.

8Les détracteurs des classes d’orientation manifestent souvent leur opposition à l’orientation, car elle leur apparaît trop précoce et autoritaire, assignant de manière rigide des places définitives aux élèves dans le monde scolaire et par anticipation dans le monde professionnel. Les défenseurs de ces classes s’emploient à montrer que la vision de l’orientation proposée n’est en aucun cas contraignante, et qu’elle ne doit pas être considérée comme s’inscrivant dans une perspective d’orientation professionnelle.

9Si l’on poursuit l’analyse, on note en fait de manière assez paradoxale une convergence apparente concernant l’idée d’orientation débouchant sur une divergence radicale de points de vue. Il y a en effet peu d’oppositions résolues et définitives à l’égard du principe de l’orientation (la Société des agrégés ou certains représentants de l’enseignement confessionnel par exemple reconnaissent l’intérêt d’une préoccupation pour les questions d’orientation). Sur cette base, on peut repérer un jeu d’argumentations à deux niveaux. À un premier niveau, on note un accord général de principe sur la conception de ce que devrait être l’orientation. Pour la plupart des acteurs de l’éducation de 1937, l’orientation pratiquée dans le cadre des classes d’orientation doit demeurer strictement scolaire et non pas professionnelle. Elle doit en outre être continue et ne pas être imposée aux familles. À un deuxième niveau s’exprime une divergence liée à deux représentations opposées de ce que devrait être (ou risquerait d’être) la classe d’orientation. Les différences de point de vue s’expriment sur le fait que pour certains (syndicats de la Fédération générale de l’enseignement en particulier4), il est évident que le projet du ministre est conçu sur le principe d’une orientation à caractère résolument scolaire, alors que pour d’autres (Société des agrégés, Syndicat national des professeurs de lycée, Société franco-ancienne5), le projet contient en germe les risques d’une orientation à caractère professionnel et clairement coercitive.

10À ce débat sur la qualification de l’orientation (scolaire ou professionnelle), s’ajoute un deuxième questionnement portant sur l’articulation entre orientation et sélection.

Orientation scolaire ou professionnelle

Les défenseurs des classes d’orientation pour une orientation strictement scolaire

11Plusieurs arguments sont avancés pour insister sur le caractère spécifique de l’orientation scolaire qui doit prévaloir dans les classes d’orientation. Il s’agit bien souvent d’éléments qui avaient été initialement présentés par Jean Zay et ses conseillers, et qui seront repris dans les circulaires.

12L’orientation apparaît pour les défenseurs de l’expérience comme devant être fondée sur une logique de conseil. Quelques intervenants au CSIP évoquent l’idée d’une prise de décision ne devant pas être extérieure aux familles. Pour M. Abry, représentant des élus du personnel administratif des lycées, « il s’agit d’ailleurs d’une simple consultation à donner aux parents6 ». Pour la FGE, le rôle de l’enseignant est tout à la fois modeste et essentiel.

13Il n’est pas question d’imposer un choix aux familles. Nous pensons seulement que discrètement, modestement, les maîtres auxquels les enfants seront confiés seront capables, au bout d’un an de contact, si toutefois la classe n’est pas trop nombreuse, de donner des conseils indispensables et de remplir ainsi la tâche nouvelle que ce projet impose aux éducateurs, tâche essentiellement libérale et humaine qui consiste à découvrir les possibilités de chaque enfant7.

14L’orientation professionnelle ne doit par ailleurs être envisagée que dans le long terme. Face aux adversaires des classes d’orientation mettant en avant l’impossibilité matérielle et morale de décider de l’orientation d’un élève dès l’âge de 11 ans, les défenseurs du projet insistent sur le fait qu’il ne s’agit en aucun cas de prendre des décisions définitives. Albert Châtelet se veut rassurant sur ce point : « Il est certain qu’on ne peut à 12 ans préjuger de la destinée d’un élève. Mais on veut précisément faciliter les changements d’orientation8. » Yves Le Lay, lorsqu’il présente le point de vue du Syndicat des professeurs de collège affilié à la FGE, à la commission Enseignement de la Chambre des députés, exprime une idée analogue : « Cette orientation ainsi faite […] nous voudrions qu’elle ne fût pas définitive. Nous désirerions qu’en cours de route – car les enfants peuvent se tromper – il soit toujours possible à un élève de passer d’une section dans une autre9. » Cette question est référée par Léo Perrotin au projet général de lutte contre les formes de prédestination sociale :

Il n’est pas question de faire à 11 ans de l’orientation à titre définitif. Actuellement, l’enfant est victime d’une véritable prédestination sociale. Dans toutes les classes sont de nombreux enfants qui ne sont pas faits pour y rester ; le chômage intellectuel est la conséquence de cet état de choses. Il serait donc absurde de ne pas vouloir y porter remède puisque l’expérience montre que le choix de l’enfant peut être plus heureusement guidé10.

15On constate que la perspective d’insertion professionnelle n’est pas absente puisqu’on évoque la question du chômage intellectuel11. Celle-ci n’est toutefois que secondaire et envisagée à long terme. Il s’agit de lutter contre la prédestination sociale, mais en agissant au niveau de la constitution des classes dans l’ici et maintenant, le champ des possibles professionnels étant reporté à un avenir relativement lointain, laissant ainsi se constituer le principe de décisions non définitives. D’autres intervenants, usant de quelque ironie, montrent par l’absurde qu’il ne s’agit pas avec les classes d’orientation de choisir son métier : « Il ne faut pas faire la caricature de l’orientation et dire qu’on devinera dès le début si l’enfant saura faire un entonnoir ou faire du jardinage12. »

16Mentionnons enfin l’émergence de l’idée d’une visée éducative caractérisant les principes de cette orientation scolaire. Alors que la vision de l’orientation professionnelle dans l’entre-deux-guerres était majoritairement de type diagnostique, considérée comme relevant d’une démarche d’expertise, semble apparaître dans les débats une vision différente conférant à l’orientation une réelle visée éducative. C’est Albert Châtelet qui synthétise le mieux cette conception. « Il n’est pas question de décider à 12 ans de l’avenir d’un enfant, mais de le mettre dans les meilleures conditions possibles pour qu’il soit capable de s’orienter lui-même13. » Lucien Mérat, de la FGE, présente une vision tout à fait nouvelle de l’articulation entre orientation et éducation, lors de son exposé à la commission Enseignement de la Chambre des députés. Pour lui, il ne s’agit pas seulement de détecter des aptitudes, mais de considérer chaque élève dans une démarche personnalisée et de mener une action éducative s’appuyant sur ses intérêts. On perçoit une nouvelle fois la convergence d’intérêts possible entre la logique d’orientation scolaire et le souci de développer les méthodes actives, puisqu’il s’agit en fait de découvrir, sur la base du travail d’orientation, quelles sont les curiosités auxquelles l’enseignant pourra s’attacher pour que la confiance de l’élève « vienne et que son éducation soit possible14 ».

La dénonciation d’une orientation scolaire reposant sur le modèle de l’orientation professionnelle : l’incroyable prétention de l’orientation

17Les détracteurs des classes d’orientation considèrent, de bonne ou de mauvaise foi, que les principes régissant ces classes sont ceux de l’orientation professionnelle. On pointe ainsi les risques de décisions trop précoces conduisant les élèves à faire des choix de métiers dès la classe de 6^e : « Il faut être bien osé pour affirmer la destination future d’un enfant de 11 à 12 ans d’après une expérience d’un an, surtout faite dans ces conditions15. » C’est Albert Fédel pour le compte de la Société franco-ancienne, qui développe le plus nettement cette idée16. Pour lui, il n’est pas possible de prendre des décisions d’orientation au terme de la classe de 6^e alors que l’élève, du fait des prémices de l’adolescence, doit être considéré comme en pleine évolution. Se retranchant derrière l’argument d’autorité de la médecine, il pointe les perturbations liées à la traversée de la puberté. Cette référence à des données naturelles n’est pas anodine. Elle semble montrer en quoi le principe politique et social du projet de réforme risque de s’inscrire contre les lois naturelles de la biologie. Il renforce d’ailleurs ce point de vue en insistant sur le fait qu’il y a un âge idéal pour apprendre le latin (vers 11 ans) et que cet âge est déterminé par le développement physique qui encadre les possibilités de la mémoire. Les médecins qui interviennent dans le cadre de la commission Enseignement de la Chambre des députés expriment d’ailleurs ce point de vue avec vigueur. Ils insistent ainsi sur l’importance des transformations physiques et intellectuelles attachées à la puberté : « Il y a là un fait physiologique contre lequel nous ne pouvons rien : la nature est ainsi17 ! » Albert Fédel avance un deuxième argument lié à ses pratiques d’enseignant pour montrer que certains de ses élèves qui s’étaient montré un temps complètement perdus sur le plan scolaire « se sont brusquement réveillés » quelques mois avant les épreuves du baccalauréat, l’orateur parlant même de véritables miracles. Il en appelle enfin à l’histoire des grands hommes pour montrer que des personnages tels Victor Hugo, Louis Pasteur ou Émile Picard avaient connu des vocations tardives. Cet argument est également utilisé chez les représentants du monde confessionnel, puisque Charles Beaussan, secrétaire général de la Société générale d’éducation et d’enseignement, s’attarde longuement sur Pasteur qui, jusqu’à 16 ans, montrait plutôt des dispositions pour la peinture. Au-delà du risque d’erreur pour l’individu, c’est en dénonçant le désastre possible pour la société française voire pour l’humanité que Charles Beaussan présente son propos. Si les classes d’orientation avaient existé dans la jeunesse de Pasteur, « nous aurions peut-être un peintre de plus, mais nous n’aurions pas le grand Pasteur, notre Pasteur ; on ne guérirait peut-être pas encore de la rage ; nous n’aurions pas toutes les découvertes si utiles à l’humanité qu’il a faites18 ». Dans le même ordre d’idée, Théodore Simon, qui se montre clairement défavorable à l’expérience, cite quant à lui avec quelque ironie l’exemple savoureux du rapport du chevalier de Keralio, sous-inspecteur général des écoles, après sa visite à l’École militaire de Brienne, le 15 septembre 1783 : « M. de Bonaparte, né le 15 août 1769, taille de 4 pieds 10 pouces 10 lignes…, caractère soumis…, s’est toujours distingué par son application aux mathématiques ; il sait passablement l’histoire et la géographie ; il est faible dans les arts d’agrément. Ce sera un excellent marin » (Simon, 1938-1939, p. 40).

18La Société des agrégés, qui ne s’oppose pas par principe à ce moment à l’idée d’orientation, considérant que tout ce qui peut aider les études est excellent, avance des arguments analogues. Elle insiste en outre sur les conséquences d’une éventuelle orientation trop brutale qui risquerait de provoquer une fuite vers l’enseignement privé19. Cet argument de la fuite vers l’enseignement privé est d’ailleurs utilisé par des défenseurs du projet. Albert Bayet20, dans un article de La Lumière s’inquiète de la mise en échec potentielle du projet du fait de l’attitude accueillante que risquent de manifester les responsables de l’enseignement libre à l’égard des élèves non orientés conformément aux vœux de la famille. Mais alors que pour la Société des agrégés, cet argument est utilisé pour remettre en cause l’existence des classes d’orientation, pour Albert Bayet, il importe au contraire de promouvoir cette réforme dans un contexte de nationalisation souhaitée de l’enseignement. Ce souci est d’autant plus vif qu’il s’exprime dans un climat d’inquiétude à l’égard de la montée de certains périls politiques : « Telle a toujours été ma pensée. Elle me paraît plus juste que jamais en un temps ou l’École dite libre nous fabrique en série de jeunes “fascistes” et à l’heure où l’institution de l’école unique risque d’avoir pour conséquence paradoxale l’organisation de maisons spéciales à l’usage des enfants de riches21. »

19D’autres défenseurs du projet général de réforme s’interrogent sur le sens qu’il convient d’accorder au processus d’orientation. Alexandre-Marie Desrousseaux22 pense que toute orientation d’une enfant de onze ans est impossible, quelle que soit la qualité des approches relevant de la psychologie23. Il pointe le fait que les vocations sont rares et que, même réelles, elles ne sont bien souvent révélées qu’au contact de la vie. Toute anticipation sur le devenir professionnel apparaît ainsi vouée à l’échec, a fortiori si cette anticipation est très précoce (il ne nie pas l’intérêt d’une forme d’orientation, à condition qu’elle soit proposée à la fin des études et non au début). De la même façon, Georges Cogniot24 s’inquiète de la faillibilité des orienteurs qui risquent de « décider, à peu près définitivement, de l’avenir des enfants quand ces enfants n’ont que onze ans » (Cogniot, 1937, p. 546).

20L’orientation au sein du monde scolaire, dans la mesure où elle peut déterminer à plus long terme les destinées professionnelles, n’apparaît pas pertinente. La classe d’orientation est perçue en particulier comme susceptible d’attirer dans l’enseignement secondaire des élèves qui sans cette mesure, auraient plutôt opté pour l’enseignement primaire supérieur plus conforme à leurs perspectives d’insertion sociale et culturelle ultérieure. Pour la droite s’exprimant dans L’Action française25, on risque ainsi de produire de nouveaux déclassés, grande crainte de cette période de l’entre-deux-guerres. À gauche, certains s’interrogent sur la place de l’enseignement technique dans le dispositif d’orientation : « L’orientation va-t-elle condamner des enfants de dix ou onze ans, par avance, à une éducation dite “technique” étrangère aux caractères qui font, pour la culture, le mérite supposé commun des deux autres26. » La culture technique ne semble pas bénéficier de la même reconnaissance que les formes de culture habituellement attachées à l’enseignement secondaire (classique, voire moderne). Le ministre a du reste conçu son projet dans cette perspective puisqu’il est encore hors de question de créer un baccalauréat technique qui permettrait de considérer les trois voies d’orientation faisant suite à la 6^e sur le même plan. Notons toutefois que la question de la création d’un baccalauréat technique se pose à ce moment. Le projet semble en effet déjà exister de manière assez précise en 1937, même si les points de vue sont encore divergents chez les décideurs ministériels. On perçoit ainsi un léger désaccord entre Alfred Julien, sous-secrétaire d’État de l’Enseignement technique et Jean Zay, lors de leur intervention à la commission Enseignement de la Chambre des députés du 9 juin 193727. Le premier présente le baccalauréat technique comme étant un projet très avancé dont la mise en œuvre devrait s’envisager dans un avenir assez proche, alors que le second insiste avec prudence sur le fait que de nombreux points demandent encore à être éclaircis avant d’envisager la création de ce baccalauréat technique. Quelques mois plus tard, une note du directeur de l’enseignement supérieur, Théodore Rosset, à Marcel Abraham, directeur de cabinet du ministre, datée du 15 novembre 1938, révèle l’avancement du projet28. Théodore Rosset prépare un décret qu’il souhaite soumettre le plus rapidement possible au Conseil supérieur de l’enseignement technique et au CSIP. Il attend l’accord de Marcel Abraham pour que ce projet de décret soit effectivement soumis au ministre. Le projet initial de Jean Zay, s’il n’incluait l’enseignement technique que de manière incomplète porte donc en germe les bases d’une évolution fondamentale de l’articulation entre enseignement général et enseignement technique.

21La question de la place de l’enseignement technique dans le processus d’orientation à court et à long terme est également posée par M. Dubois, représentant pour la FGE du personnel de l’enseignement technique. Cette position se distingue assez nettement des points de vue développés par les autres syndicats constitutifs de la FGE. Pour M. Dubois, le principe de l’orientation est pertinent. Il estime toutefois qu’à l’âge considéré :

la sélection est forcément artificielle et fausse. On juge l’enfant d’après des épreuves qui ne permettent vraiment pas de l’orienter pour la vie. Nous croyons à l’importance énorme de l’orientation, mais, pour que l’orientation scolaire, qui est une orientation professionnelle ait une valeur, elle demande d’assez longs et patients efforts29.

22Il y a donc dans ce cas identité absolue entre orientation scolaire et orientation professionnelle. Derrière cette dénonciation d’une orientation qui apparaît tronquée pour le représentant des personnels de l’enseignement technique, s’exprime la crainte de choix conduisant les élèves « les plus intelligents » à s’orienter vers l’enseignement classique ou moderne. M. Dubois plaide ainsi pour une forme d’excellence de l’enseignement technique en lien avec une excellence professionnelle attendue : « Des enfants seront peut-être doués pour faire des latinistes. Ils ne le deviendront pas. Ils feront des ajusteurs, parce que, parmi les ajusteurs, il faut des hommes intelligents qui soient l’élite des ajusteurs. »

Un point de vue en décalage, celui des représentants de l’INOP

23Henri Piéron et Julien Fontègne, membres fondateurs de l’INOP, sont reçus à la commission Enseignement de la Chambre des députés. Ils y présentent une conception de l’orientation qui se situe en dehors des deux axes présentés précédemment30. La plupart des propos analysés jusqu’à maintenant révélaient un souci de démarquer l’orientation scolaire de l’orientation professionnelle, les uns appelant de leurs vœux une clarification de cette distinction, les autres insistant sur l’identité supposée entre les deux pour rejeter la classe d’orientation. Piéron et Fontègne revendiquent au contraire la filiation entre orientation scolaire et orientation professionnelle. La question des choix de filières scolaires est systématiquement mise en lien avec les caractérisations professionnelles. Ainsi, pour Julien Fontègne, le sens même de l’orientation telle qu’elle doit être conçue dans le projet repose sur l’idée d’une répartition plus rationnelle des différentes activités professionnelles, d’établir un équilibre aussi harmonieux que possible entre les activités « encombrées » et les activités « déficitaires ». Cette position n’est pas éloignée de celle que développe Jean Zay dans son projet de réforme de l’enseignement. Dans l’arrêté du 22 mai 1937, le ministre exprime clairement un souci de lutter contre le chômage intellectuel et manuel qui s’est emparé de la société française depuis quelques années. Mais chez les représentants de l’INOP, il s’agit d’aller plus loin et d’organiser la classe d’orientation dans une perspective de préparation claire au monde professionnel. Julien Fontègne propose ainsi que des questions ayant trait à l’activité générale du pays soient introduites dans les programmes de la classe d’orientation. Il prône également l’étude par les élèves de monographies professionnelles (individuelles, collectives, familles de métiers) : « Elle placera les enfants dans une sorte d’ambiance “professionnelle” en leur faisant mieux connaître la vie qui les attend, en organisant des visites. » Cette orientation, contrairement à ce qui est avancé par nombre d’opposants à la classe d’orientation, doit être précoce. Henri Piéron, reprenant certains arguments des adversaires de la classe d’orientation, considère qu’il faut du temps pour entamer certaines études. Si l’on envisage à terme de rejoindre l’enseignement supérieur par exemple, il semble nécessaire de s’y préparer dès l’âge de 11 ans de façon à faire « pénétrer certaines notions et assurer une certaine formation de culture ». Il profite de ce développement pour remettre en cause les arguments mettant en avant les effets de la puberté et les révélations tardives. Pour lui, la puberté, si elle agit au niveau physique, n’a que peu d’influence sur l’évolution intellectuelle différentielle31. Par ailleurs, retournant un des arguments forts des opposants, il estime que les révélations tardives sont moins le fait de changements profonds que la conséquence d’une méconnaissance de la personnalité réelle de l’individu ; méconnaissance contre laquelle l’orientation doit justement permettre de lutter.

Orientation ou sélection ?

24On relève une autre question relative à la conception de l’orientation. Alors que pour certains, l’orientation se dégage et doit se dégager clairement de l’idée de sélection, pour d’autres, orientation et sélection sont quasiment synonymes.

25La question du lien entre sélection et orientation est très prégnante dans l’entre-deux-guerres. Le projet Jean Zay n’est pas exempt d’ambiguïté sur ce thème puisqu’un des chapitres du texte du 5 mars 1937 a pour titre « De la sélection et de l’enseignement du second degré ». C’est dans cette partie qu’est présenté le projet de classe d’orientation. Jean Zay tente toutefois de distinguer les termes. Il n’est pas opposé à l’idée de sélection. Elle lui semble en fait insuffisante, car pratiquée de manière irrationnelle. Ainsi, pour le ministre, ce qui distingue la sélection de l’orientation, c’est que la seconde se construit sur la base d’un souci d’organisation rationnelle à partir d’une appréhension rigoureuse des aptitudes des élèves.

26C’est dans le prolongement de cette tentative de distinction des deux termes que se situe la FGE. Lucien Mérat affiche ainsi son soutien à la réforme parce qu’elle apparaît comme reposant sur l’idée d’orientation et non plus sur celle de sélection : « La préoccupation essentielle des éducateurs ne va plus être de chercher les enfants les plus doués, les plus indiqués pour faire des études supérieures, mais de se pencher sur chaque enfant et de se demander quel va être, pour chacun, le centre d’intérêt auquel il va s’attacher pour éduquer cet enfant32. » Cette conception est proche de celle d’Henri Wallon qui considère que le but de l’orientation est opposé à celui de la sélection. La sélection est présentée comme un processus d’élimination. Les élèves non reçus dans telle ou telle école prestigieuse sont conduits à bifurquer vers d’autres voies moins honorables. L’orientation est conçue dans ses aspects positifs puisqu’il s’agit de « guider l’individu pour que chacun arrive à la situation qui lui convient le mieux » (Wallon, 1937, p. 12).

27Toutefois l’ambiguïté originelle associée au terme d’orientation subsiste au sein même des soutiens du ministre. Ce point est important, car il révèle une des oppositions de la gauche au projet des classes d’orientation. Il est ainsi regretté que le dispositif mis en place ne fasse que renforcer le processus de sélection dans une perspective élitiste. La charge amicale et critique d’Alexandre-Marie Desrousseaux est à cet égard particulièrement forte : « Malgré toute ma sympathie pour le ministre et pour sa volonté, j’ai peur de déceler encore sous les formules de rédaction le grave et dangereux préjugé des “élites” à préparer, à “sélectionner”, comme on dit, à spécialiser après les avoir choisies, dépistées, flairées pour les mettre sous enveloppe dûment cachetée, dans le tube qui les mènera au soleil du succès33. » On peut s’interroger sur ce qui peut apparaître comme une négation de la volonté d’éclaircissement du ministre sur l’acception du terme « orientation ». L’analyse de certains points de vue exprimés au moment de la constitution du projet permet toutefois de comprendre ces réserves. Albert Fédel, membre de la Société des agrégés, lors de son intervention pour la Société franco-ancienne à la commission Enseignement de la Chambre des députés assimile totalement orientation et sélection. Cette perspective est développée dans le souci de confier exclusivement aux enseignants la responsabilité de l’orientation :

Ne vous imaginez pas, en effet, que la sélection ne soit pas déjà une orientation. C’est une erreur qu’on a le tort de laisser s’accréditer. Une sélection bien faite, d’après les notes obtenues au certificat d’études ou à l’examen de sixième, ainsi que l’examen du dossier, suffit souvent pour orienter l’enfant, pour ne pas dire toujours, et cette orientation sera confirmée ou annulée selon que l’enfant sera ou non paresseux34.

28C’est à la toute-puissance des notes que l’on se réfère pour concevoir l’orientation. On peut penser que c’est en raison de cette interprétation particulière que les représentants de la Société des agrégés, de la franco-ancienne ou du Syndicat national des professeurs de Lycée ne s’opposent pas fondamentalement à l’idée d’orientation. La classe d’orientation est critiquée, mais si l’orientation peut être réduite à la sélection, et si elle est assurée par les enseignants, il est possible de retenir ce principe général de détermination des places dans le système scolaire.

Qui oriente ?

29La question des acteurs de l’orientation occupe une place très importante dans les débats. Ce sont les adversaires de la classe d’orientation qui se montrent les plus actifs, les défenseurs affichant une attitude plutôt prudente sur cette question. Les premiers s’inquiètent de la mainmise de ceux que l’on considère comme des pseudo-experts : les orienteurs. On dénonce aussi bien les profils de ces professionnels, que leurs conceptions de l’école. Les seconds se partagent en deux catégories, ceux, relativement rares, essentiellement issus du monde scientifique qui pensent que les classes d’orientation doivent être investies par des experts psychotechniciens, et ceux qui pensent que ce sont les enseignants qui doivent se préoccuper de l’orientation dans leur classe. D’une certaine façon, il y a accord entre certains défenseurs des classes d’orientation et les opposants sur la nécessité de confier l’orientation aux enseignants. Chez les défenseurs des classes d’orientation, il existe une volonté de transformer la fonction enseignante en ayant éventuellement recours à une formation complémentaire. Chez les opposants, chaque enseignant dispose par principe des capacités implicites lui permettant d’orienter ses élèves. Notons enfin le point de vue de certaines organisations, en particulier de parents d’élèves qui s’inquiètent d’une éventuelle substitution du pouvoir de l’État et de l’institution scolaire (représentées par les orienteurs et les enseignants orienteurs) à celui de la famille.

Le pouvoir de décision aux experts ?

Le recours nécessaire aux experts

30Pour les représentants de l’INOP, Henri Piéron et Julien Fontègne, même si les enseignants doivent être en mesure de participer au processus d’orientation des élèves, il y a nécessité de prévoir une collaboration avec des techniciens, des experts psychotechniciens. Henri Piéron résume ce point de vue lors de son audition à la commission Enseignement de la Chambre des députés35. Pour lui, les experts de l’orientation sont encore en nombre très limité en 1937. L’INOP n’existe que depuis 1928 et les offices d’orientation professionnelle n’ont été officiellement créés qu’en 1922. De ce fait, il ne serait pas possible de répondre à une vaste demande d’expertise psychotechnique sur tout le territoire français (dans l’hypothèse où l’expérience des classes d’orientation serait étendue). Henri Piéron propose alors un dispositif dans lequel, afin de réaliser les examens biotypologiques nécessaires aux décisions d’orientation, seraient formés des instituteurs et des professeurs qui deviendraient techniciens de l’orientation. Il n’est pas possible de savoir au regard de la déposition, si ces enseignants seraient appelés à devenir des praticiens de la psychotechnique exclusivement ou s’ils conserveraient une fonction d’enseignant. On peut toutefois penser qu’il s’agit en premier lieu pour le dirigeant de l’INOP de positionner son institut de formation dans le cadre de cette réforme en cours. On sait par ailleurs que Julien Fontègne, dans sa déposition, présente à la commission tout le bénéfice que l’organisation nouvelle pourra tirer de l’INOP, en particulier à travers la formation de conseillers d’orientation professionnelle36.

Le pouvoir excessif des orienteurs

31Les professionnels et les experts apparaissent en revanche pour beaucoup comme suspects. Les adversaires des classes d’orientation n’hésitent pas à user de formules ironiques pour exprimer leur défiance à l’égard des orienteurs : « Quant aux spécialistes de l’orientation en soi, doués d’un flair d’orienteur analogue au flair d’artilleur, l’expérience de cette invention serait un saut dans l’inconnu37. » D’autres formules renforcent le propos : « On ne peut se défendre de sourire en voyant avec quel respect religieux on parle des futurs orienteurs, sortes de fakirs chargés de deviner l’avenir d’un enfant38. » L’expérience est d’emblée discréditée en la plaçant en dehors du champ de la raison : « respect religieux », « fakirs », « deviner l’avenir », renvoyant par opposition au rôle des professeurs dont la légitimité repose sur la maîtrise de savoirs rationnels. On va plus loin dans la comparaison en dénigrant le niveau de formation académique des orienteurs au regard de celui des professeurs : « À en juger par les titres de certains des candidats à ces fonctions de devins, il ne semble pas utile qu’ils soient égaux à certains des professeurs actuels de 6^e. Il est au moins prématuré, sinon imprudent et abusif d’entourer déjà d’une auréole ces futurs orienteurs39. » On peut interpréter ces propos en référence à une question de positionnement institutionnel et de défense de territoire. Les deux promoteurs de cette vision (Théodore Suran et Albert Fédel) sont des représentants d’enseignants agrégés. Il importe pour eux de maintenir la place et le pouvoir de décision des professeurs au sein de l’enseignement secondaire.

32Un autre participant du conseil, le D^r Deroidde, s’interroge de manière encore plus violente sur les professionnels de l’orientation en mettant en cause leur éthique professionnelle. « Les orienteurs en expectative dont on vante par avance le flair spécial » lui semblent être « des laissés-pour-compte de certains enseignements, des gens qui, ne pouvant faire leur chemin assez vite à cause de leur peu de mérite, veulent exploiter une idée pour leur profit40 ».

33Les défenseurs des classes d’orientation eux-mêmes peuvent parfois développer, sinon des critiques, tout au moins des réserves. C’est ainsi que M. Thierry, inspecteur d’académie de l’Oise, insiste sur l’attention qui devra présider au choix du personnel orienteur41. Georges Cogniot pour le parti communiste, tout comme Alexandre-Marie Desrousseaux pour la SFIO, quant à eux, insistent sur l’évidente faillibilité des orienteurs.

34Outre les fondements jugés irrationnels de l’activité des orienteurs, on pointe le caractère inhumain de leur fonction, les élèves étant supposés devenir dans le cadre des classes d’orientation, les « jetons d’un jeu42 ». S’exprime ainsi la crainte que des experts, dont on ne reconnaît pas la qualité d’expertise, soient les instruments d’un processus déshumanisé de distribution des positions scolaires. Les décisions semblent ainsi échapper aux véritables professionnels que sont les professeurs. Une critique analogue se développe dans un autre cadre, en particulier dans la presse catholique et dans les associations de parents. Elle consiste à évoquer la perte supposée de la responsabilité de la famille dans le choix des études de leurs enfants. Charles Beaussan, résume cette position en dénonçant le fait que l’on préfère se référer à l’intérêt général plutôt qu’à l’intérêt des familles43, substituant le pouvoir d’une entité abstraite et anonyme au jeu de la décision et de la responsabilité individuelles.

Une évolution de la fonction enseignante ?

L’orientation assurée par les enseignants par transformation partielle de la fonction

35Comme mentionné plus haut, la question des acteurs de l’orientation est peu abordée par les défenseurs des classes d’orientation. Contrairement au ministre, les membres du CSIP ne sont pas dans une posture stratégique visant à faire accepter une réforme. Si Jean Zay et Albert Châtelet adoptent dans les circulaires une position montrant qu’il n’y a pas de totale nouveauté pour les enseignants, au moment du débat au CSIP, on se préoccupe de l’innovation introduite par la réforme, sans trop se préoccuper des questions institutionnelles de personnel. On mentionne juste le fait que les enseignants et les chefs d’établissement auront de toute façon un rôle dans le processus d’orientation. On rappelle par exemple que « les chefs d’établissement qui sont les orienteurs “naturels” de leurs élèves conserveront les prérogatives qu’ils tiennent de leurs fonctions et de leur expérience44 ». Les enseignants, qu’ils soient instituteurs ou professeurs sont supposés pouvoir intervenir en matière d’orientation. Deux conditions doivent cependant être remplies pour que ces enseignants puissent s’acquitter de cette nouvelle tâche. En premier lieu, ils ne doivent pas être trop nombreux, de manière à bien connaître les élèves. La situation des instituteurs apparaît à cet égard la plus favorable, car ils ont la possibilité d’assurer un suivi soutenu de leurs élèves45. En second lieu, on pense qu’une formation spécifique de ces enseignants doit être assurée. C’est ce que proposent Henri Piéron et Julien Fontègne, mais aussi Yves Le Lay, le représentant du syndicat des professeurs de collège de la FGE qui pense qu’il faut que les maîtres soient en particulier formés à la psychologie de l’enfant.

La place déjà assurée par les enseignants

36Pour les représentants des agrégés, de la franco-ancienne et du Syndicat national des professeurs de lycée, s’il doit y avoir orientation, ce sont les enseignants qui sont les plus à même d’assurer la fonction. Ils n’ont pas pour autant besoin de formation les préparant à assurer ces tâches, puisqu’ils sont supposés les maîtriser par principe de toute éternité. Cet argument est en fait utilisé pour s’opposer à la classe d’orientation telle qu’elle est conçue par le ministre et ses conseillers. Alors que cette classe est présentée comme se mettant en place au niveau de la 6^e et impliquant une certaine technicité pour repérer les aptitudes, les opposants à l’expérience telle qu’elle est conçue, insistent sur le fait que la classe d’orientation doit se tenir avant la 6^e, sous la responsabilité des maîtres du primaire qui, dans la mesure où ils connaissent généralement les élèves depuis longtemps, peuvent formuler un avis d’orientation autorisé. Seul tribut à payer au monde de l’enseignement secondaire, le recours ponctuel à des « délégués-maîtres » du second degré qui pourront compléter les observations des instituteurs46.

Quelles bases de décision ?

37La classe d’orientation repose sur l’idée selon laquelle l’année d’enseignement doit permettre une prise de décision conduisant à opter pour l’enseignement classique, l’enseignement moderne ou l’enseignement technique. Se pose donc la question des modalités de prise de décision. Sur quelles bases faut-il la concevoir ? Avec quelles méthodes ? Quelle doit être la place du latin et des tests dans le processus de décision ? S’affrontent ainsi ceux qui pensent que les décisions sont impossibles dans le cadre supposé fixé pour les classes d’orientation et ceux qui pensent qu’il faut saisir l’occasion d’une réforme des modalités de prise de décision.

De nouvelles méthodes d’évaluation ?

Évaluer les aptitudes au moyen des tests pour se dégager de la toute-puissance du hasard

38Face à de vives oppositions et réserves mettant en avant la difficulté, voire l’impossibilité d’une prise de décision dans le contexte des classes d’orientation, des membres du CSIP comme Yves Le Lay, souhaitent au contraire défendre l’idée d’une évolution des objets et méthodes d’évaluation en 6^e. Ils sont conscients (ou feignent de le penser) que les méthodes préconisées dans les classes d’orientation ne sont pas parfaites, mais ils pensent que la situation sera amplement meilleure que la situation actuelle dans laquelle les décisions se prennent sans aucune méthode, sans réflexion, sur la base de critères qui ne sont jamais définis. La classe d’orientation apparaît ainsi comme une formidable occasion de réformer l’enseignement dans ses fondements mêmes.

39Si la critique des tests est forte, les défenseurs de ces outils importés du champ de l’orientation professionnelle leur opposent quelques arguments partiellement empruntés aux psychologues scientifiques. Yves Le Lay interpelle ainsi ses interlocuteurs :

On veut chercher des aptitudes ; acceptons une méthode de travail. Ne condamnons pas le principe des tests […] Il s’agit de tester intelligemment les élèves et non de manière mécanique : il est possible d’apercevoir de bonne heure des tendances particulières même dans un devoir isolé donné dans une intention déterminée et sans tenir compte des places. Il y a une connaissance scientifique de l’enfant. Il ne faut pas avoir peur des expériences. Actuellement on oriente au hasard. Aucun danger à courir47.

40L’habileté d’Yves Le Lay réside ici dans sa présentation d’un propos nuancé sur les tests laissant entendre qu’ils peuvent être soumis à plusieurs usages et qu’il convient de les utiliser de manière intelligente. Il s’agit en outre d’établir un lien avec le cadre pédagogique et les modes d’évaluation habituels de l’enseignant en évoquant l’utilisation d’indicateurs conçus à partir d’un devoir scolaire. Il poursuit sa tentative de démythification en montrant qu’au-delà de l’outil, le test peut contribuer à modifier la manière d’appréhender l’évaluation quotidienne des élèves : « Tout exercice scolaire est un test, s’il est donné dans une intention déterminée, s’il est destiné à juger non le résultat scolaire, l’acquisition de connaissances, mais les goûts et les tendances qui se manifestent dans les habitudes de travail de chacun48. » Il s’agit sans doute moins ici de faire l’apologie des tests en tant que tels, que de les considérer comme bases de changements d’attitudes des enseignants. Il importe dès lors dans cette perspective de ne pas se centrer exclusivement sur les résultats des compositions et examens, mais d’essayer de repérer les aptitudes à la base des réponses des élèves. Ces propos peuvent apparaître vagues, car ils ne définissent pas précisément les modalités de passage de l’analyse des résultats scolaires à la détection des aptitudes. La seule tentative est à l’actif de M. Dumas49, qui prône sans entrer dans le détail l’usage de méthodes variées pour déceler les « intelligences mécaniciennes » et les « intelligences spéculatives ». En contrepoint du propos consistant à rejeter les tests parce qu’ils sont eux-mêmes remis en cause aux États-Unis, on met en évidence la spécificité du modèle français de recours aux tests : « On ne testera pas nos élèves à la façon américaine. On ne les traitera pas comme des cobayes. On s’appliquera seulement à rechercher par le jeu même des exercices de la classe à découvrir les possibilités des élèves. Ce sera la méthode française50. »

41Autrement dit, l’argumentation des défenseurs des tests ne repose pas ici sur l’idée d’une approche strictement scientifique confiée exclusivement à des experts psychotechniciens. Henri Piéron et Julien Fontègne eux-mêmes manifestent une certaine prudence sur ce point, puisqu’ils insistent sur la complémentarité et la collaboration nécessaire entre les enseignants et les spécialistes des tests. Il s’agit ainsi pour les acteurs du monde enseignant, avec la caution du monde scientifique, de minimiser la part strictement scientifique de l’outil pour établir un lien avec la pratique de la classe et au-delà, pour montrer que ces usages pourront modifier les attitudes des professeurs et améliorer la qualité de l’enseignement. On pense d’ailleurs qu’un des bénéfices secondaires de cette pratique résidera dans la possibilité offerte aux professeurs d’apprendre la psychologie de l’enfant.

Des évaluations impossibles

42Lors de la séance du CSIP du 15 mars 1937, Théodore Suran se livre à une argumentation subtile tendant à montrer l’impossibilité de prendre des décisions dans le cadre imposé par les classes d’orientation. Il distingue pour cela les notions d’« orientation externe » et d’« orientation interne ». L’orientation externe renvoie à un premier niveau de prise de décision permettant de choisir entre grandes catégories d’enseignement : secondaire, primaire supérieur et technique. Ce processus ne doit pas être confondu avec une orientation interne, de deuxième niveau conduisant à opter pour l’enseignement classique (avec latin) ou l’enseignement moderne. Pour Théodore Suran, le principal inconvénient des classes d’orientation réside dans le fait que ces deux niveaux sont confondus. Le premier niveau est pour lui délicat : « Un secondaire n’est pas plus qualifié en général pour diriger vers la menuiserie ou la ferblanterie qu’un professeur de menuiserie ou de ferblanterie pour apprécier les capacités techniques d’un futur helléniste ou latiniste51. » Cette argumentation permet à son utilisateur de se positionner sous l’angle d’une ouverture reconnaissant le bien-fondé du principe d’orientation, tout en mettant en évidence des limites liées à la difficulté de prendre des décisions dans le contexte prévu.

43L’argumentation développée par Théodore Suran est reprise et amplifiée par Alfred Ernout qui distingue, lui aussi deux niveaux d’orientation, montrant que le premier niveau est inutile, car relevant de la mission habituelle des professeurs, et que le second est impossible à concevoir :

Les enfants sont plus ou moins appliqués, plus ou moins intelligents. Si faire de l’orientation c’est les classer en grandes catégories, l’orientation ainsi comprise est une tâche familière à tous les maîtres. Les professeurs secondaires comme les instituteurs primaires, en présentant leurs élèves au concours des bourses savent faire une telle discrimination. Mais, une orientation plus poussée qui prétendrait imposer aux élèves telle ou telle discipline comme seule conforme à leur tournure d’esprit est parfaitement utopique52.

44Au-delà de la distinction entre deux niveaux d’orientation, c’est la question du transfert des méthodes de l’orientation professionnelle qui est en cause ici. L’orientation professionnelle est fondée sur l’idée d’appariement. On procède en effet par recherche d’adéquation entre les caractéristiques objectives d’un poste de travail et les caractéristiques psychologiques d’un individu appréhendé sous l’angle de ses aptitudes. Pour Alfred Ernout, cette tâche n’est pas concevable au sein du monde scolaire. Il n’est pas possible de définir un appariement entre les caractéristiques d’une discipline scolaire et celles de l’esprit de l’enfant.

45Derrière la critique de l’appariement et du transfert des méthodes de l’orientation professionnelle dans le cadre des classes d’orientation, il y a une critique plus fondamentale ; celle des tests. Cette critique, en se centrant sur la question de l’outil utilisé, va au-delà de la remise en cause des professionnels de l’orientation.

46Usant de l’argument d’autorité attaché à sa fonction, le D^r Deroidde53 affirme lors des travaux du CSIP, qu’il faut remettre en cause les tests au nom de la médecine. L’orientation à l’âge de 11 ans lui apparaît, avec la caution supposée du monde médical, comme une impossibilité physiologique, les conclusions des tests devant être considérées avec la plus grande méfiance. Les attaques à l’égard de ces outils sont effectivement particulièrement vives dans le corps médical appelé à prendre position à l’égard des classes d’orientation. Lors de son audition à la commission Enseignement de Chambre des députés, le D^r Godlewski, au terme de ce qu’il présente comme une vaste enquête auprès de l’Assemblée française de médecine générale, et en se référant aux travaux d’André Ombredane, présente une attaque vigoureuse de l’usage des tests dans le cadre de l’orientation scolaire. Il cite en particulier un long développement d’André Ombredane, révélant de fortes interrogations sur ces formes d’investigations psychologiques : « Les tests établis jusqu’à ce jour sont encore, pour la plupart, des épreuves constituées un peu au hasard, étalonnées statistiquement sans qu’on se soit préoccupé de déterminer exactement ce qu’on mesurait, s’il s’agissait d’une fonction simple ou complexe, et en quel rapport pouvaient être ces fonctions54. » Le D^r Godlewski présente ensuite de nombreux exemples de décalages entre les résultats aux tests et les performances scolaires. L’analyse de ces décalages pourrait apparaître comme une richesse. C’est d’ailleurs un des arguments utilisés par les défenseurs des tests pour montrer qu’il peut exister des aptitudes ne s’exprimant pas spontanément dans le cadre scolaire, les tests permettant de les révéler et de contribuer à une évolution positive du développement de tel ou tel élève. Henri Piéron donne d’ailleurs un exemple d’une telle situation lors de sa déposition à la commission Enseignement de Chambre des députés. Pour le D^r Golewski, de tels décalages entre résultats scolaires et résultats aux tests sont au contraire révélateurs de la fragilité des tests comme outils de détection des aptitudes.

47Le monde de l’enseignement catholique, même s’il ne se considère pas comme très concerné par la question des classes d’orientation, celles-ci étant pour l’instant limitées au cadre de l’enseignement public, manifeste quelques craintes quant à l’usage des tests. Le chanoine Gaillard, directeur diocésain de l’Enseignement libre à Besançon55, pointe ainsi le fait que les psychologues ne parviennent pas à s’accorder sur les tests. Il parle de quatre méthodes, celles de M. Piéron, de M. Wallon, de M. Laugier et de M. Lahy. De ce fait, les fiches et questionnaires employés dans les différents centres risquent de représenter une extrême diversité qui ne peut que remettre en cause la validité d’un outil n’étant pas à même de manifester la moindre prétention à l’universalité.

48Les partisans des classes d’orientation eux-mêmes peuvent également formuler des réserves à l’égard des tests. C’est ainsi que Louis Fouret qui prône par ailleurs un usage « français » des tests, condamne une « méthode mécanique, abandonnée même en Amérique » : « Au reste il ne saurait s’agir ni de divination, ni de prophétie définitive56. »

49Dans un journal régional de tendance radicale (Le Petit Méridional), Maurice Charny livre dans un article très documenté une analyse subtile des limites des tests. Le journaliste57 s’interroge sur le lien que l’on peut établir entre détection des aptitudes autorisée par les tests et profession future :

On distingue […] quatre groupes de dispositions innées : logique, arithmétique, psychologique, géométrique. On pourrait donc classer un certain nombre d’enfants dans chacune de ces catégories dès leur entrée dans le « second degré » de l’enseignement. Mais ce classement ne donnerait qu’une indication assez vague sur le choix d’une carrière. L’aptitude « logique » semble aussi recommandée à un administrateur qu’à un professeur de philosophie ou un ingénieur des Mines58.

Des disciplines scolaires pour l’orientation ?

Multiplier les « réactifs », une alternative au latin

50Le latin est depuis longtemps considéré implicitement ou explicitement comme l’outil essentiel de sélection dans le monde scolaire59. C’est lui qui permet de définir l’excellence scolaire caractéristique de l’enseignement classique.

51Pour les syndicats de la FGE, il ne doit pas y avoir de latin en classe d’orientation afin que les choix d’orientation ne s’établissent pas sur la base de la réussite des élèves dans cette discipline. Deux raisons au moins président à cette prise de position. En premier lieu, s’exprime la crainte que les professeurs de lettres classiques assurent ainsi le recrutement de leurs sections classique. M. Marseillan (représentant du personnel de l’enseignement primaire supérieur) et M. Dubois (représentant du personnel de l’enseignement technique) en particulier redoutent que les sections qu’ils représentent subissent une défaveur nouvelle du fait de l’introduction de ce dispositif d’orientation en classe de 6^e. En second lieu, on s’inquiète d’une soumission des élèves à un trop grand nombre de disciplines qui risqueraient de les détourner des disciplines fondamentales. Pour Lucien Mérat, il ne faut pas faire de l’enfant un « touche-à-tout ». Il faut « mettre les enfants devant les disciplines essentielles du français et des sciences, si l’on veut découvrir plus aisément leurs aptitudes60 ». Dans un propos imagé, le responsable de la FGE appuie son point de vue en évoquant le chien de chasse devant lequel on lâche un certain nombre de perdreaux et de lièvres afin d’étudier sa réaction, ce qui assurément ne donnerait pas un résultat satisfaisant. Le Syndicat national des instituteurs constituant le syndicat le plus important de la FGE, il n’est pas étonnant de voir s’exprimer cette position qui confère aux matières de l’enseignement primaire la part essentielle. Il existe des savoirs de base, à partir desquels on pense pouvoir déduire des aptitudes plus larges. On n’est pas loin ici de la logique des tests qui, à partir d’un petit nombre d’épreuves, tente de déterminer des capacités plus générales.

52Au-delà de cette remise en cause de l’hégémonie du latin, qui peut être enseigné pour certains (comme Yves Le Lay) plus tardivement et sur un temps plus bref, s’exprime un souci de définir d’autres disciplines de référence. C’est ainsi que Louis Fouret propose de recourir à l’allemand par exemple, présenté comme susceptible de donner des renseignements sur l’élève aussi précieux que le latin61. D’autres, telle M^lle Fauré, vont plus loin et prônent la multiplication des champs d’évaluation. Il s’agit de mettre en place différentes situations faisant appel à des savoirs issus de plusieurs disciplines scolaires, afin de mieux appréhender la diversité des aptitudes de l’élève :

Certains enfants n’ont pas de prise sur l’abstrait. Actuellement on croit pouvoir les juger sur une variation latine qu’ils ne comprennent pas. Qu’on examine leur réaction devant des manipulations, des exercices pratiques, toute autre forme d’activité concrète et leurs aptitudes qui ne sont ni médiocres ni inférieures seront mises en lumière. La classe d’orientation permettra de varier les réactifs de leur activité intellectuelle62.

Impossibilité de décider sans le latin

53À l’opposé de cette demande d’un recours à plusieurs disciplines de base pour préparer le choix d’orientation, s’exprime avec force le point de vue des défenseurs des langues anciennes. Il est prévu que les classes d’orientation puissent dans certains cas se mettre en place sans que le latin y soit enseigné. Face à cette position non encore établie de manière définitive en 1937, s’exprime une défense de cette discipline vis-à-vis de la langue vivante et du travail manuel. Ces deux dernières disciplines sont en effet supposées faire partie des enseignements obligatoires de la classe. C’est sur cette base que devraient s’établir les décisions d’orientation soit vers l’enseignement moderne, soit vers l’enseignement technique. L’absence de latin risquerait d’empêcher le choix de la section classique ou tout au moins, de ne pas permettre que les décisions soient prises en toute connaissance de cause. C’est ce que dénonce vigoureusement Albert Fédel : « On ne sait, dit-on, si l’élève sera “manuel”, “classique” ou “moderne”. Si pour s’en assurer on impose à tous l’apprentissage manuel, l’apprentissage doit porter sur les trois matières distinctives des trois sections futures. Si on refusait de l’admettre, on avouerait ainsi une intention destructrice cachée63. » On perçoit bien ici, derrière la réflexion sur le processus d’orientation et ses limites, une volonté de défense disciplinaire, voire corporative. C’est la place du latin dans l’enseignement secondaire qui constitue l’enjeu essentiel de l’intervention, préoccupation qui conduit à l’adoption de cette posture défensive. On invoque d’ailleurs à l’appui du propos, un des hommes politiques les plus militants dans la défense des humanités classiques et du latin : Léon Bérard. La réforme de 1923 constitue pour Théodore Suran un point de référence conduisant à émettre de vives réserves sur le projet Jean Zay : « M. Léon Bérard avait unifié la 6^e pour permettre à tous les élèves de montrer leurs aptitudes, au lieu de choisir au petit bonheur. Cette obligation du latin prévenait les fausses orientations, dont on va chercher bien loin la réparation rendue souvent impossible64. » Le raisonnement est intéressant. Le principe de l’orientation n’est pas remis en cause ici. Bien au contraire. Théodore Suran fait siennes les préoccupations liées à l’orientation en faisant par exemple référence à la notion d’aptitude ou en adoptant implicitement l’idée d’un processus rationnel de décision par opposition à des choix « au petit bonheur ». Il manifeste même son accord avec le principe essentiel de la réforme, appelant de ses vœux la mise en place d’une année commune au niveau de la classe de 6^e. Mais, tous ces accords de principe sont utilisés pour faire valoir le principe du retour à la réforme Bérard qui avait justement supprimé les 6^e A et B (classiques et modernes) pour les unifier, imposant ainsi le latin à tous les élèves dès leur entrée dans l’enseignement secondaire. Cette argumentation s’inscrit dans un processus rhétorique particulièrement habile conduisant à reconnaître le bien-fondé de l’orientation, plus vraisemblablement assimilé ici à l’idée de sélection, pour assurer la défense de la qualité de l’enseignement secondaire classique fondé sur l’usage des langues anciennes.