1Le 5 mars 1937, Jean Zay dépose sur le bureau de la Chambre des députés un texte qui a pour but de réformer en profondeur les enseignements du premier et du second degré. Il est composé d’un exposé des motifs et du projet de loi proprement dit. Ce texte ne sera jamais présenté au Parlement en particulier du fait de l’opposition de personnages influents au premier rang desquels, le radical Hippolyte Ducos, président de la commission enseignement à la Chambre des députés. Ce texte est toutefois essentiel, car il sert de fondement à la politique réglementaire menée par Jean Zay.

L’exposé des motifs

2Le ministre affirme en premier lieu sa volonté de proposer une réforme d’ensemble, aboutissement de nombreuses années d’expérimentation. Il s’agit bien d’intégrer dans un ensemble structuré, l’enseignement secondaire, l’enseignement primaire supérieur et l’enseignement technique, une réforme que ces différents ordres « attendent depuis de longues années et dont de nombreuses mesures et expériences ont préparé et facilité la mise en œuvre ». Le texte fait ainsi clairement référence à son héritage, celui des réflexions sur l’école unique et celui des projets conçus dans différents cadres (syndical, comité d’étude et d’action pour l’école unique, groupe des professeurs du lycée du Havre…).

3Le deuxième point avancé est la référence à la notion de « justice sociale », intimement liée à celle d’aptitude :

Telle est, dans les lignes essentielles, l’architecture de la maison que nous destinons à notre jeunesse. Elle sera claire et aérée, conforme à la raison et ouverte à la vie. La justice sociale n’exige-t-elle point que, quel que soit le point de départ, chacun puisse aller dans la direction choisie aussi loin et aussi haut que ses aptitudes le lui permettront ? La Société, comme l’individu, y trouvera son compte. L’école unique, telle qu’elle s’affirme dans ce projet, sera tout à la fois une œuvre de justice et un instrument de progrès social. En adoptant le texte ci-après, le Parlement manifestera la volonté de donner à notre enseignement du second degré un statut conforme aux aspirations du pays.

4L’école unique est explicitement évoquée ici, définie comme une œuvre de justice et un instrument de progrès social. Cette même notion de justice, à laquelle on accole le qualificatif « sociale », renvoie à une idée de choix dans l’enseignement (« aller dans la direction choisie »). Le choix renvoie au deuxième aspect de l’association entre sélection et orientation, manifestant le souhait d’ouverture du système éducatif à des microdécisions d’acteurs. Ces choix doivent s’établir en fonction des aptitudes. Celles-ci sont à considérer tout à la fois comme des manifestations de progrès et d’ouverture (elles remplacent les déterminations sociales et financières qui attribuaient jusqu’alors les places dans le monde scolaire), mais aussi de fermeture et limitation puisque l’on détermine une limite à l’évolution dans le système : celle des aptitudes. Ce principe est révélateur de l’ambiguïté attachée à l’usage du concept d’aptitude. Les aptitudes sont effectivement considérées comme des possibilités qui dépassent largement le cadre des connaissances scolaires. Il y a une idée de « potentiel », d’espoir de développement de chaque individu, de possibilité d’agir et de penser. Ce potentiel apparaît en même temps comme limité et limitant puisque ce sont les aptitudes qui permettent… ou ne permettent pas d’envisager l’atteinte de tel niveau dans le monde scolaire. Une nouvelle hiérarchie scolaire est ainsi implicitement redéfinie.

5L’usage de la notion de « raison » apparaît également de manière forte dans le texte, révélant les auspices sous lesquels Jean Zay souhaite placer son texte. L’idée d’orientation et de classe d’orientation s’inscrit dans cette logique et cette référence aux Lumières, par opposition à une vision du monde qui établirait les places dans la société uniquement en fonction de l’origine sociale et du pouvoir des familles. Dans un article du Soir du 10 décembre 1937 (cité par Chapoulie, 2005), Jean Zay affirme qu’il convient d’organiser la répartition des candidats entre les différents types d’études prolongées, alors que celle-ci était jusque-là laissée aux initiatives hasardeuses des familles. Raison contre hasard, l’alternative est claire pour le ministre.

6Mentionnons enfin la préoccupation exprimée dans ce texte à l’égard de l’individu, supposé pouvoir bénéficier de la place que lui réservent ses aptitudes, mais aussi à l’égard de la société, présentée comme à même de tirer bénéfice de cette réforme, et le pays, dont les aspirations ne manqueront pas d’être satisfaites par l’évolution de l’enseignement du second degré.

Le projet de loi

7Le projet de loi se décompose en quatre parties : « De l’enseignement du premier degré », « De la sélection et de l’enseignement du second degré », une troisième partie sans titre concernant la formation des enseignants, et « Dispositions complémentaires et transitoires ».

8L’enseignement du premier degré est présenté comme comportant trois cycles : « l’enseignement primaire élémentaire », « l’enseignement primaire complémentaire » et « l’enseignement postscolaire ». Il est précisé que les études de l’enseignement primaire élémentaire sont sanctionnées par le certificat d’études primaires élémentaires. Cet examen est réservé aux enfants qui auront 12 ans révolus au 31 décembre de l’année où ils subissent l’examen. Toutefois, sont autorisés à s’y présenter un an plus tôt, les élèves susceptibles de rentrer dans l’enseignement du second degré. On voit poindre ici une des questions qui a fait et fera fortement débat, portant sur les conditions d’entrée dans l’enseignement du second degré, et sur la place que doit occuper le certificat d’études primaires dans ce processus.

9Parmi les idées fortes développées dans la deuxième partie, consacrée à l’enseignement du second degré, on retiendra les points suivants :

• Est réaffirmé le fait que l’enseignement du second degré est gratuit.
• On ne peut y entrer que titulaire du certificat d’études primaires élémentaires.
• L’idée de classe d’orientation est explicitement introduite : « L’enseignement du second degré commence par une année d’études dans une classe d’orientation » (article 9).
• Après l’année d’orientation, l’enseignement du second degré est donné dans trois sections : classique, moderne et technique.
• La répartition dans ces différentes sections se fait, « compte tenu du désir des familles et de l’intérêt général, d’après le goût et les aptitudes dans la classe d’orientation et éventuellement dans les classes suivantes » (article 10).
• Pour faciliter cette orientation, on sollicite les organismes compétents (Bureau universitaire de statistique et offices d’orientation professionnelle) pour mettre à disposition des informations sur les carrières ou les débouchés.
• Le passage d’une classe à l’autre ne peut être envisagé que si les aptitudes et les résultats le justifient.
• Les programmes des différentes sections doivent être aménagés pour permettre aisément le passage d’une voie à l’autre.
• Un diplôme d’État doit sanctionner les quatre premières années passées dans l’enseignement du second degré.
• Place du baccalauréat : « L’enseignement du second degré comporte, dans les sections classique et moderne, une seconde période de trois années. La sanction de ces sept années d’études est le baccalauréat ».

10Cette partie du texte du projet de loi appelle quelques remarques. Il apparaît en premier lieu que le thème de l’orientation et sa manifestation concrète à travers les classes d’orientation constituent les fondements de la politique du ministre pour ce qui concerne l’enseignement du second degré (voire de l’articulation entre premier et second degrés). En second lieu, on peut remarquer qu’apparaît un réel souci de placer sur un même plan les trois types d’enseignement (classique, moderne et technique). Cependant, ce souci d’homogénéisation et de constitution d’un système complet et cohérent comporte des limites, puisque le ministre ne prévoit pas la mise en place d’un baccalauréat technique.

11Il importe par ailleurs de pointer les précautions extrêmes prises par les rédacteurs du texte sur cette question de l’orientation. S’exprime le souci de ne pas laisser apparaître un État puissant et omniscient susceptible de prendre des décisions à la place des familles. Les différentes parties en présence sont ménagées. On parle aussi bien comme fondement des choix, du désir des familles que de l’intérêt général. C’est sur cette base que l’on prendra en compte les données relatives au goût (envisagé au singulier) et aux aptitudes (obligatoirement plurielles), révélées dans le cadre de la classe d’orientation. Remarquons enfin que, même si l’on se situe dans une logique d’orientation scolaire (choix d’orientation post-6^e conduisant à l’entrée dans des voies strictement scolaires), le plus long terme est évoqué à travers une brève référence à une orientation à caractère plus professionnel, puisqu’on plaide pour l’intervention d’organismes d’orientation professionnelle supposés apporter un regard sur les carrières et les débouchés.

12Nous disposons en outre d’un rapport qui se propose d’interroger les questions posées par les différents articles du projet de Loi. L’introduction du rapport met en évidence le fait que le projet ne présente qu’un cadre général laissant « délibérément dans l’ombre les problèmes particuliers ». C’est le travail de discussion parlementaire qui doit permettre de soulever les problèmes en question. Le rapport a pour objectif de faire par anticipation l’inventaire de ces questions et des solutions qui pourraient être proposées. L’exemplaire dont nous disposons est annoté, vraisemblablement par Albert Châtelet1. Il permet de mieux comprendre les enjeux attachés aux articles 9 et 10 du projet de loi qui traitent spécifiquement de la classe d’orientation.

13L’article 9 est formulé ainsi : « L’enseignement du second degré commence par une année d’études dans une classe d’orientation. » Le commentaire inscrit dans le rapport est aussi bref que l’article lui-même. Il précise que la classe d’orientation dépend administrativement de la Direction du second degré et est contrôlée par les inspecteurs généraux du deuxième degré. Il s’agit ainsi de répondre aux critiques potentielles qui considéreraient la classe d’orientation comme une année intermédiaire entre le premier et le second degré. L’enjeu est important pour des questions institutionnelles et pédagogiques. Les enseignants susceptibles d’intervenir dans ces classes étant supposés venir des différents ordres d’enseignement, il convient de lutter contre toute forme d’ambiguïté corporative en affirmant clairement le rattachement de la classe d’orientation au second degré.

14L’article 10 est formulé ainsi :

Après l’année d’orientation, l’enseignement du second degré est donné dans trois sections : classique, moderne, technique.
La répartition des élèves entre les différentes sections se fait, compte tenu du désir des familles et de l’intérêt général, d’après le goût et les aptitudes décelées dans la classe d’orientation et éventuellement dans les classes suivantes.
En vue de cette orientation, les organismes compétents (bureau universitaire de statistique, office d’orientation professionnelle, centre de documentation pédagogique, etc.) rassembleront et publieront périodiquement tous renseignements utiles sur les carrières et les débouchés.

15Un commentaire incite à supprimer l’adverbe « éventuellement », laissant sans doute apparaitre une conception de l’orientation qui ne s’arrête pas à la seule classe de 6^e. Cette proposition n’a pas été retenue et l’adverbe apparaît toujours dans le texte du projet de loi.

16Il est ensuite mentionné que cet article 10 est fondamental, « car il pose tous les problèmes de l’organisation pédagogique du second degré », montrant ainsi que la classe d’orientation constitue bien la mesure phare du projet général de réforme. Les commentaires de l’article révèlent la difficulté à concevoir un rapprochement des différents ordres d’enseignement, en particulier pour définir les possibilités d’orientation après la classe d’orientation. Un débat semble se développer au sein de l’équipe qui élabore les principes de la réforme. Ce débat n’apparaît nulle part quand on considère les textes ou les échanges qui feront suite à la présentation du projet de loi. La question qui se pose est celle des objectifs de la section moderne : « Y-a-t-il lieu d’admettre une section moderne “utilitaire” ? » Le rapport propose de distinguer pour la section moderne deux catégories d’élèves : « ceux à qui on peut prétendre donner sans latin une culture secondaire par la méthode des Humanités modernes appliquée pendant toute la durée de la scolarité secondaire » et « ceux qui désireux de ne pas poursuivre au-delà de 15 ans leurs études du 2^d Degré ont besoin d’un enseignement plus pratique que théorique, comportant les mêmes dispositions que la section B2, mais orientées vers l’utilisation rapide. Bagage de connaissance permettant d’aborder en particulier les carrières administratives ».

17On le sait, ces solutions ne seront pas retenues puisqu’on ne conservera officiellement que trois voies après la classe d’orientation : classique, moderne et technique. La question est toutefois révélatrice de la difficulté à laquelle sont confrontés les promoteurs de la réforme. Il s’agit bien de rapprocher les ordres d’enseignement et d’intégrer l’enseignement primaire supérieur (tout au moins les EPS) dans l’enseignement du second degré. Il importe alors de trouver un juste milieu entre l’affirmation d’une volonté d’unification et la prise en compte d’une certaine forme de réalité des habitudes de pensées. Les idées formulées par les proches de Jean Zay sont restées au stade des hypothèses et n’ont de ce fait pas pu donner lieu à débats à l’extérieur du cercle des collaborateurs du ministre. Elles sont toutefois révélatrices des tensions cachées, des interrogations implicites sur le sens de la démocratisation de l’enseignement et sur la place que doivent désormais prendre les humanités modernes. Aucune des solutions invoquées ici n’ayant été reprises par Jean Zay, la question ne manquera pas de se poser tout au long des débats au CSIP et à la commission Enseignement de la Chambre des députés… sans jamais être véritablement tranchée.