1L’époque actuelle, charnière, est marquée par l’accélération de profondes mutations sociales, économiques, technologiques ou encore écologiques. Celles-ci modifient les rapports que l’être humain entretient avec lui-même, avec et pour autrui, avec et dans le monde. Nous nous situons, comme le remarquait Paul Ricœur dans un contexte d’évolution vers des sociétés pluralistes, « religieusement, politiquement, moralement, philosophiquement, où chacun n’a que la force de sa parole » (1996, p. 95). Ce pluralisme des valeurs pourrait entraîner une certaine perte de consensus ; mais il est aussi d’une grande richesse, et peut notamment se caractériser par l’avènement d’idées fondamentales, novatrices parfois, visant l’instauration durable de rapports plus harmonieux et respectueux dans les relations sociales et interpersonnelles. Pour renforcer cette seconde dynamique et relever ces défis, il s’avère fondamental d’être en mesure d’identifier puis de dépasser les attitudes qualifiables d’égocentriques, dont on connaît le caractère pernicieux. Or, la question de l’identité, dans ses diverses dimensions, demeure complexe et semble problématique pour le sujet actuel. Le solipsisme, au début du xvii^e siècle, a rapidement fait l’objet de controverses ; la philosophie contemporaine s’est employée à destituer la subjectivité en tant que fondement premier, mais aussi à la réhabiliter en essayant de mieux saisir quelles sont les conditions de la subjectivation. Reste que l’individu semble être en crise, voire « éclaté » (Védrine, 2000). Il doit faire face à un « emballement mimético-concurrentiel » (Martinez, 2015, p. 145), quand la modernité s’emballe en « hypermodernité1 » ou tend à le devenir, qui peut le mener tout droit aux écueils de l’indifférenciation généralisée comme de la différenciation ségrégative. En tombant dans le piège des deux attitudes extrêmes face à la problématique de l’identité, le nihilisme d’un côté et l’essentialisme réifiant de l’autre, l’individu est conduit vers des comportements nuisibles, tant pour lui-même que pour autrui : culte narcissique de l’ego, utilisation de l’autre comme moyen pour parvenir à ses fins, compétition à outrance jusqu’à l’éviction des plus faibles, repliements identitaires et sectaires jusqu’à l’utilisation de la violence, n’en sont que quelques exemples. La complexité d’une telle situation n’est pas sans conséquences pour le monde de l’éducation, notamment pour les éducateurs2 qui se trouvent en première ligne et doivent composer tant bien que mal avec ces difficultés. La question de l’engagement éthique des éducateurs s’en trouve renouvelée. Encore faut-il s’entendre sur les finalités principales vers lesquelles s’engager, et comment s’y prendre pour y parvenir ; car n’oublions pas que « les valeurs constituent la trame de l’éducation à chaque moment » (Houssaye, 1999, p. 231). Les injonctions officielles et autres positions juridico-normatives, nécessaires et importantes, seraient-elles suffisantes pour définir l’engagement éthique des professionnels des métiers de l’éducation ? Il semble légitime d’en douter : nous assistons, dans le domaine plus spécifique de l’enseignement, à une « inflation textuelle » des recommandations officielles de nature prescriptive portant sur l’éthique professionnelle et la déontologie de l’enseignant, pouvant mener à un « véritable processus de dissémination déontologique peu efficace » (Prairat, 2009, p. 117-118). Autant de raisons amenant à tenter de (re)penser les questions d’éthique. Pour cela, une réflexion philosophique dans le domaine de l’ontologie gagnerait à être mobilisée, en vue d’éclaircir ce que nous entendons par « agent moral » et mieux saisir les relations que celui-ci entretient à soi-même, à autrui et au monde ; il s’avère fondamental de sortir autant que possible des conceptions illusoires autour des notions complexes de « moi », d’« ego », d’« identité personnelle », de « soi », d’« individu », de « sujet » ou de « personne », car celles-ci viennent considérablement biaiser le rapport à soi et à autrui. Les approches strictement psychologiques (cognitivistes, constructivistes ou autres), biologiques, sociologiques, voire politiques, sont nécessaires, mais non suffisantes ; la notion d’identité personnelle est souvent admise comme telle, notamment dans le champ scientifique, sans être véritablement définie dans son rapport avec le mode d’être. L’étude de l’être en tant qu’être peut amener à préciser les fondements philosophico-ontologiques de telles conceptions sans s’y réduire. Emmanuel Lévinas, en considérant l’« éthique comme philosophie première » (1998), donne d’emblée la primauté à celle-ci sur l’ontologie et nous le suivons volontiers. Ceci étant, penser l’éthique amène à des interrogations dans le domaine de l’ontologie, de même qu’une étude poussée en ontologie sur les notions de soi et de personne nous amène inéluctablement à penser l’agir éthique. Loin d’être un simple détour spéculatif, s’interroger de manière radicale sur le mode d’être du « soi » de la personne s’avère être une délicate nécessité ; car toutes les théories éthiques et morales prennent appui sur des conceptions de l’être humain, mais aussi de son mode d’être. En ce sens, Ricœur estime « urgent de remembrer la métaphysique de l’acte, l’éthique interpersonnelle et le problème de la légitimation du lien social » (1990c, p. 26). C’est pourquoi nous proposons ici d’interroger les conditions de ce que pourrait être un engagement éthique de l’éducateur favorisant de manière conjointe l’émancipation de chaque sujet éduqué comme « personne ». Pour cela, nous tentons d’articuler une analyse en ontologie, qui interroge le mode d’être du « soi » de la personne, et une perspective éthique qui s’interroge sur la visée et la mise en application de l’action juste et tendue vers le bien, par le corps, la parole et l’esprit, amenant à s’engager avec et pour autrui dans la relation éducative, en s’adaptant aux situations singulières au sein d’un cadre le plus souvent institutionnel. Nous construisons notre propos en trois temps différenciés, mais complémentaires. L’hypothèse ici développée surprendra peut-être par sa radicalité ; précisons d’emblée qu’elle n’est en aucun cas prescriptive ou moralisante, mais qu’elle peut être envisagée en tant que contribution réflexive et exploratoire, en cours d’élaboration, et située dans le domaine de la recherche en philosophie de l’éducation. Dans la première partie, nous proposons une conception de la « personne » entendue comme processus relationnel dynamique, singulier et toujours inachevé dans ses dimensions plurielles, la personne comme finalité éducative ; ainsi qu’une conception de la « Personne » comme valeur absolue et fin en soi, injonction au respect inconditionnel de la dignité, au respect inconditionnel des principes de non-nuisance et de non-violence. La deuxième partie, théorique et résolument exploratoire, consiste à investir la difficile question du mode d’être du « soi » de la personne ; pour cela, nous analysons notamment certains travaux de Paul Ricœur (1990a) et de Francis Jacques (1982) avant de parvenir à l’hypothèse, réflexive et en cours d’élaboration, d’une radicale ontologie relationnelle de l’interdépendance. Dès lors, la qualité, le cadre et le contenu de la relation avec et pour l’autre, présent ou absent, comme alter et comme tiers, deviennent prioritaires : le champ de l’éthique s’ouvre en grand. Se décentrer du « moi » (« ego », « soi ») en étant davantage tourné vers autrui pourrait être en accord avec le mode d’être du « soi » de la personne, envisagé de manière interdépendante et dynamique. La troisième partie met en évidence les potentielles implications d’une telle hypothèse dans le domaine de l’éthique éducative. Dans une perspective réflexive, nous dessinons les contours de ce que pourrait être un engagement éthique de l’éducateur, dans sa double dimension personnelle et professionnelle, à travers une « Éthique éducative d’inspiration vertuiste dirigée vers la valeur-actitude altruisme » (EIVVAA). Cette approche, tendue vers un altruisme dirigé vers l’« autrui universel » de manière inconditionnelle et désintéressée, intégrant l’autre singulier et comme tiers personnel, propice à l’avènement du dialogue, pourrait être considérée en tant que condition d’accès à une relation éducative favorisant l’émergence conjointe de la personne, ainsi que condition de sa juste et bonne effectuation.

1. Repenser la personne (finalité éducative) dans le respect inconditionnel de la Personne (fin en soi)

2Le processus éducatif, rappelons-le, ne saurait être réduit à la simple instruction consistant à transmettre des connaissances. La visée éducative est bien plus large en ce qu’elle vise l’émancipation de la personne dans ses dimensions plurielles, à travers le développement de savoirs, mais aussi de savoir-faire et de savoir-être ; Anne-Marie Drouin-Hans rappelle à juste titre que « […] le raffinement culturel ne nous protège pas de la barbarie ». « La culture générale ne peut tenir lieu d’éthique » (1998, p. 45). La racine du mot éducation, à travers le verbe latin educare, indique déjà le souci de l’autre inhérent à l’acte éducatif, supposant le fait de le « nourrir », d’en « prendre soin » pour l’aider à grandir, à se développer. L’autre étymologie latine, ex ducere, signifie « guider hors de », « conduire hors de » ; on vise bien autant que faire se peut la sortie de l’ignorance et de la souffrance, car toute éducation, au sens fort du terme, consiste à essayer de mener le sujet éduqué vers un état d’émancipation et de développement que l’on estime préférable. Dans cette perspective, l’éducation ne saurait être confondue avec le dressage, l’endoctrinement, la manipulation, ou à l’inverse avec le laxisme ou la totale permissivité. La dimension éthique est inhérente à l’éducation, il s’agit de viser l’épanouissement et l’« émergence de la personne3 », de permettre la transmission et la co-construction d’un héritage culturel et symbolique, celui de l’humanité. Autant de raisons pour lesquelles il nous semble qu’il ne saurait y avoir d’« éducation » sans altruisme et bienveillance, sauf à forcer le sens des mots. Nous nous proposons ici de réinvestir le concept de « personne ». Si l’on en croit Paul Ricœur, la notion de personne, à condition qu’elle dispose de fondements théoriques suffisamment clairs, s’avère être « le meilleur candidat pour soutenir les combats éthiques, politiques et juridiques » (1992a, p. 150). Pour lui le concept de personne est, « encore aujourd’hui, le terme le plus approprié pour cristalliser des recherches auxquelles ne conviennent, pour des raisons variées [...], ni le terme de conscience, ni celui de sujet, ni celui d’individu » (1990b, p. 115). Processus relationnel en construction, singulier et toujours inachevé dans ses dimensions plurielles, par exemple morales, cognitives, citoyennes, sociales, langagières, physiques, artistiques et spirituelles, la « personne » se co-construit dans, par et pour la relation à soi, aux autres, aux œuvres, au monde, à travers le langage (Jacques, 1982, 1985 ; Martinez, 1997, 2002). S’il est quasiment impossible de définir une fois pour toutes la notion de « personne », comme le souligne Emmanuel Mounier (1992), notons que nous pourrions essayer de donner quelques repères de la « personne » comme finalité éducative, à ce stade de notre réflexion et en nous appuyant sur les travaux de Paul Ricœur, de Francis Jacques et de Marie-Louise Martinez : un sujet humain relationnel qui exerce une certaine liberté de conscience et une capacité d’esprit critique et symbolique, afin de participer activement à la construction d’une société juste dans l’ouverture à la culture de l’humanité, admettant la responsabilité de ses représentations et de ses actes, non égocentrique, mais ayant confiance en ses capacités, ouvert à l’altérité et capable de s’engager dans, par et pour la relation, capable de faire preuve d’un respect inconditionnel et de reconnaître en chaque être humain sans exception le statut de Personne, soucieux du bien de soi-même, de l’autre et de l’environnement, capable d’intégrer le tiers personnel présent ou absent, doté de connaissances fondamentales sur lui-même et sur le monde, capable de s’engager dans la communication interpersonnelle en intégrant, en articulant et en s’identifiant aux trois instances personnelles (je-tu-il/elle) dans l’interlocution, capable de tendre à être heureux et de comprendre les causes de ce bonheur, capable d’une bienveillance inconditionnelle qui n’attend rien en retour. Dans son acception juridico-politique et morale, la « Personne » est valeur absolue en elle-même, injonction au respect inconditionnel de la dignité, au respect inconditionnel des principes de non-nuisance et de non-violence ; tout être humain sans aucune exception doit en effet avoir le statut de Personne, en vue de n’être jamais traité comme un « moyen », mais toujours comme une « fin en soi » (Kant, 1993b). L’éducation doit amener à ce que chacun reconnaisse et respecte en l’autre, en tout autre, le statut de Personne ; car le passage du droit au fait est malheureusement loin d’être acquis, comme en témoignent les atteintes à la dignité humaine, les violations des droits de l’homme, les violences physiques, verbales ou psychologiques, les maltraitances, les manipulations et les endoctrinements en tous genres dont sont victimes les enfants, les plus démunis, les personnes âgées, les personnes en situation de handicap, etc. Violences qui sont autant de non-reconnaissances du statut de Personne. Ainsi, l’enjeu nous semble être d’affirmer que tout être humain sans exception est toujours une « Personne » (injonction au respect inconditionnel de la dignité, à la non-nuisance et à la non-violence), et n’en finit jamais totalement et absolument de devenir une « personne » (en tant qu’être toujours en devenir, inachevé, relationnel et interdépendant) ; c’est pourquoi, en vue de limiter les risques de confusion sémantique – présents notamment dans nos premiers écrits –, nous proposons à présent, de manière réflexive, d’employer la majuscule pour mieux différencier les deux acceptions de la notion4.

2. Vers l’hypothèse d’une radicale ontologie relationnelle de l’interdépendance menant à l’éthique

3Nous nous proposons ici de présenter et d’analyser certains éléments clés des travaux de Paul Ricœur et surtout de Francis Jacques. En effet, il nous semble y trouver les fondements d’une approche ontologique et éthique qui serait relationnelle. Nous tentons de tirer le plus grand parti possible de chacune de ces approches, notamment concernant le versant éthique présent chez Ricœur et le primat ontologique et épistémique que Jacques accorde à la relation interlocutive. Cela nous amène aussi à identifier certains éléments qui pourraient être mis à distance, et d’autres que nous pourrions tenter de compléter. Nous formulons ensuite l’hypothèse d’une radicale ontologie relationnelle de l’interdépendance, proposant de qualifier le mode d’être du « soi » de la personne comme « interdépendant » ; nous mettons en évidence que cette hypothèse de recherche en ontologie est intimement liée et inséparable du versant éthique. Plus encore, la question de l’agir éthique avec et pour autrui nous semble prioritaire par rapport à celle de l’ontologie.

2.1. Implications ontologiques de l’herméneutique du soi de Paul Ricœur

4En plus d’être de l’ordre de l’« attestation » (qui atteste l’existence du soi capable pour soi comme pour autrui), de la « reconnaissance » (davantage tournée vers l’éthique, se reconnaître soi-même et reconnaître l’autre en tant qu’homme capable) et de l’« action » (le soi capable de parler, de penser, d’agir, etc.) les implications ontologiques de l’herméneutique du soi de Ricœur (1990a ; 1995 ; 2004) pourraient peut-être relever avant tout d’une ontologie qualifiable de relationnelle (Vallée, 2010). En effet, Ricœur met en évidence que le « soi » se situe dans un rapport continuellement marqué par l’altérité à soi, aux autres, au monde, par le langage, l’éthique, l’action, le « raconter soi-même » de l’identité narrative (1990a). Ce rapport semble impliquer une ontologie de la relation, et s’établir sur celle-ci. Marc-Antoine Vallée estime à ce titre qu’une analyse des implications ontologiques de l’herméneutique du soi dessinée par Ricœur « permet de mettre en lumière l’ontologie de la relation sous-jacente à tous ses grands thèmes […] le soi décrit par Ricœur est non seulement un être capable, mais aussi un être relationnel » (2010, p. 41-42). Reste que Paul Ricœur explore assez peu cette catégorie de la relation, et que certaines des complexes analyses qu’il propose sur la distinction et les rapports de complémentarité entre la mêmeté5 et l’ipséité6 peuvent toutefois laisser perplexe, par exemple sur le « caractère » qui serait de l’ordre d’un recouvrement de l’ipséité par la mêmeté (Ricœur, 1990a, p. 146-147). De plus, un certain nombre des catégories et concepts clés que Ricœur mobilise sont empruntés au langage d’Heidegger, par exemple les notions d’attestation et d’ipséité. Or, d’une manière générale, la pensée heideggérienne nous apparaît éminemment problématique, et non mobilisable dans l’approche articulant une ontologie de l’interdépendance et une éthique de l’altruisme dans la relation avec et pour autrui que nous tentons d’élaborer. En effet, nous nous accordons ici avec Lévinas7 pour penser que l’ontologie heideggérienne ne saurait être acceptable. Notons d’ailleurs qu’un tel manque de considération pour les questions d’ordre éthique et moral n’est pas si surprenant au regard des engagements idéologiques et politiques de Heidegger. Nous prenons toutes nos distances avec la pensée heideggérienne. Sans commettre l’erreur de confondre les deux auteurs, nous nous décalons de la philosophie de Ricœur, notamment dans ses versants ontologiques et herméneutiques, en ce qu’elle a d’influence heideggérienne. Notons que dans sa confrontation avec Heidegger, Ricœur parvient néanmoins à s’éloigner de certains éléments de l’ontologie heideggérienne ou à redéfinir différemment les concepts qu’il emprunte. C’est surtout en mettant la question de l’altérité au centre de sa réflexion, et en se proposant d’articuler la réflexion ontologique avec l’agir éthique et moral que Ricœur se distancie de l’héritage heideggérien.

2.2. Implications ontologiques de la philosophie de Francis Jacques : le primat de la relation

5Si les approches de Paul Ricœur et de Francis Jacques pouvaient, dans une certaine mesure, s’apporter des éléments complémentaires8, c’est dans l’ouvrage Différence et subjectivité (Jacques, 1982), publié quelques années avant Soi-même comme un autre (Ricœur, 1990a) que nous trouvons les fondements d’une approche véritablement relationnelle, tout en parvenant, nous semble-t-il, à accentuer plus radicalement encore la mise à distance de l’ontologie heideggérienne. L’approche anthropo-philosophique que propose Francis Jacques dans cet ouvrage, entreprise à partir d’une réflexion sur la relation interpersonnelle et interlocutive, est aussi une ontologie. L’auteur s’appuie notamment sur le personnalisme français et sur la philosophie analytique et pragmatique du langage anglo-saxonne, pour proposer une conception de la personne en tant que processus fondamentalement relationnel : il s’agit de « détacher le problème de la subjectivité de la conscience de soi pour l’articuler au problème plus fondamental de la personne » (Jacques, 1982, p. 18). L’approche relationnelle construite par Francis Jacques, novatrice, prend forme en s’appuyant aussi sur les avancées permises par plusieurs penseurs issus d’horizons diverses, parmi lesquels Martin Buber, Paul Grice, Emmanuel Lévinas ou encore Edmund Husserl. Pourtant, selon Jacques, chacun de ces auteurs donnerait le primat ontologique et épistémique à la sphère du Même ou à la sphère de l’Autre, s’éloignant ainsi d’une pensée qui donnerait véritablement le primat à la relation. Selon Jacques, les conditions de possibilité de co-construction des significations et des personnes ne sont plus à chercher d’un côté ou de l’autre de l’énonciation individuelle, mais dans la relation interpersonnelle et interlocutive en elle-même, qui ne véhicule pas simplement le sens, mais le produit de manière conjointe : « On ne parle jamais que par les autres et non pas seulement pour les autres » (ibid., p. 188). Jacques réalise une critique de la subjectivité monologique. Il vise la sortie d’une représentation essentialiste et substantialiste de l’identité personnelle. Il montre en quoi le Même implique l’Autre, et vice-versa. Cela l’amène à se distancier des philosophies traditionnelles de l’esprit, mais aussi des phénoménologues, qui donnent selon lui de manière exagérée le primat à la sphère du Même, à la subjectivité d’un ego qui par son intentionnalité fait l’expérience d’un alter ego, maintenant ainsi, selon lui, une posture assez solipsiste et égologique. Francis Jacques évoque « la grande illusion » (1982, chap. IV) d’une conception monadique et close d’un sujet parfaitement autonome : pour lui, c’est la relation interlocutive en elle-même qui est première et dynamique, devenant ainsi un « principe ontologique inouï » (ibid., p. 152), qui permet à la personne d’intérioriser les différentes instances interlocutives dans la communication interpersonnelle. Dans la continuité du philosophe Bertrand Russell, Francis Jacques considère l’irréductibilité de la relation d’un point de vue logique. Cette conception souligne que la relation, signifiant « être en rapport » (ibid., p. 143-148), est « constitutive de ses termes », ce qui ne signifie pas qu’elle soit « sans support » (ibid., p. 149). Le primum relationis, ou « primat de la relation » (ibid., p. 287) déplace donc le curseur à la relation ; dès lors, locuteur et allocutaire sont des instances suscitées par la relation interlocutive elle-même, qui devient première. Au fond, ce geste philosophique est bien plus profond et révolutionnaire qu’il n’y paraît : cela implique que les significations et les personnes ne préexistent pas à la relation, c’est bien la relation à soi et à autrui par le langage qui leur permet d’advenir. Plus précisément, Francis Jacques met en lumière que la signifiance et le processus de personnalisation se construisent de manière optimale au cœur de la relation interlocutive dialogale (1982 ; 1985). Pour l’auteur, le concept de « dialogue » prend le sens fort de la relation interlocutive canonique de communication interpersonnelle, marquée par la juste réciprocité et la bonne distance entre les interlocuteurs. Il y voit le degré optimal du dialogisme. L’analyse de Jacques porte sur les fonctions ontologisantes, logiques et épistémiques de la relation interlocutive canonique de « dialogue », pour dégager les conditions de possibilité universelles et nécessaires de co-construction des significations et des personnes (1982 ; 1985). Il établit de manière transcendantale des a priori communicationnels (ibid.), qui sont des règles stratégiques intériorisées de la rationalité discursive. Il insiste particulièrement sur l’importance de l’intégration du tiers pour accéder au dialogue ; la personne ayant alors une capacité « trans-instancielle » (1982, p. 51) d’inter-identification aux trois instances de la communication je-tu-il/elle. Plus tôt, le linguiste Benveniste montrait en développant les notions d’énonciation, d’intersubjectivation puis d’interlocution, en quoi le sujet émerge en relation et par le langage : « C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet [...] Est “ego” qui dit “ego”. Nous trouvons là le fondement de la “subjectivité”, qui se détermine par le statut linguistique de la “personne” » (1966, p. 259-260). Pour Benveniste, la personne s’établit principalement autour du je-tu ; le il étant alors une « non-personne » (ibid., p. 231). Jacques s’appuie sur cette conception tout en la complétant dans la mesure où il intègre l’instance du il/elle aux deux premières :

[…] lui n’est pas un simple tiers de médiation entre toi et moi ; il n’est pas non plus le pur cela délocuté. On ne devrait concevoir un tiers à l’instar d’une personne que dans la mesure où le tiers pourrait avoir l’occasion d’assumer lui-même ce qui a été dit de lui. […] L’ego ne sera une personne que s’il est capable bien sûr de dire « je » en tant que « moi », mais aussi d’être celui qui est interpellé et également celui dont on parle. (1982, p. 58-59)

6C’est bien cette relation triadique et tri-instancielle qui est primordiale. C’est au travers elle que se structurent la personne, sa conscience et sa subjectivité en tant que processus relationnel et discursif : il importe de prendre en compte l’altérité du tiers, médiateur entre le premier et le deuxième sujet, car « la structure de la communication est tri-personnelle » (ibid., p. 63-64). C’est pourquoi l’un des enjeux principaux de la co-construction des significations et des personnes réside dans la capacité à intégrer la troisième personne, ce il/elle qui fait peur et qui dérange, ce tiers exclu et délocuté. Peu importe qu’elle soit présente ou absente, il faut lui faire une place ; car « [i]l n’y a pas d’identité personnelle sans un certain rapport au tiers absent ou lointain ». « On devra donc prendre en compte pour l’intégrer, la troisième personne » (Jacques, 1982, p. 52). Force est pourtant de constater que cela est loin d’être évident à mettre en œuvre dans les pratiques relationnelles et interlocutives ; les pièges et illusions d’une communication partielle, incomplète, voire conflictuelle, marquée par la non-réciprocité et la rivalité, sont omniprésents (Martinez et Terraz, 2016). La relation, souvent « asymétrique » (Jacques, 1982, p. 301-305), peut amener à ne pas reconnaître ni assumer ces trois instances énonciatrices et interlocutives, jusqu’à exclure le tiers personnel.

2.3. Hypothèse de recherche en ontologie : définir le mode d’être du soi de la personne comme interdépendant

7L’hypothèse que nous proposons de manière réflexive résulte d’une analyse logique de la portée heuristique et des implications ontologiques du primum relationis de Jacques tout en n’étant pas, à notre connaissance, explicitement présente dans son approche. Insistons à nouveau sur le statut exploratoire et hypothétique de recherche philosophique dans le domaine de l’ontologie des analyses qui suivent, en cours d’élaboration et qui nécessiteraient bien d’autres développements. L’investigation du mode d’être du « soi » de la personne est délicate, difficile, complexe ; nous faisons ici appel à l’indulgence du lecteur, tout en l’invitant volontiers à se sentir totalement libre de ne pas se saisir de cette hypothèse. Une mise au point sémantique tout d’abord : si certains auteurs, par exemple Paul Ricœur, considèrent que le « soi » est plus réflexif et plus distancié que le « moi » (1990a), Francis Jacques utilise les deux notions tout en précisant que le « soi »« n’est autre que le moi réfléchi […] on accorde au soi le même “contenu” que le moi, mais on l’en distingue par la position » (1982, p. 230). Dans le cadre de cette contribution, nous tenons pour synonymes les notions de « soi », et de « moi » (ego en latin), qui de manière générale renvoient toutes les deux au sujet qui expérimente le monde à travers un continuum de conscience, lorsqu’il s’objective et s’identifie lui-même. L’hypothèse en ontologie que nous proposons, aussi simple que radicale, pourrait être formulée de la manière suivante, en deux temps. Si le « soi » (« moi ») se co-construit à travers une relation dynamique d’interdépendance, si la co-construction du soi est liée à des causes et des conditions, si le Même ne saurait être sans l’Autre, si la relation interpersonnelle et interlocutive conditionne la co-construction de la subjectivité, il s’en suit la possibilité d’entrevoir que :

• le mode d’être du « soi » de la personne existe : il se manifeste, il exerce des fonctions, et nous en faisons l’expérience ;
• pour autant, on ne peut pas déduire que son mode d’être ait une existence en soi, c’est-à-dire de manière substantielle, intrinsèque, indépendante, autonome, entitaire, indivisible, autoproduite, auto-subsistante et immuable.

8À titre d’hypothèse de travail, nous proposons donc de qualifier le mode d’être du soi de la personne comme « interdépendant » : selon une tournure de phrase positive, ce concept est synonyme de processus dynamique relationnel co-produit en interdépendance ; par conséquent, selon une tournure de phrase négative, il énonce que le mode d’être du « soi » de la personne n’a pas d’existence en soi, c’est-à-dire de manière substantielle, intrinsèque, autonome, indépendante, entitaire, indivisible, autoproduite, auto-subsistante et immuable. Une telle hypothèse permet d’éviter d’une part le piège des positions nihilistes (qui postulent que le « soi » n’existe pas, c’est-à-dire l’absence du « soi ») et d’autre part le piège des positions essentialistes et substantialistes (qui postulent que le « soi » a une existence en soi, c’est-à-dire de manière intrinsèque, substantielle, autonome, immuable, autoproduite, auto-subsistante, indépendante, entitaire)9. Nous avons ailleurs commencé à effectuer plusieurs mises au point, à l’aide d’une méthode apophatique, sur les éventuels contresens à ne surtout pas faire à propos de ce concept10 : le mode d’être du « soi » de la personne comme interdépendant n’est en aucune manière l’absence ou la non-existence du « soi », ni l’absence ou la non-existence de la personne, ni l’anonymat, ni l’asubjectif, ni le néant. Le concept d’« interdépendance » est synonyme de « non-existence-en-soi », c’est-à-dire non-existence intrinsèque, substantielle, autonome, indépendante, entitaire, indivisible, autoproduite, auto-subsistante, immuable, et en aucun cas de « non-existence » tout court. Ce concept désigne l’existence relationnelle en interdépendance de causes et de conditions ; à ce titre, il ne peut et ne doit être assimilé à une conception nihiliste. Au contraire, l’hypothèse de l’interdépendance permet de mettre en évidence que ce sont les actions de la personne dans le monde et la qualité des relations tissées avec et pour les autres qui importent le plus.

2.4. Reconnaître l’interdépendance, une voie pour sortir des tensions internes et difficultés relationnelles ?

9Si l’on en croit la validité de l’hypothèse exploratoire avancée, et si nous nous adonnons à un effort personnel d’analyse critique quant à la manière d’appréhender nos rapports à nous-mêmes, à autrui et au monde, il y a fort à parier que la prise de conscience de notre mode d’être fondamentalement interdépendant ne va pas de soi. En effet, nous croyons le plus souvent être un individu possédant un « moi » autonome, substantiel, permanent, séparé du monde extérieur, existant par lui-même et en lui-même de manière entitaire ; cela entretient un rapport à autrui et au monde marqué par la dualité, un sentiment de solidité, pouvant parfois se manifester par des émotions perturbatrices comme l’aversion ou la colère. Les enjeux, notamment éthiques, liés à la reconnaissance puis à la sortie progressive de cette croyance, qui pourraient être considérées selon notre hypothèse comme une « construction mentale », sont considérables. En effet, si l’on suit cette hypothèse, se rendre compte à partir de l’analyse logique, mais aussi à partir de notre expérience personnelle, que la manière dont nous nous appréhendons et dont nous percevons les autres et le monde serait le plus souvent « illusoire », car postulant un « moi » et un « toi » existants de manière intrinsèque, substantielle, entitaire, autonome, indépendante, immuable, autoproduite, auto-subsistante, pourrait ouvrir à une manière tout à fait différente d’appréhender nos relations interpersonnelles. Progressivement, cela reviendrait à se déprendre de la peur, de l’illusion, du mal-être, des maladresses et actions nuisibles dans nos rapports à soi-même et à autrui. S’écarter d’une perspective égocentrée pour s’ouvrir de manière confiante dans, par et pour la relation à autrui consisterait à s’éloigner, de manière progressive, des origines de la souffrance ; pour Francis Jacques, « la plénitude de la personne suit nécessairement la plénitude de la relation » (1982, p. 362-363). Il y aurait donc un lien entre l’ouverture de la personne à la relation avec et pour autrui et un certain bien-être, ce que semblent confirmer Varela, Thompson et Rosch : « C’est notre obsession d’un fondement, qu’il soit intérieur ou extérieur, qui est la source profonde de la frustration et de l’anxiété » (1993, p. 204). Francisco Varela, neurobiologiste et philosophe, a développé la théorie de l’énaction à partir de ses recherches sur la cognition. Soulignons que notre hypothèse qui qualifie le mode d’être du soi de la personne comme interdépendant pourrait y trouver une certaine résonance. En effet, pour Francisco J. Varela, Evan Thompson et Eleanor Rosch, « la cognition, loin d’être la représentation d’un monde prédonné, est l’avènement conjoint d’un monde et d’un esprit à partir de l’histoire des diverses actions qu’accomplit un être dans le monde » (1993, p. 35). L’esprit et le monde, donc, adviendraient de manière conjointe : « Les frontières entre moi et les autres, même dans les évènements de la perception, ne sont pas clairement tracées, et être un “moi” et constituer un “toi” sont des évènements concomitants » (Varela, 1999, p. 15). Ces travaux montrent des concordances avec l’hypothèse ici proposée d’une radicale ontologie relationnelle de l’interdépendance entre soi-même, autrui, et le monde environnant. Notre hypothèse nous amène à ajouter : la saisie identificatoire à un « moi » (« ego », « soi ») existant en soi (de manière intrinsèque, substantielle, entitaire, autonome, autoproduite, indépendante, immuable, auto-suffisante), bien qu’ordinaire et largement répandue semble être une « illusion », une construction conceptuelle et mentale en désaccord avec son mode d’être interdépendant.

2.5. Décentrement du « moi » ne signifie pas négation du « moi »

10En poursuivant dans cette hypothèse, qui dit construction mentale d’une « illusion » dit déconstruction possible ; un entraînement particulier afin de s’en rendre compte et de s’en dégager progressivement semble être envisageable, à condition d’être bien vigilant à ne pas confondre décentrement du « moi » (« soi », « ego ») et négation de celui-ci. Car, il s’agit bien de ne pas se méprendre ! Le « soi », le « moi », la « personne » existent, ils accumulent des expériences, agissent dans le monde, exercent une multitude de fonctions, etc. La Personne, nous ne le rappellerons jamais assez, est une fin en soi, une injonction au respect inconditionnel, à la non-nuisance et à la non-violence ; c’est au niveau du mode d’être du « soi » de la personne que nous pouvons faire l’hypothèse d’une existence en interdépendance, autrement dit l’hypothèse d’une non-existence en soi (c’est-à-dire de manière intrinsèque, substantielle, etc., voir supra). Nous sommes des êtres interdépendants : ce qui caractérise par exemple notre corps, notre esprit et notre langage, est toujours déjà lié de manière interdépendante à autrui, en dépendance d’une multitude de causes et de conditions comme nos parents, l’éducation que nous avons reçue ou encore la nourriture que nous consommons. Réaliser progressivement le mode d’être du soi de sa personne comme interdépendant ne serait en aucun cas une « perte d’identité » ; cela reviendrait au contraire à se dessaisir de ses doutes et de ses tensions, pour s’ouvrir sans compter et avec une grande confiance dans la relation avec, par et pour autrui. Ainsi, une telle prise de conscience expérientielle serait bien une libération et non l’inverse. Dans le même mouvement, s’ouvrir davantage de manière confiante dans la relation avec et pour autrui dans le monde pourrait permettre de nous rapprocher d’une prise de conscience de notre mode d’être fondamentalement relationnel et interdépendant. À l’instar d’Emmanuel Mounier, il nous semble que « la personne est une existence capable de se détacher d’elle-même, de se déposséder, de se décentrer pour devenir disponible à autrui » (1992, p. 34).

2.6. Une hypothèse en ontologie qui ouvre d’emblée au champ de l’éthique

11Si la personne se co-construit dans des rapports marqués par l’interdépendance, la relation à autrui et au monde, alors c’est bien la question de la qualité, du cadre et du contenu de cette relation qui devient prioritaire. En effet, la question centrale n’est plus tant celle du « qui suis-je ? », mais du « qui suis-je amené à devenir par et pour autrui ? ». Elle n’est plus tant celle du « quoi ? », mais du « quoi faire ? », du « comment agir pour tendre vers la relation interpersonnelle éthique de qualité favorisant l’émergence conjointe de la personne ? » Dès lors, et d’emblée, le champ de l’agir éthique s’ouvre en grand. Ainsi, notre hypothèse de recherche en ontologie conduit à postuler que la question éthique du rapport à autrui est finalement prioritaire sur celle, strictement ontologique, du mode d’être du soi et de l’identité personnelle. Derek Parfit attire justement notre attention sur ce point lorsqu’il affirme que l’identité personnelle n’est pas ce qui importe : « personal identity is not what matters » (1986, p. 255) ; ce qui importe avant tout, c’est la question du cadre, du contenu et de la qualité de l’agir éthique de la personne avec et pour la personne d’autrui. Francis Jacques, même si la question de l’éthique n’est pas directement et à proprement parler l’objet de ses travaux, souligne que « le suprême désirable pour la personne est de vivre pleinement sa condition relationnelle » (1982, p. 81) : les « compétences pragmatiques » (ibid., p. 279) et communicationnelles favorisant l’avènement de la relation interlocutive de dialogue peuvent ou non être actualisées selon le vouloir de la personne qui en porte la « décision responsable » (ibid., p. 360). Car le dialogue implique l’éthique, et la réciproque vaut également. De telles compétences pragmatico-langagières, relationnelles et éthiques, lorsqu’elles sont mises en œuvre dans l’action, contribuent à se décentrer du moi pour s’ouvrir à la relation, comme le souligne Jacques :

L’esprit dans sa condition relationnelle n’a pas à se dissoudre, mais à s’instituer en intégrant les instances de la structure tri-personnelle. À la relation interlocutive qui l’engendre, rien ne préexiste sinon le vertige de sa propre possibilité (ibid., p. 365).

12Autrement dit, il semble légitime de penser que décider librement, et en conscience et raison, de s’engager vers une éthique de l’altruisme pourrait permettre de nous dessaisir de nos illusions pour nous ouvrir dans, par et pour la relation interpersonnelle et interlocutive de qualité à l’autre présent ou absent, favorisant la co-émergence de la personne. Car se décentrer du « moi », s’en dessaisir progressivement, consiste inéluctablement, et de manière conjointe, à faire preuve de sollicitude et d’altruisme envers autrui, mais aussi envers soi-même. En effet, le souci de soi et le souci d’autrui ne peuvent se vivre l’un sans l’autre, comme l’a montré Paul Ricœur (1990a) ; cette sollicitude envers soi-même est une bienveillance désintéressée, dépourvue d’amour propre égocentré et narcissique. Ici les travaux de Paul Ricœur sur l’éthique, qui montrent peut-être plus spécialement en quoi la réflexion ontologique ouvre d’emblée à l’éthique, pourraient s’avérer complémentaires à ceux de Francis Jacques. Dans l’éthique triadique de « visée de la vie bonne avec et pour les autres dans des institutions justes » (1990a, p. 202), Paul Ricœur montre l’importance de la « sollicitude » entendue au sens d’une « spontanéité bienveillante » (ibid., p. 222) tout en maintenant le respect de certaines normes morales. Tentons à présent d’analyser de plus près les implications potentielles d’une telle hypothèse par rapport à la question de l’engagement éthique de la personne de l’éducateur dans la relation avec et pour la personne.

3. Réflexion sur les fondements d’une éthique éducative de l’altruisme

13Le décentrement du « moi » et l’altruisme semblent donc être deux mouvements co-dépendants : plus l’on prend conscience de notre mode d’être interdépendant et plus l’on se décentre du « moi » en s’engageant naturellement vers une éthique de l’altruisme ; et plus l’on s’engage dans une éthique de l’altruisme, plus l’on devient capable de se décentrer du « moi » et de s’approcher d’une prise de conscience expérientielle de notre mode d’être interdépendant. Ce double mouvement pourrait prendre forme à travers une approche que nous proposons d’intituler « Éthique éducative d’inspiration vertuiste dirigée vers la valeur-actitude altruisme », EIVVAA (Terraz, 2016, 2017a). Tentons ici de présenter les fondements théoriques de cette approche en cours d’élaboration. Nous entendons par « valeur-actitude » une vertu morale envisagée de manière non substantialiste. Il s’agit d’une valeur morale choisie librement par une personne qui y adhère de manière consciente, motivée, réfléchie et raisonnée. En tant que « valeur », elle vaut quelque chose, c’est-à-dire qu’elle est désirable, donne du sens, représente un idéal, un repère, un guide d’action. Mais elle est inséparable et interdépendante de sa mise en action concrète, à travers une attitude qui donne forme à une action juste et bonne (ou « actitude »). C’est donc la tentative d’intériorisation et d’incarnation personnelle d’une valeur choisie, dans la singularité des situations particulières, et cela autant dans une confrontation aux dilemmes éthiques, comme dans les choix éthiques de la vie quotidienne. Il s’agit d’une valeur-attitude-en-acte, d’une intention motivée qui colore l’action juste et bonne, et non d’une simple attitude de façade ou d’une valeur morale uniquement déclarative. Elle est intention dynamique, élan en acte fondé sur un choix conscient, motivé et raisonné de la valeur morale à suivre et à appliquer. Toujours inachevée, une valeur-actitude ne saurait être absolument stable ou définitivement acquise11. Elle consiste d’abord en la reconnaissance de ses propres limites, associée au souhait de les dépasser. Nous devons ici préciser l’utilisation que nous faisons de la notion d’« altruisme » dans le terrain du philosophique. Nous proposons de définir l’altruisme en tant que valeur-actitude faite d’ouverture, de bienveillance inconditionnelle et désintéressée, de libre dévouement à l’égard de l’« autrui universel », du souhait que celui-ci soit heureux et par les actions qui en découlent (Terraz, 2016, 2017). Précisons que le concept d’« autrui universel » permet d’insister sur le caractère inconditionnel de tous les êtres sans distinction : autant d’hier, que d’aujourd’hui ou de demain ; aussi bien soi-même qu’autrui ; incluant l’autre singulier, comme alter, et l’Autre comme tiers personnel ; comme je, comme tu et comme il/elle, au singulier comme au pluriel ; l’ami comme l’ennemi ; le proche comme le lointain ; le présent comme l’absent ; bref tous les êtres humains sans exception. Et même, autant que possible, les êtres non humains. La valeur-actitude altruisme, telle que nous la définissons, pourrait s’apparenter aux notions d’agapè (l’amour bienveillant du prochain sans attente de réciprocité) et de philanthropia (l’amour de l’humanité) des philosophes grecs. Elle ne doit pas être confondue avec l’amour philia, mot qui désigne un sentiment proche de l’amitié, ou encore moins avec l’eros, c’est-à-dire le désir passionnel, parfois amoureux, souvent marqué par le manque voire l’égocentrisme. L’altruisme, inconditionnel et désintéressé, ne relève pas de l’attachement, de la séduction ou de la fusion ; il ne se réduit pas non plus à l’affectivité ou au sentiment. Dans le cadre de la relation éducative, il permet d’instaurer la juste et bonne distance à l’autre, jusqu’à ce que le sujet éduqué puisse « voler de ses propres ailes ». Par son caractère inconditionnel et désintéressé, dirigé vers l’autrui universel, l’altruisme dépasse l’empathie, qui en tant que telle n’est pas éthique à proprement parler ; ou encore la sollicitude, qui semble être davantage de l’ordre de l’attention, du souci, du soin et est souvent dirigée vers une ou plusieurs personnes à proximité. L’altruisme dépasse également la bienveillance, qui pourrait demeurer au seul stade de l’intention si elle n’est pas associée à la bienfaisance. On pourrait y rajouter la tolérance, prise en tenaille par sa contradiction interne (doit-on tolérer l’intolérable ?) ; ou encore la fraternité qui risque, lorsqu’elle n’est pas envisagée à l’échelle de l’humanité dans son ensemble, de devenir une fraternité de combat d’un groupe fraternellement soudé contre un autre. Précisons également que l’altruisme ne saurait être confondu avec le laxisme, il est plutôt de l’ordre d’une juste exigence et peut s’accorder avec une certaine fermeté non-violente lorsque nécessaire. Peut-être même que l’altruisme de l’éducateur pourrait être considéré en tant que condition d’une autorité éducative émancipatrice (Terraz, 2017). Précisons enfin que la valeur-actitude altruisme, même si elle n’attend rien en retour et ne vise pas la réciproque, est liée à la joie en ce qu’elle amène naturellement à se réjouir du bonheur de l’autrui universel. Aristote évoque dans l’Éthique à Nicomaque l’« unité des vertus », c’est-à-dire l’idée selon laquelle les vertus morales sont reliées entre elles. Si cette idée peut s’avérer heuristique, nous nous décalons toutefois de l’éthique des vertus d’Aristote lorsqu’elle est dirigée vers des vertus potentiellement problématiques12. Nous accordons une place privilégiée et centrale à l’altruisme ; car s’exercer à devenir plus altruiste revient de manière inéluctable à devenir plus respectueux, à gagner en générosité, bienveillance, dévouement, patience, attention, etc. La valeur-actitude altruisme, telle que nous la définissons, s’avère ainsi être à la fois première et fondamentale. C’est pour cela que nous la considérons en tant que méta-valeur-actitude. La relation éducative est davantage triadique que dyadique ; elle s’établit sur un mode ternaire dans la mesure où elle est irriguée par un tiers qui peut être symbolique13 et/ou personnel. Lévinas, dans son ouvrage Totalité et infini, souligne fortement la présence et l’importance du tiers personnel, par exemple l’apatride, la veuve ou l’orphelin, en tant qu’il transcende la relation je-tu de face à face : « Le tiers me regarde dans les yeux d’autrui […] La présence du visage – l’infini de l’Autre – est dénuement, présence du tiers (c’est-à-dire de toute l’humanité qui nous regarde) et commandement qui commande de commander » (1971, p. 234). Cette problématique de l’intégration du tiers sera largement reprise par Francis Jacques (1982 ; 1985) en tant que condition de co-construction des significations et des personnes, comme nous l’avons mis en évidence, puis par Marie-Louise Martinez (1997 ; 2002) qui en fait aussi une condition fondamentale de l’éthique et montre en quoi il s’agit d’« une valeur au-dessus de tout soupçon pour l’éducation » (1999). Telle que nous l’avons définie, la « valeur-actitude altruisme » intègre le tiers personnel, présent ou absent, car elle est dirigée vers l’« autrui universel ». L’éducateur peut alors décider volontairement, et en connaissance de cause, de s’engager progressivement dans la voie d’une éthique d’inspiration vertuiste dirigée vers la valeur-actitude altruisme (EIVVAA). Un tel engagement devient possible lorsque l’éducateur se reconnaît lui-même en tant qu’agent moral, tout en reconnaissant également ses propres limites. Il peut alors décider librement, de manière consciente, personnelle et réfléchie, de s’engager dans une telle approche. L’engagement en acte consisterait notamment à être présent à soi et à autrui, ouvert, à porter son attention sur son mode de relation à l’autre, à agir pour le bien de l’autrui universel, présent ou tiers absent, en autorisant l’autre à prendre la parole, pour favoriser l’avènement du dialogue dans la juste réciprocité (Jacques, 1982) ; il consisterait aussi à persévérer dans sa décision, prise après analyse et en toute liberté, de progresser sur cette voie en s’exerçant à développer la valeur-actitude altruisme. Soulignons que l’approche d’inspiration vertuiste donne le primat à l’exercice de la vertu morale, considérée de manière non substantialiste en tant que « valeur-actitude », sans pour autant délaisser les principes et devoirs moraux, les normes morales, juridiques, déontologiques et institutionnelles. En effet, il semble légitime de penser que devoirs et normes sont nécessaires, mais non suffisants en eux-mêmes, car ils ne deviennent effectifs que dans la mesure où un agent moral peut en évaluer la légitimité, souhaite y accéder puis devient capable de les mettre en application avec discernement, de façon juste et bonne, dans chaque situation singulière (Terraz, 2017b). Alasdair MacIntyre montre cette nécessité en affirmant que « seul celui qui possède la vertu de justice saura comment appliquer la loi » (2013, p. 148). Par conséquent, nous insistons sur l’importance de maintenir certains devoirs moraux et principes généraux d’action14, tout comme la prise en considération des conséquences supposées de l’action en tant que « principe régulateur » (Prairat, 2013) de l’action lorsque cela s’avère nécessaire, possible, et non excluant envers de tierces personnes. L’altruisme pourrait offrir une assise éthique décisionnelle de qualité permettant à l’agent moral de ne pas se trouver démuni dans l’urgence des situations lors desquelles certaines normes, principes et devoirs moraux sont inapplicables, car trop éloignés de la situation particulière ou menant à des conflits de devoirs, et le calcul des préférences de type utilitariste impossible, car trop coûteux en temps ou susceptible d’exclure de tierces personnes (Terraz, 2018). Précisons aussi que l’EIVVAA est une éthique laïque et ouverte qui s’inscrit dans une perspective séculière et potentiellement universalisable de recherche en philosophie de l’éducation ; particulièrement attentive à n’exclure aucune tierce personne, elle est portée vers l’autrui universel et peut être autant mise en œuvre par le pratiquant de telle ou telle religion que par le non-croyant, l’athée, ou encore l’agnostique. Les enjeux de l’approche théorique ici présentée sont forts en ce qui concerne la formation des professionnels des métiers de l’éducation : il s’agirait, non pas d’imposer ou de prescrire, mais de sensibiliser les personnes qui le souhaitent librement et en toute connaissance de cause. Par exemple en présentant les intérêts potentiels de tendre vers une EIVVAA, en privilégiant les espaces de dialogue, de débat, d’analyses de pratiques. Cette approche évite de tomber dans l’écueil du moralisme abusif d’un côté, et dans l’écueil du relativisme nihiliste de l’autre. Elle relève moins d’une obligation morale que d’une vertu, d’une intention dynamique ; car on ne saurait obliger personne à s’exercer à l’altruisme. Il s’agit plutôt d’un véritable choix personnel éclairé par l’expérience et l’analyse logique ; à ce titre, l’EIVVAA est une éthique « attractive » plutôt qu’« impérative » selon la distinction réalisée par Sidgwick (1981).

Conclusion

14Au-delà des notions d’« individu » (indépendant, unitaire, entitaire), mais aussi de « sujet » (celui qui dit « je » se reconnaissant ainsi comme l’auteur de ses représentations et de ses actes), la « personne » est un processus relationnel dynamique et singulier, qui se co-construit en interdépendance dans ses dimensions plurielles ; elle est la finalité de l’éducation. Dans son acception juridico-politique et morale, la « Personne » est une fin en soi, une valeur absolue, une injonction au respect inconditionnel de la dignité, à la non-nuisance et à la non-violence. La catégorie de la personne, avec tout son héritage philosophique, semble permettre de sortir des conceptions substantialistes et essentialistes de l’identité personnelle. Nous avons, pour éviter de tomber dans le double piège du nihilisme et de l’essentialisme, formulé l’hypothèse du mode d’être du « soi » de la personne comme interdépendant, capable de s’engager dans la relation éthique avec et pour autrui. « Il n’y a pas d’éducation sans valeur », insiste Olivier Reboul (1989, p. 95). L’engagement éthique de l’éducateur est fondamental, nous faisons l’hypothèse que sa quintessence réside dans le double mouvement consistant à se décentrer du « moi » pour s’ouvrir et agir vers le bien de l’autrui universel, à travers le souhait éclairé de tendre vers la valeur-actitude altruisme pour favoriser l’émergence de la personne. La posture éthique de l’enseignant, et plus généralement de l’éducateur, ne peut se dérober à ce qu’Eirick Prairat a nommé, en 2013, les « principes axiologiques de l’enseignement » : principe d’éducabilité, d’autorité, de respect, de responsabilité. Tendre volontairement vers une EIVVAA en vue de favoriser l’émergence du sujet éduqué comme personne consiste à s’engager en tant que personne, par et pour la personne ; la distinction tranchée entre une éthique personnelle de l’ordre de la sphère du privé et une éthique professionnelle de l’ordre de la sphère du public se voit remise en question, la valeur-actitude altruisme engageant la personne dans sa globalité. Une telle éthique d’inspiration vertuiste dirigée vers l’altruisme, fondée sur une ontologie relationnelle de l’interdépendance, semble pouvoir être envisagée en tant que condition d’accès et de juste effectuation des approches éthiques comme les éthiques du care (Terraz, 2016), de la discussion, du dialogue, de la conviction, de la responsabilité, mais aussi des éthiques déontologiques et conséquentialistes dans leur version non absolutiste. De plus, il est intéressant de noter qu’une multitude d’études en psychologie et en neurosciences semblent indiquer d’une part l’existence de l’altruisme véritable, et d’autre part la possibilité de s’y exercer et de progresser de manière durable à partir d’exercices très simples (notamment Batson, 1994, 2011 ; Deschamps et Finkelstein, 2012 ; Fredrickson et al., 2008). Tout en travaillant sur un objet différent du nôtre, et avec une approche différente, le travail de thèse de Mael Virat qui porte sur la « dimension affective » de la relation enseignant-élève permet de mettre en évidence de manière significative à partir d’une approche quantitative en psychologie de l’éducation le « rôle déterminant de l’amour compassionnel des enseignants » sur « l’adaptation psychosociale des adolescents (motivations, empathie, adaptation scolaire et violence) » (2014, résumé). Sans prétendre fonder de manière unilatérale une approche éthique à partir de fondements scientifiques, ce qui mènerait à une confusion épistémologique des domaines symboliques du savoir, force est de constater que de tels travaux montrent des éléments congruents avec l’approche philosophique ici présentée. Il nous semble que l’engagement éthique, dans toute sa force, est celui de la personne dans la relation avec, par et pour la personne, et consiste à avoir confiance dans le décentrement progressif du « moi » au profit de l’ouverture vers un altruisme inconditionnel dirigé vers l’autrui universel, à la fois l’autre singulier et l’autre comme tiers. Car l’altruisme nous relie à l’autre en ce qu’il a de plus singulier et de plus universel. Permettons-nous de terminer en donnant la parole à Emmanuel Mounier, qui rejoint, en quelques mots seulement, le cœur des analyses dans les domaines de l’ontologie et de l’éthique que nous avons tenté de proposer dans ce chapitre : « On pourrait presque dire que je n’existe que dans la mesure où j’existe pour autrui » (1992, p. 34).