1Rares sont les entreprises, les services ou les établissements dans lesquels, à des degrés divers, il n’existe pas un bouc émissaire. Son existence souligne les difficultés de la relation à l’autre, les difficultés des relations sociales, les difficultés du vivre-ensemble. Si le sujet psychique est d’abord social, il se caractérise par sa dimension conflictuelle interne et externe, par ses émotions, par ses sentiments hostiles ou d’amour, par ses tendances névrotiques, par les aléas de ses rapports avec la question du pouvoir.

2Le bouc émissaire se construit, se développe, se régule dans les fonctionnements complexes des groupes humains (équipes ou familles). Sa compréhension implique la prise en compte des phénomènes institutionnels, de l’environnement socio-professionnel, des partenariats et réseaux mis en œuvre. Le bouc émissaire, quand il est exacerbé, correspond à des dysfonctionnements dans les organisations internes et externes. Les régulations à opérer se font à l’intérieur même de ces équipes et de leurs articulations avec l’extérieur. Pour se défaire du bouc émissaire, il ne s’agit pas d’expulser la personne qui occupe cette place mais d’engager une critique des fonctionnements de groupe et de les moduler en conséquence. Cette modulation concerne tous les membres internes et les partenaires. L’exigence éthique est que personne ne se taise face aux souffrances qui s’y développent. De manière symétrique, le dit bourreau, l’auteur de cette violence du bouc émissaire, peut-il se taire lorsqu’il est lui-même assujetti à des modes de maltraitances institutionnelles ? Nous rencontrons ce type de situations pour lesquelles l’auteur d’une violence, pour expier ses manquements, fautes ou désir de/sur l’autre désiré, tente de résoudre ses impasses institutionnelles en mettant malgré lui tout en œuvre contre un seul membre du groupe, le bouc émissaire, estimé inconsciemment plus vulnérable. Cette violence du bouc émissaire renvoie aux fantasmes liés à la corporéité. Les métaphores portant sur le corps et la spatialité sont intéressantes pour évoquer les processus d’incorporation, expulsion, éviction, phagocytose. Nous savons également que le bouc émissaire se construit dans cette souffrance au point même souvent de l’incorporer fantasmatiquement. Le bouc émissaire incorpore les souffrances de l’autre, des autres. Cette incorporation rend compte d’un corps nu au sens d’Agamben, d’un corps mis à nu et fantôme qui échappe à lui-même. Bouc émissaire et membres du groupe qui le constituent éprouvent des difficultés dans la perception de soi-même, dans la connaissance du soi, la reconnaissance de l’autre de soi et de sa dimension victimaire (voir Garnier, 2016).

3Si nous pouvons distinguer le concept d’établissement et celui d’institution, il nous faut souligner l’importance d’une mise en perspective de ce qui fait l’essence institutionnelle. Les institutions constituent un composé de règles de droit qui embrasse une série de relations sociales. Le terme institution renvoie à l’action d’instituer. Penser l’institution c’est penser ses implications créatives, transformatrices, et c’est penser le double rapport structurant de l’humain à ses pairs et à son environnement. Le concept d’institution peut fondamentalement s’illustrer par cette citation de Fernand Oury : « la simple règle qui permet à dix gosses d’utiliser le savon sans se quereller est déjà une institution. » Il définit les institutions comme « ce que nous instituons ensemble en fonction de réalités qui évoluent constamment : définition des lieux et moments pour (exemple des emplois du temps), des fonctions (métiers), des rôles (présidence, secrétariat), des statuts de chacun » (2004).

4L’institution a du fonctionnement manifeste mais aussi du latent, de l’invisible. Toute institution a des productions manifestes et des productions invisibles. Parler d’institution, c’est soutenir l’existence d’un ordre dans les relations humaines. Celles-ci obéissent à des lois qui dépassent la simple volonté d’un seul acteur. Penser l’institution, c’est aussi penser la présence de l’autre, la contrainte de la présence de l’autre, et penser les frustrations inévitables avec leurs conséquences individuelles et groupales. Ainsi par exemple, nous pouvons comprendre que les phénomènes de violence sont co-production du fonctionnement institutionnel des établissements et des collectivités.

5L’institutionnel, c’est accepter qu’une Loi s’impose, et accepter que celle-ci s’applique à tous. L’institution implique également l’ordre du symbolique, symbolique instituée et symbolique instituante, le symbolique étant à comprendre comme premier et comme prédominance d’une structure sur les contenus, sur les phénoménalités. L’institution permet à ses membres de s’y reconnaître et d’élaborer un sentiment d’appartenance. Elle a ainsi une fonction contenante et différenciatrice. Elle permet de distinguer ceux qui y contribuent, qui s’y reconnaissent. Au-delà d’une reconnaissance de métier, il y a une reconnaissance d’institution : « je suis psychologue mais dans tel service. » Elle suscite des demandes d’intégration et instruit des exclusions.

6Les trois termes institué, instituant et institutionnalisation sont régulièrement utilisés pour parler des fonctionnements institutionnels. Selon René Lourau (1970), l’institué « c’est le déjà là », l’ordre déjà organisé explicitement. Comme exemples, nous pouvons citer la grille horaire, le règlement du service, les conventions, le mode de planification habituelle du service, l’organigramme hiérarchique. Cet institué a une portée générale et apparaît incontestable. Il institue un ordre dans la vie et l’organisation de l’institution. Il correspond à ce qui semble aller de soi pour tous dans l’institution. L’institution implique nécessairement un ordre qui permet aux individus « d’établir des prévisions régulières et de reconnaître les droits et les devoirs qui les obligent les uns vis-à-vis des autres ». « L’instituant, c’est la négation, la remise en question de l’ordre des choses sous la poussée des particularités individuelles ou de certains acteurs sociaux au sein d’une organisation. C’est en quelque sorte la contestation, sous toutes ses formes » (Lourau, 1970). L’instituant constitue un élément factuel poussant à une mise en analyse de l’institué et de sa pertinence. Il met en doute l’institué. L’institutionnalisation est, pour sa part, un processus, une dynamique qui tend à renforcer l’institution.

7Les groupes, les organisations sont des lieux d’investissements pulsionnels. Toute organisation selon Eugène Enriquez (1992) serait traversée par eros, la pulsion de vie, et par thanatos, la pulsion de mort. Cependant, témoignant de modes de relation du sujet avec le monde qui l’entoure, les dynamiques pulsionnelles internes au sujet psychique et celles des groupes humains sont complexes tant dans les objets porteurs que dans la diversité et labilité des orientations possibles. La pulsion de vie proposant le développement du sujet et des relations est première mais tenaillée par thanatos. Nous pouvons considérer que la focalisation pérenne sur un même objet de désir mimétique est une résultante de formations complexes, de fonctionnements psychopathologiques et de mécanismes de défense dans l’impasse provoquant l’émergence d’un bouc émissaire. Le modèle psychanalytique et le modèle mimétique sont des approches interprétatives différentes du monde humain. Le modèle psychanalytique part de cette affirmation d’un inconscient structuré comme un langage, organisé autour de trois registres : le symbolique, le réel et l’imaginaire. Le désir est inconscient et se révèle bien dans l’analyse du rêve. Le désir inconscient tend à accomplir les premières expériences de satisfaction du sujet. L’approche lacanienne établit une distinction entre besoin, désir et demande. Le surgissement du désir est lié à la recherche de cette jouissance première qui se trouve dans ses premières relations à la mère ou de ses représentants. Le désir mobilise le sujet vers l’objet pulsionnel mais rencontre la loi du Père, la rencontre l’Autre, cette entité symbolique structurée par le langage. Dans le modèle mimétique, le désir est essentiellement mimétique. René Girard écrit que « le désir se calque sur un désir modèle ; il élit le même objet que le modèle » (1972, p. 217). Si les deux modèles ne sont pas compatibles dans la manière d’envisager la structuration et le destin du désir, ils s’accordent cependant pour affirmer la dimension structurante du désir, du destin de l’homme et des groupes humains, pour affirmer que l’autre de la relation est un point de repère fondamental dans la structuration des rapports humains. Ils s’accordent également pour interpréter les événements et actes humains comme des élaborations symptomatiques d’une structuration inconsciente des relations à l’autre, aux autres.

8La personne humaine, son développement, ses élaborations psychiques, ses émotions et ses productions symptomatiques sont consubstantiellement inscrites dans le social et ses structurations. L’humain est aussi pris dans la question de son désir, mais celui-ci est un désir mimétique. Le désir est rivalité. C’est dans ce contexte que l’émergence du bouc émissaire est à comprendre comme un processus interpsychique, interdividuel (Oughourlian, 2007) présentant plusieurs temporalités et dégageant plusieurs figures possibles. La dynamique du drame de l’humain tient en ce que celui-ci doit d’abord se dégager de la toute-puissance de l’indifférenciation généralisée. Celle-ci ne laisse plus place à un travail psychique de résolution des émotions et sentiments. Cette dynamique produit une crise significative, violente et risque d’être destructrice des relations interpersonnelles. Dans une dynamique inconsciente de survie psychique et sociale, chaque membre d’un groupe social attribue ses propres souffrances et les dysfonctionnements perçus soit à une personne du groupe soit à un élément comme représentation symbolique du groupe, l’un et l’autre étant ainsi conçus comme responsable du mal-être et bouc émissaire. Le bouc émissaire signe le risque de disparaître. Dans cette approche, le bouc émissaire devient réconciliateur du groupe, mais à ses dépens. Chaque membre du groupe se vit en permanence comme persécuté par le bouc émissaire. En même temps, il existe des « bourreaux » qui manipulent et qui eux ne se sentent pas persécutés. Ceux-ci peuvent mettre en place des stratégies, des actions contre le bouc émissaire, ceci produisant un renforcement de cette identité persécutrice afin que le groupe se rallie à leur posture de délateur, créateurs d’identité victimaire, et détourne ainsi l’attention des membres du groupe des intentions véritables, des manipulations des « victimiseurs ». L’imaginaire persécuteur est créatif, productif et puissant. Celui-ci conduit inexorablement à une stigmatisation, une discrimination. Il installe des relations violentes avec potentiellement du harcèlement. Il produit l’exclusion de l’élément désigné comme néfaste et dangereux jusqu’à son éviction du groupe social. Il enclenche le principe du tabou de cette personne bouc émissaire, c’est-à-dire cet impossible à avoir des relations de proximité avec elle. Le bouc émissaire, figure de la némésis comme fléau, perturbation destructrice du groupe et chaos, devient victime émissaire par châtiment de son hubris, de sa démesure, de sa volonté suspectée de s’exonérer des principes de différenciation, et de l’ordre institutionnel. Ce bouc émissaire, parfois traité ou vécu comme imposteur, support de projection du malaise des autres et de leurs insatisfactions, contribue à une alliance indicible, à un accord dénégatif implicite entre les membres du groupe, à un pacte inconscient qui se conclut pour ne pas reconnaître les actes réitérés de violence de chacun d’eux. Désigné comme noyau fondateur, comme cause unique et scandaleuse du désordre devenu insupportable pour le collectif, il est isolé pour finir fantasmatiquement massacré par tous. Le calme ne revient que par le sacrifice, le bouc émissaire devenant alors victime émissaire sacrifiée. La réconciliation et la paix revenue ne sont qu’à ce prix. René Girard nous le rappelle par cette formule : « parce que la violence est unanime, elle rétablit l’ordre et la paix » (1972). La violence sacrificielle permet d’éradiquer la violence indifférenciatrice, intra-subjective aux dépens de cette personne désignée, c’est-à-dire de la victime émissaire. Une question anthropologique et clinique est de se demander si un groupe humain peut échapper à cette violence sacrificielle. Nous soutenons l’idée que le clinicien du groupe peut entraver les dynamiques mortifères et sacrificielles. L’analyse de groupes professionnels et de groupes d’usagers au sein d’institutions permet de consolider une modélisation clinique en ce sens.

9L’ouvrage va développer l’analyse du processus bouc émissaire dans trois champs expérientiels dans lesquels il apparaît : les équipes et groupes dans les institutions, les partenariats, les groupes de travail interinstitutionnels, et les familles. Le développement va s’appuyer sur un modèle dynamique présenté en début d’ouvrage. Le choix épistémologique est l’articulation d’un modèle dynamique poly-dimensionnel des relations humaines et d’une clinique qui s’en instruit et s’y ressource. Dans la suite de l’ouvrage, nous allons avoir une alternance d’exposé théorique, de conceptualisation, de modélisation et de cas cliniques venant illustrer la démarche. Certains passages vont être consacrés à l’exposé des notions et concepts, d’autres consacrés aux exemples. Celui-ci a été élaboré à partir d’une longue pratique de psychologue ou d’analyseur institutionnel dans de très nombreux services mis en difficulté et d’une longue pratique d’expert auprès de familles en difficulté dans leurs rapports conjugaux ou dans les rapports parentaux éventuellement incestueux avec leurs enfants, ainsi que d’expertises au pénal dans le cas d’incestes ou de pratiques incestueuses. La présentation de ce modèle qui se veut herméneutique est soutenue par des présentations de situations, d’exemples empiriques. L’intérêt de cette modélisation est dans son caractère spéculatif, de proposition d’orientation pour l’émergence une compréhension d’un dysfonctionnement repéré dans un groupe humain.