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    Presses universitaires de Rouen et du Havre
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    Plan détaillé Texte intégral De quoi le bouc émissaire est-il le nom ? Bref éclairage sur le long parcours d’un dévoilement...L’ouvrage de Bernard Gaillard vient à propos éclairer l’éducation et la formation Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Un bouc émissaire dans votre service ou votre famille

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Préface

    Le bouc émissaire, de la notion religieuse au concept scientifique : repérer la violence et en sortir pour les sciences de l’homme

    Marie-Louise Martinez

    p. 5-36

    Texte intégral Bibliographie Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Derrière le titre un peu parodique, digne d’un best-seller de la célèbre collection pratique « Marabout Pocket », ou d’un film de Woody Allen, se découvre un livre rare, par la qualité et la quantité des références savantes mobilisées autant que par sa portée vulgarisatrice au meilleur sens du terme. Caractéristiques précieuses pour une collection scientifique universitaire, ici, adonnée à penser l’éducation et la formation.

    2Dans cet ouvrage, profond, agréable à lire et bien venu, Bernard Gaillard attire l’attention sur le bouc émissaire comme phénomène anthropo-psycho-social. Archaïques réminiscences pour chacun d’entre nous, si l’on en croit l’anthropologie : les faits rituels, la notion, comme le processus du bouc émissaire, auraient accompagné une évolution qui se manifeste sur les trois faces de l’anthropogenèse (individu, groupe, espèce), comme le souligne Edgard Morin (2001). Bernard Gaillard nous montre que l’antique mécanique d’accusation et d’éviction n’est pas périmée, qu’elle reste bien vivace dans une diversité de nouvelles manifestations, toujours virulente dans ses mutations. L’auteur décrit l’étonnante multiplication actuelle d’un fait immémorial qui consiste, selon la compréhension populaire, à sélectionner une personne ou un groupe pour lui attribuer et lui faire payer les maux engendrés et subis dans une collectivité. Il nous permet de comprendre ces engrenages relationnels de détournement du mal, dans leurs causes mais aussi leurs effets de violences et souffrances engendrées dans le groupe et chez les personnes ciblées. Sans considérer cela comme une fatalité, Bernard Gaillard nous invite à réagir, mieux, à agir.

    3Il affronte le bouc émissaire, dans sa réalité plurielle : d’abord une notion commune et populaire qui s’utilise dans divers domaines pratiques et textuels de la culture (la religion, le travail, l’éducation, la famille, l’art, la politique, etc.), qui renvoie à une compréhension plus ou moins consciente et critique de faits relationnels, et aussi un concept ou processus, central, repéré par certaines disciplines savantes (la théologie, l’anthropologie, la psychologie sociale, la psychologie clinique).

    4Bernard Gaillard m’a demandé une préface et il a accepté ma proposition de publier son ouvrage dans la collection « Penser les valeurs en éducation et en formation », en histoire et philosophie de l’éducation. Publication souhaitable d’un ouvrage qui permet de repérer, de comprendre et de déconditionner pour agir en toute conscience, d’autant plus que cette clinique du bouc émissaire comporte des aspects déontologiques, axiologiques et scientifiques, concernant les valeurs en éducation et en formation. De la part d’un auteur toujours attendu dans des collections reconnues en psychologie ou en sciences humaines et sociales, c’est une faveur.

    5Pour le remercier de l’honneur de sa reconnaissance pour mes travaux sur la théorie mimétique et la violence en éducation (1997, 2002, 2005, etc.), en souvenir d’un partage de discussions passionnées avec René Girard, entre 1995 et 2006, lorsque celui-ci quittait Stanford pour une transhumance saisonnière vers son domicile parisien de l’avenue de La Bourdonnais, enfin pour prendre toute la mesure du présent ici offert aux domaines qui sont les nôtres, cette préface devra s’acquitter de la tâche délicate de présentation et de questionnement qui lui incombe.

    6Le bouc émissaire a été d’abord progressivement décrit et pensé par certaines formes textuelles religieuses. Depuis longtemps il est décrit et dévoilé, par certaines œuvres littéraires et populaires, la tragédie grecque, le théâtre shakespearien, le roman français et européen, aujourd’hui, le roman pour la jeunesse, les séries télévisées et le cinéma. On le trouve dans de nombreuses œuvres du monde entier où il serait urgent d’y repérer et d’en analyser les traces. Aujourd’hui les sciences, particulièrement l’ethnologie ou l’anthropologie et la philosophie s’en mêlent. Le mécanisme serait désormais de plus en plus perceptible à la conscience et à la connaissance populaire. Un savoir incontestable a été chèrement acquis par les populations, ressource précieuse puisqu’il est reconnu que le bouc émissaire opère plus efficacement dans la méconnaissance.

    7Aujourd’hui, en effet, on accréditerait moins certains discours ou procès en sorcellerie, accusation des juifs et autres groupes, suivis de bûchers et de pogroms qui ont eu cours en toute « innocence » au Moyen Âge et jusqu’à bien plus tard. On ne pourrait plus porter des accusations fallacieuses comme celles de l’armée française contre le capitaine Dreyfus, dans le contexte d’antisémitisme d’avant la première guerre mondiale. On serait capable de plus de distance critique devant les allégations racistes et idéologiques qui ont servi de justifications aux crimes des nazis contre divers boucs émissaires (tziganes, handicapés, francs-maçons, communistes, etc., sans oublier les six millions de juifs d’Europe) ou encore de motifs aux persécutions staliniennes et autres procès de Moscou. Du moins peut-on toujours l’espérer ! Mais ne voit-on pas apparaître d’autres avatars très inquiétants ? Ainsi, on peut se demander comment et pourquoi le bouc émissaire perdure aujourd’hui à différentes échelles. Ne le retrouve-t-on pas dans la perpétuation génocidaire, ne sévit-il pas, à bas bruit, de manière chronique ou sérielle, dans les institutions en crise, la famille en mutation, l’école en proie au harcèlement, les violences au travail dans les entreprises livrées au management concurrentiel, l’éviction des travailleurs dans l’économie globalisée, les crimes terroristes, etc.?

    8On doit alors légitimement se demander pourquoi et comment, malgré le dévoilement du processus, il persiste avec tant d’obstination, et surtout comment en sortir.

    9Autant de questions que Bernard Gaillard nous aide à poser. Ces questions vitales pour toute anthropologie ou science de l’homme et de la société sont particulièrement brûlantes pour penser les valeurs en éducation et en formation.

    10Avant de saluer plus précisément l’entreprise de l’auteur, son audace et son habileté à croiser diverses cadres théoriques et approches méthodologiques, avant d’évoquer les aspects qui peuvent éclairer l’éducation et la formation, il convient de situer la notion dans ses évolutions. Évoquons brièvement l’historique d’une notion encore mal connue malgré l’engouement dont elle semble bénéficier aujourd’hui en sciences humaines et sociales et son éclairage interdisciplinaire, encore peu familier à un lectorat de sciences de l’éducation.

    De quoi le bouc émissaire est-il le nom ? Bref éclairage sur le long parcours d’un dévoilement...

    11La notion a beaucoup voyagé du champ de la pratique sociale et textuelle où elle est engendrée, à un autre, gagnant chaque fois une nouvelle lueur d’intelligibilité. Elle a été enrichie par les clarifications successives des divers domaines disciplinaires et textuels qui l’ont travaillée, si bien qu’il est difficile d’en proposer une traduction réductrice. Contentons-nous de quelques éclaircissements glanés du texte religieux, à l’anthropologie et à la philosophie.

    Un ancien rite expiatoire judaïque

    12Si la sociologie comparative du fait religieux (Frazer, 1922) voit des rites cérémoniels expiatoires dans toutes les formes de religion, le terme spécifique de bouc émissaire se rencontre d’abord dans le corpus biblique. C’est parmi les plus anciens textes de la Bible judaïque, dans la Genèse, qu’une pratique rituelle comprenant le cérémoniel d’expiation spécifique du bouc émissaire est prescrite. On en trouve la description minutieuse dans le Lévitique, troisième des cinq livres de la Torah (ou Pentateuque). Les termes en auraient été révélés à Moïse sur le mont Sinaï, avant d’être transcrits sur les tables de la loi.

    13Les études historico-critiques ont montré que ce texte, à l’instar d’autres textes bibliques, reconnus par les canons hébraïques ou chrétiens, a de nombreuses sources antérieures : divers textes pré-mosaïques mythiques ou juridiques de loi sacrés ou profanes. Les biblistes datent l’écriture du Lévitique autour de 350 avant notre ère. Le Lévitique sera lu comme un texte religieux touchant au salut pendant plus d’un millénaire et jusqu’à nos jours par diverses traditions juives ou chrétiennes, il serait même repris en partie dans le Coran.

    14Après des instructions sur les modalités du sacrifice, la purification du prêtre, son revêtement de lin blanc, l’immolation ou holocauste de divers animaux consacrés (taureau, agneau, bouc, couple de colombes, etc.), on trouve des versets étonnants sur les deux boucs et leur fonction dans le chapitre xvi :

    5. Il [Aaron] recevra de la communauté des Israélites deux boucs destinés à un sacrifice pour le péché et un bélier pour un holocauste.
    6. Après avoir offert le taureau du sacrifice pour son propre péché et fait le rite d’expiation pour lui et pour sa maison,
    7. Aaron prendra ces deux boucs et les placera devant Yahvé à l’entrée de la Tente du Rendez-vous.
    8. Il tirera les sorts pour les deux boucs, attribuant un sort à Yahvé et l’autre à Azazel.
    9. Aaron offrira le bouc sur lequel est tombé le sort « À Yahvé » et en fera un sacrifice pour le péché.
    10. Quant au bouc sur lequel est tombé le sort « À Azazel », on le placera vivant devant Yahvé pour faire sur lui le rite d’expiation, pour l’envoyer à Azazel dans le désert1.

    15Les prescriptions destinées au prêtre officiant (ici, Aaron frère de Moïse puis le lévite, de la tribu de Lévi) sont précises. Il s’agit de traiter les souillures, de faire les bons gestes du sacrifice (sacer facere : faire du sacré, c’est-à-dire, selon l’étymologie latine, une mise à part ou à l’abri) pour la purification de la communauté des Israélites. L’opération est délicate, elle demande une technique quasi prophylactique pour écarter le sacré dans sa face obscure, afin de ne pas propager le mal toujours très contagieux et se rapprocher en toute sécurité du sacré numineux et pacifiant.

    16Ce texte descriptif et prescriptif du rituel n’est pas très différent d’autres du même type dans d’autres cultures. On peut par exemple remarquer l’importance du tirage au sort, d’un prêtre officiant par la force performative de ses imprécations, faits habituels dans le sacré. Certaines particularités cependant se remarquent. Les tâches habituellement concentrées sur la seule victime sacrificielle, périr en servant de médiation pour libérer la communauté, sont ici partagées entre les deux boucs, avec une complémentarité inégalitaire entre le sort des deux boucs. Le bouc consacré à Yahvé est directement immolé, tandis que l’autre est envoyé vivant dans le désert auprès d’Azazel. Tous les péchés d’Israël sont transférés à l’animal avant de l’envoyer à la rencontre d’une sorte de démon nommé Azazel (traduction : celui qui enlève) :

    Lévitique XVI, 20. Une fois achevé l’expiation du sanctuaire, de la Tente du Rendez-vous et de l’autel, il fera approcher le bouc encore vivant.
    21. Aaron lui posera les deux mains sur la tête et confessera à sa charge toutes les fautes des Israélites, toutes les transgressions et tous leurs péchés. Après en avoir ainsi chargé la tête du bouc, il l’enverra au désert sous la conduite d’un homme qui se tiendra prêt,
    22. et le bouc emportera sur lui toutes leurs fautes en un lieu aride. Quand il aura envoyé le bouc au désert,
    23. Aaron rentrera dans la Tente du Rendez-vous, retirera les vêtements de lin qu’il avait mis pour entrer au sanctuaire. Il les déposera là, [...]
    26. Celui qui aura conduit le bouc à Azazel devra nettoyer ses vêtements et se laver le corps avec de l’eau, après quoi il pourra rentrer au camp.

    17Sans être immolé, le bouc destiné à Azazel (évocation conservée par la Bible de Jérusalem), ou bouc émissaire (terme français venant de la traduction latine, « caper emisarius », par Jérôme, de la célèbre Septante, traduction grecque de l’hébreu), sera « enlevé », opération mystérieuse ayant pour objectif d’expulser le mal. À ce prix, seront éliminés le péché, les souillures, les transgressions réciproques. La communauté purifiée retrouve alors son innocence, son unité et sa vitalité.

    18Le dédoublement reste difficile à comprendre, malgré les nombreuses exégèses auxquelles il a donné lieu. On pourrait voir peut-être dans cette forme sacrificielle, du passage du sacrifice humain au sacrifice animal, jusqu’à l’esquive moins sanglante de l’expulsion dans le désert, la trace d’un adoucissement historique, d’une mutation significative dans le religieux. Sans aller plus loin ici dans les comparaisons de tels rituels expiatoires dans toutes les religions, nous savons qu’à une époque proche, dans des sociétés voisines comme la Grèce Antique, ou même plus tard en Amérique précolombienne, jusqu’au xve siècle, certains rituels expiatoires restaient très meurtriers à l’égard de victimes humaines (Detienne, 1977 ; Burket, 1966). Sans développer les considérations théologiques sur le bouc émissaire, qu’elles soient talmudiques ou chrétiennes, avec les significations sotériologiques sur « celui qui enlève le péché du monde », sachons cependant qu’elles ont pu permettre d’élaborer la notion, parfois au-delà des superstitions, des légitimations violentes et sacrificielles, quelquefois vers des significations plus hautes spirituelles, éthiques, psychologiques ou juridiques. La socio-anthropologie du religieux a beaucoup travaillé sur les rites expiatoires et sur le bouc émissaire en particulier.

    De l’étude ethnologique de rites expiatoires à la compréhension anthropologique d’un processus sacrificiel universel

    19Le bouc émissaire est apparu riche d’enseignements à l’ethnologie et l’anthropologie naissantes aux xixe et xxe siècles, pour comprendre le sacré, le religieux, mais aussi la vie en société et la culture. Dès avant la première guerre mondiale, pendant les deux guerres et après la deuxième guerre, l’ethnologie pointilleuse progresse vers une vision synthétique des processus anthropologiques communs aux différentes cultures. Les étapes de cette anthropologie religieuse ont été retracées en France, entre autres, par les travaux de Camille Tarot (1999, 2008). Notons encore que de grands esprits, médecins comme Freud (1924, 1980) ou philosophes comme Cassirer (1972, 1993) ont su s’inspirer de cette anthropologie pour construire de puissantes théories : une métapsychologie de l’humain et de la civilisation pour l’un et une philosophie de la culture comme ensemble de systèmes symboliques pour l’autre. Sans faire l’archéologie complète du bouc émissaire comme sacrifice fondateur, contentons-nous de quelques jalons, jusqu’à la synthèse de l’anthropologie générale de René Girard.

    Frazer : le bouc émissaire et le repas totémique

    20L’œuvre de l’ethnologue irlandais James G. Frazer (1854-1941) qui, dès 1911, publie sur le thème, mérite l’attention. Ses travaux s’inspirent de l’anthropologue écossais William Robertson Smith (1846-1894) sur le repas totémique qui unit à la fois l’homme aux dieux ou ancêtres invisibles et aux convives visibles (1884). En 1922, dans un ouvrage en plusieurs volumes Frazer consacre un tome entier au bouc émissaire (The Scapegoat). Il y soupçonne l’origine rituelle de toute culture (1922).

    21À sa suite, d’autres reprendront l’étude : derrière les observations méticuleuses des ethnologues, ethnocentriques2 ou au contraire relativistes, il restait à faire œuvre d’anthropologue afin de trouver les traits communs transcendant les particularismes, pour expliquer la fonction et l’usage, la diffusion, l’engendrement et l’origine du rite fondateur.

    Durkheim : la genèse sacrificielle de la culture et des institutions

    22Toujours avant la première guerre mondiale, les travaux en France d’Émile Durkheim (1858-1917), dès 1912, dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, livre fondateur de l’anthropologie du sacré et du symbolique, viennent encore éclairer l’origine de la société dans le rituel et la formation des divers domaines de la culture, dans une lente et quelquefois réversible sécularisation. Au-delà du rite, c’est la genèse sacrificielle du culturel qui est vue. Durkheim reprend les travaux de Frazer et de Smith sur le repas communiel, percevant « dans cette sorte de sacrifice la souche même de toute l’institution sacrificielle » (p. 573). Il souligne que les hommes créent le système sacrificiel et les dieux sur lesquels va reposer la culture. Les disciples Hubert et Mauss diront que « le sacrifice est la mère de tous les rites », pour le maître, « le sacré c’est le social » tout entier. Il engage la rupture épistémologique avec la compréhension purement confessionnelle du religieux et du sacré. Un savoir scientifique et laïc sur le fait religieux devient alors possible : « Si comme nous avons essayé de l’établir, le principe sacré n’est autre chose que de la société hypostasiée et transfigurée, la vie rituelle doit pouvoir s’interpréter en termes laïcs et sociaux » (p. 584).

    23Dès lors, rites expiatoires, rites de passages, rites d’initiation, tous les rites apparaissent liés entre eux, ils sont sacrifices fondateurs. Pour Durkheim, les rites sacrificiels s’engendrent dans les effervescences collectives, de manière sui generis (p. 380-383), ils sont à l’origine de toutes les institutions. Leurs évolutions d’une forme de sacré religieux, dans une lente morphogenèse, vers un sacré laïc garant du lien social, dessineraient la culture avec l’apparition d’autres formes plus séculières (l’art, la littérature, la médecine, le droit, la philosophie, les sciences, etc.)

    24C’est Hocart, un auteur moins connu et reconnu, qui donnera, si l’on en croit l’excellente préface que Lucien Scubla a consacrée à la publication posthume de son dernier ouvrage, une compréhension plus explicite de l’origine rituelle et sacrificielle de l’homme et de la culture (2005).

    Hocart : le meurtre du roi divin comme matrice culturelle

    25L’anthropologue britannique d’origine française, Arthur Maurice Hocart (1883-1939), dans son programme d’une anthropologie générale, à son tour, prend pour fil directeur l’hypothèse d’une origine rituelle des techniques et des institutions qui forment la culture. Pour lui aussi, il y a unité entre tous les rites tant du point de vue de la fonction que de la structure, mais le paradigme de tous les rites est moins le rite d’expiation que celui de l’intronisation royale. Le sacrifice sanglant du roi par un régicide qui sera, à son tour, en son temps, mis à mort, devient non seulement la fondation de l’institution de la royauté mais la matrice de toute culture :

    La cérémonie du couronnement est le substitut d’une mise à mort ; à l’origine devenir roi consistait à être la victime rituelle au cours d’un sacrifice humain. [...] le meurtre du roi divin est maintenant reconnu comme un fait. [...] Frazer construisit une théorie selon laquelle on mettait à mort le roi divin lorsque ses forces déclinaient [...] on découvrit finalement que la coutume survivait au Soudan et on en signala d’autres cas, en particulier au Nigeria. [...] On reconnaît la valeur d’une inférence à son pouvoir de favoriser la découverte de nouveaux faits. C’est à ce titre que la théorie du meurtre du roi constitue l’un des progrès les plus importants de l’histoire sociale et religieuse. Des déductions supplémentaires ont conduit à conclure que le meurtre rituel du roi était la forme de sacrement la plus ancienne, ou plus exactement que le meurtre d’un homme en vue de le faire roi était le premier sacrement (2005, p. 138-139).

    26Cette intuition centrale pour Hocart, déjà présente chez Frazer, fera florès chez Freud. Pour l’inventeur de la psychanalyse, la lecture des ethnologues est plus qu’une puissante source d’inspiration.

    Freud : le meurtre du père et l’interdiction de l’inceste aux fondements du lien symbolique et de la civilisation

    27En effet, Sigmund Freud (1856-1939) connaissait parfaitement l’ethnologie de son époque, il ambitionnait, entre autres, de relier la question de la psyché individuelle à la psyché collective, de crédibiliser l’hypothèse de l’Œdipe tout en donnant à l’anthropologie des bases plus psychologiques. Dans un ouvrage audacieux et euristique, Totem et tabou (1913), il conçoit l’origine du symbolique et de la civilisation comme reposant sur un meurtre inaugural et fondateur, celui du Père de la horde primitive. Le meurtre et la dévoration cannibale d’« un père violent, jaloux, gardant pour lui toutes les femelles et chassant ses fils, à mesure qu’ils grandissent » (1924, p. 166), auraient réconcilié et soudé les fils ligués contre lui dans une commune énergie. Cette proposition appuyée par les thèses anthropologiques sur l’origine de la prohibition du parricide et de l’inceste venait conforter l’ensemble de la théorie de Freud, même si, à la différence des ethnologues, elle ne portait pas sur des séquences empiriques, factuelles. La fable de Totem et tabou reste intemporelle, du domaine de l’imaginaire et du mythique, matrice permanente qui peut se réactiver indéfiniment et dont maintes traces peuvent être retrouvées sur le plan archéologique (dans les mythes ou les productions artistiques) ou encore sur le plan clinique des rêves et des conflits inconscients.

    28Freud puise son inspiration à de nombreuses sources, toujours dans le souci d’appuyer la théorie du complexe d’Œdipe. Il veut répondre aux questions sur la prohibition de l’inceste, réactivées par un ouvrage de Frazer, en 1910, sur les liens entre le totémisme et l’exogamie. Il reprend l’hypothèse de Darwin3 croisée à celles d’autres paléo-anthropologues, de hordes d’hommes primitifs, semblables à celles des gorilles, soumises à l’autorité sans partage d’un mâle tout puissant, jouissant de toutes les femelles et expulsant les jeunes devenus adultes. Il est intéressé par l’idée du parricide à l’intérieur de la famille préhistorique qu’il articule avec l’obligation devant la jalousie du mâle dominant de choisir des partenaires sexuelles à l’extérieur du groupe, empruntée à James Atkinson (1903), disciple de Darwin. Avec la thèse du cannibalisme rituel de William Robertson Smith, désormais tous les éléments sont là pour venir renforcer l’Œdipe :

    Les frères chassés se sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l’existence de la horde paternelle. Une fois réunis, ils sont devenus entreprenants et ont pu réaliser ce que chacun d’eux, pris individuellement, aurait été incapable de faire. Il est possible qu’un nouveau progrès de la civilisation, l’invention d’une nouvelle arme leur aient procuré le sentiment de leur supériorité (1924, p. 168).

    29Chemin faisant, remord et culpabilité, ambivalence de haine et d’amour, les amènent à reconstruire les interdits :

    Le mort devenait plus puissant qu’il ne l’avait jamais été de son vivant ; toutes choses que nous constatons encore aujourd’hui dans les destinées humaines. Ce que le père avait empêché autrefois, par le fait même de son existence, les fils se le défendaient à présent eux-mêmes, en vertu de cette « obéissance rétrospective », caractéristique d’une situation psychique que la psychanalyse nous a rendue familière. Ils désavouaient leur acte, en prohibant la mise à mort du totem, substitution du père, et ils renonçaient à recueillir les fruits de cet acte, en refusant d’avoir des rapports sexuels avec les femmes qu’ils avaient libérées. C’est ainsi que le sentiment de culpabilité des fils a engendré les deux tabous fondamentaux du totémisme qui, pour cette raison, devaient se confondre avec les deux désirs réprimés de l’Œdipecomplexe (1924, p. 169).

    30Freud pouvait ainsi, grâce aux ethnologues convoqués avec bonheur, étayer sur le plan anthropologique la thèse psychologique de l’Œdipe. Il était en mesure d’expliquer par le meurtre du père primitif l’origine de la civilisation avec ses deux interdits majeurs, la prohibition du parricide et de l’inceste, et par le repas totémique l’ordre symbolique.

    31Il allait même y revenir, à la veille de sa mort, dans Moïse et le monothéisme (1980)4, toujours pour renforcer sa théorie, mais aussi par souci de déconstruire la religion comme une illusion qui selon lui aurait pour fonction de flatter les désirs les plus archaïques de l’humain. On connaît l’hypothèse d’un Moïse égyptien qui « conçut le plan de fonder un nouvel empire auquel il donnerait la religion dédaignée par l’Égypte ». À ce moment de l’élection des tribus sémitiques dont « il voulut faire son nouveau peuple » (1980, chap. 3, p. 24), Freud ajoutait celle, proche de la thématique du parricide ou régicide, du meurtre du prophète par les esclaves juifs à qui il avait confié la tâche de sauvegarder la trop exigeante religion monothéiste d’Aton : « Moïse, trouva une fin brutale au cours d’une révolte de son peuple opiniâtre et récalcitrant. La religion qu’il avait fondée fut, à la même époque, abandonnée » (ibid., chap. 4, p. 29).

    32On retrouve chez Freud, jusqu’à la fin, le même schéma euristique d’une figure tutélaire tuée par les fils ligués qui, pris de remord, subliment leur alliance dans la création culturelle ou spirituelle :

    C’est vers la fin de l’exil babylonien que les juifs commencèrent à espérer que le prophète qu’ils avaient si ignominieusement assassiné allait se relever d’entre les morts et conduire son peuple repentant, et d’autres peut-être avec lui, dans le royaume de la félicité éternelle (ibid.)

    33La jalousie sexuelle et la révolte devant les rigueurs de la loi avaient conduit au meurtre, le repentir avait dans le premier cas entraîné la fondation du langage, dans le second celle d’une religion plus élaborée. On retrouve chez Cassirer une réflexion sur la genèse et les mutations culturelles depuis le mythico-magique.

    Cassirer : le mythico-magique et la catégorie du bouc émissaire

    34Signalons encore, au début du xxe siècle, l’allemand Ernst Cassirer (1874-1945), dont l’entreprise philosophique, vaste et productive dans son domaine, a été jusque-là peu étudiée et saluée, en France. Son ambitieuse description synchronique et généalogique de la culture comme ensemble de systèmes symboliques, se nourrit d’une lecture assidue des ethnologues et des anthropologues. À l’instar de Durkheim et d’autres scientifiques, le philosophe voit dans le rite et ce qu’il appelle la pensée mythico-magique, l’origine des autres systèmes symboliques (religion, art, science, etc.). Il accorde une place singulière au bouc émissaire comme « catégorie du mythique ». Il découvre, dans les descriptions ethnographiques du rite expiatoire, comment s’opère la purification de manière réelle et physique : « La souillure (“le miasme”) qui s’abat sur une communauté, peut être reportée sur un seul individu, par exemple un esclave, et être ainsi écartée par le sacrifice de celui-ci » (1972, p. 80).

    35Le philosophe admet que le bouc émissaire, rite et mythe, a une certaine légitimité et productivité à l’aube des cultures, parce qu’il ramène l’unité dans la communauté, parce qu’il contribue à engendrer la catégorie même de la rationalité, mais pour lui, le mécanisme doit être dénoncé et critiqué dans ses manifestations culturelles plus tardives, parce qu’il devient régressif, nocif. Il comprend, en toute relativité historico-critique, la nécessité qui s’imposait, dans les âges anciens, « aux membres de la tribu, non par la force, mais par leurs conceptions mythiques fondamentales, dont le pouvoir contraignant est irrésistible et indiscuté » (1993, p. 377). Il est très critique et sans complaisance devant le retour mythique du sacré violent, contrairement à d’autres anthropologues et philosophes de l’époque. Il voit dans le nazisme au xxe siècle l’instrumentalisation du bouc émissaire à grande échelle. Il a pu mesurer, dans l’Allemagne des années 1938-1942, et depuis son exil à travers la Suède, l’Angleterre, les États-Unis, jusqu’à sa mort, le coût humain et culturel d’une telle régression. Dans son dernier livre Le mythe de l’État, publication posthume en 1946, un an après sa mort, il analyse l’instrumentalisation politique du mythico-magique et du bouc émissaire, comme une véritable maladie culturelle. Elle s’est produite au xxe siècle par l’hitlérisme, mais elle a existé ailleurs en d’autres temps, sous d’autres formes, par exemple en Grèce antique à travers l’invasion culturelle d’une religiosité violente inspirée du dionysisme. Selon Cassirer, l’œuvre de Platon était à la fois une tentative de critique des sacrifices dionysiaques et une réaction par l’invention éthico-politique de l’État. En philosophe critique de la culture, Cassirer attire notre attention sur la redoutable latence du mythico-magique :

    [...] les forces rationnelles capables de résister à la montée des conceptions mythiques archaïques sont fragiles. On assiste alors, durant de tels moments, à un retour du mythe. Car celui-ci n’est jamais réellement vaincu ni surmonté. Il demeure toujours présent, tapi dans l’ombre, en attendant son heure ainsi qu’une occasion favorable. Cette heure arrive lorsque les forces qui servent de garde-fou à la vie sociale perdent de leur vigueur [...] et qu’elles ne sont plus en mesure de combattre les démons mythiques (1993, p. 378).

    36Sur le bouc émissaire, les rites expiatoires, le meurtre régicide, le repas cérémoniel totémique, minutieusement décrits par les ethnologues, les anthropologues avaient déjà opéré l’élucidation de la fondation sacrificielle des cultures et des institutions. Freud et la psychanalyse, restaient tentés par la valorisation de la lecture mythique de l’Œdipe. Cassirer, avec la philosophie des systèmes symboliques a contribué, dans le contexte mortifère des grands totalitarismes de la première moitié du xxe siècle, à montrer la place ambivalente du mythe et du rite dans la genèse de la culture et de la civilisation, comme dans leurs dérives.

    37Il restait à comprendre le retour de la violence sacrificielle furieuse au cœur de la modernité, malgré la sortie relative du religieux archaïque vers plus de sécularisation, malgré l’élucidation religieuse et scientifique.

    38D’où venait la force du phénomène sacrificiel, sa genèse et ses effets, sa résistance et même sa prolifération malgré le recul de la méconnaissance ? La pensée anthropologique était effervescente, mais encore lui fallait-il affronter le choc de la violence de la réalité de l’époque qui surpassait les constructions intellectuelles les plus audacieuses.

    Girard : le bouc émissaire et le pharmakos comme mécanisme et comme processus

    39C’est dans un contexte plus tardif, bien après la fin de la deuxième guerre, dans l’atmosphère de la guerre froide, des menaces atomiques, des révélations sur la Shoah, sur les procès et meurtres de masse staliniens, dans les années 1960-1970, que, sous la plume de René Girard (1923-2015), se fera une lumière vive sur la compréhension de la violence en lien avec le bouc émissaire et le processus victimaire. Dans ce nouvel éclairage, le bouc émissaire généralisé en mécanisme victimaire devient universel, fondateur de toute culture, l’unité de tous les rites à laquelle aspiraient les anthropologues est reconnue.

    40La nouveauté cependant consiste en l’explication du mécanisme, dans ses raisons et ses développements, par la théorie mimétique. Reprenant l’étude du bouc émissaire, René Girard le compare à d’autres rites voisins dans d’autres cultures. Le rite grec du pharmakos, dévoilant par son sémantisme les fonctionnements doubles de tout sacrifice, qui est déjà une étape élaborée de sortie de la violence, était plus parlant que le rite judaïque. En effet, le mot pharmakos, en grec classique, signifie à la fois le poison et son antidote, le mal et le remède. Signification éloquente, d’un personnage victimaire, d’abord coupable à abattre qui devient ensuite l’objet d’une vénération quasi religieuse. Comprendre cette dualité et cette mystérieuse métamorphose, donnait la clé sur le mécanisme sacrificiel :

    Prévoyante, la ville d’Athènes entretenait à ses frais un certain nombre de malheureux [...] En cas de besoin, c’est-à-dire quand une calamité s’abattait ou menaçait de s’abattre sur la ville, épidémie, famine, invasion étrangère, dissensions intérieures, il y avait toujours un pharmakos à la disposition de la collectivité. [...] On promenait le pharmakos un peu partout, afin de drainer les impuretés et de les rassembler sur sa tête ; après quoi on chassait ou on tuait le pharmakos dans une cérémonie à laquelle toute la populace prenait part. [...] D’une part, on [...] [voyait] en lui un personnage lamentable, méprisable et même coupable ; il [...] [était] en butte à toutes sortes de moqueries, d’insultes et bien sûr de violences ; on [...] [l’entourait], d’autre part, d’une vénération quasi religieuse ; il [...] [jouait] le rôle principal dans une espèce de culte
    Girard, 1972, p. 143-144.

    41Curieux mécanisme de collusion des antagonistes contre une victime arbitraire qui a un effet quasi miraculeux : la pacification immédiate de la communauté, et la métamorphose de la victime en bienfaiteur plus qu’humain. À l’instar des anthropologues, Girard y voit l’origine du religieux et de la culture, avec la production créative de mythes. S’il rejoint certaines conclusions des anthropologues, l’auteur se caractérise par l’universalité de sa réponse : les rituels du pharmakos, du Lévitique ou tant d’autres sont spécifiques, mais le mécanisme du bouc émissaire est universel. C’est encore le souci de la généralité du mécanisme qui l’amène à se distancer de Freud dont il juge la vision de l’Œdipe, qui vient buter sur le modèle étroit de la mère comme objet de désir et du père comme rival obstacle, trop familialiste.

    42Plus largement Girard demande pourquoi les hommes ont un si grand besoin de boucs émissaires, à quelle fonction essentielle ceux-ci répondent. Si le bouc émissaire dans ses variations est une institution aussi ancienne et vivace, pour les sociétés primitives et ultérieures, c’est qu’elle n’est pas simplement un luxe cérémoniel ou religieux, elle a une fonction vitale, c’est une question de vie ou de mort pour les groupes humains. Les hommes ont eu un besoin vital de pacifier les groupes, cela s’est fait par un lynchage5 primordial puis sa répétition en mécanisme victimaire cérémoniel. Ce n’est certainement pas pour les raisons spirituelles invoquées dans le discours religieux : « Le dieu qui est censé réclamer les victimes ; lui seul, en principe se délecte de la fumée des holocaustes ; c’est lui qui exige la chair accumulée sur les autels. C’est pour apaiser sa colère qu’on multiplie les sacrifices » (ibid., p. 17). Il faut comprendre ce besoin comme une force impérieuse qui pousse à recourir régulièrement à l’efficacité sacrificielle : « Ce dénominateur c’est la violence intestine ; ce sont les dissensions, les rivalités, les querelles entre proches que le sacrifice prétend d’abord éliminer. C’est l’harmonie de la communauté qu’il restaure, c’est l’unité sociale qu’il renforce » (ibid., p. 19). L’institution du pharmakos dévoile bien ces deux temps caractéristiques, la victime avait pour rôle d’« attirer sur elle toute la violence maléfique pour la transformer par sa mort, en violence bénéfique, en paix et fécondité » (ibid., p. 144).

    43Si le sacrifice est une institution vitale, c’est qu’il met à l’abri de la violence externe (famine, intempéries, maladies contagieuses) mais surtout de la violence interne qui surgit du groupe en fusion, miné par les rivalités attisées par le désir triangulaire mimétique qui caractérise l’humain. L’apport considérable de la théorie mimétique à l’anthropologie du sacré, est l’explication du besoin impérieux de boucs émissaires. Quand les doubles mimétiques enfiévrés par les rivalités et les antagonismes réciproques, à tous les niveaux s’affrontent, très vite les sociétés vivent une crise des différences : « Dans ses crises aigues la maladie du désir déclenche ce qui fait d’elle son propre antidote, l’unanimité violente et pacificatrice du bouc émissaire. Les effets apaisants de cette violence se prolongent dans les systèmes rituels qui stabilisent les communautés » (Girard, 1999, p. 282).

    44La crise mimétique indifférenciée par la violence réciproque de tous les antagonistes serait tellement destructrice que seul le mécanisme du bouc émissaire pourrait venir l’apaiser. Le bouc émissaire, accusé d’être poison, pour être sacrifié, devient antidote (pharmakos) à la crise, par son sacrifice il génère l’unanimité violente et pacificatrice. Cette expulsion violente, sorte de moindre violence, permet aux sociétés traditionnelles de se refonder périodiquement et de reconstituer leur système sacrificiel comme support de paix, avec des rites qui rassemblent pour assurer la cohésion sociale, des interdits qui séparent pour éviter le retour de la crise mimétique indifférenciée et sacrificielle et des mythes comme système qui tisse le pacte symbolique et constitue le religere, le lien, la reliance du religieux.

    45Avant de découvrir les questions de l’anthropologie, l’auteur avait élaboré la théorie mimétique, à la lecture des textes littéraires. Les héros de roman sont toujours hantés par le désir imité d’un autre qui préside à leur destinée, désir triangulaire que le grand écrivain sait dévoiler quand l’auteur médiocre ne peut que le refléter (Girard, 1961). Les grands écrivains (Cervantes, Shakespeare, Racine, Flaubert, Dostoïevsky, etc.) ont su analyser dans le langage littéraire les subtilités de la relation de désir mimétique, ils en ont décrit la force de destruction sur l’individu et le groupe. La théorie mimétique développée dans une œuvre abondante, davantage connue à l’étranger, a été mieux vulgarisée en France depuis l’entrée à l’Académie française de son auteur. Le désir mimétique n’est pas simplement objectal mais passe par l’intersubjectivité de l’autre comme modèle, pour désirer comme lui l’objet dans tous les domaines (amour, territoire, savoir, pouvoir, être, etc.). Cette mimésis désirante triangulaire est double, celle du disciple (mimesis d’appropriation) mais aussi celle du médiateur (mimesis de médiation). Moteur de l’immense capacité d’apprentissage de l’humain, elle est aussi source de sa fragilité. Elle produit des doubles rivaux, dans le domaine familial, professionnel, politique, marchand, etc., qui s’affrontent sans fin pouvant conduire à la destruction des individus et des groupes. Le concept d’indifférenciation, de crise des différences, déjà présent chez Durkheim, sera déterminant chez Girard pour expliquer la violente crise indifférenciée destructrice qui n’a pu jusque-là être apaisée que par le mécanisme victimaire.

    46Avant de clore cette partie, il est utile de souligner quelques questions majeures pour notre époque, éclairées par la lecture girardienne du bouc émissaire. Le dévoilement et la dénonciation du vieux mécanisme sacral créateur de divinités archaïques opérés par les grandes religions modernes, et particulièrement le christianisme, repris par le corpus philosophico-juridique des droits de l’homme, et l’instauration d’un système judiciaire, a fait perdre son efficacité rituelle et sa légitimité au vieux mécanisme sacrificiel, rendant par cela de plus en plus instables les sociétés autrefois fondées sur le consensus sacral. Moins légitime, le bouc émissaire perd son efficacité, mais il n’a pas disparu pour autant.

    47Le dévoilement de l’innocence de la victime aurait engendré, pour le meilleur et pour le pire, une sorte de culte moderne de la victime, avec un phénomène accru du victimaire (Girard, 2004), qui serait l’attitude où chacun se drape dans la posture de la victime pour mieux s’arroger le droit d’exercer la violence. S’enfermer dans le victimaire revient, par exemple, chez les adolescents en difficulté ou évincés du système scolaire ou de l’emploi, qui sont vraiment victimes d’un système qui exclut, à se complaire dans un discours d’objet ou de tiers exclu. Cette complaisance dans le ressentiment a des conséquences redoutables pour soi et pour la société : ne plus pouvoir assumer la place du sujet, ne plus pouvoir se remettre en question, être obsédé par le ressentiment et la soif de vengeance. Avec l’exacerbation de la posture du victimaire, on trouve les terrorismes et la réouverture impitoyable du cycle des vengeances et des montées aux extrêmes, la surenchère co-construite de la violence.

    48Le bouc émissaire disparaît sous ses formes cérémonielles, mais réapparaît sous d’autres formes, atténuées ou au contraire exacerbées et plus redoutables. Les sociétés post-chrétiennes, qui ont à juste titre critiqué les sacrifices et les interdits injustes du sacré archaïque, sont devenues plus mimétiques. Du fait de critiques partielles et non abouties, de l’aggravation de la crise des différences par la crise hypermoderne avec l’emballement exacerbé des mimétismes et de concurrences rivalitaires globalisées néolibérales, le bouc émissaire s’emballe pour devenir endémique ou sériel. Le meurtre sériel est réitéré par intermittence et de manière quasi-rituelle, obéissant à des processus psychiques ou psycho-sociaux (Zagury, 1997). La globalisation indifférenciatrice et concurrentielle, aiguisée par la libéralisation croissante des échanges, accroît les inégalités et attise le mécanisme :

    L’animosité grandissante que les gens éprouvent les uns pour les autres, à cause de la taille toujours plus grande des groupes en état de rivalité mimétique, culmine en un énorme ressentiment contre un élément pris au hasard dans la société – les juifs pendant le nazisme en Allemagne, le capitaine Dreyfus à la fin du xixe siècle en France, les émigrants d’Afrique aujourd’hui en Europe, les musulmans lors des récents évènements terroristes .
    Girard, 2004, p. 86-87

    49Pour Girard, on ne pourrait sortir du bouc émissaire qu’en renonçant complètement à la violence mimético-sacrificielle, à la sienne propre en priorité, en reconnaissant que nous sommes mimétiques et persécuteurs. Conversion difficile s’il en est, qu’il conçoit à l’instar d’un christianisme plus christique et exigeant sur le plan du pardon réciproque. Comme cela est peu probable à l’échelle de la planète, les perspectives sont inquiétantes, lui-même le reconnaît :

    Il en est des mécanismes de bouc émissaire comme de l’iceberg désormais proverbial de Freud ; la partie émergée est insignifiante par rapport à la partie submergée. Mais ce n’est pas dans un inconscient individuel ou même collectif qu’il faut situer cette partie immergée, c’est dans une histoire proprement immémoriale, c’est dans une dimension diachronique inaccessible aux modes de pensée actuels. [...] Et il faut bien voir que le grain de sable du savoir dans l’engrenage de la victime émissaire ne signifie pas, bien au contraire, qu’il y aura moins de victimes. [...] nous ne faisons pas de l’optimisme béat. Plus la crise du système sacrificiel est radicale et plus les hommes sont tentés de multiplier les victimes afin d’aboutir, quand même, aux mêmes résultats
    Girard, 1978, p. 51.

    50Sous des formes inédites, des avatars du bouc émissaire prolifèrent dans la réalité relationnelle, institutionnelle, politique, géopolitique, ou écologique. Aujourd’hui, le retour d’un sacré archaïque violent, non toujours identifié comme tel, croît dans le monde, et le processus rejaillit dans les institutions en crise, même dans les pays relativement en paix. Diverses formes, atténuées mais démultipliées, se manifestent.

    51Comment analyser les formes nouvelles de la violence économique, politique, religieuse, éducative, professionnelle, technologique qui s’emballent aujourd’hui pour fabriquer de plus en plus de boucs émissaires, jusqu’à l’environnement naturel lui-même, détruit dans une poussée suicidaire et mortifère des belligérants (Serres, 1990) ? Les systèmes symboliques divers engendrés pour sortir du mythico-magique, les religions dans leurs aspects civilisateurs, l’éthique, la politique, l’art, l’éducation, le droit, peuvent être activés pour sortir du cycle des violences et des boucs émissaires qui nous ramènent au retour du sacré archaïque. Ils ne suffisent pas toujours, d’autant plus qu’ils peuvent être eux-mêmes instrumentalisés. Que peuvent alors les sciences humaines, aujourd’hui, à partir les outils théoriques laissés par Girard et par d’autres, pour sortir de ces conditionnements archaïques ?

    52Au-delà du simple mécanisme factuel du rite sacrificiel, le « processus du bouc émissaire » se présente comme un outil épistémologique puissant, une analyse du mécanisme inspirée par la théorie mimétique : « [...] une séquence phénoménale très vaste [...] tout le processus, qui commence par le désir mimétique, continue par la rivalité mimétique, s’exaspère en crise mimétique ou sacrificielle, et finit par la résolution du bouc émissaire » (Girard, 2004, p. 61). La compréhension du processus du bouc émissaire, avec un certain nombre de phases rarement précisé par l’auteur lui-même, qui peut changer selon les commentateurs, devient cyclique dans la réalité, donne beaucoup d’intelligibilité pour l’analyse des institutions et des groupes en crise.

    53Pour conclure cette partie, encore allusive, sur l’anthropologie, on doit constater la créativité euristique chez un certain nombre d’anthropologues et de grands esprits du xixe et du xxe siècle (Frazer, Durkheim, Hocart, Freud, Cassirer, Girard) pour décrire la genèse et l’évolution de la culture humaine et de ses institutions à partir du rituel, d’un meurtre rituel, du mythico-magique, ou de l’éviction du bouc émissaire. Comment cette vieille catégorie du mythico-magique (Cassirer, 1972, p. 80) en vient aujourd’hui à éclairer les processus de la violence dans les institutions en crise de l’hyper-modernité, à retrouver du service en sciences humaines et sociales ou en philosophie, passant ainsi du plus ancien aux plus récents des systèmes symboliques ?

    54Avec Girard et la genèse mimétique, on voit la puissance d’un outil théorique puisé dans le mécanisme anthropo-psycho-social lui-même, pour repérer, analyser et démonter le sacré violent. D’abord rite judaïque, puis notion floue, métaphorique, populaire, le bouc émissaire, est progressivement décrit comme rite fondateur universel. Au-delà d’une simple notion, le bouc émissaire est fondateur et morphogénétique, il accompagne et permet l’hominisation, mais jusqu’à un certain point, il la menace aujourd’hui.

    55Le mécanisme du bouc émissaire montre la permanence latente et la résurgence du mythico-magique (Cassirer, 1993), jusque dans nos sociétés modernes et hypermodernes. Comme processus, séquence logique, il acquiert la force d’un système d’idées complexe et cohérent qui parvient à s’appliquer aux réalités les plus diverses, pour leur donner beaucoup d’intelligibilité.

    56Le temps serait-il enfin venu pour les sciences humaines et sociales, à leur tour, d’objectiver le processus, de le critiquer et de le prévenir ? Des auteurs confirmés de divers champs, en sociologie du travail6, en sociologie politique7 , en sciences de l’éducation8 , etc. travaillent sur des modèles théoriques variés en lien avec la notion et le processus du bouc émissaire.

    57Bernard Gaillard dans cet ouvrage reprend savamment et minutieusement la notion, en développant des exemples pratiques dans une clinique du bouc émissaire qui pourrait bien être productive non seulement sur le plan thérapeutique mais aussi en éducation et en formation.

    L’ouvrage de Bernard Gaillard vient à propos éclairer l’éducation et la formation

    58Bernard Gaillard a été enseignant-chercheur en psychologie à l’université de Rennes où il a dirigé pendant plusieurs années le master de victimologie. Il a été conseiller-psychologue auprès des tribunaux, a écrit de nombreux articles et ouvrages, a organisé des colloques importants sur les thématiques de la violence et de la victimologie. Dans cet ouvrage, il convoque des modèles théoriques rarement conjoints : la théorie mimétique en anthropologie, la psychologie clinique et l’analyse institutionnelle en psychologie sociale :

    Le choix épistémologique est l’articulation d’un modèle dynamique poly-dimensionnel des relations humaines et d’une clinique qui s’en instruit et s’y ressource. Dans la suite de l’ouvrage, nous allons avoir une alternance de conceptualisation, de modélisation et de cas cliniques venant illustrer la démarche. Certains passages vont être consacrés à l’exposé des notions et concepts, d’autres consacrés aux exemples (p. 42).

    59Il a su développer des postures et des savoirs rares, conjuguer de précieuses connaissances et compétences, qu’il met au service de l’action dans les institutions sociales, à disposition des praticiens de l’école, de la justice, mais aussi de la recherche en sciences de l’éducation et plus largement en sciences humaines et sociales. Les terrains qu’il a choisis sont ceux de la famille de l’école ou de la formation des personnels du travail social ou du sanitaire et social, désormais très investis par la formation et la recherche en éducation : « Développer l’analyse du processus bouc émissaire dans trois champs expérientiels dans lesquels il apparaît : les équipes et groupes dans les institutions, les partenariats, les groupes de travail interinstitutionnels, et les familles » (p. 42). Sans gâcher le plaisir de découverte du lecteur on souhaite attirer son attention sur quelques thèmes et questions.

    Le bouc émissaire et la souffrance

    60Véritable « dysfonctionnement repéré dans un groupe humain » qui ne parvient plus à « éradiquer la violence indifférenciatrice, intra-subjective » ou interpersonnelle, une « violence sacrificielle » va permettre de le faire « aux dépens de cette personne désignée, c’est-à-dire de la victime émissaire ». Ce processus « est le produit d’une construction aux dynamiques et logiques assez invisibles car latentes ». Quand il s’agit de partage du pouvoir, quand « coopérations, solidarités et pouvoirs viennent se heurter ensemble », l’exclusion d’un autre est par anticipation « une éventualité de résolution du conflit... »

    61Cessant d’être sujet désirant autonome, le bouc émissaire est « constamment la cible des discours et des actes portés par les autres[, i]l est un objet central de la pensée des autres » (p. 43). Cette réification produit « une œuvre de dépersonnalisation avec ses effets dévastateurs sur son identité psychique et sociale ». Le coût humain est déplorable sur le plan des personnes, du groupe et de l’humain :

    La dynamique de bouc émissaire en milieu professionnel ou en famille produit d’énormes souffrances individuelles. Elle correspond à une défaillance majeure des rapports symboliques de ce qui est essentiel à la constitution d’une famille ou d’une entreprise. Cette dynamique est particulièrement destructrice de l’humain et des élaborations sociales et sociétales (p. 111).

    62Comment s’opère alors la sélection du trait victimaire ?

    La sélection du bouc émissaire

    63Elle peut manifester dans le groupe indifférencié comme « un manque, manque à être et manque à avoir » : « Elle constitue inconsciemment un risque au travers de ce qui pourrait arriver à chacun, c’est-à-dire être privé d’un certain nombre d’objets du désir » (p. 28).

    64La sélection de la victime reste aléatoire, mais on peut retrouver certains traits mal tolérés dans les groupes actuels, pour sélectionner la personne qui servira de bouc émissaire, le choix étant alors polarisé par toute petite différence anodine qui devient source d’inquiétude : « La gestion des différences individuelles ne va pas de soi. Ces différences peuvent créer des antagonismes, du sentiment de haine ou de fascination, de rejet ou d’intégration » (p. 56).

    65Cette différence devient insupportable et inquiétante : « Le représentant d’un désir atypique peut être positionné comme bouc émissaire s’il renvoie trop violemment au vécu d’insuffisance du groupe ou à une approche trop différente et majoritaire des autres... une position vécue comme insolente par les autres » (p. 66).

    66Certaines caractéristiques personnelles peuvent représenter une menace dans un groupe ou service en compétition pour « présenter la meilleure prestation, la meilleure image » (p. 66).

    La mise à l’écart

    67Le bouc émissaire est alors « expulsé d’une place d’humain désirant pour n’être plus qu’aliéné à l’autre » (p. 54). Sa personne est mise « à distance dans les quatre aspects du langage, du corps, de l’espace et de l’activité dans le service » (p. 44).

    68Sur le plan spatial, la personne occupe une position paradoxale, « celle qui est la plus critiquée, la plus exposée et celle qui n’apparaît nulle part, qui est niée ou oubliée systématiquement » (p. 44). Distance au groupe ou invisibilité qui se traduit dans « l’organisation des bureaux, dans l’espace des réunions », dans la cohérence avec l’organigramme.

    69Sur le plan de l’action, « le sujet a-t-il accès, de manière dynamique, ouverte et évolutive, à l’ensemble des actions engagées par l’équipe, aux initiatives d’adaptation, aux dispositifs innovants, aux dispositifs mis en avant publiquement pour valoriser l’équipe » (p. 44) ? La personne bouc émissaire est souvent celle à qui on ne confie jamais d’action valorisante ni innovante. « Les actions du sujet sont-elles valorisées à l’interne et à l’externe comme celles des autres membres de l’équipe ? Lui confie-t-on des missions de confiance ou à enjeu important ? » (p. 44).

    70Au-delà de la place, d’autres repérages du processus collectif de désignation du bouc émissaire deviennent possibles.

    Un repérage symptomatologique

    71Sur le plan de la fonction, des discours, du corps, des pistes sont proposées pour repérer comment « le sujet est assigné à une place et une fonction dont il ne peut sortir et qui le figent dans un développement impossible ». Peut-il « intervenir, argumenter, contre argumenter, développer sa parole » ? « Comment son discours est-il pris en compte, ou n’est-il pris en compte que d’une seule manière c’est-à-dire par une indifférence, une non écoute voire un rejet systématique ou pire une mise en dérision ? » Le corps, est-il pris dans « une mobilisation constante et tensionnelle qui signe un mal-être » ? (p. 43).

    72Ce descriptif permet encore de décrire les situations relationnelles et institutionnelles :

    73les « perturbations du quotidien : bruit, intensité de propos, déplacements, lumière, problèmes matériels récurrents ou non, organisation temporelle des activités, contre-ordres, communication interne inadéquate... donnent matière à chacun dans le fantasme d’empêchement à sa bonne réalisation, au vécu victimaire ou au sentiment d’injustice » (p. 56).

    74Au-delà de cette phénoménologie de la place et de la symptomatologie du bouc émissaire l’auteur donne quelques critères pour une typologie.

    Une catégorisation en typologie

    75L’auteur considère « quatre figures prototypiques de bouc émissaire », le rival, le chouchou, la différence étrange, l’esseulé, qu’il analyse selon le type de problème conflictuel à résoudre dans le groupe et qu’il exemplifie :

    Face à la concurrence dans la dimension désirante et de l’émergence de nouvelles pratiques, la première figure est celle du rival, du concurrent [...] Face à la question du dire, de la liberté d’expression, la seconde figure est celle du chouchou [...] Face aux contraintes du contexte, de l’organisation du partage des tâches, la troisième figure est celle de la différence menaçante, de l’inquiétante étrangeté. [...] Enfin, face à l’inquiétude de la perte de sens du groupe, du vide, la quatrième figure est celle de l’isolé ou de l’absent (p. 46).

    Les partenariats et les réseaux

    76L’ouverture hors de l’institution amène à poser la question de l’incomplétude de chacun et du déplacement des objets de désir mimétique, à confronter les « différentes logiques institutionnelles, réelles ou fantasmées », c’est pourquoi « la clinique du réseau et du partenariat est prise dans les renoncements narcissiques dans le travail avec l’Autre et avec l’autre singulier » (p. 73). Cela entraîne pour les partenaires et les membres du réseau la découverte des limites, de l’épuisement, du manque de reconnaissance, du dénigrement, c’est gagner en humilité :

    Cependant oser trop avancer cette humilité professionnelle, c’est prendre le risque de se mettre en position de grande faiblesse et de recevoir d’importants qualificatifs négatifs. Le bouc émissaire est cette posture ambivalente de force et faiblesse, d’initiative et de retrait dans les relations (p. 83).

    77Si les réseaux et partenariats qui se développent aujourd’hui hors des institutions en crise produisent le bouc émissaire, c’est plus évident encore dans les familles en difficulté.

    Les familles

    78Pour Bernard Gaillard, la famille comme ensemble de personnes reliées physiquement et symboliquement « met en exergue le conflit psychique et interpersonnel de la similarité et de la différenciation : comment être différent tout en appartenant à la même famille, comment être différent et identique en même temps » (p. 93).

    79La violence sexuelle et meurtrière en famille est alors un trouble de l’indifférenciation : les confusions dans les différences de statuts entre les membres, et l’incapacité de ses membres à choisir pour une organisation hiérarchisée explicite donnant une place à chacun à l’intérieur et à l’extérieur du groupe famille. « Le parricide, l’infanticide comme l’abus sexuel incestueux, correspondent à la transgression d’une différence qui ne peut être assumée ou tolérée. [...] L’aménagement incestueux viserait à lutter contre l’angoisse de séparation et à entretenir l’illusion du paradis prématurément perdu ou auquel on n’a pas suffisamment goûté » (p. 95).

    80Signe de l’indifférenciation, l’éviction du bouc émissaire par l’agression incestueuse rassemble momentanément les membres du groupe en fusion contre la victime : « La victime de l’abus sexuel incestueux, comme les autres figures du bouc émissaire, se “sacrifie” pour les autres de la famille » (p. 98). Cet ordre sacrificiel qui dévitalise la victime, qui est obstacle à la construction identitaire de chacun des membres du groupe famille, ne parvient pas à instaurer de la différenciation entre les personnes. Il évacue les interdits qui séparent et protègent de la rivalité :

    Le processus incestueux, figure d’une défaillance de différenciation générationnelle ou fraternelle, parfois reproduite d’une génération à une autre, sollicite la toute-puissance des interdits et de leur intériorisation pour disparaître. La sanction judiciaire et la structuration d’une vigilance sociale permanente sont deux dispositions protectrices des victimes actuelles et éventuellement futures (p. 99).

    81Dès lors, la solution pour sortir de « l’a-conflictualité » et de « l’a-historicité », comme enfermement familial, est une plainte en justice : « La plainte peut être considérée comme renaissance, ou plutôt tentative de naissance pour sortir de ce monde familial indifférencié et mortifère » (p. 101).

    82Bernard Gaillard dès lors fournit quelques éléments pour une criminologie du bouc émissaire.

    Criminologie du bouc émissaire

    83Dans les institutions indifférenciées où les individus se croient menacés par certaines différences qui dérangent, « le mécanisme de bouc émissaire expulse l’élément devenu dangereux ou néfaste » : « Le lien institutionnel devient maltraitant » (p. 58).

    84On constate alors diverses pathologies du bouc émissaire, celui-ci « peut réagir soit par le silence de sidération, soit par l’identification à l’agresseur renforçant sa désignation comme perturbateur... soit par la recherche d’un partenaire privilégié repéré comme allié potentiel, valorisant et soutenant, soit par la fuite, acceptant de se sacrifier ou d’être sacrifié à son insu, d’être victime émissaire » (p. 58).

    85Dans les institutions en crise, cela se traduit au niveau de l’exercice du pouvoir :

    [il] se condense par quelques paramètres : celui d’avoir la clef, c’est-à-dire de permettre ou d’empêcher une personne d’être dans un lieu ; celui de la décision budgétaire, c’est-à-dire de permettre ou d’empêcher un personnel d’avoir le matériel adéquat à son développement ; celui de donner la parole, c’est-à-dire de permettre ou d’empêcher une personne d’argumenter sa stratégie professionnelle. Le bouc émissaire est la figure antinomique de celle du pouvoir. Elle est celle de la mort (p. 72).

    86Réutilisant un concept de Michel Foucault, à la suite du philosophe italien Giorgio Agamben (1998), Bernard Gaillard voit s’exercer sur la victime un « biopouvoir mortifère, c’est-à-dire une intervention sur le vivant ne prenant que la forme de sa mise à mort » (p. 72). Cette mise à mort de la victime émissaire interviendrait y compris dans nos sociétés et organisations dites démocratiques : « Nous assisterions au retournement mortifère du biopouvoir foucaldien en thanatopouvoir. Ce thanatopouvoir au sein de l’entreprise et des réseaux professionnels contribue à la fabrique de souffrances, se joue des plus vulnérables qui risquent de s’engager dans des impasses existentielles. » La responsabilité des autres du groupe à propos de ce qui arrive au bouc émissaire est grande, trop contents d’avoir été épargnés ils développent souvent de l’incompréhension devant ce qui leur semble impensable. Elle reste difficile à évaluer : « Les uns et les autres n’ont pas, en tout cas dans les prémisses de la situation, conscience de la violence mortifère de leurs sentiments et de leurs actes. Il peut y avoir comme une sidération face au phénomène » (p. 90). Quand le lien dans le groupe de pairs ou familial amène un retrait progressif des autres, pour le bouc émissaire, « l’issue fatale est le suicide ».

    87Comment faire dès lors pour sortir du piège ?

    Pistes d’actions à mettre en œuvre

    88Pour qu’un groupe humain puisse échapper à cette violence sacrificielle, il faut le secours de l’éthique et du droit (« une vigilance éthique est certainement à exercer dans tous les espaces institutionnels et interstitiels », (p. 73)), mais aussi d’une aide professionnelle. Pour Bernard Gaillard, dans l’entreprise ou la famille, celle-ci sera thérapeutique : « le clinicien du groupe peut entraver les dynamiques mortifères et sacrificielles. L’analyse de groupes professionnels et de groupes d’usagers au sein d’institutions permet de consolider une modélisation clinique » (p. 42). Il est utile dans cette zone indifférencié, de faire jouer le tiers et la tiercéité :

    [l’]intervention, en situation de crise ou de manière plus régulière inscrite dans le temps institutionnel, est réalisée par un tiers extérieur. Cette tiercéité permet au clinicien de prendre de la distance, de faciliter son analyse des phénomènes [...] Cette intervention peut se dérouler en rencontres individuelles, de petits groupes, de grands groupes. L’intervention tierce, le rappel des interdits, la mise en œuvre de rites, et le retour à un ordre institutionnel explicite sont les modalités du clinicien de prévention de l’anomie et du paroxysme de la violence de l’indifférenciation. L’intervenant tiers engage un processus qui met au travail la position de vulnérabilité et de responsabilité de chacun dans le collectif (p. 47).

    89Les dispositifs à proposer sont « des ateliers de pratiques professionnelles, une formation permanente notamment en rapport avec les évolutions de l’environnement : législation, technologie, habitus sociaux » : « Un travail sur la reconnaissance, l’estime de soi, le sentiment de sécurité » (p. 50). De nombreuses pistes sont exposées pour développer la dimension éthique de l’attention à l’autre, notamment « une charte de la qualité et du bien-vivre ensemble » : « Cette approche positive conçoit tout autre comme ressource et non comme obstacle à sa propre réalisation » (p. 55).

    90Mais il reste indispensable de faire une place au droit, droit du travail, justice pénale :

    Le droit et sa mise en œuvre instaurent un ordre dans la place de chacun au sein d’un groupe en société. La plainte en justice fait crise résolutoire. [...] La loi fait Tiers différenciateur et s’impose comme tel à la place du père (ou du groupe) qui manipulait l’indifférenciation et les confusions (p. 106).

    91Le livre de Bernard Gaillard propose tout à la fois des descriptions de situations de boucs émissaires dans la réalité sociale, des analyses scientifiques et de précieuses pistes pratiques de prévention et de remédiation. Il est riche en dynamiques à instaurer pour comprendre, prévenir et réparer les processus, les blessures et les stigmatisations du bouc émissaire. On l’aura compris ce qui est proposé dans le cadre d’une clinique thérapeutique peut être transposé dans l’action en éducation et en formation.

    92Le bouc émissaire est un mécanisme relationnel et dynamique qu’on peut et doit comprendre mais qu’il faut apprendre à déjouer et à surmonter. S’il a pu avoir son utilité anthropologique dans les sociétés archaïques pour réguler l’hostilité réciproque et collective en la reportant sur certains, sa manipulation délibérée toujours active aujourd’hui, d’autant plus que la société moderne déchaîne la concurrence, n’est désormais plus acceptable au nom des valeurs morales et éthiques de la personne, de la justice et des droits de l’homme.

    Bibliographie

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    Darwin, C., Barbier, E., & Vogt, K. C. (1881). La descendance de l’homme et la sélection sexuelle (1–). C. Reinwald. https://doi.org/10.5962/bhl.title.16751
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    Darwin, Charles, Edmond. Barbier, and Karl Christoph Vogt. “La Descendance De l’homme Et La sélection Sexuelle”. []. C. Reinwald, 1881. https://doi.org/10.5962/bhl.title.16751.
    Freud, Sigmund. “Totem Et Tabou”. Classiques Des Sciences Sociales. J.-M. Tremblay, 2002. https://doi.org/10.1522/cla.frs.tot.
    Wittgenstein, Ludwig. “Remarques sur ‘Le Rameau d’or’ de Frazer”. Actes de la recherche en sciences sociales. PERSEE Program, 1977. https://doi.org/10.3406/arss.1977.2566.
    Darwin, Charles, et al. La Descendance De l’homme Et La sélection Sexuelle. [], C. Reinwald, 1881. Crossref, https://doi.org/10.5962/bhl.title.16751.
    Freud, Sigmund. “Totem Et Tabou”. Classiques Des Sciences Sociales, J.-M. Tremblay, 2002. Crossref, https://doi.org/10.1522/cla.frs.tot.
    Wittgenstein, Ludwig. “Remarques sur ‘Le Rameau d’or’ de Frazer”. Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 16, no. 1, PERSEE Program, 1977, pp. 35-42. Crossref, https://doi.org/10.3406/arss.1977.2566.

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    Notes de bas de page

    1  Traduction de la Bible de Jérusalem, Paris, Cerf, 1996.

    2  Certains, comme Ludwig Wittgenstein (1982), lui reprocheront un manque de distance historico-critique de la part d’un scientifique, une manière trop européocentrique d’exprimer sa réprobation devant les rites barbares.

    3  « [...] l’homme n’était pas un animal sociable et il peut avoir vécu seul avec plusieurs femmes, comme le gorille, au sujet duquel les indigènes s’accordent à dire qu’on ne voit jamais qu’un mâle adulte dans la bande, et que lorsqu’un jeune mâle s’est développé, il y a lutte pour le pouvoir ; le plus fort, après avoir tué ou chassé les autres, se met à la tête de la communauté. Les jeunes mâles, ainsi expulsés et errants, réussissent à la fin à trouver une compagne, ce qui évite ainsi des entrecroisements trop rapprochés dans les limites de la même famille » (Darwin, 1876).

    4  Essai initialement publié en 1939 à Vienne dans la revue Imago.

    5  Si le mécanisme du bouc émissaire devient un rite qui vient organiser le système sacrificiel, comme naissance de la culture, avec le système des rites, des interdits et des mythes, si comme rite ou culte primordial il institue la culture, il faut bien qu’il ait pour référence un fait antérieur non cultuel et non cérémoniel. Girard fait l’hypothèse d’une sorte de lynchage spontané qui aurait eu un effet très surprenant et apaisant sur les protagonistes, qui a été renouvelé de manière artificielle cérémonielle et commémorative pour provoquer la même efficacité.

    6  Citons, parmi d’autres, Lhuilier, 2002, subtile clinique du harcèlement au travail selon les modalités actuelles de la modification du travail et du management qui excluent.

    7  On peut citer notamment les travaux d’Emmanuel Todd, historien anthropologue des structures familiales et démographe. Dans un récent ouvrage très controversé (2015), il n’hésite pas à parler de crise religieuse indifférenciée et de bouc émissaire. Il redoute que dans une société en déshérence ayant fait le choix d’un chômage massif pour protéger le modèle européen financier et économique, la seule issue ne soit de détourner les énergies vers le bouc émissaire, contre une catégorie culturelle et sociale particulière : les musulmans.

    8  Outre mes propres travaux (1997, 2002, 2005), je pense à ceux d’Éric Debarbieux sur le harcèlement à l’école (2011), d’Alix Garnier (2008), du collectif CERBERES (Conseil, études, réflexions sur le bouc émissaire réel et symbolique) qui anime l’Observatoire du bouc émissaire à l’école (université de Lille 3) et d’autres laboratoires et chercheurs...

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    • Marie-Louise Martinez
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    1  Traduction de la Bible de Jérusalem, Paris, Cerf, 1996.

    2  Certains, comme Ludwig Wittgenstein (1982), lui reprocheront un manque de distance historico-critique de la part d’un scientifique, une manière trop européocentrique d’exprimer sa réprobation devant les rites barbares.

    3  « [...] l’homme n’était pas un animal sociable et il peut avoir vécu seul avec plusieurs femmes, comme le gorille, au sujet duquel les indigènes s’accordent à dire qu’on ne voit jamais qu’un mâle adulte dans la bande, et que lorsqu’un jeune mâle s’est développé, il y a lutte pour le pouvoir ; le plus fort, après avoir tué ou chassé les autres, se met à la tête de la communauté. Les jeunes mâles, ainsi expulsés et errants, réussissent à la fin à trouver une compagne, ce qui évite ainsi des entrecroisements trop rapprochés dans les limites de la même famille » (Darwin, 1876).

    4  Essai initialement publié en 1939 à Vienne dans la revue Imago.

    5  Si le mécanisme du bouc émissaire devient un rite qui vient organiser le système sacrificiel, comme naissance de la culture, avec le système des rites, des interdits et des mythes, si comme rite ou culte primordial il institue la culture, il faut bien qu’il ait pour référence un fait antérieur non cultuel et non cérémoniel. Girard fait l’hypothèse d’une sorte de lynchage spontané qui aurait eu un effet très surprenant et apaisant sur les protagonistes, qui a été renouvelé de manière artificielle cérémonielle et commémorative pour provoquer la même efficacité.

    6  Citons, parmi d’autres, Lhuilier, 2002, subtile clinique du harcèlement au travail selon les modalités actuelles de la modification du travail et du management qui excluent.

    7  On peut citer notamment les travaux d’Emmanuel Todd, historien anthropologue des structures familiales et démographe. Dans un récent ouvrage très controversé (2015), il n’hésite pas à parler de crise religieuse indifférenciée et de bouc émissaire. Il redoute que dans une société en déshérence ayant fait le choix d’un chômage massif pour protéger le modèle européen financier et économique, la seule issue ne soit de détourner les énergies vers le bouc émissaire, contre une catégorie culturelle et sociale particulière : les musulmans.

    8  Outre mes propres travaux (1997, 2002, 2005), je pense à ceux d’Éric Debarbieux sur le harcèlement à l’école (2011), d’Alix Garnier (2008), du collectif CERBERES (Conseil, études, réflexions sur le bouc émissaire réel et symbolique) qui anime l’Observatoire du bouc émissaire à l’école (université de Lille 3) et d’autres laboratoires et chercheurs...

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    Un bouc émissaire dans votre service ou votre famille

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    Martinez, M.-L. (2017). Préface. In Un bouc émissaire dans votre service ou votre famille (1‑). Presses universitaires de Rouen et du Havre. https://doi.org/10.4000/books.purh.14697
    Martinez, Marie-Louise. « Préface ». In Un bouc émissaire dans votre service ou votre famille. Mont-Saint-Aignan: Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2017. https://doi.org/10.4000/books.purh.14697.
    Martinez, Marie-Louise. « Préface ». Un bouc émissaire dans votre service ou votre famille, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2017, https://doi.org/10.4000/books.purh.14697.

    Référence numérique du livre

    Format

    Gaillard, B. (2017). Un bouc émissaire dans votre service ou votre famille (1‑). Presses universitaires de Rouen et du Havre. https://doi.org/10.4000/books.purh.14667
    Gaillard, Bernard. Un bouc émissaire dans votre service ou votre famille. Mont-Saint-Aignan: Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2017. https://doi.org/10.4000/books.purh.14667.
    Gaillard, Bernard. Un bouc émissaire dans votre service ou votre famille. Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2017, https://doi.org/10.4000/books.purh.14667.
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