De l'état social à l'état des droits de l'homme ?
|Troisième partie. Un état au service des droits de l’homme ?
Conclusion générale
Entrées d'index
Géographique :
FranceTexte intégral
1Le retour du néolibéralisme ne s’accompagne pas d’un retrait de l’État de ses fonctions non régaliennes, à plus forte raison d’un renoncement à celles-ci. Nous avons vu bien plutôt qu’est à l’œuvre une recomposition de ses territoires et de ses modes d’interventions à partir d’une logique de désengagements et de nouveaux engagements. Le droit du travail occupant une place centrale dans la construction même de l’ordre social, dans l’organisation de la société, nous a offert un terrain privilégié pour appréhender ce double mouvement : le relâchement de la contrainte étatique sur la codification des relations professionnelles, d’une part ; l’investissement majeur dans les politiques d’accès à l’emploi, d’autre part.
2Mais, au-delà de la simple balance d’interventions et de replis, ce double mouvement manifeste de profondes transformations de l’État social. Loin de s’apprécier seulement en pertes et profits, avancées et reculs, les mutations identifiées dans ce travail sont caractérisées par leur grande interdépendance et une nouvelle cohérence. Elles nous invitent à penser qu’on assiste à une métamorphose de l’État social à la fois dans ses fondements référentiels et dans les objectifs qu’il s’assigne.
3L’État réattribue à l’acteur économique une partie de ce qui lui avait été progressivement retiré tout au long d’un processus résistible de construction de l’État social. Depuis la IIIe République, les principales dimensions de la protection du travailleur (sécurité, hygiène, embauche, salaires, durée du travail…) relèvent en grande partie des prérogatives étatiques. Cette attribution s’est faite au nom du principe selon lequel certains domaines méritent d’être soustraits à l’emprise des seules logiques économiques. C’est ce principe qui est peu à peu remis en cause à travers un transfert de certaines de ces prérogatives à l’acteur économique. Ce transfert se fait au nom de la priorité accordée à l’efficacité économique dans la compétitivité mondiale. Il repose sur la transgression fondamentale des principes fondateurs du droit social et de la conception politique des relations sociales élaborée dans le cadre d’un projet politique de construction de la collectivité. Ce mouvement de libéralisation équivaut à restituer à la société civile une capacité d’auto-organisation perçue précédemment comme individuellement illusoire et collectivement dangereuse.
4Ce mouvement de libéralisation n’a pas été sans conséquences sur le marché du travail. Il s’est traduit par une aggravation massive du chômage, une augmentation de la pauvreté laborieuse, une fragilisation de pans entiers de la population. Face à une telle dégradation, l’État s’assigne comme tâche prioritaire la prise en charge de ces populations par l’élaboration de politiques de l’emploi. Certes, depuis la Libération, il existait une politique de main-d’œuvre articulée aux politiques industrielles et ayant pour fonction d’accompagner les restructurations. Elle était alors un élément de la politique de l’emploi. Les politiques de l’emploi se constituent quant à elles comme une sphère quasi-indépendante prise dans un mouvement centrifuge, s’affranchissant de la politique économique et n’agissant que sur les marges. De plus, et c’est certainement là la caractéristique essentielle de cette deuxième mutation, la philosophie des droits de l’homme prend une large place dans le référentiel au nom duquel ces politiques sont élaborées. Elles sont construites dans un affrontement symbolique à l’assistance dont le procès est constamment instruit. Elles veulent en être le contre modèle qui permettrait à chaque bénéficiaire de retrouver sa dignité en s’inscrivant dans une réciprocité aussi fictive soit-elle.
- 1 J.-M. Guéhenno, L’avenir de la liberté, op. cit., p. 49 et 63.
5Dans ce nouveau cours, le déterminisme économique posé comme contrainte non seulement incontournable mais aussi indiscutable, devient très rapidement le vecteur d’une certaine politique. L’État social se mue en prestataire de services. La place et le rôle qu’il acquiert de fait à travers cette politique publique en change la fonction principale. À maints égards, sa position est inédite tant vis-à-vis de l’économie que de la société civile. Il se trouve en situation d’intervenir dans le sillage des grandes orientations économiques afin d’en gérer les effets socialement déstructurants. Pour ce faire, il créera diverses institutions (intermédiaires de l’emploi…), il financera des programmes, il se montrera obnubilé par les avancées et les reflux des chiffres de l’emploi salarié jusqu’à en faire l’horizon de son intervention… En privilégiant une approche purement quantitative du chômage, l’État ne se soumet pas seulement à l’économisme ambiant, il le légitime jusqu’à en devenir lui-même prisonnier. La baisse des statistiques du chômage, leur affichage deviennent très rapidement le critère essentiel voire unique, d’évaluation de son action. L’État prend des allures de vaste agence de placement. Il est de moins en moins souverain et devient de plus en plus prestataire de services. Jean-Marie Guéhenno craint que, de plus en plus, « l’État [ne soit] pas jugé sur sa capacité à exprimer une communauté humaine, à construire ou consolider son identité, mais sur la qualité des “services” qu’il lui rend […]. Il doit chaque jour justifier humblement, à côté d’autres acteurs qui lui font concurrence, son utilité1 ». L’État perd en effet peu à peu la position d’extériorité indispensable à la définition de l’intérêt général, à la constitution de la société. Le jeu de distance entre pouvoir et société – pas de fusion, pas de rupture – cède du terrain à une approche plus modeste et plus utilitariste. L’État prend l’allure d’une combinaison instable, transitoire, fragile de services permettant à des groupes sociaux l’administration de leur destin. Gouvernement de l’ensemble ou réponse aux revendications de groupes de la société civile ? Telle semble bien être la question.
- 2 Selon le relevé de conclusions du 9 février 1984 l’État prend en charge les primo demandeurs (jeun (...)
6Ce nouveau cours, on l’a vu, se concrétise par l’attribution à l’État de tâches de gestion de populations jugées par le patronat comme un handicap pour la compétitivité et donc renvoyées à la « solidarité nationale », l’assistance. L’acteur économique confie à l’État la gestion d’une population qu’il désigne comme résiduelle, « inemployable » en l’état. Il parvient à imposer un partage des responsabilités dans le champ de l’indemnisation du chômage entre un régime d’assurance financé par cotisation et un régime de solidarité reposant sur l’impôt (protocole du 10 janvier 1984)2. L’État, en acceptant de débarrasser l’acteur économique de forces jugées par ce dernier peu rentables, entérine un choix patronal guidé par des intérêts bien souvent immédiats et catégoriels. Par là même, l’État affiche sa mise au service d’une économie investie d’une puissance de transformation sociale.
- 3 J. Commaille, Les nouveaux enjeux de la question sociale, Paris, Hachette, 1997, p. 48.
7La convergence de ces différentes mutations dessine bien l’ébauche d’un État prestataire de services qui se met au service de la société. La protection sociale est d’ailleurs perçue plus comme un service producteur de droits que chacun revendique comme un dû, « un système de protection individualisé dont chaque individu calcule les bénéfices et les coûts correspondants, de façon analogue à un simple contrat d’assurance, que comme l’expression d’une solidarité générale dans laquelle il est impliqué3 ». Une dérive semblable menacerait le camp des mutualistes soulignant ainsi la modification profonde qui affecte la relation entre individu et collectivité ou pour reprendre la formulation de M. Gauchet la dissociation croissante entre « souveraineté individuelle » et « pouvoir social ». D’un côté, défiance grandissante face à un État de plus en plus défaillant quant à une conception globale de l’intérêt général, quant à sa capacité à affirmer des principes de gouvernement ; de l’autre, emballement de demandes qui lui sont adressées en ce qui concerne protection et bien-être individuels. C’est par la nature des réponses apportées – distributions de biens monnayables sur le marché économique, éléments d’un marché politique de plus en plus prégnant – que s’affaiblit le rôle étatique de pilote, de grand ordonnateur de la société et que se développe une incapacité à redéfinir politiquement la collectivité en termes de droits et de devoirs. Centrée sur le déploiement des droits individuels, sur la reconnaissance de la singularité juridique, la démocratie est frappée d’impuissance quant à la nécessité de repenser une articulation entre l’indépendance des personnes et la puissance collective.
- 4 R. Draï, « Droit et politique : à propos de l’arrêt Touvier », CURAPP, Droit et Politique, Paris, (...)
8Dans ce mouvement de recompositions des territoires d’intervention étatiques, le droit acquiert symétriquement une autorité accrue, une légitimité bien supérieure à celle qu’il connaissait précédemment. Mais ce droit, en mettant prioritairement en scène des droits individuels, change de nature. C’est un droit qui désunit plus qu’il ne réunit. Il peut même devenir une « simple technologie serve, utile seulement pour mettre en forme acceptable [l] es volontés [du politique]4 ». Il procède par recommandations et tend à devenir une sorte de technique de cogestion notamment dans l’affaiblissement du statut au profit d’une contractualisation des rapports sociaux qui tend à se développer. Au fur et à mesure que les règles de la vie sociale se dépolitisent, elles se soumettent à l’ordre du droit dans lequel règnent en maître le droit administratif de la concurrence et les droits de l’homme sous le contrôle d’institutions quasi-judiciaires et de la figure toute puissante politiquement des juges.
- 5 G. Carcassonne, « Société de droit contre État de droit », op. cit., respectivement p. 38 et 40.
9Toutes ces évolutions font émerger une « société de droit, dans laquelle à peu près toutes les activités humaines pourraient, voire devraient, être soumises au droit, et encadrées par lui ». Les champs d’intervention de celui-ci se développent, se diversifient (procès médicaux, arrêtés municipaux…), de nouveaux comportements déclarés délictuels sont sanctionnés (harcèlement moral…) « ce sont tous les rapports sociaux qui donnent ainsi lieu à la réglementation et le droit liquéfié, s’infiltre partout5 ».
10Mais il serait erroné d’envisager ces mutations comme étant uniquement au bénéfice, en faveur d’une prépondérance voire d’une omnipotence du droit. Dans le même temps où celui-ci conquiert les positions qu’on vient de décrire, l’instance politique se trouve elle-même engagée dans un mouvement de redéfinition. Il ne s’agit pas seulement d’un mouvement de privation, d’amputation qui priverait celle-ci de tout pouvoir comme certains tentent à le dire un peu vite. Dans cette opération, cette instance est moins dépossédée qu’elle ne voit redéfinie ses attributions. Et celles-ci s’alimentent précisément à la source juridique dans laquelle elle puise une légitimité renouvelée, une « méta-raison », celle des droits de l’homme qu’elle est de moins en moins en capacité de produire par elle-même.
- 6 Ibid., respectivement p. 42 et 40.
11Si le droit tend à s’auto-référencer et à s’auto-développer jusqu’à imposer parfois sa direction au politique, l’État n’en est pas secondarisé pour autant ni voué à l’aboulie. On peut même à juste titre considérer que c’est l’inverse qui se produit. « On n’a pas aussitôt mesuré que ce que l’administration perdait, c’est la norme qui le gagnait, avec ce qu’elle implique finalement, de retour de l’État sous une autre de ses apparences », écrit G. Carcassonne. « Il est à peine excessif de dire que, sous le prétexte controuvé d’un perfectionnement de l’État de droit, c’est une espèce de totalitarisme juridique dont menace, de manière déjà perceptible, la Société de droit6. » C’est bien la caractéristique d’un droit gestionnaire que d’être concerné par tout et de penser pouvoir répondre à tout type de question et de problème jusqu’à suppléer tout autre référence particulièrement défaillante : définir, prévoir, réguler, protéger… Or la valorisation de l’individu et de sa subjectivité a transformé le droit et la dévaluation de la loi commune en est l’expression la plus nette.
- 7 M.-C. Blais, « Une libération problématique », Le Débat, n° 121 sept. -oct. 2002, p. 140-149.
12La première conséquence en est un affranchissement de tous envers tous, assignant chaque individu à lui-même, l’enfermant dans un vis-à-vis avec lui-même désormais posé comme source de sens. La Convention internationale des droits de l’enfant élaborée en 1989 illustre parfaitement ce point. En établissant une analogie entre droits de l’enfant et droits de l’homme, elle néglige l’indispensable travail de médiation collective, éducative, nécessaire à l’exercice de ses droits. Il ne suffit pas de déclarer la liberté de l’enfant, encore faut-il le mettre en situation de pouvoir acquérir les moyens de la faire advenir et de l’exercer. Instituer ce sujet de droit qu’est l’enfant ne peut se faire sur la négation de sa dépendance primitive7.
- 8 I. Théry, « Vie privée et monde commun », Le Débat, n° 85, 1995, p. 147.
13En outre, et l’ensemble des évolutions pointées au cours de cet ouvrage le montrent bien, poser le postulat d’une liberté originelle, ne peut qu’engendrer une plus grande inégalité quant à l’usage individuel de ses droits. La dynamique de l’inégalité des conditions est réintroduite dans des domaines où elle semblait avoir été maîtrisée. Qu’en est-il en effet de l’égale liberté entre des citoyens armés de droits individuels donnés comme bouclier pour un éventuel affrontement de tous contre tous ? Vulnérabilité psychologique et vulnérabilité sociale, inégalités de tous ordres, risquent de se conjuguer et de laisser place aux rapports de force bruts, résultat « naturel » d’une négociation intersubjective généralisée répudiant le conflit et l’arbitrage d’un Tiers. Les travaux d’Irène Théry sur le divorce et les mutations de l’espace familial montrent comment les espoirs portés par l’émancipation subjective laissent très souvent place à un profond désarroi ; comment l’individu est menacé par « cela même qu’il revendique comme son bien le plus précieux : une vie privée accomplie comme un itinéraire individuel et libre8 » ; comment un droit et une justice en se transformant en outils gestionnaires, piègent l’individu qu’ils étaient censés libérer. Le glissement des droits-créances dans l’orbite des droits de l’homme peut empêcher la liberté d’advenir et conduire alors à imposer la normativité comme seul horizon envisageable.
14C’est que l’État social n’est plus vraiment celui de la synthèse démocrate-libérale qui visait par la socialisation l’émancipation du plus grand nombre. L’État social des Trente Glorieuses est la mise en forme d’une articulation politique entre les impératifs de la régulation économique et les exigences sociales du développement collectif. Il est la traduction, la concrétisation, la mise en œuvre d’un compromis social construit politiquement.
15Ce compromis, nous l’avons vu à travers la formation du droit du travail, ne repose pas seulement sur un rapport de forces ; il est aussi fondé sur une communauté de valeurs et de représentations de l’homme au travail, élaborée au cours d’affrontements, de conflits, de débats arbitrés politiquement. Si l’entreprise et l’initiative économique ne sont pas contestées, leurs instigateurs ne peuvent cependant pas se désintéresser du cours général de la société. La limitation de leur pouvoir par le Code du travail ou l’obligation qui leur est faite de participer au financement de la Sécurité sociale par les cotisations patronales, en sont deux données exemplaires. C’est qu’il s’agit là d’un compromis fondateur d’un certain type de société.
16La conciliation qu’il opère pendant trois décennies entre les intérêts du capital et ceux du travail, dans une société démocratique tiraillée, déchirée par inégalités et affrontements de classes, est responsable de son succès. Or, c’est bien la compatibilité entre les valeurs d’égalité inhérentes à la citoyenneté démocratique et la logique profondément inégalitaire du marché qui est aujourd’hui remise en cause. Le transfert de légitimité opéré en faveur de l’économie et de la société civile ne peut que se solder par la substitution à ce type de compromis d’une pluralité de compromis d’une tout autre nature.
17La nouvelle configuration repose largement sur la négation du paradoxe de l’autonomie, paradoxe au sens où cette dernière ne peut se réaliser qu’au travers d’une construction hétéronome. Rien d’étonnant à ce que les relations de production perdent leur dimension de rapports sociaux centraux qu’un travail politique constant se doit de préserver. Résultat de contrats, d’arrangements locaux…, les compromis sont prioritairement le fruit d’un simple rapport de forces accompagné, justifié par des arguments de nature économique et morale. Et surtout ces compromis reposent en grande partie sur les concessions de ceux qui ont un travail à l’égard de ceux qui n’en ont pas, au nom de la solidarité.
18Le compromis entre le capital et le travail résultait de l’arbitrage d’intérêts antagonistes par la politique qui remplit ainsi sa fonction première d’instituant. Les compromis actuels résultent de plus en plus d’une réaction aux dégâts consécutifs à la prééminence de la logique de marché et à l’alignement progressif de l’ensemble de la société sur son mode de fonctionnement. Ils font l’objet de négociations ponctuelles, circonstancielles dans lesquelles s’affrontent des groupes d’intérêt, des lobbies, parfois des « communautés ».
19Le double mouvement de l’État analysé ici, libéralisation de la codification de la relation professionnelle d’une part et développement des politiques de l’emploi de l’autre, met en lumière ce nouveau type de compromis horizontal exonérant de toute responsabilité la sphère économique. Cela est rendu possible par l’effacement de la dimension collective du pouvoir. La mise en place par l’État des conditions permettant le libre jeu du marché a réduit d’autant ses propres possibilités d’interventions organisatrices. Les débats ne se construisent plus autour d’objectifs et de moyens guidés par des principes, ils portent sur des situations auxquelles répondent provisoirement des alliances, elles aussi provisoires. Le vote de la loi sur le RMI en 1988 en est un bel exemple. À l’unanimité de ce vote a rapidement succédé la critique tous azimuts de la mesure. Comme beaucoup d’autres mesures sociales, les politiques de l’emploi dans leur grande majorité ont été pensées et mises en application selon cette logique de l’immédiateté, de la fragmentation des réponses. Elles éclairent de manière emblématique le mouvement de transformation de l’État social. Sa fonction politique propre de médiation, indispensable au fonctionnement d’une société libérale qui se veut aussi démocratique, ne semble plus à l’ordre du jour. Les dispositifs mis en place sont présentés comme neutres politiquement, ne devant être jugés qu’à l’aune de tel ou tel critère d’efficacité. De même les modifications intervenues dans les services publics, dans le système de protection sociale… ne viseraient qu’à optimiser leur efficience en tenant compte de telle ou telle contrainte économique et n’engageraient ainsi aucune option politique. Il n’est donc pas question dans ce contexte de dessiner les modalités d’une nouvelle articulation entre l’individuel et le collectif au moyen de réformes guidées par le souci de l’émancipation individuelle grâce à un mieux-être collectif, un accès ouvert aux biens sociaux, une certaine justice sociale. Le nouveau dispositif de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF n° 2001-692 du 1-08-2001) a comme objectif principal la recherche de l’efficacité dans l’utilisation des crédits. Elle consacre la culture de la performance et du résultat. Elle fait du budget l’instrument central des choix gouvernementaux et présente comme risque majeur le refus de plus en plus accentué des acteurs politiques d’exprimer des choix publics clairs, de fixer des priorités politiques.
- 9 P.-H. Imbert, « Droits des pauvres, pauvre(s) droit(s) ? Réflexions sur les droits économiques, so (...)
20La conviction que la politique peut et doit agir sur le corps social et sa destinée, s’efface devant une autre conviction, celle d’une détermination économique à laquelle on ne pourrait se dérober. De vecteur premier de démocratisation de la société libérale, l’État social tend à devenir un auxiliaire, correcteur et gestionnaire des dysfonctionnements majeurs causés par l’autonomisation de la logique économique. Dès lors, le curseur de l’intervention publique se déplace. Il est moins question d’agir politiquement en vue d’un rapprochement des conditions sociales (plus d’égale liberté) qu’en vue d’assurer une couverture minimale et un minimum d’existence à des individus identifiés en fonction de leur âge, sexe, situation familiale, durée de chômage… ou tout autre critère opérant des différenciations multiples, objets même des nouveaux droits sociaux. Selon la formule de Pierre-Henri Imbert, ces droits des pauvres se révèlent être de pauvres droits9. Urgence et efficacité désormais hissées au rang de valeurs phares de l’action publique, justifient une explosion de droits centrés sur telle ou telle caractéristique ou particularité, nécessitant une aide particulière au plus près des réalités. L’horizon universaliste se rétrécit pour laisser plus de place à un immédiat gestionnaire, soumettant au risque d’enfermement des individus aidés dans des statuts multiples et dérogatoires, exposant ainsi la société à une fragmentation sociale qui ne cesse de s’aggraver.
21Pour ce qui est des plus faibles, ceux qui n’ont pas les moyens d’assurer par eux-mêmes leur survie, de tels compromis occasionnels, momentanés créent de nouvelles formes d’assujettissement vis-à-vis de l’État à travers des mesures qui à défaut d’être pérennes font d’eux des « dépendants ». En effet « l’autonomie produite » en dehors de toute puissance collective est vouée à l’impuissance, à une nouvelle dépendance vis-à-vis de l’État. Par ailleurs, le social « éclaté » qui est ainsi institué par cette succession et multiplicité de compromis est de moins en moins en mesure de constituer un vecteur d’autonomie véritable. Il met en scène une adjonction de mesures et de groupes qui peinent d’autant plus à constituer un tout que ces différentes mesures contribuent toujours plus à les différencier en ensembles, sous-ensembles segmentés, ayant perdu le sentiment d’interdépendance et celui d’être solidaires du tout. La disparition des débats sur les finalités communes, débats où chacun, chaque groupe social est amené à poser – et à se poser – la question d’appartenance à une même communauté, s’accompagne d’un affaiblissement du sentiment d’appartenance collective.
22L’ambition de l’État social semble plutôt se limiter à pacifier la coexistence d’individus et de groupes sociaux aux intérêts divergents. Dans ce cadre, les politiques de l’emploi incarnent de façon emblématique l’ambivalence du nouvel État des droits de l’homme. Il accepte d’assumer la modeste fonction de prise en charge des perdants, des laissés-pour-compte de ce libre jeu de concurrences. Mais prise en charge individuelle ne veut pas dire intégration politique de ces individus en tant que citoyens. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement alors même que, comme nous l’avons vu, les interventions de l’État, tant dans leur périmètre que dans leur fonction, sont entrées dans un processus de redéfinition. Elles expriment moins la prééminence et le rôle fondateur des institutions politiques qu’elles n’apparaissent comme des justifications à caractère utilitariste, se traduisant sous formes d’ajustements multiples, partiels, catégoriels et souvent contradictoires, cherchant à s’adapter aux règles du marché. Si l’État social des Trente Glorieuses visait à assurer les conditions d’une existence commune selon les critères définis par le projet politique de la synthèse démocrate-libérale, actuellement il semble se rabattre sur l’aide aux individus sans attaches, sans avoir les moyens réels de les ramener dans le jeu collectif. Par là même, il accentue la disjonction entre individu et citoyen que la philosophie même de l’État social se donnait pour objectif de combattre. Cette modeste fonction semble constituer désormais la principale légitimité d’un État qui tend progressivement à se défaire de l’ambition de construire le collectif, d’instituer le vivre-ensemble.
Notes
1 J.-M. Guéhenno, L’avenir de la liberté, op. cit., p. 49 et 63.
2 Selon le relevé de conclusions du 9 février 1984 l’État prend en charge les primo demandeurs (jeunes de moins de 25 ans, femmes seules, réfugiés…) par une allocation d’insertion et les chômeurs de longue durée par une allocation de solidarité spécifique. De plus dans le cadre de la politique de l’emploi, l’État assure désormais la prise en charge totale d’actions jusque-là financées par l’UNEDIC ; c’est le cas des préretraites, de la rémunération des stagiaires de la formation professionnelle et de l’aide aux chômeurs créateurs d’entreprises. Tout ou presque a été dit sur les conséquences d’une telle dualisation sociale : maintien pour certains chômeurs de leur appartenance au monde salarial, relégation sociale pour d’autres, institutionnalisation de la coupure entre l’économique et le social (privatisation des bénéfices et socialisation des risques).
3 J. Commaille, Les nouveaux enjeux de la question sociale, Paris, Hachette, 1997, p. 48.
4 R. Draï, « Droit et politique : à propos de l’arrêt Touvier », CURAPP, Droit et Politique, Paris, PUF, 1993, p. 305.
5 G. Carcassonne, « Société de droit contre État de droit », op. cit., respectivement p. 38 et 40.
6 Ibid., respectivement p. 42 et 40.
7 M.-C. Blais, « Une libération problématique », Le Débat, n° 121 sept. -oct. 2002, p. 140-149.
8 I. Théry, « Vie privée et monde commun », Le Débat, n° 85, 1995, p. 147.
9 P.-H. Imbert, « Droits des pauvres, pauvre(s) droit(s) ? Réflexions sur les droits économiques, sociaux et culturels », Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, mai-juin 1989.
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.