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De l'état social à l'état des droits de l'homme ?

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Colette Bec

Deuxième partie. Les politiques de l’emploi ou l’illusion d’une puissance collective

Conclusion

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Géographique :

France

Texte intégral

1Après cette incursion dans le monde des politiques de l’emploi, terrain sur lequel se déploient très clairement des contradictions politiques majeures, il faut revenir sur la thèse si largement répandue du déclin de l’État. Nous avons déjà noté le caractère extrêmement flou, ambigu de la notion de retrait. Nous devons de même interroger celle de déclin. Il est alors incontestable que les politiques de l’emploi mettent en scène un État impuissant, très affaibli dans sa fonction première d’organisation de la société. Perte d’autorité, crise de légitimité, interventions correctrices, palliatives sur les marges de la dynamique collective face à une économie directrice, sont bien les traits qui le caractérisent. Ceci est le résultat d’un mouvement national et européen à l’œuvre depuis trois décennies environ. Il consiste à inverser l’ordre des priorités. Il place en tête des préoccupations des objectifs quantitatifs à atteindre (taux d’emploi par exemple) présentés et justifiés techniquement donc apparemment neutres et évacue ou relègue en dernière position tout débat politique sur l’orientation et la signification collectives de telles mesures, de telles décisions.

2L’État de savoir et d’anticipation qui jusqu’au milieu des années soixante-dix pensait, dessinait un ordre du gouvernable, n’est plus. Il se dotait alors d’instruments de connaissance, suscitait des débats qui, malgré leurs limites parfois sévères, visaient à orienter la politique économique et les politiques sociales de façon à les inscrire dans cet ordre du gouvernable. Les politiques de l’emploi étudiées révèlent la fin de cette articulation. La logique économique s’affranchit de plus en plus du contrôle politique. Elle ne semble même soumise qu’à ses propres règles qui tendent à devenir les critères de fonctionnement de l’ensemble de la société. La confiance dans la légitimité et l’efficacité des rapports autorégulateurs spontanés ne se dément pas. Cela ne s’est pas fait « naturellement » ; cela résulte d’un ensemble de décisions politiques qui ont œuvré dans ce sens. Les réformes du droit du travail en témoignent : les relations, quelle que soit leur nature (professionnelle, familiale…) doivent retrouver une certaine liberté caractéristique des liens interindividuels et par là même échapper à l’intervention publique grâce à l’intervention publique.

3Deuxième remarque, l’État perd sa position d’extériorité qui en faisait le Tiers obligé autour duquel s’organisait la communauté politique. L’État descend dans l’arène et doit rendre sa politique attractive.

4Le fait que l’insertion promue ait toujours été une insertion incitée – reposant sur des dispositifs d’ordre financier mis en œuvre par les pouvoirs publics – et pas une insertion négociée – reposant sur un ensemble de régulations sociales et institutionnelles géré par les partenaires sociaux sur la base de compromis –, est bien la preuve d’une position de faiblesse politique et technique de l’État. Se focaliser sur l’abaissement du coût du travail est plus facile et plus rapide que d’engager des négociations complexes et longues avec les entreprises sur différents aspects de leur fonctionnement. Ceci explique qu’à côté de l’explicitation régulière de la relation de confiance qui relierait les services de l’État et les employeurs, rappel d’autant plus récurrent qu’aucun dispositif n’existe pour l’encadrer, la notion de partenariat connaît une vogue semblable. La forme de coopération implicite à cette notion n’est-elle pas un signe supplémentaire des difficultés de l’État à affronter les questions complexes posées par les transformations de la société ? Peu de textes, en effet, peu de mesures qui ne vantent les mérites d’un partenariat mettant en action réciprocité, loyauté, mobilisation et donc seul capable de rendre efficaces des politiques élaborées et conduites en association avec la société civile. Mot magique à la forte connotation morale, censé englober tous les atouts d’une action concertée et éviter miraculeusement tensions et conflits.

  • 1 J. Damon, « La dictature du partenariat », Futuribles, n° 273, mars 2002 ; F.-X. Schweyer, « Vers (...)

5Le succès de tous ces termes slogans traduit bien le développement d’une pensée gestionnaire attribuant à des techniques managériales apolitiques, la capacité de régulation sociale. Il révèle le désarroi d’un État qui minimise de plus en plus la place de la politique1.

  • 2 . À l’origine duquel se trouve la décision du gouvernement d’imposer sans négociation préalable ave (...)
  • 3 A. Supiot, « Un faux dilemme : la loi ou le contrat ? », op. cit.

6On peut aussi évaluer le degré de perte de crédit de la puissance étatique à partir de l’analyse d’une revendication visant à partager les compétences normatives entre le législateur et les partenaires sociaux. Si du projet de « refondation sociale2 » ont été largement médiatisées la volonté d’un contrôle plus strict exercé sur les chômeurs, la suspicion explicite posée sur eux quant à leur déresponsabilisation et à leur « choix » de l’assistance, il est une autre dimension fondamentale et pourtant moins débattue. Il s’agit du dessein patronal de voir conférer aux partenaires sociaux une place légitime parmi les auteurs du droit3. Le cœur du conflit portait bien sur cette question des compétences respectives entre l’État et les partenaires sociaux et beaucoup moins sur l’idée d’une aide personnalisée au retour à l’emploi, l’échec des modes de placement en vigueur étant patent. Avec le recul, l’émergence même de cette idée visant à répartir, à distribuer les attributions normatives entre le législateur et les partenaires sociaux nous paraît révélatrice d’un degré certain de déstabilisation de la souveraineté d’un État démocratique.

7L’État social tel que nous l’avons défini, celui qui par la médiation politique institue la liberté individuelle dans un ordre collectif, est fragilisé. L’émancipation individuelle semble quitter la sphère collective pour ne relever que de chaque individu paré par l’État d’une multitude de droits dont il lui revient d’user. C’est de sa responsabilité individuelle. Le droit au travail tel qu’il existe dans les politiques de l’emploi s’inscrit dans cette perspective. Il est ce grâce à quoi chaque individu doit se réaliser, retrouver et protéger sa dignité.

8Ce phénomène d’individualisation toujours plus poussée n’épargne aucun secteur de la société. Il est en grande partie le résultat du travail démocratique, qui grâce à des médiations institutionnelles mises en œuvre par l’État social, a permis l’émancipation des individus vis-à-vis de leur environnement familial, économique et par suite leur responsabilisation. Il est d’une certaine façon à lire comme le résultat d’une articulation positive entre la liberté individuelle comme objectif et la puissance collective comme moyen, entre la liberté individuelle et la souveraineté sociale caractéristique essentielle de la démocratie libérale. Mais c’est cette articulation qui est en train de se défaire au bénéfice d’une prérogative individuelle se déployant dans un cadre collectif qui s’affaisse parallèlement et vis-à-vis duquel cependant la demande sociale ne tarit pas. Une disjonction s’opère entre une émancipation individuelle incertaine pour les perdants et une puissance publique incapable de penser un gouvernement raisonné de l’ensemble.

  • 4 M. Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2002, p. XXVII.

« Nous nous trouvons désormais devant une entente majoritaire de la démocratie qui sacralise à ce point les droits des individus où elle se fonde qu’elle sape la possibilité de leur conversion en puissance collective. Une démocratie qui joue, donc, d’une tout autre manière, une partie d’elle-même contre l’autre, ses bases juridiques contre leur expression politique, son principe générateur contre le gouvernement effectif d’elle-même4 »

9Est-ce à dire que l’État ne joue plus de rôle important quant à la production même de la société ? Rien n’est moins sûr. Les politiques de l’emploi, parce qu’elles occultent la question de l’appartenance collective, peuvent être lues comme figurant la pointe avancée de ce que l’État ambitionne : la coexistence des individus en désocialisant leurs rapports, en dépolitisant les problèmes et les dysfonctionnements inhérents à ces rapports. Justifiées par le processus même de déliaison en grande partie dû au chômage, ces politiques participent en fait à son maintien, à sa reproduction, le légitime même en faisant de chaque « bénéficiaire » le titulaire des problèmes à traiter. C’est que les politiques de l’emploi sont moins des interventions contre le chômage que des politiques qui veulent tourner le dos à une assistance supposée entretenir l’oisiveté, la paresse, la dépendance et tenue aussi pour responsable de la rupture de la réciprocité démocratique. Le refus de l’assistance au nom des droits de l’homme, semble donner corps et sens à ces interventions. C’est ce que nous devons voir maintenant.

Notes

1 J. Damon, « La dictature du partenariat », Futuribles, n° 273, mars 2002 ; F.-X. Schweyer, « Vers un État partenaire ? », S. Paugam (dir.), L’exclusion, l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 1996.

2 . À l’origine duquel se trouve la décision du gouvernement d’imposer sans négociation préalable avec les partenaires sociaux le principe de la semaine de 35 heures.

3 A. Supiot, « Un faux dilemme : la loi ou le contrat ? », op. cit.

4 M. Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2002, p. XXVII.

© Presses universitaires de Rennes, 2011

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