De l'état social à l'état des droits de l'homme ?
|Deuxième partie. Les politiques de l’emploi ou l’illusion d’une puissance collective
6. Bilans
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Bilan pour l’emploi
- 1 P. Cahuc et R. Zylberberg, Le chômage, fatalité ou nécessité ?, Paris, Flammarion, 2004, p. 13.
- 2 Rapport annuel au Président de la République 2004, chap. 6 : « Les dispositifs d’évaluation des po (...)
1« En fait en matière de chômage, rien n’a été sérieusement essayé, car rien n’a été véritablement évalué1. » La tonalité provocatrice de cette affirmation cache une grande part de vérité régulièrement confirmée par différents rapports de la Cour des comptes. Celui de 2004 insiste sur le fait que les pouvoirs publics n’ont pas d’appréciation « exhaustive et fiable de l’impact des dépenses considérables engagées dans les différents dispositifs d’aides à l’emploi. S’agissant de mesures financées par des prélèvements obligatoires, il n’est a fortiori pas possible d’assurer que l’impact économique négatif du prélèvement est compensé par l’effet positif des mesures appliquées ». Et de conclure : « L’importance considérable des enjeux tant financiers qu’humains en cause mérite des efforts beaucoup plus importants2. »
- 3 Pour une bonne synthèse, J.-L. Dayan, « Que faut-il attendre des politiques de l’emploi ? », La Re (...)
- 4 Plusieurs rapports parlementaires dont celui de Didier Migaud en 1999 soulèvent explicitement cett (...)
2Mais que recouvre l’opération même d’évaluation ? Vouloir évaluer les politiques de l’emploi, c’est d’abord et avant tout s’interroger sur l’objet même de l’évaluation et sur ses critères. L’objectif premier de ces mesures, clairement affiché surtout pendant les périodes de lancement, est bien sûr de permettre des créations nettes d’emplois et d’éviter de nouveaux chômeurs. Pour d’autres analystes – plus réalistes ? – leur objectif serait essentiellement de rendre moins sélectif le marché du travail en période de fort chômage, de corriger ses inégalités par des mécanismes de discrimination positive. Enfin, un autre niveau d’approche privilégie l’impact des dispositifs sur les trajectoires des bénéficiaires. Schématiquement, parler de politique de l’emploi c’est faire référence à tout ce qui peut influencer positivement les perspectives de retour à l’emploi des chômeurs : amélioration d’une formation théorique et pratique, acquisition d’une expérience professionnelle, intériorisation de certaines normes de socialisation… Expression de leur indétermination même, cette diversification des objectifs et des moyens se double d’une série de problèmes techniques et de biais méthodologiques fort connus. En effet, tout ou presque a été dit sur cette délicate et problématique opération3. Les raisons en sont multiples. La spécificité des secteurs, des mesures et des publics, l’impact des conjonctures économiques, l’hétérogénéité des méthodes utilisées, l’instabilité des mesures… interdisent une appréciation claire des résultats. La non prise en compte, au-delà du profil statistique classique (âge, sexe, durée du chômage…) de variables cachées (origine sociale, parcours antérieur, capital relationnel et culturel, rapport au travail…) jette le doute sur l’attribution de tel résultat à tel dispositif… La raison de ces approximations, de ces « oublis », réside dans le fait que beaucoup trop de bilans tentent de comparer la situation individuelle des bénéficiaires avant et après l’entrée dans une mesure. Beaucoup d’autres reposent sur une confusion entre le nombre des bénéficiaires d’une mesure et son efficacité. Le placement d’une personne dans un dispositif d’aide à l’emploi équivaudrait à une avancée de la lutte contre le chômage4 !
- 5 La procédure est la suivante : les lignes directrices proposées par la Commission sont adoptées pa (...)
- 6 R. Salais, « La politique des indicateurs. Du taux de chômage au taux d’emploi dans la stratégie e (...)
- 7 G. Raveaud montre ainsi comment la SEE critique la Suède, pourtant « pays le plus efficace et le p (...)
3Ce qui se passe au niveau de l’Union européenne ne peut ni clarifier ni rendre plus rigoureux cette épreuve d’évaluation. S’il n’existe pas de politique européenne de l’emploi, il existe depuis 1997 la Stratégie européenne pour l’emploi (SEE). Méthode ouverte de coordination, elle édicte des orientations générales appelées « lignes directrices » que les États doivent prendre en compte dans l’élaboration de leurs politiques nationales5. Les indicateurs retenus par la SEE posent de tels problèmes empiriques et politiques que l’évaluation équivaut à un classement des différents pays en fonction du score obtenu au regard des indicateurs6, au risque d’ailleurs de vouloir rendre « la réalité conforme au modèle7 » et de faire de toute comparaison un exercice périlleux.
- 8 S. Wuhl, Insertion. Les politiques en crise, op. cit. et L’égalité, nouveaux débats, op. cit. Dans (...)
- 9 Enquête parlementaire sur les aides à l’emploi, 4 juillet 1996.
4Cependant en France, malgré un manque évident de lisibilité quant à l’impact réel de ces politiques en termes d’emploi, force est cependant de reconnaître le relatif échec de l’ensemble de ces mesures parfaitement résumé dans la formule de gestion sociale du chômage. Il conviendrait bien sûr de différencier les logiques spécifiques de chaque catégorie d’intervention pour bien saisir comme l’a fait S. Wuhl par exemple, les raisons particulières de telles limites8. De la même façon, il conviendrait de souligner la différence d’efficacité entre les politiques ciblées et structurelles. Mais là encore la non-concordance des résultats selon les hypothèses retenues, aggravée par une forte marge d’incertitude aux dires des auteurs eux-mêmes, oblige à la prudence. L’ensemble des dispositifs spécifiques aurait permis9 la création de 100 000 emplois supplémentaires en 1995 dont 90 000 dans le secteur marchand. Résultat bien modeste au regard des 2 millions de « bénéficiaires » (ce qui correspondrait seulement à 27 000 chômeurs évités par rapport à 1994).
- 10 O. Dutheillet de Lamothe, Au carrefour de l’économique et du social : la politique de l’emploi, Pa (...)
- 11 DARES, Les politiques de l’emploi et du marché du travail, op. cit., chap. v.
- 12 Audirac, Tarray, Zylberman, Partage, juillet 2004, p. 32.
5Les politiques structurelles auraient eu l’impact positif le plus évident en termes d’emploi. Ainsi, pour l’année 2000, l’effet sur l’emploi des allégements des cotisations sociales est estimé à 200 000. Les emplois familiaux seraient aussi une opération positive, perçus même comme un succès incontestable des dix dernières années10. Il faut cependant noter des réserves émises quant aux méthodes utilisées dans ces évaluations et qui en relativisent fortement l’optimisme11. L’évaluation du nombre d’emplois réellement créés dans le cadre des emplois familiaux par exemple est très délicate. Certains auteurs suggèrent que le dispositif reposant sur une réduction d’impôts aurait en fait abouti au « blanchiment » d’environ 200 000 à 250 000 emplois12.
6La réduction du temps de travail quant à elle, aurait permis la sauvegarde ou la création de 350 000 emplois entre fin 1996 et fin 2002, résultats bien inférieurs à l’objectif de départ. En revanche, les divers bilans sur les « nouveaux services-emplois jeunes » dévoilent une mesure relativement efficace puisque, parmi les jeunes restés moins de cinq ans dans le programme, 7 sur 10 ont eu un emploi et 60 % d’entre eux un contrat à durée indéterminée à l’issue de leur contrat aidé. Mais les études existantes sont très parcellaires et là encore la Cour des comptes regrette que les objectifs d’évaluation n’aient pas été clairement définis et que l’impact sociologique du dispositif ait été privilégié.
- 13 J. Gautié, B. Gazier et R. Silvera, Les subventions à l’emploi : analyses et expériences européenn (...)
- 14 Cité par D. Gelot et Claire Villiers, « Les enjeux de la politique de l’emploi », J. Kergoat, J. B (...)
7Par ailleurs, une série d’effets pervers, dus essentiellement à la pratique des subventions13 sensiblement plus forte que dans les autres pays européens, viennent encore ternir ces résultats. Les effets d’aubaine et de substitution relativement faibles dans le secteur non marchand seraient en revanche importants dans le secteur marchand. Les effets d’aubaine renvoient aux situations où l’aide de l’État accompagne ou accélère un projet d’embauche arrêté antérieurement. Les effets de substitution interviennent lorsqu’un salarié appartenant à un groupe cible d’exonération est embauché de préférence à un autre. Dans aucun de ces cas, il n’y a création d’emploi. Les subventions agissent davantage sur la structure du chômage que sur le volume d’emploi. Quelle est l’importance de ces effets ? Là encore la prudence est de rigueur car les données sont fragiles. Pourtant, dès 1996, la Cour des comptes mettait en garde : « Le coût faible ou nul du salarié en CES a constitué une forte tentation pour les employeurs […] des emplois durables ont été remplacés par des emplois précaires […] avec un risque de ne pas résorber le stock de marginalité et de conforter une société duale14. »
- 15 J. Gautié, B. Gazier et R. Silvera, op. cit., p. 45.
8De même des comparaisons européennes confirment qu’en France les effets d’aubaine « apparaissent généralement dominants […]. En cela, les subventions à l’emploi sont venues compléter la politique de rigueur salariale15 ».
- 16 OCDE, La stratégie de l’OCDE pour l’emploi : valoriser le travail. Fiscalité, prestations sociales (...)
9D’ailleurs l’OCDE qui pendant longtemps a milité pour l’abolition du SMIC désigné comme un handicap majeur à la compétitivité, s’est récemment détourné de cette question puisque le développement du temps partiel, de la flexibilité, les exonérations et subventions multiples… permettent de le contourner facilement16.
10Le scepticisme engendré par l’ensemble de ces résultats ne peut qu’être accru lorsqu’on les confronte aux moyens budgétaires investis. Au vu de l’augmentation permanente des dépenses, on est effectivement en droit de s’interroger sur la validité de telles politiques : – 1 % du PIB en 1970, 2 % dans les années 1980, 2,5 % en 1990 et 3,5 % en 1999. Les mesures d’exonérations sur les bas salaires et liées à la réduction du temps de travail représentaient en 1999 46 milliards de francs.
- 17 D’autres comparaisons sont possibles pour souligner le coût de ces mesures. Ainsi en 2002 les dépe (...)
- 18 O. Dutheillet de Lamothe, op. cit., p. 18. Des études montrent que « les mesures directes aux entr (...)
11Si l’on ajoute différentes mesures fiscales destinées à stimuler l’emploi (prime pour l’emploi, baisses ciblées de TVA, allégement de la taxe d’habitation…), on aboutit à un effort supplémentaire en faveur de l’emploi, dépassant plus de deux fois le coût de l’enseignement supérieur17. Cette augmentation sans fin des dépenses pour l’emploi renvoie à l’incohérence constitutive entre les politiques de l’emploi et la politique économique, à leur inarticulation. Très largement pensées séparément, elles forment un couple peu harmonieux. Ce sont les politiques de régulation globale qui ont un impact majeur sur l’emploi, faisant ainsi des politiques de l’emploi un ensemble de dispositifs d’accompagnement seulement capables de corrections à la marge. « On estime que l’ensemble des politiques spécifiques de l’emploi ont permis de réduire le nombre de chômeurs de 150 000 en 1992 et de 100 000 en 1993. La politique économique est donc déterminante18 » alors même, faut-il ajouter, qu’elle acquiert de plus en plus un statut d’extériorité.
- 19 Les analyses dont nous disposons sur le fonctionnement d’agences locales de placement confirment c (...)
12À aucun moment, les priorités que sont la maîtrise de l’inflation et la rentabilité des entreprises n’ont été remises en cause. Constat crucial qui souligne combien ces politiques ne réfèrent pas la nature de leurs moyens à l’objectif explicitement poursuivi et ont quelque difficulté à s’imposer comme prototype d’une action résolue contre le chômage. Ces interventions semblent prioritairement guidées par deux desseins : atténuer les effets sociaux du chômage et agir sur l’indicateur politique qu’est la statistique du chômage19.
Retour du pauvre
- 20 Circulaires n° 95-29 du 4 août 1995 (BO n° 19 du 20 octobre 1995), CDE n° 96-5 du 23 février 1996 (...)
13Si leur impact sur l’emploi n’est pas celui attendu, ces politiques ne sont cependant pas dépourvues de conséquences. En effet, l’échec attesté en termes de création d’emplois donne à voir une série de modifications qui, mises en relation se révèlent très significatives. Pour bien les appréhender, il convient de souligner combien ces politiques de l’emploi largement déconnectées des politiques économique et fiscale, du droit commercial international… prennent place dans une stratégie de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Les deux registres, antérieurement disjoints, de l’action sociale et des politiques de l’emploi, se recouvrent de plus en plus. Deux indicateurs suffisent à éclairer cette situation. Le premier concerne le financement des mesures visant l’accès à l’emploi dont le poids dans le financement de la lutte contre les exclusions est très important. Sur les 52,4 milliards de francs du plan triennal (1998-2000) de lutte contre les exclusions, 33,5 milliards étaient dès l’origine prévus pour l’emploi. Le deuxième concerne le ciblage de catégories dont le critère de construction est le risque ou l’état avéré de grande pauvreté. La menace de paupérisation d’abord ressentie au travers de la situation des chômeurs de longue durée arrivant en « fin de droits » (1982-1984) justifie alors le recentrage des dispositifs sur ceux qui apparaissent les plus vulnérables. De même dès 1989, la création des CES inaugure une opération de ciblage des publics jeunes considérés comme prioritaires. Les qualifications de ces derniers éclairent ce virage et même l’accentuent. Les « publics les plus en difficulté » initialement visés laissent place à la notion de « jeunes en grande difficulté » en 1993 et à celle de « publics menacés d’exclusion » en 199520. Ainsi le CES devient un instrument à part entière de lutte contre l’exclusion professionnelle, évolution consacrée par le programme Trajet d’accès à l’emploi de la loi contre les exclusions de 1998.
- 21 D. Gros, « Une étrange sollicitude », D. Gros et S. Dion-Loye (dir.), La pauvreté saisie par le dr (...)
14On assiste ainsi à une « autonomisation » de ces interventions due principalement au primat donné à la lutte contre la pauvreté qui, évacuant toute interrogation sur les causes de la pauvreté n’appréhende que ses conséquences individuelles. « C’est la solitude normalisée du pauvre qui est saisie par l’expert dans une forêt de mesures en tout genre, dont aucune ne garantit un emploi fixe. C’est la sollicitude individuelle des personnes charitables qui est sommée de compléter les mesures publiques d’assistance ou d’y suppléer21. »
- 22 Cf. la part prise par ATD Quart Monde tant dans la préparation de la loi sur le RMI (1988) que dan (...)
15Ceci s’inscrit dans un mouvement plus général où la question de la pauvreté réacquiert le statut de question politique majeure qu’elle avait perdu sous les Trente Glorieuses. Le regard politique se transforme ; il délaisse le chômeur au bénéfice du pauvre. Si l’histoire de ce mouvement reste à écrire, il est cependant intéressant de noter même très schématiquement qu’il est marqué par le retour sur le devant de la scène des grandes associations caritatives qui, face à un État en plein désarroi arrivent à lui imposer leurs lectures et analyses des problèmes22.
- 23 Le rapport Oheix, Contre la précarité et la pauvreté : 60 propositions, février 1981, peut être co (...)
- 24 Sur la vogue de cette notion voir M. Messu, La pauvreté cachée. Une analyse bachelardienne du conc (...)
16On va désormais moins lutter contre les inégalités que contre la pauvreté. Dans l’analyse, les inégalités s’effacent devant la pauvreté avec sa cohorte de tragédies individuelles, de drames et d’émotion. L’équilibre tend à se rompre entre l’horizon universaliste, aimant des politiques sociales promotionnelles et intégratives, et la prise en compte des différences de quelque nature qu’elles soient. Dit autrement, on s’achemine à partir du début des années quatre-vingt23 vers une lecture des problèmes en termes de pauvreté/exclusion qui paradoxalement ne les situe plus au croisement des trajectoires individuelles et des mécanismes économiques et sociaux, ne les situent plus comme le faisait une lecture en termes d’inégalités, dans un rapport social que des décisions politiques se devaient de combattre par des mesures appropriées. L’accent est mis sur leur marginalité sociale, surexposant les situations de dysfonctionnement et de rupture, ce qui les rend propices à une lecture en termes d’éthique. En laissant dans l’ombre la dynamique même de leur production, en mettant en scène la « fracture sociale » et les débats dramatisés qu’elle suscite, le regard est déporté des dysfonctionnements sociaux révélés et produits par les inégalités vers l’urgence de mesures et d’actions visant à préserver avant tout la dignité du citoyen. L’accent est désormais mis sur un clivage, une séparation portée par la notion d’exclusion24 et beaucoup moins sur des processus et des interdépendances. C’est par une rhétorique où se mêlent morale et compassion que s’impose une représentation de la société où l’État s’active pour venir en aide à des catégories de plus en plus diverses d’individus mis en difficulté par une logique économique à la fois dénoncée et exaltée.
17En effet, une lecture des problèmes d’emploi en termes de pauvreté occulte l’impact de la logique économique sur les situations individuelles. Un phénomène semblable est également à l’œuvre dans la lutte contre les discriminations qui se développe depuis plusieurs années avec un certain écho médiatique, parallèlement à la lutte contre la pauvreté. La multiplication des textes nationaux et européens, l’allongement permanent de la liste des discriminations à sanctionner, sont deux indicateurs parmi d’autres de l’enjeu politique majeur que représente ce nouveau combat. Or toute inégalité n’est pas considérée comme discriminatoire, c’est le cas par exemple des inégalités sociales et économiques qui échappent à cette qualification. En effet pour qu’une situation soit qualifiée de discrimination il faut qu’elle puisse être imputée à l’acte volontaire d’un auteur, acte que le droit déclare arbitraire et illégitime. Ainsi les conséquences profondément inégalitaires de la logique économique et sociale sont écartées de cette approche caractérisée par une logique de responsabilité individuelle. Sur deux fronts donc, la lutte contre les inégalités nécessitant un compromis social en vue d’une redistribution plus juste des biens et des places, cède du terrain. De la sorte, s’élabore une lecture dominante qui « désocialise », dépolitise les problèmes et ouvre la voie à une approche psychologisante et moralisante centrée sur les caractéristiques individuelles des demandeurs d’emploi. C’est ainsi qu’est justifiée, comme nous le verrons ultérieurement, la multiplication de mesures sociales attribuant à leurs « bénéficiaires » des statuts fort problématiques.
18L’ensemble des politiques sociales est touché par ce changement de rationalité. Une configuration particulière se dessine, caractérisée essentiellement par une déconstruction de la catégorie de chômeur remplacée par une nébuleuse de statuts atypiques et une course à l’individualisation des problèmes clairement saisissable à partir de l’éclatement des droits sociaux.
Chômeur, un statut menacé
19La « déconstruction » en cours de la catégorie de chômage à laquelle participent largement les politiques de l’emploi en Europe est porteuse d’un tel danger de régression.
- 25 J. Gautié, « Quel avenir pour les politiques de l’emploi ? », Les politiques de l’emploi en Europe (...)
20La survivance de la catégorie de chômeur en effet ne doit pas cacher les transformations qui l’affectent tant dans les représentations qu’elle diffuse que dans les modalités d’action qu’elle induit. On passe historiquement de politiques de régulation macroéconomique de plein emploi, dont les interventions visent à réduire les déséquilibres, à des politiques spécifiques de l’emploi reposant sur des dispositifs de formation et d’emplois subventionnés. On aboutit enfin, par un recentrage sur les publics les plus en difficulté, à des politiques d’insertion, ambitionnant davantage qu’une simple intégration professionnelle. Parallèlement à ce déplacement, on passe du chômage envisagé dans sa globalité, aux publics spécifiques de chômeurs puis aux « exclus », comme si on empruntait le chemin inverse de celui qui avait conduit à la catégorie de chômage25. Le changement de dénomination opéré en 1989 (loi Diverses mesures d’ordre social du 13 janvier) substituant aux « demandeurs d’emploi » les « personnes sans emploi » traduit ce brouillage des catégories. Or, l’analyse de la construction sociale et historique de la catégorie de chômeur, catégorie de représentation du monde social et d’action sur ce monde, permet de mesurer le déplacement alors opéré : le passage d’un regard fixé sur une multitude d’individus (les pauvres, les indigents, les misérables…) à une approche macroéconomique et sociale identifiant la logique de leur situation dans les dysfonctionnements du marché du travail. Naît ainsi à la fin du XIXe siècle, le chômeur victime des circonstances, le chômeur involontaire, en tous points opposé au chômeur volontaire traditionnellement symbolisé par le vagabond et le mendiant. L’abstraction statistique rompt avec l’approche individualisante donc moralisante, de la situation de chômage. De plus, appréhendée à la fois dans ses dimensions économique et sociale, cette situation apparaît comme une rupture politiquement et socialement dangereuse de la participation de chaque citoyen à la production des richesses.
21Or, les politiques de l’emploi depuis la fin des années soixante-dix mettent en œuvre des interventions qui s’inscrivent de plain-pied dans ce processus général de déconstruction de la catégorie chômeur/chômage.
- 26 R. Salais, « La politique des indicateurs… », op. cit., p. 305.
22C’est à un changement radical de la signification de cette catégorie que nous assistons. Le chômage ne désignerait plus cette situation contre laquelle les États avaient le devoir, la responsabilité de lutter, mais « une donnée de fait, dotée d’une fonctionnalité à assumer par chaque gouvernement26 ». Dans un contexte européen où la politique monétaire est centrale, la flexibilité des marchés nationaux est une « nécessité » absolue en vue d’une adaptation rapide aux aléas. Le complément de cette politique monétaire supra nationale est la coordination des marchés du travail nationaux et leur recentrement sur l’amélioration de l’employabilité individuelle. C’est cette tâche qui est dévolue à la SEE. Dans cette configuration où la notion d’ajustement est centrale, le chômage ne disparaît pas des préoccupations politiques, il change de statut. Envisagé prioritairement sous l’angle économique, il est une donnée indispensable à la croissance que la puissance publique se doit « d’optimiser ». Cette hypothèse de Robert Salais rend intelligible et éclaire la nature des politiques de l’emploi et quelques-unes de leurs conséquences.
23Tout d’abord la création de statuts intermédiaires, hybrides et la focalisation sur les caractéristiques individuelles des « bénéficiaires ».
24Elles confectionnent des statuts dont l’originalité est de ne reprendre ni les normes ni les droits respectifs du statut de travailleur ou du statut de chômeur. Statuts hybrides (ils ont augmenté de 13,3 % en 2004), ravivant de vieux stéréotypes, ils participent à un violent processus d’éclatement de la collectivité de travail.
- 27 Les activités périphériques sont « des activités localisées à la périphérie de l’économie marchand (...)
- 28 Cf. le numéro spécial de Droit social, février 1982.
- 29 A. Jeammaud, « Droit du travail 1988 : des retournements plus qu’une crise », op. cit., p. 591.
25On est bien loin en effet de la tentative menée par J. Auroux et destinée à reconstruire « la collectivité de travail » contre le mouvement de précarisation et d’extériorisation de la main-d’œuvre qui se développait depuis le début des années soixante-dix. On est bien loin de la « réunification juridique de la collectivité de travail », condition inhérente à la construction d’une « citoyenneté d’entreprise ». On est enfin bien loin de l’égalité des droits entre travailleurs de statuts différents et bien sûr de la réduction de tous les facteurs de précarité (temps de travail imposé, embauche à durée déterminée…) puisque comme nous le verrons, leurs effets de marginalisation tant par le statut offert que par l’emploi, emploi souvent périphérique27, sont bien connus28. La situation actuelle se caractérise en effet par une diversification des formes juridiques d’accès au travail, diversification qui construit une zone de « sous-emploi », entourée d’un halo de situations confuses, créant un continuum entre travail et chômage, caractérisé par la fragilité des statuts, la précarité des contrats et la faiblesse des rémunérations. Cette série de transformations aboutit à la remise en cause de la frontière entre travail et chômage et à la création d’une zone intermédiaire où les normes attachées à chacun des deux statuts sont invalidées mais dont la légitimité a pour nom insertion. En fait la conjuration de la « société duale » semble se solder par la mise « en place des cadres juridiques de l’emploi plural29 ».
26Si les politiques de l’emploi n’en sont pas historiquement responsables, elles ont cependant largement alimenté et banalisé un tel phénomène de fragmentation et de hiérarchisation. Elles l’ont même doté d’une légitimité sociale – la solidarité serait à l’œuvre dans ce type de partage du travail – et d’une légitimité économique – la situation de chômage résulterait des lois inéluctables du marché.
Une responsabilité individuelle ?
- 30 C. Topalov Naissance du chômeur, 1880-1910, Paris, Albin Michel, 1994. De plus l’individualisation(...)
27La déstabilisation du statut de chômeur induit à nouveau une focalisation sur le comportement des chômeurs, les typologies des individus en fonction de leurs caractéristiques propres. Ces politiques tournent le dos au mouvement d’objectivation qui avait construit une approche du chômage comme fait social irréductible aux individus qui le composent30. En décembre 1997, une résolution du Conseil de l’Union européenne pose sous forme de recommandation adressée à chaque État membre que « les systèmes d’indemnisation et de formation – là où cela s’avère nécessaire – doivent être revus et adaptés afin de promouvoir activement la capacité d’insertion professionnelle et d’inciter réellement les chômeurs à chercher et à accepter un emploi ou une formation ».
- 31 J. Freyssinet, « La réforme de l’indemnisation du chômage en France », La Revue de l’IRES, n° 38, (...)
28L’hypothèse implicite sur laquelle repose cette recommandation, hypothèse placée aussi au cœur même de la réforme de l’indemnisation chômage à travers la création du Plan d’aide au retour à l’emploi, est la suivante31 : les caractéristiques individuelles, objectives et comportementales des demandeurs d’emploi, expliquent les difficultés rencontrées pour sortir de la situation de chômage. Il faut donc que l’intervention vise à modifier les caractéristiques des chômeurs en vue de les aider, si nécessaire les contraindre, à accéder aux emplois définis par « les besoins des entreprises ».
- 32 « Les recherches effectuées sur les processus de connaissance et d’apprentissage montrent qu’il es (...)
29C’est alors que l’explosion marchande des stages de redynamisation, de mobilisation, la diversité des bilans de compétences, de diagnostics, de modalités d’accompagnement déployant un raffinement de techniques toujours plus sophistiqué, s’offrent comme réponses à une lecture du chômage en termes d’inemployabilité des chômeurs32.
30Le retour en force de la notion d’employabilité au sens général de capacité à obtenir un emploi, traduit de façon caricaturale cette tendance à l’individualisation, évaluation du potentiel et de la motivation des personnes.
- 33 B. Gazier, « L’employabilité : brève radiographie d’un concept en mutation », Sociologie du travai (...)
31Dans un premier temps, cette notion associant causalité économique et inégalités économiques et sociales n’a pas été le socle sur lequel se sont élaborées les interventions de politique d’emploi. Mais la montée du chômage et l’allongement de sa durée d’une part, la nécessité d’évaluer les politiques de l’emploi d’autre part, ont révélé des différences quant aux difficultés à sortir du chômage. À partir du milieu des années quatre-vingt s’installe l’évidence que la solution réside dans le traitement des carences individuelles. Bref, la notion d’employabilité alors délestée de sa dimension collective mais chargée d’un outillage médical, psychologique devant détecter toute forme de handicap responsable du « non-emploi », devient le principe structurant des politiques de l’emploi et par là même légitime les mesures-emplois au plus près des subjectivités et des trajectoires individuelles. « Il ne s’agit plus d’une sanction terminale, mais d’une évaluation individuelle centrée sur le potentiel et la motivation des personnes. Le moment clé dans cette perspective est alors le bilan d’employabilité […] et cette “épreuve du réel”, souvent difficile, doit être l’occasion d’un rebond tout autant que le début d’un traitement personnalisé33. »
32Or la probabilité d’accéder à un emploi met en jeu des aspects multiples. À côté des qualifications individuelles et professionnelles des candidats, des dimensions collectives y prennent une part non négligeable. Il s’agit par exemple des données locales du marché avec des inflexions parfois fort sensibles du contexte macroéconomique ; mais aussi des stratégies de gestion de la main-d’œuvre qu’a telle ou telle entreprise ; il s’agit enfin des interventions étatiques en matière d’emploi et de formation. La prise en compte de ces facteurs c’est-à-dire des règles explicites ou implicites qui participent à l’organisation du marché du travail, montrent combien l’employabilité résulte aussi d’un déséquilibre macroéconomique augmentant la sélectivité du marché, combien donc l’employabilité est une construction sociale dans laquelle les stratégies des employeurs occupent une large place.
- 34 Ibid., p. 579.
33Et pourtant les politiques de l’emploi ont tendance à masquer les déterminants collectifs d’une situation individuelle (tout particulièrement la stratégie des employeurs) au bénéfice d’une intervention sur « l’attractivité d’un individu […] appréciée par les résultats synthétiques de tests combinant l’évaluation d’aptitudes et celle de comportements, et privilégiant l’intégralité professionnelle34 ».
- 35 J.-L. Outin, « Trajectoires professionnelles et mobilité de la main-d’œuvre : la construction soci (...)
- 36 A.-L. Aucouturier, « Contribution à la mesure de l’efficacité de la politique de l’emploi », Trava (...)
34En retour, cela légitime à la fois la sélection du marché et souvent l’échec des mesures emploi car, comme le souligne J.-L. Outin, dans cette problématique « l’action sur les individus afin de renforcer leur employabilité peut s’apparenter à un jeu à somme nulle, le volume de l’emploi et les règles d’accès à l’emploi restant les mêmes35 ». On peut dès lors saisir combien « l’objectivation marchande de capacités individuelles » (Gazier) ternit quelque peu la mission officielle des politiques de l’emploi : permettre à chacun d’accéder à un travail vecteur d’intégration sociale. De plus la focalisation sur « les parcours individuels », en mettant l’accent sur les progrès individuels à accomplir, sur les écarts à combler, détourne l’attention de l’État des écarts interindividuels, des inégalités en termes de positions et de capacités. Les dispositifs peuvent continuer inlassablement à reproduire la hiérarchie des employabilités individuelles36.
35Véritable régression politique inhérente à ces mesures sociales qu’A. Supiot dénonce en soulignant que
- 37 Rapport pour la Commission européenne, sous la dir. d’A. Supiot, Au-delà de l’emploi. Transformati (...)
« […] le confort délétère […] vient de ce qu’elles dispensent de toute interrogation sérieuse sur les causes de nos problèmes et qu’elles ont la douteuse vertu de fédérer tous les conservatismes. Nul besoin de remettre en cause les critères de l’efficacité économique puisque l’État assure la répurgation des déchets sociaux qui en résultent. Nul besoin de remettre en cause les statuts et les positions professionnelles acquises, puisqu’elles ne sont que la juste contrepartie de la contribution à la vie économique37 ».
- 38 B. Simonin, « Indemnisation, placement, activation : la politique de l’emploi tiraillée », C. Bec (...)
36Ce qui se joue en fait derrière ces transformations du regard politique qui individualise les problèmes, c’est l’instauration d’une césure entre responsabilité collective (ou solidarité) et responsabilité individuelle, rejetant dans l’ombre la première et éclairant fortement la seconde. L’ensemble de ces mesures focalisent l’attention sur les attributs des « sans-emploi » susceptibles d’expliquer leur situation, au risque d’un fort déséquilibre vu « la très faible place qui semble être accordée dans la conception de ces politiques à la responsabilité des employeurs dans les situations de chômage, et en particulier dans le chômage de longue durée38 ». La balance des droits et des devoirs est sensiblement déséquilibrée et aboutit à alimenter un soupçon unilatéral, réactivé à chaque période de crise. À nouveau l’acteur économique est mis hors de cause. La situation de chômage n’est pas envisagée comme une communauté de destins frappant ceux qui n’ont pas de propriété. Les études identifiant les attitudes négatives des entreprises, tout particulièrement dans leur mode de gestion de la main-d’œuvre, sont pléthore et rendent encore plus aveuglant le déséquilibre de cette situation où
- 39 J. Freyssinet, « La réforme de l’indemnisation chômage en France », op. cit., p. 43.
« […] l’activation est uniquement celle des chômeurs. Mises à part des déclarations de principe dans le préambule de la convention, les entreprises ne sont tenues par aucun engagement sauf celui, non contrôlable, de déposer leurs offres d’emploi. […] Sous cet aspect, on peut considérer que le Medef a obtenu un résultat important : la non mise en cause de la responsabilité des entreprises dans la genèse, l’allongement ou la répétitivité du chômage au profit d’une approche, nécessaire mais partielle, centrée sur le traitement individualisé des demandeurs d’emploi39 ».
37C’est ainsi que se diffuse largement la suspicion vis-à-vis de certains chômeurs qui montreraient un faible empressement à retrouver du travail, préférant bénéficier des allocations assistantielles.
Quelle liberté individuelle ?
38Un principe guide l’ensemble des interventions assez hétéroclites regroupées sous la notion d’insertion, fin et moyen des politiques de l’emploi, c’est l’accent mis sur les ressources individuelles de leurs bénéficiaires. Ils sont invités à chercher leur salut dans leurs moyens propres qu’il s’agirait de mobiliser pour construire des « projets », se projeter dans un avenir dont ils seraient les promoteurs.
- 40 B. Eme, op. cit., p. 450.
39Or, alors même que l’insertion a pour finalité affichée de rétablir un lien d’appartenance, son appréhension se pense en dehors de toute dynamique collective. En individualisant fortement la tâche d’insertion, la problématique est déplacée sur le terrain psychologique et son succès semble dépendre avant tout des capacités que les intéressés seraient individuellement capables de mobiliser. Un tel surplus de responsabilité individuelle débouche à son tour sur de nouvelles inégalités. Comme l’écrit B. Eme : « L’insertion est occultation du social40. »
40Ne se trouve-t-on pas là devant un cas exemplaire d’une perte de puissance collective au bénéfice d’une plus grande liberté individuelle qui, à son tour, risque d’être hypothéquée par la faiblesse même de la puissance collective ? Et ce d’autant plus que la singularité individuelle prise en compte dans les politiques de l’emploi est disqualifiante. À côté des exhortations au « projet », l’accent est mis aussi sur les manques, les incapacités, les échecs antérieurs…, tout ce qui justifie que l’individu soit pris en charge par ces politiques spécifiques et ne soit pas « normalement productif ». Privé des qualités requises, nous y reviendrons, il est rendu responsable de la situation difficile dans laquelle il se trouve. La reconnaissance de la singularité individuelle de populations fragiles (professionnellement, culturellement, familialement, socialement), abstraction faite de toute logique collective, ne peut que produire une émancipation vouée à se transformer en faute individuelle ou à avorter par manque de pouvoir collectif et d’organisation sociale.
- 41 Colloque de l’Association française de droit du travail et de la Sécurité sociale, Nanterre, « L’e (...)
- 42 Des études ont cependant montré que le « travail à temps choisi » dépend avant tout de l’employeur (...)
- 43 A. Jeammaud, « La place du salarié individu dans le droit français du travail », Le droit collecti (...)
41Cette inflexion n’est en rien spécifique au secteur étudié. Elle s’inscrit dans un mouvement général attribuant à l’individu de droit une place sans précédent. Pour rester dans le monde du travail, notons que l’opposabilité que le salarié peut faire valoir envers son employeur concernant les droits de l’homme, les libertés publiques, les nouveaux droits d’expression… est maintenant clairement admise41. De même, il faut noter un enrichissement incontestable de ses droits, dans ses possibilités de choix, selon ses convenances42, des formes d’emploi (temps partiel, temps temporaire…). Comment donc ne pas voir dans la place de plus en plus grande accordée à l’individu dans le rapport de travail, des moyens supplémentaires lui permettant de faire reconnaître personnellement ses intérêts ? Comment ne pas reconnaître dans cette situation, « du point de vue de la pénétration des valeurs démocratiques dans l’entreprise, les mérites d’une majoration des prérogatives individuelles du salarié propre à tempérer sa subordination43 » ?
- 44 A. Jeammaud, « Droit du travail 1988 : des retournements plus qu’une crise », op. cit., p. 592.
42Cependant cette réhabilitation de l’individualité du travailleur, cette « renaissance du sujet individuel44 » ne va pas sans quelque ambiguïté, car dans ce processus de singularisation gît une dualité qui peut être fatale au salarié. Comment ne pas craindre dans une situation de très grand déséquilibre des positions – la réalité donne à lire trop d’exemples pour ne pas y voir une tendance lourde –, une extension du pouvoir et de l’intérêt de l’employeur dans cette individualisation de la condition du salarié ? Comment ne pas y voir la porte ouverte à un flot d’inégalités de pouvoir qu’une dimension collective de traitement a pu d’une certaine façon juguler ?
- 45 Ibid.
43La force inhérente à la défense de l’intérêt de la collectivité des salariés laisse place à la défense amoindrie de l’intérêt de chaque salarié. Et ce d’autant plus que l’individualisation salariale attribue à l’employeur un pouvoir discrétionnaire redoutable, certes borné par l’interdiction de toute discrimination. Mais établir qu’une différence de traitement est illégitime suppose la reconnaissance de l’existence de différences de traitement légitimes. On soupçonne alors la difficulté à établir une frontière surtout dans les situations où « l’appréciation des aptitudes et de l’efficacité des salariés, attribut souverain du pouvoir patronal de direction, justifie précisément ces différenciations45 ». C’est que l’individualisation des rapports de travail peut tout à la fois accroître la marge de manœuvre du salarié et renforcer sa sujétion.
- 46 « Ethos est un système de croyances, de valeurs, normes et modèles qui constitue le cadre de référ (...)
44Dans ce nouveau cours, la signification même du travail est affectée. La version individualisante qu’en donnent les politiques d’insertion, affaiblit voire invalide sa fonction première de « bien commun », de vecteur par lequel l’individu est rattaché à la société, d’acte par lequel il participe à l’effort collectif et à partir duquel il tire ses droits. Le travail devient un acte de transformation individuelle, un acte thérapeutique. C’est que l’ambivalence de ces mises en situation particulière de travail est cruciale. Elles visent explicitement à rendre l’individu autonome en le protégeant de l’assistance alors même qu’elles reposent sur une lecture en termes de déficits individuels, sur laquelle repose aussi la démarche assistantielle. On peut percevoir dans ce paradoxe la mise en œuvre d’une « appartenance déliée » (Eme) qui est un bon indicateur d’une transformation plus globale du travail dans notre société, sous l’effet du mouvement de libéralisation. De bien collectif, vecteur de citoyenneté et producteur de cohésion sociale, le travail est de plus en plus investi comme un bien nécessaire au bonheur individuel pour certains alors que faut-il ajouter, il reste ou redevient un bien moral indispensable à la dignité, fondement des droits de l’homme pour d’autres. Christian Lalive d’Épinay soutient la thèse selon laquelle l’ethos du travail46 tel qu’il s’est construit en Occident à partir du XVIe siècle comme devoir premier de l’homme en société, serait en déclin. Il déclinerait au profit de l’ethos de l’épanouissement personnel dans une société transformée, une société post-industrielle. À partir de la Libération, la démocratisation de la société libérale tout particulièrement par l’instauration de l’État social pose le droit au travail comme conséquence d’un droit premier, plus fondamental : le droit à la vie.
- 47 Ibid., p. 70.
« L’homme émerge de la lutte pour la survie, pour le pain de chaque jour. L’homme producteur se voit maintenant doté également du statut d’homme consommateur. […] Après un siècle et demi de travail acharné, l’homme respire, découvre le temps libre et se découvre soi-même avec ses aspirations, ses pulsions, ses rêves qui tout à coup intègrent le champ du possible ; l’homme entreprend alors d’explorer les territoires dont le paysage n’était fait hier encore que d’illusions et de chimères47. »
45La stratégie visant à conquérir et à transformer le monde par le travail ne serait plus que survivance d’une époque révolue.
- 48 Ibid., p. 71.
- 49 Ibid., p. 82.
- 50 Ibid., p. 82.
46Le travail ne perd pas pour autant toute signification et toute valeur, mais son nouvel ethos est réinterprété en ethos de l’épanouissement personnel, car le droit fondamental de l’homme c’est « de vivre et de s’épanouir48 ». Or cette réinterprétation, en privilégiant la dimension psychologique de l’homme au détriment de sa dimension sociale, met au jour des différences sociales significatives entre les attentes vis-à-vis du travail et ce que l’exercice de ses formes d’accomplissement peut offrir. Inutile d’insister sur le fait que seuls certains types d’emplois, plus nombreux dans certaines catégories sociales, permettent un accomplissement personnel. Pour les autres, l’évaluation porte principalement sur ce que le travail permet dans la vie extraprofessionnelle. Ainsi décline peu à peu la dimension universelle de l’emploi. Or, c’était cette dimension universelle qui « proposait à chacun, indépendamment de sa position sociale, une norme de réalisation personnelle à travers le sentiment du devoir accompli49 ». L’affaiblissement de cette norme commune au profit d’une finalité personnelle, s’il fait toujours du travail l’instrument d’une telle quête, est source de nouvelles inégalités. « La question n’est plus d’éliminer le chômage, mais d’en définir le seuil supportable et de trouver les moyens pour que ce seuil soit effectivement tolérable50. »
Notes
1 P. Cahuc et R. Zylberberg, Le chômage, fatalité ou nécessité ?, Paris, Flammarion, 2004, p. 13.
2 Rapport annuel au Président de la République 2004, chap. 6 : « Les dispositifs d’évaluation des politiques d’aides à l’emploi de l’État », p. 248.
3 Pour une bonne synthèse, J.-L. Dayan, « Que faut-il attendre des politiques de l’emploi ? », La Revue de l’IRES, n° 18, 1995.
4 Plusieurs rapports parlementaires dont celui de Didier Migaud en 1999 soulèvent explicitement cette question de la mesure de l’efficacité.
5 La procédure est la suivante : les lignes directrices proposées par la Commission sont adoptées par le Conseil de l’UE ; les États indiquent alors dans leurs plans comment ils pensent mettre en œuvre ces lignes. En retour la Commission évalue l’adéquation des plans nationaux et propose via le Conseil des recommandations aux États ayant pris trop de distance vis-à-vis des orientations communautaires.
6 R. Salais, « La politique des indicateurs. Du taux de chômage au taux d’emploi dans la stratégie européenne pour l’emploi (SEE) », B. Zimmermann (dir.), Les sciences sociales à l’épreuve de l’action, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2004.
7 G. Raveaud montre ainsi comment la SEE critique la Suède, pourtant « pays le plus efficace et le plus égalitaire du continent, au nom d’un modèle théorique simplifié selon lequel la solution pour accroître l’emploi est de développer les incitations monétaires au travail et de diminuer les prélèvements obligatoires. Un tel raisonnement n’est pas seulement partiel. Il a également pour effet d’éliminer de l’analyse la cohérence du système d’emploi suédois, tout entier tourné vers la maximisation du taux d’emploi » (« L’évaluation des politiques d’emploi nationales par la commission européenne : qui gagne perd ? », E. Chatel, T. Kirat et R. Salais [éd.], Les dispositifs de l’action publique. Institutions, économie, politique, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 240).
8 S. Wuhl, Insertion. Les politiques en crise, op. cit. et L’égalité, nouveaux débats, op. cit. Dans ce dernier livre, l’auteur répartit les politiques d’insertion en trois pôles : le pôle éducatif le plus répandu et peu performant car séparant « l’acquisition des qualifications professionnelles […] et la valorisation de ce potentiel pour l’accès à l’emploi » (p. 165) ; le pôle parapublic visant « à défricher des gisements nouveaux d’emplois pérennes » pas plus performants que les précédents « compte tenu notamment des difficultés inhérentes à l’insertion des catégories sociales en grande difficulté » (p. 165) ; enfin le pôle d’insertion à l’économique dont on a pu mesurer la capacité d’intégration mais qui dans les faits profite davantage aux plus qualifiés. Le même auteur a analysé la mise en œuvre au niveau local de ces mesures en définissant trois modèles d’insertion « correspondant à trois configurations limites de la relation entre la sphère de l’insertion et la sphère de la production » (p. 170) : le modèle de séparation (le moins performant), le modèle de la coopération et le modèle de la coordination le plus performant.
9 Enquête parlementaire sur les aides à l’emploi, 4 juillet 1996.
10 O. Dutheillet de Lamothe, Au carrefour de l’économique et du social : la politique de l’emploi, Paris, Éditions Liaisons, 2002.
11 DARES, Les politiques de l’emploi et du marché du travail, op. cit., chap. v.
12 Audirac, Tarray, Zylberman, Partage, juillet 2004, p. 32.
13 J. Gautié, B. Gazier et R. Silvera, Les subventions à l’emploi : analyses et expériences européennes, Paris, La Documentation française, 1994. Une quarantaine d’effets pervers ont été recensés.
14 Cité par D. Gelot et Claire Villiers, « Les enjeux de la politique de l’emploi », J. Kergoat, J. Boutet, H. Jacot et D. Linhart (dir.), Le monde au travail, Paris, La Découverte, 1998, p. 254.
15 J. Gautié, B. Gazier et R. Silvera, op. cit., p. 45.
16 OCDE, La stratégie de l’OCDE pour l’emploi : valoriser le travail. Fiscalité, prestations sociales, emploi et chômage, 1997.
17 D’autres comparaisons sont possibles pour souligner le coût de ces mesures. Ainsi en 2002 les dépenses cumulées seulement dans le secteur public et associatif dépassent largement les 5 milliards d’euros alors que sur la même période le budget du ministère de la Justice atteint 4,7 milliards, celui de la Culture et de la Communication 2,6 milliards, celui de l’Écologie et du Développement durable 0,77 milliard…
18 O. Dutheillet de Lamothe, op. cit., p. 18. Des études montrent que « les mesures directes aux entreprises se traduisent par une création d’emplois nettement moins importante : dix postes subventionnés sont nécessaires pour créer de l’ordre de un à quatre emplois selon les dispositifs. […] Globalement, l’effet [de la politique de l’emploi] est neutre en 1995, et estimé à environ 37 000 et 110 000 chômeurs évités en 1994 et 1993 » (D. Gelot et C. Villiers, « Les enjeux de la politique de l’emploi », op. cit., p. 251-252).
19 Les analyses dont nous disposons sur le fonctionnement d’agences locales de placement confirment cette orientation. Y. Benarrosh, « Tri des chômeurs : le nécessaire consensus des acteurs de l’emploi », Travail et emploi, 81, janvier 2000, p. 9-25.
20 Circulaires n° 95-29 du 4 août 1995 (BO n° 19 du 20 octobre 1995), CDE n° 96-5 du 23 février 1996 (BO n° 6 du 5 avril 1997), CDE n° 96-36 du 17 décembre 1996 (BO n° 6 du 5 avril 1997).
21 D. Gros, « Une étrange sollicitude », D. Gros et S. Dion-Loye (dir.), La pauvreté saisie par le droit, Paris, Seuil, coll. « Le Genre humain », n° 38-39, septembre 2002, p. 15.
22 Cf. la part prise par ATD Quart Monde tant dans la préparation de la loi sur le RMI (1988) que dans la loi de juillet 1998 contre les exclusions.
23 Le rapport Oheix, Contre la précarité et la pauvreté : 60 propositions, février 1981, peut être considéré comme la première date significative après le ballon d’essai lancé par L. Stoléru, Vaincre la pauvreté dans les pays riches, Paris, Flammarion, 1974. Ils sont suivis par le rapport de J. Wresinski, Grande pauvreté et précarité économique et sociale, Paris, Conseil économique et social, 1987.
24 Sur la vogue de cette notion voir M. Messu, La pauvreté cachée. Une analyse bachelardienne du concept de pauvreté, La Tour-d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2003.
25 J. Gautié, « Quel avenir pour les politiques de l’emploi ? », Les politiques de l’emploi en Europe et aux États-Unis, Paris, PUF, 1998.
26 R. Salais, « La politique des indicateurs… », op. cit., p. 305.
27 Les activités périphériques sont « des activités localisées à la périphérie de l’économie marchande et répondant à une demande de services trop peu solvable, encore mal exprimée ou trop souvent satisfaite par le recours au travail clandestin. […] Ensemble des occupations rétribuées de personnes jusqu’alors dépourvues d’emploi, encouragées dans le double but de les soustraire à leur état [au comptage des chômeurs] et de répondre à une demande mal satisfaite ou exprimée » (A. Jeammaud, « L’emploi périphérique », Les sans emploi et la loi. Hier et aujourd’hui, Quimper, Calligrammes, 1988, p. 155).
28 Cf. le numéro spécial de Droit social, février 1982.
29 A. Jeammaud, « Droit du travail 1988 : des retournements plus qu’une crise », op. cit., p. 591.
30 C. Topalov Naissance du chômeur, 1880-1910, Paris, Albin Michel, 1994. De plus l’individualisation de l’intervention publique se double d’un processus de localisation. Les agents locaux chargés de la mise en œuvre des mesures, substituent à des catégories jugées trop hétérogènes (chômeurs de longue durée) des sous-catégories produites par l’introduction de critères psychologiques voire moraux, évacuant toute référence à un dysfonctionnement du système économique et social. D. Demazière, Le chômage en crise. La négociation des identités des chômeurs de longue durée, Lille, Presses universitaires de Lille, 1992.
31 J. Freyssinet, « La réforme de l’indemnisation du chômage en France », La Revue de l’IRES, n° 38, 2002.
32 « Les recherches effectuées sur les processus de connaissance et d’apprentissage montrent qu’il est absurde de considérer l’être humain comme un stock de compétences dont on pourrait faire le bilan et qui permettrait de mesurer son employabilité dans tel ou tel poste. Nous nous élevons fermement contre l’idée que mesurer les “savoir, savoir-faire et savoir-être”, déclinés en sous-catégories de compétences, constituerait une démarche pertinente pour aider les reconversions sur le marché du travail. A contrario, des expériences d’insertion montrent qu’il peut être extrêmement pertinent de court-circuiter la démarche “bilan de compétence” en mettant directement le chômeur en situation d’emploi. La réussite de l’insertion passe alors prioritairement par un examen approfondi des contraintes réelles de l’emploi et des réaménagements qui peuvent être envisagés » (F. Eymard-Duvernay, « Le Medef et les chômeurs : un marché de dupes », Le Monde, 20 juillet 2000).
33 B. Gazier, « L’employabilité : brève radiographie d’un concept en mutation », Sociologie du travail, n° 4, 1990, p. 578.
34 Ibid., p. 579.
35 J.-L. Outin, « Trajectoires professionnelles et mobilité de la main-d’œuvre : la construction sociale de l’employabilité », Sociologie du travail, n° 4, 1990, p. 488.
36 A.-L. Aucouturier, « Contribution à la mesure de l’efficacité de la politique de l’emploi », Travail et emploi, n° 55, janvier 1993, p. 20-29.
37 Rapport pour la Commission européenne, sous la dir. d’A. Supiot, Au-delà de l’emploi. Transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe, op. cit., p. 12.
38 B. Simonin, « Indemnisation, placement, activation : la politique de l’emploi tiraillée », C. Bec et G. Procacci (dir.), De la responsabilité solidaire. Mutations dans les politiques sociales d’aujourd’hui, Paris, Syllepse, 2003.
39 J. Freyssinet, « La réforme de l’indemnisation chômage en France », op. cit., p. 43.
40 B. Eme, op. cit., p. 450.
41 Colloque de l’Association française de droit du travail et de la Sécurité sociale, Nanterre, « L’entreprise et les libertés publiques », Droit social, n° 5, mai 1982.
42 Des études ont cependant montré que le « travail à temps choisi » dépend avant tout de l’employeur et de sa volonté d’offrir ou pas à ses salariés le choix de la durée et de l’horaire du travail. Cf. J. Pélissier, « Travail à temps partiel : travail à temps choix ? », Applications des « lois Auroux », Centre de recherches de droit social de Lyon, Paris, Éd. législatives et administratives, 1984. Dans les années 1990, l’encouragement du temps partiel se solde par une explosion du temps partiel subi et une forte augmentation du nombre de travailleurs pauvres.
43 A. Jeammaud, « La place du salarié individu dans le droit français du travail », Le droit collectif du travail. Études en hommage à M me le professeur Hélène Sinay, Bruxelles, Peter Lang, 1994, p. 368.
44 A. Jeammaud, « Droit du travail 1988 : des retournements plus qu’une crise », op. cit., p. 592.
45 Ibid.
46 « Ethos est un système de croyances, de valeurs, normes et modèles qui constitue le cadre de référence du comportement individuel et de l’action sociale au sein d’une collectivité définie » (C. Lalive d’Épinay, « Significations et valeurs du travail, de la société industrielle à nos jours », op. cit., p. 56).
47 Ibid., p. 70.
48 Ibid., p. 71.
49 Ibid., p. 82.
50 Ibid., p. 82.
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