Blouses et tabliers, vêtements identitaires de la hiérarchie dans l’entreprise ? L’exemple de l’industrie de la chaussure fougeraise, 1880-1970
p. 437-449
Texte intégral
1La blouse est un élément à part entière du statut social à l’intérieur de l’entreprise ; si cela est évident pour certaines professions (pour l’instituteur par exemple), quand on évoque le monde ouvrier, le vêtement n’est pas le premier élément que l’on regarde. Pourtant l’ordre de l’usine passe de manière subtile par l’uniformité d’une tenue portant souvent plus ou moins discrètement le nom et/ou le logo de l’entreprise. Cette image, qui peut paraître banale, est une construction progressive et nous nous proposons de l’explorer.
2À l’origine de ce projet, nous voulions appréhender la question du vêtement ouvrier dans son ensemble sur l’ensemble du territoire d’une région comme la Bretagne. Or la tâche est apparue impossible car le vêtement met en jeu, avec d’autres éléments, des signes identitaires subtils liés à de multiples facteurs. Sans une connaissance précise de chaque entreprise, on ne pouvait donner un sens à ce que nous observons. C’est pourquoi, pour une approche plus pertinente du sujet, nous avons choisi de nous concentrer sur une activité pour laquelle nous avons rassemblé une masse d’informations importantes, à savoir les industries de la chaussure à Fougères.
3Il faut d’abord prendre la mesure de cette activité. Vers 1900, période faste d’expansion, ce sont près de 12 000 personnes, réparties dans une trentaine d’usines toutes situées à Fougères1.
Les sources et leurs limites
4L’approche de ce sujet est délicate car les informations sont rares. Elle doit par conséquent obligatoirement être plurielle. Tout d’abord, il faut reconnaître qu’il y a peu d’écrits qui nous renseignent sur la question. C’est au détour de rapports sur la condition ouvrière que l’on trouve parfois une description sommaire de l’apparence des ouvriers. Il s’agit là d’une représentation qui contribue à nourrir un stéréotype qui n’est pas forcément représentatif d’une réalité. Les images se limitent à l’analyse des cartes postales éditées dans les années 1900-1910. Par chance, l’industrie de la chaussure de Fougères, a été relativement prolixe. 33 vues (voir détail en annexe) ont été repérées, ce qui constitue un corpus relativement exceptionnel2. Cependant la répartition des documents est révélatrice du tissu industriel où dominent une poignée de grandes usines et où l’essentiel est composé de petites entreprises artisanales peu mécanisées. 24, soit 75 % de ce total, concernent les deux seules usines Pacory et Cordier ; et ce chiffre monte à 90 % si on y ajoute les coopératives l’Abeille fougeraise et les Magasins de gros. La motivation est différente pour chacune d’elles. Pour les deux premières, il s’agit vraisemblablement d’une course à l’image entre les deux plus grandes usines de l’époque. Même si on est proche géographiquement, la concurrence est alors rude. N’a-t-on pas accusé Cordier de laisser pourrir la situation lors de la longue grève de l’hiver 1906-1907 afin d’asphyxier ses concurrents plus vulnérables3 ? Quant à l’Abeille fougeraise et aux Magasins de gros, il s’agit de la valorisation du système coopératif.
5Les sources orales sont le troisième moyen d’obtenir des informations. Les quelques renseignements que nous avons recueillis auprès d’anciens ouvriers l’ont été à l’occasion d’une enquête globale et sans interrogation systématique sur ce sujet. Elles permettent néanmoins de comprendre les changements qui interviennent dans la seconde moitié du XXe siècle.
6Enfin, le vêtement de travail comme objet de musée semble extrêmement rare. Ainsi, « il est assez difficile de trouver des vêtements d’ouvriers. En effet, les ouvriers n’avaient pas d’autre choix que d’user leurs vêtements jusqu’à la corde4 ». Il est assez significatif que dans le catalogue de l’exposition présentée à Rennes à l’occasion de ce colloque, le bleu de travail n’est finalement évoqué qu’à travers la question de sa production industrielle plutôt que son utilisation, laissant supposer en miroir la grande ignorance que l’on a de ce sujet5.
7Le corpus d’images est néanmoins suffisamment représentatif pour constituer une base pertinente d’analyse. La répartition entre les grands ateliers est également un indice de l’importance symbolique qui s’attache à chacun : 11 vues pour le montage, 9 pour la coupe, 2 pour la piqûre et 11 pour tout le reste. Si on rapporte le corpus aux professions dans l’entreprise, on obtient une représentation de type « patronal », mettant en avant les secteurs qui donnent une image industrielle positive. Coupe et montage sont alors les deux ateliers qui véhiculent cette image. Ce qui compte c’est à la fois l’insistance sur la mécanisation, que l’on voit par la présence de vastes espaces et par les titres mêmes (« atelier de finissage mécanique » chez Cordier par exemple) et la présence d’un nombre importants d’ouvriers, tantôt pris sur le vif, tantôt mis en scène dans une image posée.
8On note deux lieux emblématiques : la salle des machines et celle des échantillons. Cela rentre dans la stratégie précédemment décrite : le moteur constitue un élément de modernité et de puissance indéniables ; la présentation de la diversité renvoie à la créativité de l’entreprise.
Un vêtement, une condition sociale ?
9L’utilisation d’une représentation simple est encore une fois symptomatique d’un stéréotype alors que ce qui frappe immédiatement lorsqu’on regarde les images c’est justement la non-uniformisation du vêtement. Il s’agit là d’un constat. Mais que signifie-t-il ? Le rapport de différenciation entre patron et ouvriers est d’autant plus important dans le système symbolique de l’usine que beaucoup de patrons fougerais sont issus de la « base » et la proximité est réelle dans les rapports de production. Néanmoins, le clivage social du vêtement concerne également les différents ateliers à l’intérieur de l’usine. Il y a là le reflet de tout un système hiérarchique de valeurs implicites, non écrites mais que tout le monde accepte.
10La coupe. À la coupe, le travail consiste à tailler au tranchet des peaux dont l’ouvrier habile saura utiliser chaque pli afin de tirer un maximum de tiges6 de qualité. Des patrons de zinc ou de bois guident le tranchet sur la planche et la rapidité d’exécution distingue le coupeur adroit (trente à soixante-dix peaux à l’heure selon les modèles à exécuter et les types de peaux). Ce métier difficile et bien payé exige un apprentissage de quatre ans. Sur l’image des coupeurs de l’Abeille fougeraise (fig. 1), les ouvriers portent la cravate. On peut voir là l’artificialité de la pose mais il faut y voir également un reflet de la noblesse attribuée à ce métier. Le coupeur est le « seigneur » de l’usine car de son habileté dépendent à la fois la qualité de la production et le bénéfice de l’entreprise (la matière première est fort onéreuse). Sur toutes les représentations des ateliers de coupe, tabliers et blouses se côtoient. La blouse comporte de larges poches en bas, avec parfois une autre poche dans sa partie supérieure. Les tabliers se portent le plus souvent sur le plastron sans manche. Cependant, l’image construite est trompeuse, dans la mesure où elle ne révèle pas la réalité de l’apparence de l’ouvrier au travail. Des témoignages oraux nous indiquent en effet que le coupeur utilise un plastron de cuir, qu’il coupe dans les chutes, pour protéger sa blouse des frottements répétés contre l’établi7.

Fig. 1. – Les coupeurs de l’Abeille Fougeraise. Photo prise vers 1938-1939. Collection particulière.
11Le montage. Le montage consiste à réunir la tige et la première8 sur une forme, à donner son modelé à la chaussure, en fixant le tout sur la semelle. Sur les images, on retrouve indifféremment tablier et blouse sans qu’il y ait une organisation visible. Néanmoins, comme sur la plupart des représentations, une hiérarchie y est visible. Dans le fond de l’atelier des Magasins de gros des Coopératives de France (fig. 2), à droite, un homme porte un plastron : il pourrait s’agir du chef d’atelier ou du responsable de l’usine. En revanche chez Pacory (fig. 3), le port de la blouse semble être général. Cette différence pourrait s’expliquer parce qu’on est en présence de deux manières bien différentes de travailler : à la main aux Magasins de gros et à la machine chez Pacory. Les contraintes différentes du travail pourraient ici expliquer un choix différent dans le vêtement.
12Sur une photo un peu plus récente (fin des années 1930), dans une coopérative, l’Abeille fougeraise, une hiérarchie est bien visible : à droite le patron en blouse, les deux autres ouvriers ayant une blouse à manches courtes. Mais on peut se demander si cela est vraiment significatif puisqu’il n’y a que trois individus sur l’image.
13La piqûre. Les femmes (fig. 4). Les femmes représentent de 40 à 60 % des effectifs ouvriers mais beaucoup travaillent à domicile et donc échappent au regard des photographes. Il n’y a alors aucune raison d’imaginer qu’elles portent une tenue spécifique. La piqûre forme le deuxième service, entre la coupe et le montage, réservé aux femmes, et consiste à coudre ensemble les éléments de la tige. Chez Pacory, à l’emballage par exemple, les femmes ne portent pas de blouse, contrairement aux hommes, qui ont à la fois manches courtes et manches longues. Cela signifie-t-il qu’elles posent en tenue de ville ? La même question se pose quand on regarde les images chez Cordier puisqu’on ne voit pas de blouse non plus parmi les ouvrières, à l’exception des blouses blanches sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir. La simple blouse noire portée par les femmes au travail permet d’économiser sur le vêtement de travail. Traditionnellement dans de nombreuses usines les vieilles gardent encore à cette époque la robe noire et la « devantière » (tablier) de campagne, avec le châle et éventuellement la petite coiffe. Même si cette dernière n’est pas présente, on peut voir dans le costume des ouvrières une filiation relativement évidente.

Fig. 2. – Atelier de montage à la main du Magasin de gros des Coopératives de France. Carte postale, vers 1910. Archives municipales de Fougères 11Fi 4.

Fig. 3. – Atelier de brochage des semelles de la manufacture E. Pacory. Carte postale, vers 1910. Archives municipales de Fougères 11Fi 4.

Fig. 4. – Atelier de piqûre de l’usine Cordier. Carte postale, vers 1910. Archives municipales de Fougères 11Fi 4.
14Autres tenues. Un tableau aussi complet que possible de l’éventail des tenues que l’on peut observer dans une usine de chaussure implique qu’on s’intéresse à d’autres groupes. Ainsi le mécanicien, un homme à part, avec une grande compétence et une grosse responsabilité9. Sur une représentation de la salle des machines de l’usine Cordier, il porte un bleu de travail avec veste et pantalon ce qui s’explique par le caractère salissant de son activité. À l’autre bout de l’échelle sociale, les représentants portent costume, cravate et même un canotier (fig. 5) ! À l’origine, il n’est pas rare que les patrons soient en même temps représentants10. Ils se distinguent du personnel maison qui porte une blouse sur son costume. Enfin, l’on est surpris de voir, de manière certes marginale, des ouvriers qui conservent leur couvre chef. Chez Pacory, sur 13 « couseurs à la machine Blacke » 6 en ont un ; à la réception des chaussures, 3 sur 7 ; et chez les « couseurs de trépointes11 » 3 sur 4.

Fig. 5. – Salle des échantillons de l’usine Pacory. Carte postale, vers 1910. Archives municipales de Fougères 11Fi 4.
La limite du vêtement de travail : entre symbolique et fonctionnalité
Le coût du vêtement
15L’inexistence d’une tenue de travail s’explique par toute une série de facteurs. Dans le système industriel développé dans la chaussure, comme dans bien d’autres activités, rien n’est fourni à l’ouvrier. Ses outils, son fil, voire sa machine quand il travaille à domicile, sont à sa charge et grèvent d’autant ses revenus. Dans ces conditions, il est tout à fait logique que le vêtement de travail soit réduit à sa plus simple expression. Ceci est d’autant plus vrai que les vêtements forment une source importante de dépenses : au début du XXe siècle, un costume sur mesure vaut 40 à 50 francs, une robe modeste 20 francs, une paire de chaussures 12 à 15 francs.
16La contrainte financière est d’autant plus marquée que les salaires peuvent varier du simple au double selon les postes. À la coupe, le métier difficile et bien payé, les ouvriers gagnent environ 24 francs par semaine soit 1 248 francs l’an, mais certains dépassent les 30 francs par semaine (1 500 francs l’an). Pour une piqueuse, le salaire réel se situe un peu au-dessus de 10 francs12. À l’extérieur, G. Stéphan indique des gains de 8 à 12 francs la semaine, fournitures déduites. Une piqueuse gagne de 450 à 600 francs l’an, rarement plus. Le budget vestimentaire dépasse les 100 francs l’an, surtout s’il y a des enfants. Mais au-delà de ce chiffre, ce qui est significatif c’est que cette somme ne représente que la moitié de ce que l’on observe à l’échelle nationale où le budget varie de 200 à 300 francs13.
Un modèle plus large : industries des villes et industries des champs
17La coexistence de plusieurs types d’apparences n’est pas aussi anodine qu’il pourrait y paraître. Des ethnologues ont montré que les conditions de travail, son environnement et la conception qu’on s’en faisait, jouaient un rôle essentiel14. Cette forme de relative indifférenciation du vêtement ouvrier est propre à toutes les activités qui se développent dans un environnement rural, ce qui est propre au modèle de développement de la Bretagne et des régions de l’Ouest plus généralement15. Malgré une évolution dans la manière de se vêtir des Français, les ouvriers de Fontaine-Daniel (département de la Mayenne) conservent, eux aussi, un habillement rural et peu évolué16. Les différentes enquêtes locales démontrent peu d’efforts des ouvriers à essayer de se démarquer de leurs conditions.
18L’enquête menée en 1850 décrit des ouvriers « en général mal vêtus si ce n’est, le dimanche que sa mise est assez convenable, surtout en ville ». Dans la localité de Mayenne, à une cinquantaine de kilomètres à l’est, en général, les ouvriers ne peuvent pas s’habiller correctement, contrairement aux observations de Villermé qui voit une amélioration dans les vêtements et la toilette des ouvriers. Ses constatations le poussent à voir peu de différence entre les bourgeois et les ouvriers les jours de fêtes et le dimanche, « on pourrait confondre, au premier abord, une partie des ouvriers et des ouvrières de nos manufactures avec la classe bourgeoise, tant leur mise est recherchée17 ». Il est possible d’expliquer cette différence entre l’enquête menée dans la localité de Mayenne et les propos de Villermé, par la position géographique des travailleurs. Dans une ville d’importance, les produits proposés peuvent parfois être moins chers et la demande plus grande permettant aux habitants une plus grande diversité dans le choix des vêtements. De plus en campagne, tout le monde se connaît, ce qui ne permet pas aux habitants de paraître autre chose que ce qu’ils sont.
19L’enquête de 1896 ne met pas en évidence un changement opéré au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Seuls les jours de fête et le dimanche semblent être l’occasion de mieux se vêtir pour les ouvriers qui portent généralement un « paletot », contrairement aux paysans qui semblent conserver l’usage de la blouse qui « est resté en honneur dans toutes nos campagnes ». Les accessoires sont peu achetés aussi bien par les ouvriers que les paysans. Les marchands de bas ne font pas fortune et les habitants préfèrent rester nu-pieds dans leurs souliers. Les habits des ouvriers de Fontaine-Daniel sont généralement en coton l’été et en laine l’hiver. Ils portent des sabots. La volonté de se mettre en valeur ne semble donc pas être une des priorités, contrairement aux observations de certains historiens comme Rolande Trempé. Selon elle, il est de plus en plus difficile d’identifier socialement et régionalement les habitants d’une localité18.
20Il est pertinent de rapprocher cet exemple de celui des ouvriers fougerais car la masse ouvrière des usines fougeraises provient de la migration des populations rurales alentours19. Il est donc légitime de s’interroger sur la relation de la blouse ouvrière avec celle de la blouse paysanne. Le « sarreau » est autant présent dans la ferme que dans l’usine. Il y a, en Bretagne comme dans d’autres régions, une imprégnation des valeurs et des pratiques rurales dans le monde ouvrier, dont la blouse est un élément commun. Cela conforte l’idée que ces deux mondes ne sont probablement pas aussi culturellement éloignés qu’on pourrait l’imaginer et s’interpénètrent par bien des aspects. Il s’agit de mesurer, autant que possible, comment et à quel moment se sont opérées la différenciation et la transmission de ses valeurs et quels en sont les éléments explicatifs. D’autres éléments de l’habillement sont emblématiques de certaines activités. C’est le cas des sabots : « chaussures de sécurité », dans les carrières, à l’arsenal de Rennes par exemple ; tenue vestimentaire paysanne, chez les sabotiers, l’un n’empêchant d’ailleurs pas l’autre.
Un révélateur du système industriel
21Le vêtement n’est qu’un des signes du système économique et social dans lequel l’ouvrier (et l’ouvrière !) se trouve inséré. On assiste à l’apparition des agents de transmission de l’autorité patronale. La barrière entre les employés et les ouvriers est indiquée de plus en plus clairement et le vêtement entre en jeu, avec d’autres éléments dans cette opposition affichée entre salaire horaire et rémunération mensuelle, le bleu de travail et la blouse blanche, la culture de l’atelier et celle du bureau et de l’encadrement.
22La présence de la blouse blanche, que l’on voit chez Cordier ou chez Pacory est un signe apparent de la taylorisation qui met en jeu l’adoption de méthodes en provenance des États-Unis20. Il y a néanmoins en apparence une différence entre les deux usines. Alors que chez Pacory, seul le patron, qui pose sur chacune des photos, porte un vêtement distinctif, chez Cordier il semble qu’on ait dans chaque service un ou deux contremaîtres qui se distinguent par leur apparence. Cela est révélateur d’une organisation plus marquée. Il y a là une symbolique qui se limite à quelques entreprises mais c’est un code générique appartenant à une culture industrielle au sens large alors que les autres codes sont plus locaux, à la fois géographiquement et sectoriellement.
23Cela fait partie d’un ensemble de codes dont la subtilité peut nous échapper et dont la blouse n’est qu’un élément. Ainsi sur l’image de l’atelier « coupe, préparation et mise au noir » des Magasins de gros des coopératives de France, deux femmes portent une blouse blanche, mais une a des bottines (la gérante ?), l’autre des chaussures basses identiques à l’ouvrière qui se tient à côté d’elle.
Une situation immuable ?
Une uniformisation ?
24Dans cette phase de croissance de l’industrie de la chaussure fougeraise, l’inexistence d’une tenue spécifique se traduit par l’inexistence d’un espace tampon entre monde personnel et monde industriel. Lorsqu’on entre dans l’atelier, on arrive directement à sa place, sans passer par un vestiaire. Sur plusieurs représentations, on voit des portemanteaux installés dans l’atelier. Chez Pacory, ils sont situés sur les murs de l’atelier alors que chez Cordier, ils sont posés sur les poteaux de l’usine.
25On pouvait s’attendre à un mouvement d’uniformisation, étant donné qu’à partir des années 1950, l’industrie de la chaussure se rétracte et se concentre. Or la situation semble plus complexe. Les témoignages oraux, collectés il y a dix ans, permettent de remonter à une période plus récente, des années 1930 aux années 1950. Ils permettent une approche plus concrète de la situation. Et ils indiquent une situation quasiment inchangée. C’est toujours la diversité qui prévaut.
26M. Samoël confirme que la tenue des femmes a également perduré, au moins chez Cordier dans l’entre-deux-guerres :
Question : Et les ouvriers et ouvrières n’avaient pas de blouse ?
M. Samoël : […] Ah si elles en avaient. On appelait ça des sarreaux.
Question : Mais c’était pas l’usine qui leur fournissait ?
M. Samoël : Ah non. Chacune avait toute la… Mais c’était uniforme, noir. Des
blouses noires. Et au bureau c’était des blouses blanches.
27Néanmoins, une uniformisation relative intervient, mais tardivement, probablement pas avant les années 1950.
Monsieur R. : On a eu des blouses chez Barbier très très tard.
28Là encore on ne peut faire une périodisation trop rigide. M. Ollivier montre comment chez Morel et Gâté, entreprise qui a toujours été à la pointe de l’innova21, l’emblème de l’entreprise, un coq, est posé sur les vêtements des ouvriers :
« Et mon père payait à l’entreprise, c’était pas grand-chose, par contre les autres mécaniciens ils avaient leur bleu fourni. Moi j’avais pas mon bleu fourni. J’avais bien travaillé, j’avais eu le droit, j’avais eu le coq. Le fameux. Le voilà. C’est ça que j’ai. Le coq, tous les ouvriers avaient ça. Moi j’avais le droit de porter ça. Je faisais partie des grands… »
29Cela n’a rien de surprenant puisqu’on trouve cet emblème représenté en mo saïque sur la façade de l’usine mais c’est plutôt l’exception qui confirme la règle. C’est alors que la diversité prend une signification sociale plus marquée.
Monsieur R. : Sur la fin chez Barbier je crois bien qu’ils avaient mis des blouses quand même pour appareiller avec les différents services. Ouais mais sans ça non. Ah ben les jeunes ils travaillaient en pull-over, décontracté quoi.
30Il y a là, sous-jacente, l’idée d’un passage de génération où la blouse est plus du ressort d’une certaine tradition, d’une rigidité, comme si la période de 1968 était passée par là et avait fait exploser le système de références antérieur.
31Cette hiérarchie est ensuite loin d’être toujours respectée. Chez Réhault, qui dans les années 1970 devient la principale usine de la place de Fougères avec plus de 1 000 salariés, et le chef de file d’un nouveau mode de production taylorisé et basé sur l’intéressement des salariés à la production, le formalisme vestimentaire n’est pas la préoccupation principale :
Mme Gaulier : En principe chef de service on aurait dû être en blouse blanche. Oui, oui. Mais là chez Réhault, non. Les chefs étaient en blouse blanche, mais autrement, non.
32Cette entreprise se pose clairement en rupture par rapport au mode de production des autres usines. Dans beaucoup d’usines, il n’y a pas eu de changement. Pour Mme Jumelais, il n’y avait aucune tenue particulière :
« Ah non ! Peut-être dans les grandes maisons. Dans des grandes maisons comme Cordier, comme Tréhu… Oui. Mais moi il y avait rien qui me faisait reconnaître que j’étais… (Rires.) Non non ! Vous savez dans les petites usines ou les usines moyennes non. Pas plus chez Montembault, on était 400 ouvriers en tout quand ça a fermé mais je n’avais pas de blouses spéciales. J’avais ma blouse et c’étaient des blouses noires à l’époque qu’on avait, vous savez. On ne faisait pas de… Ou peut-être une blouse de couleur mais foncée. Non c’est pas quelque chose de [généralisé] vous savez. »
Question : Et même le patron n’avait pas de blouse… ?
Mme Jumelais : Ah non non. Le patron non. Non il était souvent en veston ou n’importe, quand il recevait les clients. Non non moi j’ai pas connu ça.
Des codes bien spécifiques
33Tout d’abord, les patrons restent identifiés par leur blouse de couleur sombre.
Monsieur R. : Je me rappelle Monsieur Barbier qui était toujours en blouse noire.
Monsieur M. : Et grise aussi. Il avait les deux. Les Morel et Gaté étaient toujours
en noir.
34Les chefs de service, et parfois les contremaîtres, portent désormais une blouse blanche, ce qui est une nouveauté par rapport au début du siècle. Cela traduit une évolution des rapports de production, avec l’introduction de plus en plus poussée de la taylorisation qui donne désormais un rôle central à l’encadrement dans la réalisation des objectifs. Ainsi les chronométreurs, tant décriés par les ouvriers et ouvrières, tiennent-ils en partie leur légitimité de la blouse qu’ils portent alors que leur connaissance du métier est largement remise en cause22. M. Samoël se souvient que chez Cordier les contremaîtres étaient en blouse blanche :
Question : Les contremaîtres avaient des tenues spéciales, des blouses ?
M. Samoël : Ah oui, oui. […] Des blouses blanches, oui. Au bureau aussi.
35L’identification du patron est très forte, comme le montre cette anecdote concernant M. Barbier :
Monsieur R. : Et puis un jour il trouvait plus de blouses de la couleur qu’ il désirait, alors on le voit arriver en blouse blanche. Tout le monde l’appelait Docteur, attention ! (Rires.)
Monsieur M. : Il avait une grande blouse blanche avec une grande ceinture, il était mince comme tout ! On aurait dit un dominicain ! (Rires.)
36Au-delà de la couleur, c’est également la matière qui fait toute la différence :
Monsieur R. : [Les patrons étaient] en blouse de satin noir. […]
Question : Et vous, vous aviez des blouses… ?
Monsieur R. : Ah ben on avait des blouses bleues ou grises. Mais c’était plus la grosse blouse en toile. C’était la blouse Nylon quoi.
37La noblesse de la matière est assimilée au pouvoir de celui qui la porte.
*
38Cette différenciation complexe du vêtement de travail est tout à fait révélatrice des rapports sociaux qui existent plus largement autour de l’industrie fougeraise de la chaussure. Le rapport entre patron et ouvriers se prolonge à l’extérieur de l’usine, dans une vision de type « paternaliste » où le système politique et social est verrouillé en partie par les patrons de la chaussure. Il y a bien néanmoins deux approches possibles grâce à l’observation du vêtement, une approche microéconomique, qui montre la modernité d’un système mécanisé et taylorisé et une autre macrosociologique, qui montre la diversité d’un monde ouvrier lié à des considérations différentes pour chaque métier. La diversité des situations ne permet pas d’apporter des conclusions systématiques. Elle est représentative du fait que le système industriel fougerais est constitué d’une stratification de structures indépendantes sans qu’il y ait jamais eu de système global car il y a toujours eu indépendance des patrons dans un contexte de forte concurrence. Il n’y a donc pas de stéréotype du vêtement ouvrier et, jusqu’à une date récente, on peut fortement douter du caractère identitaire d’un vêtement comme la blouse.
Annexe
ANNEXE. Liste des images utilisées
Pacory :
Salle de coupe de guêtres et molletières
Coupe (2)
Coupeurs de semelles
Montage des semelles
Montage et finissage trépointe
Couseurs trépointe
Couseurs à la machine Blacke
Salle de montage
Magasin d’emballage (2)
Brochage de semelles
Réception de la chaussure
Salle des échantillons (2)
Magasin d’emballage
Cordier :
Salle des machines
Atelier de coupe (2)
Atelier de couture
Atelier de montage
Atelier des formiers
Atelier de finissage
Atelier de finissage mécanique
Magasin de gros des coopératives de France :
Atelier de coupe, préparation et mise au noir
Atelier de montage à la main
L’Abeille fougeraise :
Montage
Piqûre
Coupe
Coopérative « chez nous » :
Atelier de coupage
Tréhu :
Ensemble des ouvriers dans l’atelier demontage
Blouin :
Montage (2) : cartons publicitaires
Notes de bas de page
1 Legendre B., Les chaussonniers de Fougères. Essai sur le développement d’un syndicalisme (1880-1914), thèse de troisième cycle, Paris VIII, 1974 ; Legendre B., « La vie d’un prolétariat ; les ouvriers de Fougères au début du XXe siècle », Le Mouvement social, no 98, 1977, p. 3-41 ; Cucarull J., « L’industrie de la chaussure à Fougères avant 1914 d’après les dossiers de faillite des entreprises », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t. 114, mars 2007, no 1, p. 163-184.
2 Deux sources principales ont été exploitées. D’une part, la riche collection des Archives municipales de Fougères, sous-série 11 Fi, 4-1/13 à 4-1/20 et 4-4/10 à 4-4/21, et d’autre part les représentations contenues dans l’ouvrage de Chevrinais J.-C. et Badault D., Fougères, t. 2, Éditions Alan Sutton, Rennes, 1994, qui comprend, en plus des cartes postales proprement dites, quelques photos provenant de collections privées mais qui sont toutes inédites et parfaitement complémentaires du fonds des archives municipales.
3 Geslin C., « Provocations patronales et violences ouvrières : Fougères (1887-1907) », Le Mouvement social, no 82, janvier-mars 1973, p. 52-53.
4 C’est ce qu’on peut lire sur le site du musée McCord d’histoire canadienne de Montréal au Québec : http://www.mccord-museum.qc.ca.
5 Lethuillier J.-P., « Soi et les autres », Des habits et nous. Vêtir nos identités, Rennes, PUR, 2007, p. 151-157.
6 La tige est constituée de l’ensemble des pièces de cuir cousues entre elles pour former le corps de la chaussure, à l’exception de la semelle.
7 Voici par exemple un extrait d’entretien qui le confirme :
Mme R. : T’avais un plastron quand même pour la coupe.
M. R. : […] Un plastron de peau oui. Des machins qu’on se taillait dans les débris. Parce que à la longue de se frotter contre la planche, contre la table, ça s’effritait, ça usait les blouses.
8 La première est une mince semelle de cuir qui se trouve en contact avec le pied.
9 Cette particularité a été mise en évidence lors d’une enquête orale effectuée auprès d’anciens ouvriers : Cucarull J., « L’enquête orale, source de l’histoire industrielle et technique. L’exemple des ouvriers de la chaussure de Fougères », Geslin C. (dir.), La vie industrielle en Bretagne, une mémoire à conserver, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001, p. 131-146.
10 Cucarull J., « L’industrie de la chaussure à Fougères… », art. cit., p. 174-175.
11 La trépointe est la pièce de cuir, faisant le tour de la chaussure, qui la fixe à la semelle.
12 Le Temps, 9 janvier 1907 ; L’Humanité, 3 janvier 1907. Voir Stephan G., Le lock-out de Fougères, Rennes, 1907, p. 41-45.
13 D’après Dauphin C. et Pézerat P., « Les consommations populaires dans la deuxième moitié du XIXe siècle à travers les monographies de l’école de Le Play », Annales ESC, mars 1975, p. 537-552.
14 C’est ce que montre la passionnante étude de Mao Mollona, « Ceux du “chaud”, ceux du “froid”. Fabriquer des outils à Sheffield », Terrain, no 39, septembre 2002, « Travailler à l’usine », en particulier p. 96.
15 Voir par exemple l’analyse de Andrieux J.-Y., « Les Bretons et l’industrie : histoire d’une liaison douloureuse », Histoire générale de la Bretagne et des Bretons, t. 1, 1990, en particulier p. 633-640.
16 Illand P., Fontaine-Daniel, Une cité ouvrière, « Entre communauté et utopie patronale », mémoire de maîtrise d’histoire, université Rennes 2, 2004, p. 93-94.
17 Villermé L.-R., Tableau de l’état physique et moral des ouvriers dans les fabriques de coton, de laine et de soie, Union générale d’éditions, 1971, p. 201.
18 Cité par Willard C., La France ouvrière, Histoire de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier français, Les Éditions de l’Atelier, 1995, p. 384.
19 Cet exode en direction de Fougères est à son apogée entre 1875 et 1895, ce qui se traduit par une hausse sensible de sa population, passant de 11 201 habitants en 1872 à 23 537 en 1906. De 1872 à 1906, la moitié des 9 500 migrants venus à Fougères est extérieure à l’arrondissement. La population fougeraise née dans la ville avant 1886, représente en effet 42,7 % du total, alors que 27,9 % sont nés dans le reste de l’arrondissement et 29,4 % hors de l’arrondissement.
20 Cucarull J., « Modernisme et innovations dans les industries de la chaussure de Fougères », Dhombres J. (dir.), La Bretagne des savants et des Ingénieurs, le XXe siècle, Rennes, Ouest France, 1999, p. 118-132.
21 Chevrel Y., Étude d’une manufacture de chaussures à Fougères : Morel & Gâté, 1886-1976, mémoire de maîtrise d’histoire, université Rennes, 2 vol. 1995 ; Cucarull J., « Modernisme et innovations… », art. cit., p. 125.
22 Cucarull J., « L’enquête orale… », art. cit., p. 141-143.
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