1Au XVIII^e siècle, l’expression « à la mode de… » renvoyait à une façon de se vêtir de la majorité d’une population considérée, dans un espace donné et pendant une durée suffisamment longue pour que cette façon soit appréciable. Peut-on appliquer cette définition aux ruraux du Léon ? Autrement dit peut-on définir une mode des paysans du Léon ? Alors que les études sur la connaissance et l’ancienneté des costumes des Bas-Bretons remontent au plus tôt au début du XIX^e siècle, période pour laquelle les documents abondent, au XVIII^e siècle, au contraire, les sources littéraires et iconographiques sont limitées. Notre choix s’est donc porté sur les archives, et plus particulièrement les archives judiciaires du Finistère, rassemblées dans la série B. Les inventaires après décès et les actes de procédures criminelles fournissent une documentation abondante et fournie. Les populations étudiées à travers eux, au début (1690-1748) et à la fin (1769-1790) du XVIII^e siècle, appartiennent à la catégorie pour laquelle le montant des inventaires est inférieur à 5 000 livres. Elles demeurent dans les paroisses rurales de l’évêché du Léon (fig. 1) : Plonéour-Menez, Sizun, Saint-Thégonnec, Plouvorn, Plougoulm, Kerlouan, Goulven, Lambezellec.

2Les inventaires après décès1 mentionnent des listes de pièces vestimentaires, hors contexte, sans distinction de saisons ni de circonstances. Les inventaires sont dressés après un décès quand le défunt ne laisse pas d’héritiers ou au contraire laisse des héritiers mineurs (moins de 25 ans d’après la coutume de Bretagne). Les vêtements échappent à l’inventaire quand ils font partie de la dot de la veuve. Chaque pièce est prise en compte, décrite suivant sa couleur, sa texture ou son type d’étoffe, avec parfois son origine, et estimée. Les notes des greffiers démontrent leur remarquable culture vis-à-vis des tissus, grâce sans doute à des experts présents au moment de la prisée. Ils les dénomment de différentes façons, par les couleurs, les armures, les lieux de fabrication, les appellations courantes, les matériaux, les épaisseurs, les noms locaux, les synonymes. Parfois, surtout à la fin du siècle, les détails s’estompent et une valeur globale est donnée pour les « hardes ». Il est de toute façon nécessaire de recouper ces informations avec des descriptions d’accusé(e) s ainsi qu’avec les documents iconographiques disponibles.

3Dans les actes de procédures criminelles, les juges décrivent les accusé(e) s d’après leur aspect et donc leurs vêtements extérieurs, lors d’interrogatoires effectués le lendemain de l’arrestation. La forme des pièces vestimentaires peut être donnée et celles-ci sont replacées dans leur contexte, c’est-à-dire sur les individus pris sur le vif. Les levées de cadavre proposent aussi à la description des ensembles complets. Les juges usent des expressions « habillé(e)… » ou « coiffée à la mode du Léon ». Le greffier est donc capable d’identifier le terroir des prévenu(e) s ainsi que leur catégorie sociale au simple aspect de leurs vêtements. Il faut donc qu’il y ait des pièces spécifiques et des caractères particuliers à ces vêtements.

4À partir de ces constatations, il s’agit d’identifier une mode à travers l’utilisation plus ou moins importante des pièces vestimentaires, de leurs couleurs, de leurs étoffes ; de la caractériser au début et à la fin du XVIII^e siècle et d’établir une comparaison entre ces deux périodes ainsi qu’avec les populations voisines.

La silhouette des Léonards

5Pour tenter des reconstitutions de costumes féminins et masculins aux extrémités du XVIII^e siècle, nous avons associé inventaires après décès et procédures criminelles chaque source tentant de pallier les insuffisances des autres. Nous y joindrons plus loin l’iconographie pour réfléchir sur les apparences vestimentaires.

Les éléments du costume

6Les statistiques tirées des inventaires après décès (56 garde-robes masculines, 55 garde-robes féminines) pour les années s’étendant de 1690 à 1748, permettent d’inventorier les pièces les plus communes. Figurent dans le tableau ci-dessous les pièces portées par au moins 43 % des hommes et 53 % des femmes :

7Les actes de procédures criminelles, quant à eux, révèlent le caractère spécifique au pays de ces vêtements. Pour les femmes par exemple, en 1730, il est question d’une « brassière à la mode du Léon2 » ; en 1737, une femme est habillée « à la mode du Léon à savoir, un corselet, une veste, un justin, un jupon, une coiffe, une petite coiffe et un bandeau3 ». En 1738, à Plouvorn, un homme porte « deux camisoles de ratine à la mode des paysans du pays4 ». Les greffiers extérieurs au Léon, ceux de Quimper ou du Faou qualifient soit l’ensemble des vêtements, soit une pièce particulière – par exemple les coiffes pour les femmes ou la veste pour les hommes – par des termes qui renvoient à une aire géographique – la campagne ou le pays – ou un groupe social. Ces citadins décrivent ainsi les accusées comme « vêtue » ou « habillée à la mode de Léon » dans cinq cas sur seize, ou font référence aux paysans ou à la campagne onze fois sur seize.

8Dans les inventaires de la fin du XVIII^e siècle, ont été examinées 76 garde-robes masculines et 61 féminines. Les pièces principales les plus communes, portées par plus de 46 % des hommes et 48 % des femmes, au vu des inventaires après décès, sont les suivantes :

9Si l’on compare les situations au début et à la fin du siècle, nous remarquons une continuité dans le style et une évolution dans l’usage vestimentaire de la mode des paysans. Entre le début et la fin du siècle, hommes et femmes ont renouvelé une partie de leur costume chez les hommes, le bonnet bleu ainsi que le manteau ne font plus partie des pièces principales. Le gilet a remplacé la camisole, et l’habit le justaucorps ; par contre la veste s’est imposée. Chez les femmes, les bandeaux entrent dans la composition des coiffures. La camisole, le corset et le justin remplacent les brassières tandis que le manteau a disparu.

10Dans les actes de procédure criminelle, comme au début du siècle, les expressions « à la mode de… », « à la manière de… », « à l’usage de la campagne », sont utilisées par les greffiers au sujet des pièces. Par exemple, en 1759, une femme est dite « vêtue à la façon de l’évêché du Léon5 ». À Kerlouan, en 1788, nous trouvons « une cape à la mode de la campagne6 ». En 1788 encore, à Guiclan, un homme porte des « culottes à la mode de la campagne7 ». À Ploudaniel, il s’agit de « veste à la mode de la campagne8 » ou à Commana, en 1785, « d’une longue veste brune à la mode de la campagne9 ».

Les couleurs du vêtement

11Les inventaires après décès permettent de mieux connaître les pièces vestimentaires évoquées du point de vue de la couleur. Il y a même là la possibilité de vérifier d’anciennes assertions : les textes et les dessins colorés de la fin du XVII^e au début du XIX^e siècle identifient en effet l’appartenance locale des Bas-Bretons par l’emploi différencié de couleurs. Par exemple, en 1663, le Nantais Babin écrivait à leur sujet : « Ils affectent de se distinguer par des couleurs, qui sont parti culières à chaque évêché10. » Plus d’un siècle après, en 1804, un article de l’Annuaire statistique du Finistère pour l’an XII relate : « Ils sont aujourd’hui habillés comme il y a 1 000 ans, et ils tiennent singulièrement à la forme et même à la couleur de leurs vêtements qui varient, ainsi que leurs usages, presque d’une commune à l’autre11. »

12Pour le début du XVIII^e siècle (fig. 2) apparaissent quatre couleurs principales, trois pour chaque sexe : le violet, le rouge, le noir dans le costume des femmes et le brun dans celui des hommes, représentant plus de 77 % de l’ensemble des couleurs de toutes les pièces (hors chemise, manteau, cape, tablier, chapeau, bonnet). Le violet et le rouge atteignent 45 % chez les femmes et 56 % chez les hommes.

13Les actes de procédures criminelles ajoutent parfois à ces conclusions : les bonnets de couleur bleue sont au nombre de seize pour dix-neuf occurrences, soit 84,2 %. Au total, si l’on exclut les vêtements extérieurs comme le manteau et la cape (noire) ainsi que le justaucorps (brun), les coloris des pièces de lainage se répartissent entre le violet et le rouge, pour le haut et le bas du corps, féminin et masculin, ainsi que le brun pour les culottes masculines. Le violet est caractéristique du Léon, n’apparaissant pas en Cornouaille, alors que le rouge existe dans les campagnes du Léon et de Cornouaille. Néanmoins, nous observons déjà la présence du noir et du brun qui progresseront à la fin du siècle.

14Pour la fin du siècle, le graphique (fig. 3) de répartition des couleurs montre quatre couleurs fondamentales, qui sont désormais le noir, le brun, le violet ou le blanc, représentant plus de 74 % de l’ensemble des pièces vestimentaires (hors chemises, chapeaux, capes, tabliers). Nous constatons donc un changement dans la répartition des couleurs par rapport au début du siècle avec l’augmentation du brun et du noir. Ces deux couleurs représentent 67 % chez les femmes et 55 % chez les hommes. Il faut remarquer l’abandon du rouge, le net déclin du violet, mais aussi l’apparition de la couleur blanche pour les hommes.

Les étoffes

15Pour définir l’évolution, un classement en cinq catégories a été retenu : d’abord les lainages ou « petits draps », c’est-à-dire les étoffes de laine ou de laine mêlée, avec un sous-classement en serges, « laine et fil », étamine, ratine, et en divers « autres lainages » ; les draps désignés comme tels dans les inventaires ; les toiles, également désignées comme telles ; les cotonnades, composées de coton ou de coton mêlé ; les soieries utilisant la soie ou la soie mêlée, peu nombreuses12.

16Les lainages sont essentiels au vêtement léonard puisqu’ils sont majoritaires durant tout le XVIII^e siècle (fig. 4 et 5). Ils représentent 65 % de l’ensemble des étoffes au début et 52 % à la fin. Ce repli cache des évolutions de détail plus spectaculaires : les serges, importantes au début du siècle puisqu’elles représentent 46 % des lainages, n’en concernent plus que 17 % à la fin. Si les serges rases et les serges de Paris se sont maintenues pendant tout le siècle, la serge de Caen s’est effacée au profit de la serge de Nîmes. Inversement le groupe « autres lainages » augmente, en passant de 15 % à 43 % à la fin du XVIII^e siècle. Les draps doublent leur valeur pendant la même période : de 14 % au début du siècle à 28 % à la fin. De plus, il s’opère un renouvellement : le drap de Vire, qui venait en tête, les draps anglais, les draps d’Espagne et de Gênes s’effacent, à la fin du siècle, au profit du drap du Maroc, désormais en haut du palmarès, puis du drap de Rouen et, à des degrés moindres, des draps de Nîmes et d’Elbeuf. En revanche, et ce fait est notable à l’époque où il est mis fin à la prohibition des cotonnades, la valeur des cotonnades pour l’ensemble des vêtements ne dépasse pas 10 % à la fin du siècle, celle du coton s’étant tout de même un peu augmentée.

17Bien que certaines étoffes aient perduré pendant tout le siècle comme la berlinge, la ratine, les étamines, le basin et les toiles, le renouvellement s’est opéré au profit des draps et de la catégorie « autres lainages » à la fin du siècle. Cette pesée globale appelle maintenant un examen plus précis des rapports entre étoffes et pièces vestimentaires.

18Dans la première moitié du XVIII^e siècle, les lainages constituent 61 à 100 % des brassières, jupes, tabliers, capes féminines ainsi que des camisoles, vestes, culottes et justaucorps masculins. Dans le détail, les serges représentent 19 à 47 % des vêtements des garde-robes masculine et féminine, selon les pièces de vêtement, et servent à tailler des brassières (faites le plus souvent de serge rase), des jupes (serges rase et Caen), des camisoles (serge rase), des vestes rouges, violettes ou brunes (serge de Caen), des justaucorps (serge de Caen et Paris). L’étamine vient en tête pour les tabliers, le camelot pour les capes alors que les hommes portent des culottes de « fil et laine » dont la berlinge, de facture locale, composée de laine et lin, constitue le principal tissu. Les draps sont employés dans 58 à 75 % des manteaux masculins et féminins ainsi que dans environ 20 % des vestes et 40 % des justaucorps (dont 20 % en drap de Vire). Tandis que les toiles sont présentes dans 20 % des culottes et 30 % des tabliers. Les cotonnades composent environ 20 % des brassières.

19Dans la deuxième moitié du siècle, les écarts entre étoffes pour chaque vêtement se resserrent en raison des progrès des draps surtout, des nouvelles composantes des lainages et du coton. Les lainages l’emportent encore dans les culottes, gilets, et les habits des hommes, dans les jupes, tabliers, justins, camisoles, corsets, capes des femmes. Les corsets des paysannes et les vestes des paysans utilisent toujours de la serge mais cette fois de la serge de Nîmes. Par contre, les 20 à 25 % des jupes, des justins, des gilets sont confectionnés en ratine. Les jupes, tabliers et culottes se taillent également dans de la calmande alors que les capes demeurent en camelot durant tout le siècle. Les vêtements en cotonnades sont plus nombreux au terme du siècle en particulier chez les femmes. Ils représentent 10 à 20 % des camisoles, justins, tabliers ainsi que des vestes et nouveaux vêtements comme le gilet masculin. 20 à 30 % des jupes, justins, camisoles, gilets, culottes se taillent aussi dans des draps ainsi qu’environ 50 % des vestes et habits (en drap de Rouen). Alors que 30 % des culottes et 21 % habits sont réalisés en toiles.

20Quant aux coiffes des paysannes, elles se confectionnent dans des toiles de lin dont le taux approche les 100 % au début et 93 % à la fin du siècle. Le coton reste rare avec une valeur de l’ordre 5 %. Les greffiers distinguent les coiffes en les désignant par leur matériau ou leur aspect : en grosse toile, en toile ordinaire et enfin, fine et déliée. Dans ce domaine, il y a finalement très peu de changement au cours du siècle, mis à part la très timide introduction du coton. Quant aux mouchoirs de cou, majoritairement en toiles, ils se déclinent à la fin de la période en différentes couleurs, à fleurs ou à raies. En ce qui concerne les chemises, elles se coupent tout au long du siècle dans des toiles de lin d’épaisseur variable, de grosse à fine. Il s’agit de toiles de reparon, de ménage, commune, rousse ou blanche. Elles peuvent parfois être garnies.

21À partir des indications laissées par les greffiers, nous pouvons distinguer, quant à l’origine géographique des étoffes, 3 pôles principaux : le Léon lui-même fournit des étoffes tissées sur place comme les toiles de lin ou les berlinges ; au-delà, le reste de la Bretagne, avec les toiles de Quintin et Pontivy, les lainages de Nantes, de Rochefort-en-Terre, Malestroit et Guingamp ; enfin l’extérieur de la Bretagne, avec principalement : la Normandie tout au long du XVIII^e siècle, mais aussi le Languedoc et les ports anglais au début siècle.

22Au total, les permanences l’emportent sur les ruptures. La soie est rare et le coton ne pénètre que timidement le Léon de la fin du XVIII^e siècle. Nous sommes bien loin des évolutions enregistrées par Daniel Roche dans le Paris du XVIII^e siècle !

À la recherche d’une silhouette

23À partir de ces informations, et en recourant à l’iconographie comme source complémentaire, nous avons tenté de réfléchir sur les apparences des Léonards. Pour le début du XVIII^e siècle, nous avons utilisé, parmi les rares représentations existantes, la vignette de Saint-Pol-de-Léon (fig. 6), créée entre 1727 et 1755 pour la Description historique, topographique et naturelle de l’ancienne Armorique de Christophe-Paul de Robien, président au parlement de Rennes, présentant deux couples de Léonnais13 ; la statue polychrome de saint Isidore, patron des laboureurs, de l’église de Saint-Vougay (Léon) ; ainsi que sur le dessin de J. Martin d’une paysanne en habit de noces14 : ces deux dernières images datent toutes les deux du début du XVIII^e siècle. Pour la fin du siècle, plus encore qu’au début, l’iconographie concernant le Léon est peu abondante, entraînant un appel à des œuvres plus tardives. Il s’agit des aquarelles préparatoires à l’édition lithographique de la Collection de costumes pittoresques de la Bretagne et autres15, éditée par Charpentier, antérieures à 1829, des dessins de Lalaisse (1843-1844)16 ainsi que du tableau anonyme des « Joueurs de quilles » (milieu du XIX^e siècle) au château de Kerjean (Saint-Vougay, Finistère)17. Chaque moitié de personnage, sur nos croquis (cf. pl. III, n^o 4 et 5), renvoie à une possibilité de se vêtir, l’ensemble de la reconstitution utilisant toutes les pièces de la mode du Léon repérables dans les sources. Les coloris des vêtements ont été établis d’après les statistiques tirées des archives. Le costume mis en image n’est donc pas particulièrement celui du travail.

24Au début du XVIII^e siècle, le costume de l’homme comprend d’abord un bonnet bleu et un chapeau noir, une chemise, une camisole rouge, et par-dessus une veste courte violette ou une veste longue rouge, à porter sous le justaucorps brun et le manteau noir, des grandes culottes violettes ou brunes (bragoù braz), des bas bruns, souliers ou sabots. Le costume de la femme est composé d’une paire de coiffes, la grande – plate et blanche – ainsi que la petite, d’un mouchoir de cou, de la chemise, des brassières violettes ou noires, d’une jupe violette ou rouge, d’un tablier noir, d’une cape ou d’un manteau noirs, de bas violets, de souliers ou sabots. À la fin du siècle, les costumes se sont assombris, avec le noir et le brun. L’homme porte le chapeau noir, la chemise, le gilet croisé blanc ou brun, la veste noire, l’habit brun descendant à mi-cuisses, les grandes culottes noires ou brunes, des bas bruns, des souliers ou sabots. La femme est revêtue de la grande coiffe dont les ailes sont repliées sur le haut de la tête et du bandeau, d’un mouchoir de cou, d’une chemise, d’une camisole et d’un corset noirs ou d’un justin noir ou brun à manches à parement, d’une jupe noire ou brune et d’un tablier noir. Sur le tout, elle porte une cape également noire à l’usage de la campagne.

25Les pièces et les couleurs ont évolué mais dans la continuité d’un style à la française, conservant des pièces du siècle précédent comme les grandes culottes ou bragoù braz représentées sur un coffre du XVII^e siècle18, ou adaptées à l’usage des campagnes comme le bonnet, le justin, les brassières. Malgré ces évolutions, la mode du Léon demeure reconnaissable durant tout le siècle, ce que les greffiers attestent par leurs remarques dans les actes de procédures criminelles entre 1737 et 1790, en citant des prévenu(e) s vêtus(e) s ou coiffées « à la mode du Léon19 ».

26Les étoffes contribuent aux apparences. Les serges, par leur qualité et leur prix, entrent dans les vêtements pour l’ordinaire, mais ceux des dimanches et fêtes sont confectionnés avec de la « serge de seigneur ». Ce sont des étoffes légères puisqu’elles peuvent servir de doublure. Relativement souples, elles engendrent cependant une apparence massive, surtout pour le bas du corps, quand les vêtements se superposent comme il est d’usage. Les draps plus épais et donc plus lourds, plus chers aussi, sont privilégiés par les ruraux pour confectionner des vêtements extérieurs ou pour être « habillés », en particulier lors des dimanches et fêtes ou des cérémonies particulières comme les mariages. Ainsi A. Bouet décrit-il, dans Breiz-Izel ou la vie des Bretons de l’Armorique20, le mariage de Corentin près de Quimper, dans la première décennie du XIX^e siècle : la mariée est habillée, le premier jour en drap rouge, le deuxième jour en drap bleu et le troisième jour en drap brun. Les couples du commencement du siècle paraissent plus à l’aise dans leurs vêtements que ceux dessinés par Lalaisse. L’emploi des serges expliquerait cette apparence relativement souple. Lalaisse peint généralement des ruraux aisés, qui paraissent engoncés dans leurs vêtements. Leur allure massive et lourde, voire raide, laisse supposer qu’ils sont vêtus de draps et donc que ce sont des vêtements des dimanches et fêtes. En fait, l’usage des draps, l’habitude de superposer les vêtements (en draps ou en lainages), le plissé des jupes et des culottes ne permettent pas de préciser les formes, ni de les modeler. Ceci engendre pendant tout le siècle la même apparence massive et lourde, voire raide, à laquelle s’ajoute l’uniformité des coloris unis.

27Tout au long du siècle, les paysannes portent des coiffes de toile qui, suivant l’épaisseur, donne des aspects différents : soit plat et tombant avec de la grosse toile ; soit pouvant se relever avec ou sans empois avec de la toile ordinaire et pouvant se relever plus haut encore avec de la toile fine et déliée ou avec du coton. Ce dernier, bon marché et léger, ne commence cependant qu’à pénétrer les campagnes. Il ne pourra qu’accentuer cette volonté de « jouer » avec les éléments de la coiffe. Un marchand de Landerneau21 vend, à la fin du siècle, « des fonds de coiffes de batiste à grandes fleurs » ainsi que des bandeaux, qui seront utilisés suivant les convenances.

28Les vêtements seraient banals s’ils n’étaient pas embellis par des articles de mercerie. Les fonds de marchands du XVIII^e siècle à Landerneau22 prouvent que l’on pouvait acheter des boutons, galons, « padous », ganses, bordures, lisières colorées ; des dentelles et des mousselines ; des rubans et « pièces de faveur » ; de la liette, des boucles et des crochets. Ainsi qu’un certain nombre de vêtements tout faits comme les bas, mouchoirs, cols, cravates, chaussons, gants, mitaines, fonds de coiffe, bandeaux et les fameux bonnets bleus. Ces apports extérieurs au Léon introduisent donc des nouveautés pour faire évoluer les guises.

Originalités léonardes

29Au final, il est possible de repérer des particularités, opposant villes et campagnes, distinguant le Léon de la Cornouaille.

30Villes et campagnes. Au sujet des coiffures des femmes, les inventaires après décès donnent peu d’informations sur leur forme ; certaines se révèlent cependant précieuses. Ainsi, les greffiers décrivent des « paires de coiffes se composant de la grande et de la petite », ou une coiffe associée à un bandeau et à un mouchoir de cou. Cet ensemble porte le nom, dans ces archives, d’« ajusté » ou de « linges à femme ». Ces deux types de coiffures sont réalisés en différentes toiles qualifiées de grosse toile, de toile commune, de toile fine. Dans les archives de procédures criminelles, plus riches du point de vue de l’observation, on apprend par exemple que les prévenues portent leurs coiffes basses et plates, c’est-à-dire non repliées sur le haut de la tête ou carrées. D’autre part, en 1746, au Tréhou, une domestique est « vêtue d’une coiffe, bandeau et mouchoir à l’usage du Léon23 ». Des remarques attestent d’une distinction possible entre villes et campagnes : en 1750, à Plonéour-Menez, une femme se présente « portant coiffe et bandeau de toile à la façon des femmes de la campagne24 » ; en 1790 à Landivisiau, la femme d’un aubergiste se présente « coiffée en artisane de Ville25 ». Toujours en 1790, une « tessière » – tisserande ou épouse d’un tisserand – de Landivisiau est « coiffée à la mode de la campagne26 ». En 1782, à Trémaouézan, une femme porte « une coiffe large à la mode de la campagne27 ». Il existe donc différents types de coiffures et de manières de les porter : la coiffe est un élément caractéristique de la mode des campagnes.

31Les exemples qui viennent d’être évoqués incitent à s’interroger sur les différences entre les villes et les campagnes, au-delà des coiffes. Une comparaison a été faite avec Brest, Morlaix et Landerneau28 soient les trois villes portuaires les plus importantes du Léon. Les populations étudiées dans ces villes apparaissent, comme celles des campagnes, à travers les inventaires dont le montant est inférieur ou égal à 5 000 livres. Dans les villes, il existe une large variété de vêtements, avec pour chacun d’eux, en conséquence, des fréquences plus faibles. N’ont été prises en compte que les pièces utilisées par 20 % au moins de la population citadine. Les citadins et citadines portent eux aussi des vêtements à la française, d’où des éléments communs, malgré les pourcentages différents, au début et à la fin du siècle : pour les hommes, le justaucorps, la veste, l’habit, le gilet, et, pour les femmes, le mouchoir de col et la cape. Il en va de même pour les couleurs noire et brune à la fin du siècle, commune aux ruraux et aux citadins. Par contre, il existe des vêtements exclusivement de la ville, ou des campagnes. Ils se composent, pour les campagnes : paires de brassières, corsets pour les femmes, justins et bonnets pour les hommes au début du siècle, tandis que les citadins et citadines utilisent une variété de pièces plus large comme la robe, les jupons, robe de chambre, steinkerques pour les femmes. Les hommes se parent de cravates, de perruques. À la fin du XVIII^e siècle, les paysannes utilisent le corset ainsi que le justin tandis que les citadines portent des robes, des mantelets et casaquins, des bonnets, des capots. Les citadins possèdent des redingotes, les lévites, des beverleys, des cols. Si le coton reste marginal au terme du siècle pour les paysannes, les citadines utilisent des cotonnades et en particulier des indiennes. Il existe un retard, dans le temps, des campagnes par rapport aux villes pour l’utilisation des pièces et des étoffes. Il y a donc une influence des villes même si les ruraux gardent leurs spécificités, par l’emploi de certains vêtements et tissus caractéristiques.

32Léon et Cornouaille. Les Léonards conservent-ils aussi leurs caractéristiques vestimentaires vis-à-vis de la Cornouaille ? Comparons donc les costumes du Léon avec ceux des paroisses de Cornouaille. Il s’agit de paroisses rurales situées dans un large espace autour de Quimper : Plomeur, Plounéour-Lanvern, Peumerit, Landudec, Guengat, Kerfeunteun, Cast, Landrévarzec, Ergué-Gabéric, Scaër, Querrien, Bannalec, Clohars-Fouesnant (fig. 1)29. Par rapport à l’évêché du Léon, il apparaît que, pour les hommes comme pour les femmes, au début comme à la fin du XVIII^e siècle, les pièces principales diffèrent (sauf les brassières au début du XVIII^e siècle). Par exemple, en Cornouaille, les hommes portent pourpoints, justins, guêtres tandis que les femmes revêtent des vêtements plus variés qu’en Léon, surtout à la fin du siècle, comme des brassières, gilet, camisole, justin, chemisette et pourpoint. Cette diversité vient de ce que la Cornouaille a été étudiée à travers plusieurs de ses « pays », aux types vestimentaires différents, mais elle s’explique aussi par un renouvellement des pièces plus lent, permettant à des vêtements d’époques et de modes différentes de coexister. Pour les hommes par exemple, il semble que le pourpoint de la fin du XVIII^e siècle tienne de l’ancien pourpoint, de la veste, du justaucorps. Il est possible aussi qu’il y ait plusieurs mots pour nommer des pièces voisines ; ainsi on trouve « corps sans manches », « brassière sans manches », « pourpoint sans manches », « justin sans manches », ou gilet. Les hommes se distinguent aussi par une très forte utilisation de la toile puisque celle-ci représente 70 % des étoffes des grandes culottes. De plus, les couleurs vives dominent avec le bleu et le rouge, le brun s’y ajoutant à la fin du XVIII^e siècle. La mode rurale du Léon est bien identifiable par rapport aux costumes ruraux de Cornouaille. Ce sont deux entités distinctes.

*

33Les points développés permettent de conclure à l’existence d’une mode des campagnes du Léon c’est-à-dire à une façon particulière qu’ont les paysans et paysannes de se vêtir au XVIII^e siècle, cette mode ayant toutefois évolué au cours du siècle. Les campagnes léonardes possèdent une base vestimentaire commune et des caractères propres d’où une certaine homogénéité. Elle est plus proche des costumes de la catégorie des villes du Léon que de ceux des campagnes de Cornouaille. Elle est le résultat de conservatisme, d’emprunts, d’adaptation aux convenances et aux pratiques de la société paysanne du Léon. Les reconstitutions proposées des costumes de l’usage du Léon dévoilent les couleurs des pièces, permettent d’imaginer la silhouette et l’apparence des individus, redonnant vie aux hardes des inventaires, des Léonards qui les utilisaient. L’étude des étoffes permet de mieux percevoir cette population paysanne modeste dans son système vestimentaire et sa vie quotidienne, ou dans les événements qui la marquent. Cette mode est une expression de la communauté rurale du Léon, un langage qui permet de s’identifier à l’intérieur de cette communauté et vis-à-vis de ses voisins.