1Rapprocher l’histoire politique de l’histoire sociale n’a plus rien d’original. L’étude de la composition sociale des assemblées politiques nationales et locales est une recherche classique1. Dans le cas des médecins, mais ce serait aussi vrai des avocats, également très présents dans ces assemblées, la question prend un intérêt particulier, car le médecin est défini à la fois par son rang dans la hiérarchie des fortunes et par son « talent ». Le médecin est un notable par son aisance, mais aussi et peut-être plus par son savoir et son prestige. Qu’est-ce qui est décisif pour son élection ? Notre exposé s’organisera en trois temps. D’abord repérer les médecins au conseil municipal, chiffrer leur présence, et faire apparaître les tendances politiques dominantes du groupe. Dans un second temps, faire l’inventaire des médecins élus locaux ou nationaux, en concentrant l’attention sur le duel angevin Montprofit-Barot. Enfin, examiner si ces élus médecins, maires, adjoints et conseillers, ont dans leur action municipale attaché une grande importance aux questions de santé publique.

Les médecins au conseil municipal d’Angers

2Depuis 1800, il y a des médecins dans tous les conseils, leur nombre variant de 1 à 52 (Voir graphique joint p. 265). Trois phases de forte représentation médicale : le Consulat, la fin de la monarchie de Juillet, le début du XX^e siècle. Jusqu’en 1830, les conseillers municipaux sont nommés. Dès le Consulat, les médecins sont nombreux, 4 sur 30 en 1800, 5 en 1806 (16,6 % des conseillers soit 19 % des médecins d’Angers)3 : parfaite illustration de la volonté de Bonaparte d’associer au pouvoir les « talents », et même les « talents supérieurs » puisque 3 des 5 sont professeurs à l’école de médecine. Jusqu’en 1830, il n’y a que des renouvellements partiels du conseil. Ce sont les démissions et les décès qui permettent de nouvelles nominations. En 1830, ils ne sont plus que 2 en place : l’Empire et la Restauration ne se tournent pas vers les médecins, jugés majoritairement mal pensants. En 1822, alors que les médecins d’Angers demandent l’autorisation de former une « société de médecine », le préfet écrit au ministre de l’Intérieur : « Tous nos docteurs sauf des exceptions bien peu nombreuses sont connus pour avoir des opinions très libérales et plusieurs d’entre eux sont notés fort défavorablement sous ce rapport4. » Deuxième période de forte présence médicale, la monarchie de Juillet. À partir de 1832, les conseillers municipaux sont élus au suffrage censitaire5. Le nombre des médecins passe de 2 en 18326 à 5 en 1843, sur 36 conseillers municipaux (13,3 % des conseillers). Ils se partagent politiquement : 2 sont du « mouvement7 », trois de la « résistance8 ». Nous retrouvons cette présence médicale à Saumur (2 médecins sur 27 conseillers), à Baugé (3 sur 239). Lorsque le suffrage universel est appliqué aux élections municipales en juillet 1848, la part des médecins recule. Les élections ont lieu alors que l’enthousiasme de 1848 retombe. Deux élus, un orléaniste conservateur, Bigot (déjà conseiller de 1832 à 1848), et un libéral, Guillier de la Tousche10. Aux élections de 1852, trois médecins sont élus, mais deux seulement siègent11, le troisième refusant de prêter serment au nouveau régime12. Pendant tout le Second Empire, on en reste à deux médecins, professeurs à l’école de médecine, Laroche et Bigot. En 1865, Laroche est remplacé par Daviers, directeur de l’école de médecine, élu sur la liste bonapartiste, et réélu en 187013. Aux élections d’août 1870, Bigot laisse la place à un de ses collègues de l’école, Farge, conservateur. Mais un troisième médecin est élu, Ambroise Guichard, républicain modéré14. Cela marque le début d’une période faste pour les médecins, qui culmine de 1908 à 1925 : ils sont 5 au conseil municipal (13,9 %), on retrouve les taux du Consulat. L’école de médecine est toujours bien représentée, mais siègent aussi des praticiens plus modestes. La majorité de ces médecins (1871-1925) sont à gauche (12 contre 4 ; l’écart est un peu moins fort si l’on considère le nombre de mandats : 30 contre 12). Les médecins, pour des raisons philosophiques, sont souvent républicains15, et dans une ville « bleue » comme Angers jusqu’au début du XX^e siècle, ils sont choisis par les électeurs pour cette raison. Lorsque le camp républicain se fissure, on les retrouve à gauche (majoritairement) et à l’extrême gauche (rarement), mais aussi de plus en plus dans la droite républicaine, progressiste et nationaliste. Les élections de 1925 marquent un tournant : le nombre de médecins au conseil diminue nettement, alors qu’ils sont de plus en plus nombreux proportionnellement à la population. Le mouvement ne connaît pas de répit. Est-ce parce qu’ils partagent le prestige scientifique avec d’autres16 ? Sont-ils moins intéressés ? Autre changement : désormais tous les médecins élus siègent à droite.

Graphique 1 : Les professions médicales au conseil municipal d’Angers (1800-1977)

Médecins et mandats politiques locaux et nationaux

3Angers a eu 4 maires médecins pendant cette période. De Guillier de la Tousche, il y a peu à dire. Maire nommé en 1848, il est ensuite élu à la Constituante, le mieux élu du département17, et réélu à la Législative, arrêté lors du coup d’État de 1851. L’heure n’était plus à la République et il avait été poussé à démissionner de la mairie en 1850. Avec Jean Guignard (maire de 1888 à 1895), nous trouvons un schéma plus classique18. Brillant étudiant, il retrouve l’école de médecine en 1858 comme professeur. C’est un accoucheur réputé. À partir de 1871, il est conseiller municipal républicain, sauf de 1881 à 1884 car il a été battu par un radical. En 1888, il est élu maire, mais a bénéficié des voix de droite19, ce que lui reprochent vivement ses ex-amis politiques, menés au conseil par son confrère Legludic20. Ceci ne l’empêche pas d’être élu député en 1893 (après une première tentative en 1889). Toujours attaqué, il abandonne la mairie en 1895.

4Nous retrouvons ce type de carrière avec Ambroise Montprofit21. Celui-ci est le fils de Louis Montprofit, conseiller municipal de la Doutre depuis 1874 et adjoint depuis 1881, et le frère cadet d’un journaliste républicain nettement radical22. À la mort de Louis (1893), son fils médecin lui succède lors d’une élection partielle23. C’est lui aussi un élève de l’École de médecine d’Angers qui en 1893 a succédé à Guignard dans sa chaire d’obstétrique. Par la suite, il enseignera la chirurgie. Il opère à l’hôtel-Dieu et à la clinique qu’il a créée en 1893. Sa réputation est incontestable, mais ses rapports avec ses collègues sont houleux, en particulier avec Legludic, directeur de l’École de médecine depuis 1890. Les rivalités professionnelles se doublent d’opposition politique : Legludic est un républicain intransigeant, du camp du Patriote de l’Ouest, qui mène campagne contre Guignard. Proche professionnellement de Guignard, Montprofit partage ses idées politiques, s’éloignant du républicanisme intransigeant familial. En 1893, il est du comité électoral de Guignard. Il est également actionnaire du Petit Courrier, de plus en plus modéré. En 1904, le préfet évoque ses atouts : « Appartenant à une grande famille républicaine24, possesseur d’une grosse fortune25 et étant parvenu à une grande notoriété chirurgicale26. » Cette année-là, lors d’une élection au conseil général, Monprofit ose affronter son collègue au conseil municipal, le Dr Bichon, seul député républicain de Maine-et-Loire et conseiller général sortant d’Angers nord-ouest. D’un côté le professeur et chirurgien célèbre, de l’autre le médecin de quartier (la Doutre) au parcours professionnel beaucoup plus laborieux27. Montprofit l’emporte, ayant fortement dénoncé dans sa campagne les mesures anti-congréganistes, et évoqué la situation des hôpitaux laïcisés. Du côté républicain et préfectoral, la rancune est forte contre Montprofit qui a trahi son camp, puisqu’il est appuyé par la droite28. Aux élections législatives de 1906, il persévère et appelle à voter Gauvin (progressiste), contre le Dr Bichon29. En 1908, la tension monte d’un cran, par l’enjeu et les personnalités en lice. Aux élections municipales30, les « progressistes » (c’est-à-dire la droite républicaine), menés par Monprofit, s’allient avec la droite conservatrice contre les radicaux sortants. Pour l’élection du maire31, se trouvent face à face Monprofit et son collègue, le professeur Léon Jagot ! Montprofit l’emporte (21 voix sur 36), mais a bénéficié des voix de droite et de l’abstention des socialistes. Pour l’élection du 2^e adjoint, le Dr Labesse32 l’emporte sur le Dr Montier, radical. À la municipalité républicaine Joxé, succède donc une municipalité de droite.

5Léon Jagot est le frère d’Henri Jagot, directeur du Patriote de l’Ouest, organe des radicaux angevins. Né en 1853, il a également fait ses études médicales à Angers, et a succédé à Legludic à la tête de l’école. Il est aussi depuis 1902 le beau-père du Dr Louis Barot, qui ouvre son cabinet à Angers le 1^er janvier 190533, et qui dès 1904 entame une action politique nettement à gauche34. Barot, médecin des colonies et de la marine démissionnaire, proche des socialistes35, membre de la loge Travail et perfection36, écrit sous le pseudonyme de Jacques Gueux dans le Patriote dès 1904. En juillet 1907, il est candidat, sans succès, pour le conseil général dans le canton d’Angers sud-est37. En novembre 1907, il participe à l’organisation à Angers du « parti radical et radical-socialiste38 ». Lors des élections législatives de 1910, on retrouve l’affrontement de deux médecins : Montprofit est le candidat de la Fédération républicaine et du comité progressiste et Barot le candidat radical39. La campagne est d’une violence extrême, avec des coups bas. Montprofit l’emporte au premier tour40, mais l’élection en invalidée par la Chambre41. Bien sûr, la nouvelle élection confirme la première.

6Barot prend sa revanche aux élections municipales de 1912, dans une ambiance toujours aussi tendue. Sa stature politique départementale s’est affirmée par la création de l’Union des Bleus d’Anjou, qui structure enfin le parti républicain. À Angers, il mord sur l’électorat socialiste. Vingt-deux conseillers de gauche sont élus. Barot est élu maire (20 voix). Son premier adjoint est Bernier, pharmacien, gendre du Dr Bichon, le second, le Dr Montier42. La municipalité veut mener une politique nettement radicale et anticléricale. Pour les élections législatives de 1914, Montprofit ne se représente pas ; Barot est de nouveau candidat, sans succès.

7La guerre déclarée, les deux adversaires ont la même attitude : ils reprennent du service comme médecins militaires. Au lendemain de la guerre, Montprofit mène la liste d’union nationale dans la 1^re circonscription de Maine-et-Loire, et est élu (il meurt en 1922). Barot renonce à mener une liste radicale aux législatives de 191943. Il tentera ensuite sans succès sa chance aux sénatoriales44 et à l’élection municipale de 1925.

8Les deux autres villes de Maine-et-Loire ont eu bien plus rarement des maires médecins. À Cholet, le Dr Pissot (1846-1906), républicain, remplit un court mandat de transition en 1894-1895, dans un rôle d’apaisement45 que lui vaut son autorité morale de médecin des pauvres. À Saumur, la personnalité de Peton est plus marquée. Maire radical de Saumur de 1892 à 1905 et de 1907 à 1914, il échoue à la députation en 1898. Le Dr Astié est maire (radical) de Saumur de 1919 à 1925.

9Le tour des médecins députés est vite fait. Sous la monarchie de Juillet, en système censitaire, le Dr Joulnaux, médecin à Candé, député de 1839 à 1846 dans la circonscription de Segré, siège au centre gauche. Le suffrage universel l’envoie à la Constituante de 1848, avec son confrère Guillier de la Touche. Il faut attendre 1881-1885 pour retrouver un médecin angevin député, le Dr Bury, de Saumur, républicain46. Dans la circonscription d’Angers, le Dr Bichon, proche des radicaux lors de son élection47, est élu en 1902, au terme d’une longue carrière de conseiller municipal et de conseiller général. Il est battu en 190648. Quatre ans plus tard Monprofit, déjà évoqué, est élu député. La structure politico-sociale du département favorise plus les propriétaires fonciers que les « talents ». Peu de médecins tentèrent leur chance hors d’Angers49, et aucun après l’élection de 1919. Il faut attendre 1945 et le scrutin de liste pour trouver un médecin député, le Dr Barbary50, de Chemillé, élu sur une liste MRP, et qui rejoindra le RPF. En 1963, le Dr Chalopin, suppléant de Jean Foyer, accède ainsi à la chambre.

La politique au service de la médecine ?

10Les médecins élus profitent-ils de leurs mandats pour faire avancer leurs préoccupations professionnelles. Parmi les quatre députés, aucun n’intervient sur les grands textes de santé publique51. Qu’en est-il au niveau municipal ? Faute de place, nous n’aborderons que le problème des bureaux d’hygiène.

11L’état sanitaire des villes de Maine-et-Loire reste très longtemps médiocre. L’expérience européenne et nationale prouve que la solution est dans le regroupement des divers services concernés dans un service unique, capable de se faire entendre. C’est en 1879 que sont créés en France les deux premiers bureaux d’hygiène au Havre et à Nancy, avec des attributions importantes : surveillance des épidémies et statistiques de la mortalité, assainissement et salubrité, surveillance des écoles et nourrissons, actions d’informations52. En 1879 le Dr Legludic s’informe sur ces innovations et fait une proposition au conseil municipal d’Angers, sans succès53 ; cependant, un service de contrôle de la salubrité des aliments est mis en place en mai 1879, dirigé par le vétérinaire des haras54. Le 6 février 1880, le Dr Coutard, conseiller municipal de Saumur, propose aussi la création d’un bureau d’hygiène « sur le modèle [du] service organisé par la municipalité de Nancy55 », sans succès. Le projet est relancé à Saumur en novembre 1889 par le Dr Peton, conseiller municipal radical : un bureau d’hygiène devra s’occuper de l’approvisionnement en eau potable, des égouts, des enfants en nourrice, de la désinfection des logements des malades contagieux ; il faut créer un laboratoire municipal d’analyse de l’eau et des aliments56. Projet suffisamment novateur pour susciter une réfutation systématique par un autre médecin saumurois57, où l’on trouve l’argument classique des opposants : les divers services existent, il n’est pas nécessaire de les regrouper. L’affaire en reste là. Mais en 1892 Peton est élu maire. Il innove dans la politique d’assistance58. En 1897, il rédige une note sur l’état sanitaire de la ville, envisageant la création d’un véritable « casier sanitaire » des immeubles59. Un crédit « hygiène publique » est inscrit au budget en 1900, mais il ne s’agit que du financement d’un service de désinfection. Peton est tenace, puisqu’en 1913, il réussit à créer un bureau d’hygiène, utilisant le cadre de la loi de 1902, dans une ville qui en raison de sa taille (moins de 20 000 habitants), n’était pourtant pas soumise à l’obligation60.

12Le 6 janvier 1894, Montprofit avait relancé la question du bureau d’hygiène61. En 1899, la question revient : où en est-on ? L’adjoint évoque des renseignements pris, les étapes nécessaires. Le préfet pousse la ville à faire plus. Le 1^er août 1901, il écrit au maire pour lui suggérer la création d’une commission municipale. Cette commission est créée le 27 août 1901 : sur 12 membres, 4 médecins (dont les deux médecins conseillers municipaux)62. La première réunion aborde l’assainissement de la Maine63 et la lutte contre la variole. Les médecins présents contestent l’opinion dominante qui lie la variole à la pollution de la Maine, et rappellent la nécessité absolue des vaccinations.

13Les pastoriens ne pouvaient se satisfaire de cette commission hétéroclite. Mais rien ne change avant 1905. La « loi relative à l’hygiène et à la santé publique » de février 1902 rend obligatoire la création de bureaux d’hygiène dans les villes de plus de 20 000 habitants. Le 18 novembre 1905, le préfet constatant que la ville d’Angers n’a donné aucune suite aux incitations à créer un bureau d’hygiène et un service de vaccination obligatoire, informe le maire d’Angers qu’il va lui adresser un arrêté de mise en demeure d’appliquer la loi d’ici deux mois. Le conseil municipal s’exécute le 28 décembre 1905. Le bureau municipal est créé, avec une longue liste d’attributions, mais sans personnel nouveau, la direction en étant confiée à l’inspecteur de la salubrité64. Le conseil départemental d’hygiène, consulté le 26 avril 190765, estime que l’organisation ne correspond pas à celle souhaitée par le décret et la circulaire d’application, et donne quelques indications pour améliorer ce règlement : la plus importante est une critique implicite de la nomination du directeur : « Le conseil est d’avis de faire au directeur du bureau d’hygiène une situation indépendante qui lui permette de donner tous ses soins et tout son temps à cet important service66. » Le conseil municipal examine de nouveau la question le 20 décembre 1907, et adopte un nouveau texte, le second, conforme au décret et à la circulaire d’application. Il est présenté au conseil départemental d’hygiène le 13 février 1908. On pense avoir trouvé la solution en nommant comme directeur le directeur du laboratoire de bactériologie de l’École de médecine, qui recevrait un supplément de traitement.

14Mais le changement de la majorité municipale en mai 1908 retentit aussi dans cette affaire. Prenant prétexte de modifications demandées par le ministre de l’Intérieur sur le statut du directeur67, la nouvelle administration en profite pour modifier la liste des « attributions facultatives » (celles que la loi laissait les villes libres d’intégrer ou non au bureau). La municipalité Joxé les avait étendues au maximum. La municipalité Montprofit propose (13 novembre 1908) d’une part de maintenir indépendants certains services existants (hygiène alimentaire, surveillance médicale de la prostitution), d’autre part de ne pas introduire de nouvelles attributions telles que « constatation des naissances et des décès », de réduire ce qui concerne la protection de l’enfance à l’application de la loi de 1874, les autres services « sont assurés d’une façon effective par les différentes œuvres, telles que la goutte de lait, les crèches », de transformer « l’éducation sanitaire de la population » en propagande. « Avant d’imposer – à plus forte raison avant de frapper et de punir – il importe d’éclairer, d’essayer de convaincre. » Restriction du périmètre d’action, refus de contrôler les œuvres privées, refus des mesures dirigistes : on a bien l’impression que Montprofit infléchit, en faveur de ses amis politiques, ses exigences hygiénistes.

15Ce projet (le troisième) est examiné le 14 mai 1909 par le conseil départemental ; aucun des médecins de la nouvelle majorité municipale n’est présent. À l’unanimité, le conseil départemental émet le « vœu que l’on revienne au règlement approuvé en 1908 ».

16Le 9 août 1909, Labesse défend devant la commission du conseil municipal sa philosophie d’ensemble : « Il serait regrettable de multiplier dans une ville de l’importance d’Angers des attributions facultatives. » Il estime que le quatrième projet (légèrement) modifié qu’il présente « donne satisfaction sur certains points au Conseil départemental ». Qu’allait en dire celui-ci ? Cette fois-ci (9 décembre 1909), il y a quinze présents, dont Labesse et Montprofit, ainsi que Jagot, Legludic, Bichon. Le rapporteur Bocquel regrette que l’administration municipale ne se soit « pas mieux et plus nettement conformée aux indications fournies par les conclusions du précédent rapport ». Mais le préfet (ce n’est plus le même68) revient sur la distinction entre attributions obligatoires et facultatives, et semble accepter le texte. Le conseil accepte l’organisation projetée « en exprimant le désir formel que dans l’application on tienne compte autant que possible des observations présentées dans le rapport du Dr Bocquel ». Le règlement du bureau d’hygiène est promulgué le 7 février 191069. Les adversaires du projet Montprofit ont curieusement capitulé devant l’intervention du préfet : on a l’impression que rassurés sur l’indépendance du laboratoire de bactériologie, qui leur tenait à cœur depuis février 1908, ils laissent passer le reste.

17Le règlement du bureau d’hygiène publié, il restait à choisir le directeur. Le décret de 1905, et cela avait suscité la colère des maires, leur en laissait le choix, mais sur une liste établie par le « Comité consultatif d’hygiène de France ». C’était limiter le pouvoir des maires et leur clientélisme. Un concours est ouvert, et la ville d’Angers recrute le docteur Lafosse, né en 1862, formé à Toulouse, venant de Bagnères-de-Bigorre. Son dossier de candidature est très sérieux. Montprofit a donc décidé d’une véritable professionnalisation de la fonction, ce qui était essentiel. D’ailleurs, Lafosse, nommé le 10 septembre 1910, reste en place jusqu’en 1917, et il est même appelé par le maire radical de Saumur pour diriger le bureau facultatif d’hygiène de cette ville créé le 13 septembre 191370, bureau au court destin, puisque l’arrivée aux affaires des conservateurs entraîne sa suppression le 19 septembre 1914.

18Le changement de municipalité à Angers en mai 1912 modifie-t-il la donne ? Dans son programme, Barot évoque « la mise en pratique – suivant nos disponibilités financières – des lois et des œuvres d’assistance, de prévoyance, de salubrité, de solidarité que l’évolution de notre société fait jaillir chaque jour71 ». Il confie à Lafosse, dès juillet 1912 une mission de développement des activités du bureau d’hygiène (lutte contre la tuberculose, l’alcoolisme, développement des pouponnières)72. En février 1913, une consultation municipale de nourrissons est ouverte aux Justices73. Le développement d’habitations à bon marché et saines par le « Cottage angevin » est subventionné par la ville (novembre 1912). Mais en septembre 1913 le maire fait le tableau, impressionnant, de ce qui reste à faire : contrôle réel des décès, véritable inspection médicale des écoles, ramassage des ordures, création d’un préventorium. La municipalité de 1919, où l’on retrouve Montprofit et Barrot (et trois autres médecins) poursuit les politiques menées et innove en subventionnant pour la première fois les hospices (pour l’installation du chauffage) et en finançant la création du Centre régional de lutte contre le cancer (1924)74. À Saumur, la municipalité dirigée par le Dr Astié met en place (1922) l’inspection médicale scolaire, la première du département75. En revanche, à Angers, il n’y a aucun médecin parmi les conseillers de la majorité de cartel des gauches élue en 1925 : cette municipalité ne fait rien dans le domaine de l’hygiène publique. Mais lorsque la droite revient aux affaires en 1929 quatre médecins sont élus : est alors mise en place l’inspection médicale des écoles (1930), relancé le projet de pouponnière municipale (1933).

19De cette étude, que conclure ? Une place relativement modeste des médecins dans le personnel politique au niveau du département, mais la bonne représentation de l’École de médecine (et donc des médecins des hôpitaux) au conseil municipal d’Angers. Les questions médicales jouent un faible rôle lors des campagnes électorales76, mais on élit des hommes entourés du prestige de la science, les seuls universitaires d’Angers à cette époque, en outre connus comme médecins de l’hôtel-Dieu. Élus conseillers, les médecins sont peu suivis dans leurs demandes par les autres conseillers municipaux. La lenteur des réalisations est frappante, pour les bains populaires, les égouts, l’enlèvement des ordures, les crèches, le bureau d’hygiène. Les médecins demandent des poubelles en 1904, elles sont expérimentées en 1909, mais la question n’est réglée qu’en 1931. La majorité des conseillers, commerçants et entrepreneurs, refusent ces projets coûteux. Ce n’est que lorsqu’ils sont maires que les médecins peuvent agir, et encore… Lorsqu’un texte législatif permet d’empêcher l’ouverture de nouveaux débits de boisson pour lutter contre l’alcoolisme, le conseil municipal traîne des pieds, malgré la volonté du maire Barot (dont les amis politiques sont les plus réticents). Avec amertume, Barot remarque, à propos de la loi de 1902 sur la santé publique : « Le souci de leur réélection leur interdit [aux maires] l’application impartiale des règlements. Que l’on m’excuse de citer ici un cas personnel : étant maire, j’ai appliqué ces lois, toutes ces lois ; je n’ai réussi qu’à fournir à mes adversaires politiques des armes déloyales contre moi77. » Heureusement, l’intervention de l’État central bousculait les conservatismes municipaux.