L’hygiène à Angers aux XIXe et XXe siècles
p. 249-261
Texte intégral
1Vaste sujet que celui de l’hygiène aux XIXe et XXe siècles dans une ville qui passe de 33 000 habitants en 1801 à 153 000 environ1 en 2007. Le terme « hygiène », forgé au XVIe siècle, désigne l’ensemble des principes et pratiques tendant à préserver et à améliorer la santé. Il embrasse à la fois l’état sanitaire de la population, les politiques publiques et institutions travaillant à l’amélioration de la santé, l’hygiène privée, les grands travaux et équipements en matière d’assainissement.
Environnement d’abord favorable
2Après avoir perdu sa faculté de médecine supprimée à la Révolution, Angers a la chance de voir se reconstituer presque immédiatement des leçons publiques et gratuites de médecine, organisées par la société de santé, grâce au médecin Berger et au chirurgien Michel Chevreul. Un cours d’hygiène y est professé par Pantin dès l’an IV. Ces leçons sont officialisées par le décret impérial du 31 mai 1807 créant auprès de l’hôpital six « Cours pratiques de médecine, de chirurgie et de pharmacie », qui reçoivent le titre d’école secondaire de médecine et de pharmacie en 1820. De grands noms honorent l’école d’Angers : Chevreul, Béclard, Billard, Ollivier, Menière… Dans la première moitié du XIXe siècle, le nombre de médecins en exercice est important : la ville en compte un pour 1 170 habitants en 18312. Il n’y en a plus qu’un pour 1 744 habitants en 1880.
3D’une façon générale, la situation sanitaire d’Angers ne se distingue pas de celle des autres villes jusque dans les années 1870. Les élites y sont même plutôt éclairées, grâce à un environnement médical actif. En revanche, sous la IIIe République, le manque de hauteur de vues d’une politique étroitement conservatrice et parcimonieuse – à l’exception de la courte parenthèse de la municipalité radicale-socialiste du docteur Barot en 1912-1914 – fait prendre à Angers un retard énorme jusqu’à devenir le « mouton noir » de l’hygiène dans l’Ouest de la France…
Épidémies et mortalité
4Comme ailleurs, la ville est frappée par plusieurs vagues d’épidémies au cours du XIXe siècle. Le choléra fait 261 victimes en mai-juin 1832, soit 49 % des victimes à l’échelle du département. Il revient à plusieurs reprises, en 1833-1834, 1849, 1854, 1895. L’épidémie de 1849 provoque 522 décès, essentiellement dans les familles pauvres et mal logées. Variole, rougeole, typhoïde se succèdent dans la seconde moitié du siècle, spécialement dans les quartiers insalubres de la Doutre. L’ensemble de l’Europe connaît ces épidémies récurrentes, mais Angers est l’une des villes où l’on meurt le plus. En 1910, le taux de mortalité y est de 22 ‰ alors qu’il n’est que de 18 ‰ en France. L’année suivante, il est de 24 ‰ contre 19,6 ‰ en France. Dans les pays voisins, en 1909, le taux de mortalité était compris entre 21,45 ‰ pour l’Italie et 13,7 ‰ aux Pays-Bas.
5L’état sanitaire d’Angers explique cette situation. Quelques exemples s’échelonnant sur cent cinquante ans seront amplement évocateurs… Le 20 mars 1803, le préfet écrit au maire : « Je suis informé que vos ordonnances concernant l’irrigation des rues […] et l’entretien de la propreté […] sont à peine exécutées ; on m’a désigné notamment la rue dite de l’Écorcherie comme un foyer de corruption et de miasmes putrides3. » C’est que, jusqu’en 1847, l’abattage des animaux se fait en pleine ville, aux environs de l’actuelle rue Plantagenêt.
6L’épidémie de choléra amène le maire Augustin Giraud à en rechercher les causes dans un rapport au préfet du 11 janvier 1834. Il évoque la Doutre, exposée aux inondations, où les maisons sont en bois, mal aérées et pour beaucoup sans fosses d’aisances. « Ce quartier recèle encore la plupart des usines ou fabriques classées parmi celles insalubres ou incommodes, il est traversé par un canal couvert, réceptacle d’ordures en putréfaction4 […]. »
7L’eau de la Maine n’est pas plus propre. On y lave pourtant le linge et l’on s’y baigne. Voici en 1848 l’état du « baignoir » de la Blancheraie situé en aval de la ville, dans une anse :
« Le promontoire qui s’avance au-dessous à une assez grande distance dans la rivière retient les immondices qu’un courant partiel et facile à constater y amène sans cesse. Ceux qui sont allés se baigner à la Blancheraie ont pu voir que très souvent l’eau est couverte par la suie jetée des bateaux à vapeur […]. On a pu constater encore que les égouts de l’abattoir peuvent salir l’eau du baignoir malgré le courant très fort en cet endroit, car on a vu surnager dans l’anse des morceaux de viandes plus ou moins corrompues5 […]. »
8Le commissaire central de police vitupère contre le sans-gêne des Angevins dans une lettre au maire du 26 avril 1852 :
« Je ne sais pas s’il y a une ville où l’on a contracté de plus mauvaises habitudes qu’à Angers. Chaque jour, on voit des gens, bien placés dans la société, s’arrêter près d’une borne en sortant de leur maison. Aussi nos places, nos promenades, nos boulevards, nos quais et même nos ponts sont inondés d’urine, et partout on ne se gêne pas pour déposer des ordures, même en plein jour6 […]. »
La plus sale de l’Ouest
9En 1880, Angers commence à se faire remarquer… : « Telles et telles villes de l’Ouest étaient renommées pour l’absence presque absolue d’entretien de leurs rues et – disons le mot – pour leur saleté proverbiale. […] Allez aujourd’hui visiter Rennes, Brest et Nantes, chers Angevins, et vous reconnaîtrez au premier coup d’œil que c’est la ville d’Angers seule qui mérite désormais la médaille7. » Bien des rues sont des cloaques où l’on ne peut mettre le pied. Place du Ralliement même, les « matières » du Grand-Hôtel s’écoulent dans les caniveaux. Le propriétaire et constructeur, l’architecte François Moirin, a purement et simplement oublié d’y installer des fosses d’aisances !
10La ville de la « Belle Époque » n’est pas moins odorante. Un lecteur écrit le 25 avril 1898 au Patriote de l’Ouest :
« Je tiens à vous donner mon impression personnelle qui est celle d’un nouveau débarqué […]. Voici quelques jours que je suis occupé à chercher un appartement, et je n’ai pas encore rencontré de maisons qui ne puent pas et pour cause. Les cabinets […] sont installés dans des conditions hygiéniques déplorables. Je n’ai pas trouvé un seul appartement avec cabinet possédant un réservoir d’eau. Aussi tous les immeubles dégagent, dès qu’on y pénètre, des odeurs plus ou moins délétères et toujours incommodes. Depuis que j’habite Angers, l’odeur de la matière s’est imprégnée dans tout mon extérieur : vêtements et linge ; cette odeur me poursuit comme la vengeance poursuit le crime. Ô triste cité des camélias et des roses ! J’ai appris depuis que je suis habitant d’Angers, que sur dix fosses d’aisances, 9,9/10e n’étaient pas étanches. Je me demande comment la fièvre typhoïde ne fait pas plus de victimes dans la capitale de l’Anjou où tout pue d’une façon écœurante […]. »
11Cinquante ans plus tard, en plein XXe siècle, la situation ne s’est guère améliorée. On trouve encore les taudis les plus immondes au faubourg Saint-Michel ou dans la Doutre. Dans la cour d’une maison au 77 rue Saint-Nicolas en 1949, « il existe un dépotoir et un écoulement de WC. Le sol est aussi recouvert d’une couche de 20 à 25 centimètres d’immondices. Sur cette cour s’ouvrent plusieurs fenêtres. Elles servent donc d’aération à des pièces où vivent des enfants, qui n’ont que ces seules ouvertures. Dans ce foyer d’infection, les mouches pullulent et les épidémies sont à craindre8 ».
12Un article du 29 mai 1953, paru dans Le Courrier de l’Ouest, fait écho à celui du 25 avril 1898 :
« J’habite Angers depuis deux ans seulement et je puis vous dire que le préjugé favorable que j’apportais en venant ici […] s’est promptement mué en découragement. J’ai dû chercher une maison pour me loger. Nous en avons bien visité vingt-cinq avant de nous résigner à acheter celle où nous sommes, qui ne comblait pas, certes, tous nos désirs, mais qui était propre de la cave au grenier. Nous avions vu tant de maisons sales que celle-là nous avait paru tentante… Pourquoi les Angevines ont-elles si peu de goût pour leur intérieur ? Car enfin, les immeubles que nous avons visités appartenaient à des gens “bien”. Je n’ose vous parler de l’état des cuisines, ni de celui de certain réduit au fond du jardin… »
13Autre témoignage dans le même article :
« Angers n’est qu’une vieille ville croulante et mal tenue. […] Angers, “ville des fleurs”, est aussi la ville des rats. Vous les voyez tranquilles aussi bien sur les bords de la Maine que dans les quartiers résidentiels : ils traversent la chaussée, vous accompagnent au marché et même – cela m’est arrivé – aux portes des magasins de la rue d’Alsace. […] Angers […] ressemble à une femme qui se parfume pour corriger sa mauvaise odeur, se maquille pour dissimuler sa crasse, mais… sans y parvenir. Et, pendant que je vous écris, je revois les villes de Belgique, lavées, brossées chaque matin […]. »
14On serait porté à croire ces récriminations isolées et partiales. Il n’en est rien. En 1958 encore, Le Courrier de l’Ouest, d’après le numéro spécial de la revue Hommes et Techniques consacré à la décentralisation industrielle, rapporte que l’entreprise Thomson-Houston rencontre des difficultés pour loger ses cadres : « En province, quantité de maisons sont luxueuses, vues de l’extérieur, mais sont très mal entretenues, n’ont ni chauffage, ni sanitaire, ni garage. Pour en retenir quatre, nous en avons vu des dizaines. Il a donc fallu que nous construisions par l’intermédiaire d’une société qui dépendait de nous9. »
Des institutions pour promouvoir l’hygiène
15Quelle était donc l’attitude des pouvoirs publics ? Depuis 1790, la législation fait obligation aux municipalités de veiller à la salubrité de leur commune. Paris crée un conseil de salubrité en 1802 et les grandes villes suivent à partir de 1822 : Lyon, Marseille, Lille, Nantes, Rouen Bordeaux. À Angers, une commission de salubrité est d’abord établie par arrêté préfectoral du 30 mai 1825, chargée de statuer sur les autorisations d’implantation d’établissements insalubres, en vertu du décret du 15 octobre 1810. Puis, à l’instigation du médecin Ouvrard, le conseil municipal crée le 1er décembre 1830 un comité de salubrité publique. Ses attributions reprennent celles de la précédente commission et s’étendent aux épidémies, à l’assainissement, à l’implantation des équipements publics. Les membres en sont nommés le 29 janvier 1831 : Ouvrard, Billard et Mirault médecins ; Binet architecte ; Lebreton et Cadot pharmaciens ; Corroy « artiste vétérinaire ». Le comité se réunit pour la première fois le 14 février 1831. Son démarrage est assez lent et son activité reste peu importante10, sauf en période d’épidémie et en matière d’inspection des établissements insalubres11.
16Quoi qu’il en soit, la Ville devance les prescriptions du gouvernement en matière de politique sanitaire : les comités de salubrité des villes ne deviennent obligatoires sous le nom de conseils de salubrité d’arrondissement qu’avec l’arrêté ministériel du 18 décembre 1848. Un échelon supplémentaire est créé en même temps : le conseil départemental d’hygiène et de salubrité publique. Celui de Maine-et-Loire est institué le 29 juin 1849, mais ne publie son premier rapport qu’en… 1867 ! Les épidémies relancent à chaque fois l’intérêt pour de telles commissions. Ainsi une commission municipale d’hygiène et de salubrité est recréée – la précédente était tombée en désuétude – lors des nouvelles menaces de choléra en 188412.
17De leur côté, certains groupements privés agissent dans le même sens. La Société industrielle, fondée en 1830, qui crée huit ans plus tard un comité d’hygiène en son sein, émet le vœu que la ville parraine la création d’une société de vidange inodore et développe un système efficace de fosses d’aisances.
Logements insalubres
18Suivant la loi du 13 avril 1850, une autre commission voit le jour le 12 mars 1851, chargée de visiter les logements insalubres mis en location. La loi n’en faisait pas obligation. Elle est néanmoins instaurée par la municipalité d’Ernest-Eugène Duboys et rend un premier état des logements insalubres en 1857. 215 logements seulement sont recensés13. Même si chacun comprend souvent plusieurs appartements, cela laisse rêveur sur l’efficacité de la commission.
19La réalité est clairement évoquée dans un article de L’Ouest du 16 décembre 1912 : il y avait en 1906 à Angers 57 logements sans fenêtre, éclairés simplement par une lucarne ou par la porte. « Aujourd’hui, le docteur Lafosse, directeur du service d’hygiène, […] compte que 2 000 immeubles sont inhabitables et que 1 000 devraient être évacués sans délai. Ce sont donc 20 000 personnes dont les conditions du logement doivent être améliorées. Pour 10 000 d’entre elles, le problème de l’habitation saine devrait être immédiatement résolu. »
20Dès 1914, la municipalité Barot fait évacuer d’office cinquante-cinq immeubles situés dans les quartiers du Port-Ligny, du quai National, du faubourg Saint-Michel, des rues Saint-Samson et des Tonneliers… tandis qu’elle consent une garantie d’intérêts à la société immobilière d’habitations à bon marché le Cottage angevin, chargée de construire trois cités-jardins de cent appartements chacune, dont la première est mise en chantier au Pré-Pigeon à la fin de 1913. Cependant la guerre et sa législation moratoire d’une part, la hausse des matériaux de construction d’autre part arrêtent toute construction. La ville est même obligée de laisser rentrer des locataires dans les locaux ruinés frappés d’interdit, où la tuberculose fait des ravages. Un Office public municipal d’habitations à bon marché est créé le 25 avril 1929. Il ne commence à fonctionner qu’en juillet 1930, modestement. Le problème du logement n’est résolu qu’après la Seconde Guerre mondiale, durant les Trente glorieuses.
La difficile création du bureau municipal d’hygiène
21La principale institution en matière d’hygiène voit le jour au début de la IIIe République, au moment précis où Angers « décroche » par rapport au développement du mouvement hygiéniste. Le maire du Havre, Jules Siegfried, préoccupé de lutter contre les épidémies auxquelles la ville était très exposée par son port, décide le 18 mars 1879 d’ouvrir le premier bureau municipal d’hygiène de France, inspiré par des institutions analogues à Turin et à Bruxelles. Six secteurs sanitaires sont créés, dotés d’un médecin et d’un agent de salubrité pour améliorer les déclarations des maladies contagieuses, isoler les malades, désinfecter les logements, exercer l’inspection médicale des écoles, pratiquer les vaccinations, surveiller l’eau potable et l’assainissement, lutter contre les logements insalubres… Le Havre est immédiatement suivi par Nancy. Ces deux bureaux servent de modèle pour un certain nombre de villes françaises : Reims (1881), Rouen (1883), Saint-Étienne et Amiens (1884), Pau (1885), Nice (1886), Toulouse et Grenoble (1889)…
22Et à Angers ? Un service de la salubrité publique est constitué en 1878, dirigé par le vétérinaire du haras. Il n’a cependant dans ses attributions que la police de l’abattoir, des marchés, des boucheries et tout ce qui concerne les denrées alimentaires. La proposition de créer un bureau d’hygiène ne vient au conseil municipal que le 6 janvier 1894. Présentée par le docteur Mon profit, elle est renvoyée en commission d’où elle ne revient pas. Le 21 juin 1899, Colas de La Noue demande où en est la question. « J’ai fait venir, lui répond l’adjoint Proust, des renseignements des villes voisines où ces bureaux fonctionnent, malheureusement l’établissement en est très coûteux et nous serons obligés de procéder par degrés… » Le docteur Mon profit insiste sur cette création qui permettrait d’effectuer la désinfection des locaux où ont séjourné des personnes atteintes de maladies contagieuses. On se contente d’acheter un appareil de désinfection à domicile en 1900. Sa manipulation est confiée à un conducteur de la voirie.
23La loi du 4 avril 1884 avait précisé les pouvoirs et les devoirs du maire, y compris en matière d’hygiène et de salubrité. Celle du 30 novembre 1892 sur l’exercice de la médecine rendait obligatoire la déclaration des maladies contagieuses et la désinfection. Tous les textes épars sont réunis et codifiés par la loi du 15 février 1902 sur la protection de la santé publique. La création d’un bureau municipal d’hygiène pour les villes de 20 000 habitants et au-delà devient une obligation, de même que la rédaction d’un règlement sanitaire suivant les prescriptions fournies.
24À reculons, le conseil municipal adopte le premier règlement sanitaire de la ville le 20 décembre 1905, dans une version largement édulcorée par rapport au règlement type exigé par l’État. Aussi est-il rejeté par le conseil départemental d’hygiène : « […] Estimant qu’une ville de l’importance d’Angers ne peut se soustraire, par une coupable inertie, aux obligations émises par la loi sur la santé publique et qu’elle ne peut supprimer des articles entiers du règlement ou les parties de ces articles qui en rendent possible l’exécution, [elle] renvoie le règlement proposé avec prière de le compléter14. » Toutes les parties supprimées sont donc rétablies et le règlement voté le 2 août 1907.
25Quant au bureau d’hygiène lui-même, c’est seulement sur les injonctions comminatoires de la préfecture qu’il est organisé, de façon provisoire, pour le 1er janvier 1906. Afin de ne pas faire trop de dépenses, l’inspecteur de salubrité de l’abattoir, Gillibert, en est nommé directeur… La santé des Angevins confiée à un vétérinaire ! Les termes de la délibération du 28 décembre 1905 et de l’arrêté municipal créant ce bureau provisoire sont un modèle du genre en matière d’hypocrisie et de mensonge. La municipalité Joxé maquille son inertie en déclarant qu’un « emploi d’inspecteur du service d’hygiène [sic] et de salubrité » a été créé en 1886, alors qu’il ne s’agit que du service d’inspection des denrées alimentaires. Quant à l’arrêté, il commence ainsi : « Le service municipal d’hygiène et de salubrité est réorganisé [sic] et fonctionnera désormais à la mairie sous le nom de bureau municipal d’hygiène. »
26Ses attributions sont au nombre de vingt-trois : réception des déclarations de maladies contagieuses, tenue des statistiques démographiques, contrôle de l’isolement des malades, désinfection et vaccination, inspection médicale des écoles, surveillance des hôtels et logements meublés, inspection des logements insalubres, casier sanitaire des immeubles, carte sanitaire de la ville, surveillance des eaux, des fosses d’aisances, des denrées alimentaires, police sanitaire des animaux… Tout cela pour trois employés seulement et un directeur, déjà inspecteur de l’abattoir !
27Comme on pouvait s’y attendre, le vétérinaire-directeur du bureau d’hygiène démissionne au 1er décembre 1906. Le directeur de l’abattoir, Mallet, est chargé de l’intérim. Sous le coup des critiques du ministère de l’Intérieur et du conseil supérieur d’hygiène de France, les municipalités Joxé, puis Mon profit à partir de mai 1908, sont obligées de revoir l’organisation du bureau à deux reprises. De nouvelles observations viennent encore en 1909 du conseil départemental d’hygiène, dont le secrétaire, le docteur Jagot, est un ennemi personnel du docteur Mon profit. Enfin, l’arrêté municipal du 7 février 1910 fixe l’organisation définitive du bureau d’hygiène, qui commence à fonctionner normalement lorsque le docteur Georges Lafosse en est nommé directeur, le 10 septembre 1910.
L’hygiène privée
28La naissance laborieuse du bureau municipal d’hygiène laisse voir en quelle estime on tenait cette question à Angers. Les programmes municipaux montrent aussi peu d’entrain pour ce qui regarde l’hygiène corporelle.
29Le premier établissement de bains moderne est dû à l’initiative privée de Jamin-Rozé en 1837. « Notre ville, écrit-il dans une pétition du 21 février 1837, malgré l’importance qu’elle a acquise […] est encore privée de l’un de ces établissements si utiles au bien-être et à la santé de ses habitants, je veux parler de bains publics. Certes, on ne peut considérer comme tels les deux maisons qu’elle possède sous ce titre15 : on ne trouve dans ces lieux ni l’élégance, ni surtout aucun de ces accessoires indispensables qui, dans d’autres cités, d’un ordre inférieur à la nôtre, attirent et l’habitant, et l’étranger16. » Pour alimenter ses Bains Valdemaine, 8 rue Basse-du-Mail, il obtient de la municipalité, le 27 juillet 1837, une prise d’eau dans le pré des Luisettes17.
30La loi du 3 février 1851 favorise par des subventions la réalisation d’établissements modèles de bains et lavoirs publics, mais le conseil municipal angevin ne profite pas de l’occasion. Au contraire. Le projet de baignoire-école de natation de Lesourd-Delisle n’aboutit pas et aucun des projets présentés entre 1851 et 1881 n’est soutenu par les municipalités successives, décidément peu concernées par l’hygiène de leurs administrés.
31Un second établissement moderne, les Bains Flore, voit le jour en 1856. C’est aussi une création entièrement privée, sans subvention aucune. Mis à part les bains en rivière, Angers ne possède donc en 1880 que deux bains publics pour 68000 habitants… Et finalement, c’est bien suffisant, car les Angevins se lavent… comme des chats ! Les bains chauds sont entrés tardivement dans les mœurs. Un projet de bains à prix réduits formé en 1881 par l’entrepreneur des Bains Flore le dit explicitement : « Le chiffre de 4000 [bains par an] serait un maximum qui ne serait presque jamais atteint18. »
32À la même époque, les souvenirs de l’Angevin Maurice-Edmond Sailland, dit Curnonsky sont concordants :
« Entre 1875 et 1890, ma bonne grand-mère […] passait dans ma ville natale pour un phénomène […] parce qu’elle avait toujours eu l’habitude de prendre deux bains par semaine. C’était alors toute une cérémonie !… Car les salles de bain étaient un luxe que pouvaient seuls s’offrir des millionnaires. Comme ce n’était pas le cas de ma famille, il fallait faire venir, le mercredi et le samedi, du seul établissement hydrothérapique local, une baignoire et douze seaux d’eau bouillante qu’un camion amenait à notre seuil. On “installait” la baignoire dans une grande pièce du rez-de-chaussée, on la garnissait d’un vaste drap, percé d’un trou pour l’évacuation de l’eau, assurée par un tuyau de caoutchouc. Quand ma grand-mère avait pris son bain, on vidait la baignoire, […] on la re-remplissait et j’y entrais à mon tour ! […] La chaleur de l’eau était maintenue dans les seaux par un ingénieux système de double fond garni de braise ou de charbon. Et le garde des seaux y veillait ! Mais tous nos concitoyens se sont demandé pendant dix ans quelle maladie inconnue pouvait bien affecter le jeune Sailland et sa grand-mère pour qu’ils fussent condamnés à prendre deux bains par semaine19 ! »
33Les installateurs de salles de bains – plombiers-chaudronniers-chauffagistes – n’étaient pas légion. Le premier que l’on rencontre à Angers paraît être Jarry, en 1866, 14 place Neuve, dont les en-têtes de facture « Fourneaux, calorifères, étuves, lessives, chauffage et fumisterie […] » portent spécifiquement la mention « Installation de salles de bains20 ». Vers 1900-1910, ils sont six : Andrieu, Bouvier, Codiga, Lorioux-Périer, Maugrain et Verron.
34Alors que les salles de bains sont encore si onéreuses en 1914, Angers – ville de 86 000 habitants – n’a toujours pas de bains-douches populaires au début des années vingt. La construction en a certes été engagée par la municipalité Barot en 1913, mais depuis la faillite de la société concessionnaire pendant la guerre, l’affaire est en panne, la nouvelle municipalité Bernier étant plus motivée par des considérations financières qu’hygiénistes. Le fait est révélateur, alors que Saumur possède les siens depuis 1913, grâce à la Caisse d’Épargne, présidée par le docteur Peton, maire de la ville… Il ne faut donc pas s’étonner de la réputation angevine : « J’ai dit récemment, écrit Jacques Bouchemaine le 6 juin 1922 dans le journal L’Ouest, ce qu’il fallait penser de cette affirmation outrancière d’un confrère parisien qu’à Angers, faute de piscine, on ne se lavait pas. Avec énergie, j’ai défendu mes concitoyens contre une accusation aussi injuste. »
35L’ouverture des bains-douches de la montée Saint-Maurice a enfin lieu en juin 1924. Dix ans plus tard, un second établissement populaire voit le jour rue Prosper-Bigeard à l’initiative de l’Office municipal d’HBM, mais c’est seulement à partir des années 1950 que l’hygiène privée s’améliore, avec les grands chantiers de construction et de rénovation entrepris en périphérie, puis dans les quartiers centraux. En 1975, 81 % des logements ont une douche ou une baignoire et 80 % un WC intérieur, proportion qui passe en 1982 à 91 et 88 %.
36Aussi laborieuse que celle des bains-douches, la construction de lavoirs ! Laver en rivière n’était pas très hygiénique. Le premier lavoir public moderne, dans un bâtiment entièrement clos, est mis en service à Paris en 1855. Dès 1856, Alexandre Rondeau présente à Angers un projet de lavoir modèle, mais, criblé de dettes, il doit quitter la ville. À partir des années 1870, certains quartiers éloignés de la rivière demandent au moins un simple lavoir de plein air. Au Bourg-la-Croix, on l’avait dans une mare malsaine. Après vingt ans de réclamations, le lavoir est édifié en 1900. Ce sera le seul. Il n’y aura pas de lavoir moderne avant celui des bains-douches de la rue Prosper-Bigeard, en 1934.
Réseaux d’eau potable et tout-à-l’égout
37Si les édiles municipaux manquaient de motivation pour ce qu’ils considéraient comme appartenant au domaine de l’hygiène privée, on s’attendrait en revanche à les voir œuvrer avec détermination aux grands équipements d’assainissement public. Mais l’hygiène, même publique, ne les intéresse pas et, que ce soit pour le réseau d’eau, le tout-à-l’égout ou le traitement des ordures ménagères, chaque question représente une « aventure » de plusieurs dizaines d’années, sinon de cent.
38Paris ouvre son premier grand chantier d’adduction d’eau potable en 1822. À Angers, en 1834, le pharmacien Cadot analyse l’eau des puits et conclut : « Les eaux de nos puits renfermant de 400 à 2 000 milligrammes de sels ne peuvent être rangées dans les eaux potables21. » Plutôt que cette analyse, c’est la pénurie d’eau qui pousse le conseil municipal à projeter un service d’eau de Loire en 183522. Un rapport du conseiller municipal A. Fourrier présenté le 9 février de la même année préconise lui aussi l’adoption d’une prise d’eau dans la Loire. Mais le débat reste ouvert et des rapports ultérieurs préfèrent l’eau de la Maine. Après d’interminables discussions, le conseil se prononce en faveur de l’eau de la Loire le 17 août 1847. Et plus rien ne se passe. Le projet n’est repris qu’en février 1852 et renvoyé en commission pour étude. La décision finale tombe le 23 décembre 1853 : le réseau sera bien alimenté par l’eau de la Loire. Il commence à fonctionner à partir de la mi-mai 1856 avec un débit de 12 000 m3 par jour. Les bornes-fontaines, au nombre de soixante en avril 1857, dispensent l’eau bienfaisante, mais, comme le réseau d’eau, elles sont longtemps réservées au centre-ville. L’eau de la Loire n’est par exemple amenée à Saint-Léonard qu’en 1886, à Roc-Épine en 1909.
39La question du réseau d’égouts vannes pour les eaux usées, appelé tout-à-l’égout, est encore plus symptomatique d’une gestion conservatrice et immobiliste de la ville. Les grands travaux « d’hausmannisation » du centre-ville, entre 1850 et les années 1880, ont doté les nouvelles voies d’un réseau d’égouts d’eaux pluviales qui sert aussi pour les eaux usées. Pour le reste, on utilise des fosses d’aisances, vidées périodiquement, quand elles ne déversent pas leur trop-plein dans les caniveaux… D’ailleurs, la municipalité ne les rend obligatoires que par l’arrêté du 11 septembre 1883, bien tardif par rapport aux prescriptions parisiennes de 1809. Le tout-à-l’égout est préconisé pour la première fois à Paris par le décret-loi du 26 mars 1852 qui ordonne le raccordement de toute construction neuve à ce dispositif. Les Français sont en retard sur Londres qui dispose dès 1855 d’une législation complète imposant un tout-à-l’égout intégral. Paris ne le généralise qu’en 188923. C’est qu’en France on reste attaché à l’utilisation de l’engrais humain comme fertilisant agricole. Cette option traditionnelle se maintient très longtemps à Angers, ville agricole et horticole si l’en est.
40Peu à peu, les villes françaises adoptent le nouveau système. En 1912, Lille, Marseille, Reims, Le Havre, Toulon, Nancy, Saint-Étienne, Montpellier, Grenoble, Dijon, Rennes, Nantes… ont un tout-à-l’égout24, alors qu’à Angers, même le branchement extérieur des immeubles (pour les eaux pluviales et ménagères) est encore l’exception. D’ailleurs, pour 150 km de voies, il n’y a guère que 30 km d’égouts. Conseiller municipal, esprit éclairé, l’architecte Alexandre Velé avait proposé d’adopter le tout-à-l’égout : « La question d’hygiène, plaide-t-il à la séance du conseil du 22 janvier 1892, est actuellement à l’ordre du jour dans toutes les grandes villes de France et un grand courant d’opinion conduit les municipalités à rechercher, par l’adoption d’un mode d’assainissement rationnel basé sur les découvertes récentes de la science, la diminution des décès, conséquence certaine de la salubrité des voies publiques et des habitations. […] Dans deux cents villes anglaises, on a pu, en dix années, sauver plus de huit cent mille existences humaines. » Le conservateur Colas de La Noue lui répond que la ville d’Angers ne doit pas chercher, « par de gigantesques projets, à imiter Paris, Londres, Berlin », mais laisser libre la vidange des fosses d’aisances. Malgré les arguments et la conclusion assenée par A. Velé – « C’est rester dans la barbarie quand la civilisation est à notre porte » – le conseil se contente de décider… la simple impression de son rapport25.
41La plupart des élus n’ont pas une réflexion très avancée sur la question de l’assainissement, comme le républicain progressiste Lépicier qui lance naïvement au conseil du 7 mars 1902, à propos de la construction d’un égout collecteur sur la rive droite de la Maine : « L’égout actuel empoisonne l’abattoir, c’est la condamnation définitive du système d’égouts à ciel ouvert. » Sous la pression des nombreuses réclamations de la population, le conseil municipal évolue lentement et reconnaît le 21 juillet 1909 les bienfaits du tout-à-l’égout sur l’abaissement du taux de mortalité, pour conclure cependant aussitôt – devant les dépenses prévisibles – que « la ville ne pourra d’ici longtemps, peut-être jamais, résoudre avec ses propres moyens la question de l’assainissement ».
42L’explosion urbaine des années cinquante range enfin le tout-à-l’égout dans les absolues priorités des projets municipaux. Victor Chatenay en fait l’un des thèmes principaux de sa campagne pour les élections municipales de mai 1953. Les travaux démarrent en 1954. Il y a un tel retard à combler que Le Courrier de l’Ouest du 5 juillet 1955 est dubitatif : « Petit à petit, on place le tout-à-l’égout dans notre bonne ville d’Angers. La banlieue d’abord… Voici des ouvriers plaçant des canalisations spéciales chemin des Banchais. Quand seront-ils dans le centre de la cité ? » Le chantier est effectivement colossal. Le 6 novembre 1963, le même Courrier de l’Ouest titre : « Angers ne sera plus la ville « sale » de l’Anjou. Un plan quinquennal est en route pour la construction d’un tout-à-l’égout moderne. » Fin 1970, l’ouvrage est en passe d’être achevé. Le réseau mesure alors la distance d’Angers à Rennes, soit 120 km.
Environnement : la nouvelle priorité
43Reste à s’occuper d’un dernier problème : le traitement des eaux usées. Évoquée pour la première fois en 1912 par un journaliste de L’Ouest, envisagée par la municipalité en 1938, la station d’épuration de la Baumette entre en service début mai 1974. Tant de retard accumulé enfin comblé ! Il fallait que les Angevins des années 1800-1950 eussent une bien robuste santé pour résister à l’insalubrité ambiante de leur ville… Après avoir mis 46 ans pour adopter le système des poubelles sur une grande partie du territoire communal, 48 ans pour motoriser entièrement le ramassage des ordures ménagères, 63 ans pour construire une usine d’incinération, la ville a renversé la situation depuis une trentaine d’années. Dans un monde où l’environnement et le développement durable sont devenus des priorités, on n’attend plus pour mettre en œuvre les méthodes les plus nouvelles : procédé d’ultra-filtration Degrémont à l’usine des eaux des Ponts-de-Cé en 2004, méthanisation en 2008-2009 pour la nouvelle station d’épuration et en 2010 pour le nouveau biopôle de l’agglomération, destiné à remplacer l’usine d’incinération.
Notes de bas de page
1 Sans les doubles comptes. Estimation de l’INSEE, janvier 2008.
2 À comparer avec le chiffre national d’un médecin pour 1 700 habitants en 1844. À comparer également avec le chiffre angevin de 1991 : 863 médecins pour 145 500 habitants, soit un pour 169 personnes.
3 Arch. mun. Angers (AMA), série I.
4 Arch. dép. Maine-et-Loire (ADML), 46 M 2.
5 AMA, I 120.
6 Ibid., série I.
7 Journal de Maine-et-Loire, 2 mars 1880.
8 AMA, délibération du conseil municipal, 10 juin 1949.
9 23 octobre 1958.
10 Brogard C., La politique d’hygiène de la ville d’Angers entre 1830 et 1860, mémoire de maîtrise d’histoire, université d’Angers p. 86 sqq.
11 Registre pour servir à l’inscription des délibérations et rapports du comité de salubrité publique, AMA.
12 Voir par exemple les recommandations du maire aux Angevins, s’appuyant sur l’avis de la commission, données par voie d’affiche le 12 novembre 1884. AMA, 6 Fi 423.
13 Brogard C., op. cit., p. 105.
14 Lettre du conseil départemental d’hygiène lue au conseil municipal du 2 août 1907, discussion du règlement sanitaire, p. 263 sqq.
15 Bains de la rue Beaurepaire et du pont des Treilles.
16 AMA, I 120.
17 Actuel quartier Boisnet.
18 Délibération du conseil municipal, proposition relative aux bains chauds, 6 mai 1881, p. 133-134.
19 Curnonsky, À travers mon binocle, Paris, Albin Michel, 1948, p. 41-42.
20 Facture du 20 juin 1866. AMA, 4 J, rue Montault (ancienne place Neuve).
21 Rapport publié par Desvaux dans sa Statistique naturelle de Maine-et-Loire, Angers, Pavie, 1834, p. 209 sqq.
22 Délibération du 6 janvier 1835. AMA, 1 D 14, f° 50-51.
23 Loi du 4 avril 1889 déclarant d’utilité publique la généralisation du tout-à-l’égout.
24 Enquête menée par le journal L’Ouest, 12 décembre 1912.
25 Délibération du conseil municipal, série imprimée, 1892, p. 17-37.
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