Un pas de côté
Comment le désir musical s’éveille en Aprile ?
p. 197-202
Texte intégral
« Je dois filmer ce qui me plaît ! Pas ce qui est moche. [...]. Les coupures accumulées depuis plus de vingt ans, juste parce qu’elles me mettaient hors de moi, je jette tout ! Je vais à la recherche des lieux de mon enfance. Le parc. La piscine où j’ai appris à nager. Ça ne me fait pas grand-chose. Mon école primaire : rien. Cela ne me donne pas envie de pleurer, ni d’écrire un mauvais poème. Je m’arme de courage et je me mets enfin la cape en laine que je n’avais jamais osé porter !
Moteur !... Moteur ! Moteur ! Moteur ! Moteur ! Moteur1 ! »
1Pour ouvrir Aprile, Nanni Moretti nous fait revivre, dans un présent artificiellement reconstitué, la soirée électorale du 28 mars 1994. Assis à la table d’une femme qui semble être sa mère, il feint de découvrir la victoire du parti de Silvio Berlusconi, événement survenu quelques années plus tôt. Devant l’écran de télévision familial, il rejoue, pour la caméra, les réactions que lui ont inspirées, à l’époque, les paroles enthousiastes d’un journaliste tout acquis à la cause du nouveau chef de gouvernement italien. Les images d’archives enregistrées le 28 mars sont exploitées comme des images (re)diffusées en direct pour le tournage, afin de permettre à Moretti de jouer la réaction spontanée et épidermique qui fut la sienne ce soir-là. Le procédé choisi est plus percutant qu’un commentaire posé a posteriori sur des images d’archives utilisées et acceptées comme les traces d’instants résolument passés. Ici, le 28 mars vibre encore au présent chez Moretti et il s’emploie à nous le faire ressentir. Cette scène liminaire conduit le film à emprunter d’emblée la voie de l’écriture autobiographique. Le cinéma de Moretti tend à mettre en œuvre des stratégies de réactivation artificielle de moments qui n’ont d’intérêt et de sens qu’au présent. Or, on sait ce temps impossible à capter : à peine émerge-t-il qu’il s’évanouit aussitôt. Le cinéma autobiographique, tel Sisyphe, ne cesse pourtant de chercher à rendre sensible ce temps fuyant, en s’employant à le ranimer à chaque nouvelle projection. Ce désir de présent filmique est aussi difficile à satisfaire que prégnant dans la filmographie de Moretti. Cependant, pour ne pas jouer les dupes dans cette scène inaugurale d’Aprile, la voix in du personnage (qui est aussi le réalisateur et le scénariste du film) se dédouble tout à coup, sans précaution, afin de décaler le regard que le spectateur pose sut la scène. Une seconde voix in se déclenche en effet, comme pour accompagner le premier pas chassé que le film et le spectateur réalisent ensemble dans cette chorégraphie audiovisuelle.
2Déclinée dans un présent qui se veut à la fois général et itératif, la première voix in de Moretti, agacée, invectivait les hommes politiques de gauche, désespérément absents du petit écran en ce soir de défaite : « Mais enfin, préparez-vous ! Si on gagne, on prépare un discours, un costume, une tête... On descend et on parle. Si on perd – on a toujours perdu ! – on fait une déclaration ferme et digne. Il est 23 h 30 et il n’y a toujours personne. » A peine ces quelques mots prononcés, et sans transition aucune, la seconde voix in du même personnage, désormais ferme et digne, et toujours assis à la table maternelle, se fait entendre : « Le soir du 28 mars 1994, quand la droite a gagné, pour la première fois de ma vie, j’ai fumé un pétard. » Dans le monologue de cette voix dédoublée, le présent de l’invective cède la place au passé composé du récit, tandis qu’à l’image, le geste de l’acteur, fluide et provocateur, continue. À la fin de cette soirée électorale de fiction à valeur documentaire, Moretti s’autorise ainsi à sortir une cigarette illégale, sous le regard compréhensif et résigné d’une mère complice dans la fiction, que le spectacle télévisuel préoccupe et afflige bien davantage qu’un fils faisant délibérément le clown... triste. L’image était conjuguée au présent, elle se décline au passé, ou, plutôt, elle s’assume comme une image de présent mimant une situation du passé. La mise en scène dévoile ses artifices, et témoigne de son goût pour l’excès, à l’instar de cette longue cigarette de marijuana, accessoire caricatural, baguette hallucinogène tenue entre les doigts du magicien chef d’orchestre d’Aprile. Si, ce soir-là, les hommes politiques de gauche n’ont pas travaillé le texte, le costume et le maquillage, le téléspectateur Moretti a, lui, préparé ses accessoires. Nous voilà avertis : sous couvert de reportage teinté d’autobiographie, le réalisateur nous invite à lire son film comme une comédie, qui, de glissades en arabesques, va se faire musicale.
Manifestons sous la pluie
3« Comme par réaction, le 25 avril, l’anniversaire de la libération de l’occupation nazie, il y a à Milan une grande manifestation. Je décide de la filmer. Mais il pleut tout le temps. Et je ne filme que des parapluies. Des parapluies, des parapluies », nous explique la voix off de Moretti, avant de s’interrompre et de laisser émerger sur la bande-son les percussions qu’utilisent les manifestants pour accompagner leurs chants militants. Puis, filmée en plongée, une fanfare encore fragile fait son entrée dans la séquence, en ordre dispersé, aux côtés de parapluies, imperméables et autres vestes citées de manifestants. Le désir musical monte. L’envie est là mais le cœur n’y est pas tout à fait. Moretti, debout sur le trottoir humide, fait quelques pas, las. Le montage aidant, ces derniers contrastent singulièrement avec les battements énergiques de jeunes bras militants, bien décidés à faire danser devant eux un large drapeau multicolore. Progressivement, les accessoires, le décor et les personnages se mettent ainsi en mouvement. Le film accueille timidement des déplacements de caméra, désormais plus nombreux, mais d’une lenteur encore un peu gauche. Il s’agit pour le film d’accepter d’y croire. À l’image de ce qui est demandé à un spectateur de comédie musicale, il doit accepter d’entrer progressivement dans le rêve qu’on formule pour lui.
4La série de photographies qui suit, jetées en rythme sut une pile irrégulière d’un fouillis intime organisé, accompagne l’énoncé du désir morettien : « Un an et demi a passé depuis les élections de mats 1994. Le gouvernement de droite est tombé. Je recommence à préparer la comédie musicale à laquelle je pense depuis longtemps. Une histoire qui se déroule dans les années 1950. » La voix s’est ingéniée à épouser le rythme nonchalant du jet des photographies, de sotte que la fin de sa phrase coïncide avec la découverte du visage de l’acteur pressenti pour le premier rôle de la comédie musicale. Un portrait familier, jeté sut le bureau, se trouve en effet précisément à cet instant au haut de la pile. Le choix est fait : Silvio Orlando, l’ami comédien de toujours, sera le pâtissier trotskiste de Moretti. Chantre de l’autodérision, Moretti nous informera ensuite, lors d’un entretien pirouette entre son acteur et lui, que le désir était partage de longue date :
Nanni Moretti : Je repense à un vieux projet, un film sur un pâtissier. Je ne t’en ai jamais parlé.
Silvio Orlando : Si, il y a neuf ans. J’avais même essayé des costumes [...].
Nanni Moretti : [...] C’est curieux, ce film. Je commence à y travailler, puis je m’en éloigne.
5Mécanisme paradoxal du désir, que la possibilité de sa réalisation vient aussitôt détruire, obsession que l’on repousse toujours, avant d’y revenir immanquablement. Le génétique d’ouverture nous avait déjà mis sur la voie de l’objet désiré, cette comédie dansée. Les effets visuels déployés en son sein se signalaient en effet d’emblée dans une articulation très forte avec le son d’un réjouissant mambo. Le nom et le poste des différents techniciens s’affichaient successivement, se donnant chacun le temps d’une phrase musicale pour exister sut l’écran. Dans le mouvement solidaire d’une discrète chorégraphie littéraire, les premières lettres s’estompaient en chœur pour laisser le carton suivant apparaître. Chez Moretti, il n’est pas nécessaire de faire danser les signes à l’écran, ou de vêtir les lettres d’extravagants costumes typographiques. Les choses sont simples et sobres, mais le système s’installe, résolu et plein d’entrain. Et si la musique fait mine de suspendre son vol quelques instants, le film retient aussitôt sa respiration le temps d’un écran noir, pour reprendre son énumération sur la ponctuation nette des percussions, qui reprennent leur place avec vigueur.
6Au fil des années, la comédie politique a témoigné de son goût pour les séquences musicales (de Charles Chaplin à Elia Suleiman). Quelques notes de musique y tendent régulièrement la main aux images, alors entraînées dans une danse qui, selon les cas, se fait paresseuse, lascive, dynamique ou énergique. L’explication est simple. La comédie politique espère contribuer à changer le décor qui environne ses personnages. Elle se fixe un but : témoigner et dresser un constat, grâce à la qualité particulière d’un regard cinématographique, conscient et investi, jeté sur le monde et les hommes qui le peuplent. Lorsqu’elle est efficace, la comédie politique suscite un glissement dans le regard posé sur elle. De film-constat, elle se transforme en film-débat, avant de muer en film-combat. Le décor change, comme par magie, et révèle les possibles latents. Les méthodes de ces deux types de comédie sont semblables. Leur fonctionnement interne est proche. Le temps d’une projection, et à l’instar d’un spectateur de comédie musicale, le spectateur de comédie politique ne voit plus le monde de la même manière et accepte d’envisager toutes sortes de transformations. S’il attend depuis longtemps une évolution, le spectateur est ravi de voir le virtuel des idées se concrétiser dans la texture imaginaire des images et des sons. Le cinéma permet la mise en œuvre et la mise à l’épreuve d’une utopie. Quand le débat politique se met en scène sous la forme d’un couple d’arguments contradictoires venant imposer chacun leur tout un pas en avant, puis concéder à tout de rôle un pas en arrière, avant de tenter ensemble un pas de côté, la démonstration emporte l’adhésion du spectateur qui virevolte, galvanisé. Ici, la politique ne se fait pas spectacle, c’est manifestement le spectacle qui devient politique.
7Moretti est de ceux qui ont perçu ce parallèle entre comédie politique et comédie musicale ; un de ceux aussi qui en questionnent systématiquement les frontières. Ainsi, il ne reste pas obscur sujet du désir, vissé derrière la caméra, mais se fend de jouer l’acteur en pleine lumière, pour participer activement à la quête de son propre désir. Une fois présent dans les premiers plans d’Aprile, Moretti efface toutes les frontières qu’impose le vraisemblable. L’écran de télévision ne l’empêche pas de hurler ses adresses au journaliste qui lui vante, dans un soutire irréprochable et carnassier, les qualités du candidat Berlusconi. Dans Palombella rossa déjà, devant les plans du Docteur Jivago, il criait de toutes ses forces des conseils aux personnages du film – personnages plus tragiques que jamais, puisque marchant vers un destin déjà bien connu des cinéphiles, dont Moretti fait évidemment partie. Il sait ce qui va arriver, mais feint de l’oublier un instant, pour laisser l’émotion le gagner à nouveau, comme lors de la découverte du film. S’autoriser à faire comme si les choses pouvaient changer, feindre l’innocence pour rendre possible la révolte semble être le parti pris du réalisateur. Pour assouvir ses désirs, il se met à l’écoute de ses délires. Et il semble bien que la comédie musicale lui plaise parce qu’elle lui permet sans cesse de glisser vers d’autres mondes : avec elle, la réalité fictionnelle, naturellement perçue comme vraie par les personnages, se fond tout à coup dans la matière d’un rêve, lui aussi tranquillement accepté par tous. Chez Moretti, comme dans les comédies musicales, l’improbable et le déraisonnable surgissent au détour d’un plan, sans que cela gêne qui que ce soit. Tout le monde est invité dans la danse ; chacun joue sa partition, éprouvant en actes l’idée de liberté, nourrissant le dessein de faire œuvre commune. Les énergies se rejoignent pour donner naissance à un monde enchanté, où chacun a sa place et où chacun se voit confier le rôle de sa vie, volontairement contraint de participer à l’élaboration d’une harmonie collective. Moretti nous explique que développer un projet de comédie musicale revient à développer un projet politique de gauche. Dans son film, comme dans la société à laquelle il aspire, l’harmonie se gagne dans une pensée collective de tous les mouvements individuels, organisés les uns par rapport aux autres, avec une bonne volonté réciproque, dans l’idée d’un partage respecté par tous les acteurs en présence.
8Chez lui, l’objet du désir n’est pas obscur. Seul le chemin qui mène vers lui est semé d’embûches. Le trajet vêts la comédie musicale est ainsi fait de renoncements et d’échecs ; le premier jour de tournage mis en scène dans Aprile se termine avant l’heure, sur la fuite d’un Moretti lâche, sans inspiration ni courage. Mais ensuite, la satisfaction s’obtient dans un finale lumineux. La dernière séquence est chatoyante, lyrique et joyeuse. Certains ont décelé dans cette clôture un esprit parodique et ironique. Voyons-y simplement une fantaisie, l’expression positive d’une légèreté qui soulage et apaise, permettant de relancer avec vigueur le combat du prochain film. Moretti nous offre la victoire d’un personnage de fiction, un jovial pâtissier trotskiste, qui danse enfin avec la maladresse du débutant devant la caméra. Le mois d’avril raconté par Moretti devient une fête dansée où la fiction prend le pas sur la réalité. Si l’Aprile italien imaginé en 1998 fait suite aux élections de mars 1994, il sonne aussi, et ce contre toute logique chronologique, comme une réponse cinématographique anticipée à un autre avril, français celui-là, vécu dans la réalité de l’année 2002.
Sucreries musicales et régime politique
9À la fin de son film, Moretti, un mégaphone de réalisateur à la main, trouble ainsi une dernière fois les frontières, quand il filme une troupe d’acteurs (sans doute de vrais techniciens devenus pour l’occasion acteurs d’un jour) qui jouent les professionnels (donc, éventuellement, filmés dans leur propre rôle). Gagnés par la douce folie de l’instant, les techniciens quittent leur costume de spectateurs pour devenir danseurs à part entière de la comédie musicale rêvée par le personnage de metteur en scène d’Aprile. L’ensemble des êtres de chair et de désir présents sur le plateau, acteurs dans le champ et vrais-faux techniciens hors cadre, se met en mouvement, à l’unisson. Moretti fait glisser des murs invisibles. Nous sommes alors à la fois témoins de ce qui se joue dans le champ et de ce qui se déroule hors cadre. L’espace traditionnellement tabou, où se tiennent la caméra et les techniciens, est transformé ici en un traditionnel contrechamp. La joyeuse contamination musicale peut étendre son champ. Le désir de danser, contagieux, se propage avec gourmandise de corps en corps.

Le personnel du pâtissier trotskiste interprète le final gourmand qu’autorise le régime rêvé par Moretti
10L’objectif du cinéaste était de faire danser l’objet de son désir (une comédie musicale), devant l’œil de sa caméra. Il feint, en une scène d’apothéose, de croire qu’il a réalisé son souhait. Mais nous ne verrons qu’une seule scène de cette comédie musicale, censée nous prouver l’existence de tout un ensemble maintenu hors champ (ensemble qui restera pour toujours un fantasme à peine dévoilé). Le spectateur connaît la recette de cette pièce montée : on n’est jamais si bien servi que par soi-même. Moretti, le réalisateur égotiste, autorise Moretti, l’homme de gauche, à reconnaître la part d’égoïsme qu’il porte en lui. Si les pâtissiers dansant à la chaîne rappellent les ouvriers des Temps modernes, ils ne fabriquent pas ici des pièces métalliques, froides et dures, mais des gâteaux colorés et fondants. Et l’on comprend soudain que la comédie musicale n’est rien moins que la douce sucrerie qu’autorise le régime rêvé par Moretti.
Notes de bas de page
1 Extrait du dernier monologue de Nanni Moretti dans Aprile, prononcé alors qu’il se dirige vers le lieu de tournage de sa comédie musicale.
Auteur
-
Roselyne Quéméner
Roselyne Quéméner est ATER en études cinématographiques à l’université Rennes 2 et prépare une thèse sur le film épistolaire à l’université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle. Elle s’intéresse à la mise en scène des écritures de l’intime et co-signe la rubrique cinéma du magazine littéraire Plume. Elle est l’auteur, entre autres, d’un article sur My Architect : a son’s Journey de Nathaniel Kahn, article publié dans l’ouvrage Lettres de cinéma : de la missive au film-lettre paru aux Presses universitaires de Rennes en 2007.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'acteur de cinéma: approches plurielles
Vincent Amiel, Jacqueline Nacache, Geneviève Sellier et al. (dir.)
2007
Comédie musicale : les jeux du désir
De l'âge d'or aux réminiscences
Sylvie Chalaye et Gilles Mouëllic (dir.)
2008
