Pharmacies et patrimoine hospitalier en Anjou (XVIIe-XXe siècles)
p. 89-95
Texte intégral
1Bien loin des célèbres provinces françaises où l’importance des échanges entre le nord et le sud nécessitait de nombreux établissements hospitaliers pour accueillir les voyageurs malades, l’Anjou possède néanmoins plusieurs hôtels-Dieu de fondation ancienne. Il n’est que de citer l’hôpital Saint-Jean d’Angers, dû aux libéralités d’Henri II Plantagenêt, ou encore, pour l’époque médiévale, l’hôtel-Dieu de Saumur (détruit) ou celui de Montreuil-Bellay, et, pour le XVIIe siècle, ceux de Baugé, de Beaufort-en-Vallée ou de Martigné-Briand par exemple. L’importance et la richesse de ces établissements furent variables, comme en témoigne le patrimoine mobilier, aujourd’hui l’un des derniers vestiges d’une histoire multiséculaire.
Pharmacies hospitalières
2C’est peut-être en premier lieu à travers la qualité des pharmacies que peut s’appréhender celle des soins. À partir du XVIIe siècle semble-t-il, les pots à pharmacie, pour utiliser un terme générique, bénéficient d’une mise en scène particulièrement soignée, mettant en valeur la beauté des différents récipients dont la répétition forme l’agrément principal. Nous sommes en présence d’une véritable conception des arts décoratifs où chaque objet n’est bien souvent pas en lui-même superbe, mais où il contribue à constituer un ensemble remarquable. Cette notion d’ensemble, telle que nous la formulons aujourd’hui, paraît capitale pour comprendre ce patrimoine particulier et rend complexe sa conservation. De plus, il faut avoir à l’esprit que malgré l’agrément artistique notable des pharmacies, elles n’étaient pas destinées à être admirées du plus grand nombre.
3En effet, les boiseries ouvertes remplies de pots que l’on peut voir dans l’ancienne salle des malades de l’hôpital Saint-Jean d’Angers donnent une idée trompeuse de l’aspect précieux à plus d’un titre de ce lieu. Les objets en eux-mêmes étaient suffisamment coûteux pour les protéger du vol ou des déprédations, mais plus encore, les produits pharmaceutiques méritaient toute l’attention de la sœur pharmacienne : l’approvisionnement en matière première était un souci constant et leur usage devait être contrôlé pour le bon fonctionnement de l’établissement, si ce n’est pour éviter des médications douteuses. Ainsi, Angers ne présente qu’un remontage muséographique récent de la pharmacie, initialement installée dans une salle annexe de Saint-Jean avant d’être transférée dans les années 1870 sur le site de l’hôpital Sainte-Marie, puis, près d’un siècle plus tard, de nouveau transféré dans l’hôpital d’Henri II, mais installée de façon factice dans la salle des malades.
4Pour avoir une idée juste des pharmacies anciennes d’Anjou, il faut observer celle de l’hôtel-Dieu de Baugé, conservée intacte depuis le XVIIe siècle. La pharmacie se compose de deux-pièces contiguës : la première, appelée laboratoire ou bureau de la sœur pharmacienne, ouvre sur le vestibule et est éclairée par une fenêtre. Elle est tapissée d’un côté par des placards conservant probablement les étains utilitaires. Au milieu du mur, une ouverture est percée pour passer dans la salle des malades (salle des femmes) les récipients essentiellement en étain, tels les biberons. Sur le côté opposé, qui n’est qu’une cloison de bois, une porte permet d’accéder à la pharmacie proprement dite, là où se trouvent les médicaments. Cette pièce communique avec l’extérieur par une porte débouchant sur l’escalier principal d’une part de même que par une ouverture fermée d’une petite porte à barreaux munie d’un volet intérieur ouvrant sur le vestibule. Le contrôle de la pharmacie est donc important et hors la sœur pharmacienne, personne n’a l’utilité de rentrer dans cette pièce.
5La particularité de la pharmacie de Baugé réside aussi dans la variété des pots. Piluliers, pots canons, chevrettes en faïence (le plus souvent de Lyon), verres sur pied fermés par des bouchons en peau, en papier ou en liège, boîtes circulaires en bois ou encore bouteilles en verre ou en faïence sont l’essentiel des formes nécessaires à la conservation des produits. Sur les faïences, il est fréquent que le cartouche sur lequel le nom du produit doit être indiqué, soit laissé vierge ; il est peint, voire collé, par la sœur pharmacienne selon les besoins et il demeure donc fragile. Le reste du mobilier se compose de mortiers de tailles variées en bronze, de plats en étain, de tables, tabourets, chaises et escabelles et de deux tableaux importants pour les lieux. L’un est une Crucifixion, comme évocation du don de Dieu, et l’autre une Charité, représentée sous les traits d’Anne de Melun, fondatrice de l’hôtel-Dieu, faisant l’aumône, comme acte de l’homme envers son prochain, dont le modèle est divin.
6À Beaufort-en-Vallée, les éléments de la pharmacie ont été transférés dans les années 1970 d’une aile à l’autre de l’établissement. Les boiseries originales de style Empire (bien postérieures à la fondation de l’hôtel-Dieu) ont été remontées dans une pièce pour y accueillir les pots de même époque, en porcelaine, ainsi que diverses chevrettes et piluliers en faïence de Nevers du siècle précédant. L’ensemble, comme à Baugé, apparaît cohérent. Malheureusement, la pièce, plus petite que celle d’origine, ne permet plus d’exposer les nombreuses bouteilles reléguées dans les placards inférieurs. Là encore, ont été regroupés divers ustensiles en étain ou argent, comme les plats, assiettes et bouillottes, sans parler des couverts. Ces éléments ne forment pas à proprement parler le fonds de la pharmacie, mais ils y ont été agrégés au XXe siècle, cette pièce formant une sorte de refuge pour les pièces anciennes ou historiques en désuétude.
7À côté de ces ensembles plus ou moins homogènes, se trouvent, dans divers établissements des vestiges épars, tels quelques pots en porcelaine ou en faïence, quelques mortiers et bouillottes, etc. Ces éléments n’ont alors bénéficié d’une sauvegarde que dans la mesure où leurs qualités intrinsèques méritaient une attention particulière. Ce fut le cas des mortiers de l’hôtel-Dieu de Saumur par exemple. La plupart du temps, ces œuvres ont été conservées dans les pharmacies modernes des établissements, un des lieux toujours réputés être le plus sûr, mais force est de constater qu’elles n’apparaissent plus que comme des éléments décoratifs, subissant donc les modes qui touchent les employés. Mises en vitrine dans le meilleur des cas, elles se retrouvent aussi au-dessus des placards ou armoires, au fond de caisses ou bien même hors de l’hôpital. La notion même de pharmacie historique a dès lors disparu.
Chapelles d’hôpitaux
8L’autre élément patrimonial de première importance des hôtels-Dieu demeure la chapelle. Celle de Saint-Jean d’Angers, à l’arrière de la salle des malades, date du XIIIe siècle et mériterait une grande attention, compte tenu de sa qualité mais aussi du mobilier qui s’y est agrégé au cours des temps, tels les autels et les retables, sans parler bien sûr des dépôts des éléments de lapidaire de feu le musée archéologique. Autre chapelle médiévale, celle de Montreuil-Bellay qui, semble-t-il, réunissait en un seul bâtiment salle des malades et lieu de culte. Elle ne conserve plus, là encore, qu’un autel et des peintures murales. En revanche, l’hôtel-Dieu de Baugé conserve sa disposition capitale ainsi qu’un mobilier de premier intérêt. En effet, la clôture séparant la salle des malades du lieu de culte demeure, maintenant cette articulation intime dans les bâtiments mêmes, entre spirituel et matériel. La chapelle elle-même semble intacte avec son très beau tabernacle et son retable du XVIIe siècle, encadré de deux consoles en bois doré, son appui de communion en bois. Sans oublier le chœur des religieuses, formant comme il se doit aile à part, où le décor voulu par la fondatrice, Anne de Melun, subsiste : il s’agit d’une série de portraits de famille, légèrement modifiés par l’adjonction d’auréoles et d’attributs variés transformant toute la parenté princière en saints édifiants. Cet enrichissement, observable aussi dans certaines églises notamment angevines, répondait aux injonctions de l’évêque Henri Arnaud de ne placer dans les lieux de culte que des images et scènes saintes et de supprimer toute représentation de laïcs ou de donateurs, à l’exception des monuments funéraires.
9À Beaufort-en-Vallée, établissement issu de celui de Baugé, on relève les mêmes dispositions, dans une version un peu plus récente, celle du milieu du XVIIIe siècle. Ainsi, autel, retable, clôture des religieuses, boiseries et stalles se retrouvent, dans une version raffinée mais quelque peu plus modeste. De même, des dispositions similaires devenues rares se remarquent dans les salles annexes. La sacristie servant au prêtre est séparée d’une arrière-sacristie destinée aux sœurs par une cloison dotée d’un mobilier adéquat ; le tour en bois, indispensable pour permettre de donner les objets. Quant au chasublier, il possède cette particularité d’être composé d’un tiroir qui se tire d’un côté ou de l’autre de la cloison, permettant à chacun, à tour de rôle, de prendre les ornements du culte. Grâce à ces dispositions, aucune supposition douteuse ne pouvait être émise quant aux rapports entre le prêtre et les sœurs, dans des pièces nécessairement confidentielles.
10Les chapelles des établissements hospitaliers furent aussi longtemps un des lieux privilégiés où l’histoire et l’art se retrouvaient, offrant aux malades une vision élargie voire sublimée du monde. Les plaques de fondations pieuses sont maintenant devenues fort rares dans les hôpitaux, mais il en demeure cependant, notamment à Valanjou, une modeste plaque de cuivre de 1714, ou à Candé, sur une ardoise gravée en 1788. En revanche, les tableaux sont plus nombreux, parfois de grande qualité, comme la Présentation au Temple dûe à Philippe de Champaigne, commandée par Abel Servien pour orner le retable de sa chapelle à Notre-Dame-des-Ardilliers à Saumur, établissement réuni à l’hôpital ; ou bien la Mise au tombeau de Jacques Stella appartenant à l’hôpital d’Angers, ou encore la plus modeste représentation, mais combien édifiante, du Sauveur du Monde de Martigné-Briant, pour parler du XVIIe siècle.
11Au XIXe siècle, les donations reprennent, encouragées par l’État qui, par exemple, déposera plusieurs copies d’œuvres : le but était double, celui de soutenir les artistes nécessiteux et celui de diffuser l’art et la culture auprès de toute la population. De façon tout à fait exceptionnelle, à Candé, les évêques angevins avaient initié ce mouvement en commandant à Joseph-René Gouézou une œuvre originale, la Remise des clefs à saint Pierre, timbrées des armes papales, de celles de Mgr Angebault et de Mgr Freppel. On peut encore citer le don à Doué-la-Fontaine du très beau tableau d’Agnès Sonrel, artiste inspirée par sa foi. Le plus extraordinaire ensemble qui soit pour cette époque demeure le décor mural de la chapelle de l’hôpital d’Angers, dû aux dons et aux commandes des artistes, de l’État et de l’administration hospitalière, mais réunissant aussi, parmi les noms les plus importants des peintres d’alors, Lenepveu, Dauban et Appert. Enfin, le patrimoine mobilier cultuel traditionnel des hôpitaux se compose de vases sacrés, de reliquaires mais aussi de cloches, de toutes époques.
Mobilier, portraits, appareils des services
12Pour achever un panorama de la richesse et de la variété de ce patrimoine, il convient aussi de mentionner les nombreux meubles qui se trouvent dispersés dans les bureaux et les services. Datant des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles pour l’essentiel, ils sont souvent issus de dons variés et, par conséquent, sans esprit d’ensemble, sauf, encore une fois, à l’hôtel-Dieu de Baugé. On peut y ajouter aussi, ponctuellement, une vaisselle, parfois en argent, datant des XVIIe ou XVIIIe siècle, le plus souvent méconnue. Autre facette de l’histoire des hôpitaux, les portraits de médecins ou de donateurs, offerts aux XIXe et XXe siècles, peuvent former des galeries intéressantes de personnages marquants, comme à Angers ou à Saint-Georges-des-Gardes.
13Un autre type de patrimoine doit probablement aujourd’hui s’ajouter : celui qui relève plus spécialement de la technique. Quelques trousses de médecins et de chirurgiens sont déjà déposées ici ou là, de même que des tables de dissection en ardoise, de conception très locale, ou encore une tisanerie. Mais l’évolution technique de la médecine s’accélérant, il devient difficile de savoir ce que l’on doit prendre en considération et où le conserver. Déjà, dans des entreprises privées, la première et volumineuse tabulatrice Bull datant de 1934 a été protégée au titre des monuments historiques. Que devra-ton faire avec les scanners et les IRM obsolètes ?
Quel avenir pour ce patrimoine ?
14La conservation et la présentation de ce patrimoine hospitalier posent de plus en plus de problèmes, notamment en raison de contraintes budgétaires, mais aussi parce que bien souvent l’histoire et la mémoire deviennent des données que l’on tend à gommer et à nier. La notion d’ensemble, par ailleurs, est rarement prise en compte et la conception architecturale ainsi que les obligations sécuritaires tendent à rendre une partie de ce mobilier peut-être mal adapté mais surtout mal intégré. On ne compte plus, ces dernières années, les meubles, livres, tableaux, couverts en argent qui ont été détournés des établissements à l’insu des administrateurs et des directeurs. Cependant, les pratiques de récolements systématiques entrepris par certains établissements, notamment celui d’Angers, ont permis d’établir un état des lieux et de stopper cette hémorragie incontrôlée.
15La question de l’avenir de ce patrimoine reste ouverte. À titre d’exemple, que deviendra le petit musée de l’hôpital de la Flèche, installé dans les étages supérieurs d’une aile ancienne du XVIIe siècle, après la réunion en pleine campagne, dans des bâtiments neufs, de cet établissement avec celui de Sablé ? La solution choisie par l’hôpital de Saumur a été de céder la totalité du patrimoine protégé au titre des monuments historiques, tout en respectant cependant l’histoire de ces œuvres. Ainsi, tous les objets ont été offerts à la ville de Saumur, qui en avait été au XIXe siècle le propriétaire, avec des affectations variées. Le tableau de Philippe de Champaigne doit être exposé dans la chapelle des Ardilliers ; les vases sacrés utilisés par la paroisse de Notre-Dame de Nantilly dont dépendait l’hôtel-Dieu, les tapisseries du XVIIe siècle provenant probablement des saisies sur l’Académie protestante de Saumur, ainsi qu’une pendule du XVIIIe siècle et des mortiers sont destinés à être exposés au château-musée de Saumur, ancienne résidence, rappelons-le, du célèbre Duplessis-Mornay. L’hôpital de Baugé, depuis son déménagement dans de nouveaux locaux, a de même cédé à la ville l’essentiel du mobilier ancien, de façon à ce que l’ancien hôtel-Dieu où se trouve la célèbre pharmacie que nous avons évoquée, puisse réunir dans une présentation cohérente, didactique et sécurisée, ce patrimoine qui demeurera dans les lieux pour lequel il avait été fait. De son côté, le conseil général qui s’était porté acquéreur d’une partie des objets historiques qui avaient été vendus en 1992 lors du départ des religieuses, les y a mis en dépôt. Enfin, les dernières religieuses hospitalières qui avaient emporté quelques éléments à cette époque, ont fait de même. Ainsi, la ville de Baugé a pris la décision d’ouvrir au public ce monument majeur d’une grande richesse patrimoniale. Mais peut-on raisonnablement répéter cette opération à l’infini sans lasser les visiteurs ?
Un exemple : la chapelle du CHU d’Angers
16Les chapelles, jusqu’alors, pouvaient accueillir une partie de ce patrimoine mobilier, mais lors des constructions ou des reconstructions d’hôpitaux, elles tendent à disparaître. Le projet de l’hôpital d’Angers n’en n’est que plus remarquable en la matière. Certes, la chapelle existait déjà mais, désaffectée depuis trente ans, elle était devenue un simple lieu de stockage d’archives et autre matériel encombrant, où une salle de cours avait pu trouver place. Du mobilier liturgique, il ne restait rien, l’essentiel ayant été dispersé dans des églises du diocèse selon la volonté du clergé. Pourtant, l’ensemble des murs porte l’un des plus importants décors muraux de France au XIXe siècle. La direction de l’établissement, après de longues réflexions, a décidé de restituer à la chapelle la totalité de son volume initial, de restaurer toutes les peintures protégées au titre des monuments historiques depuis 1930, et de trouver une destination à l’ensemble. Dans un premier temps l’un des transepts fut aménagé pour servir d’accueil à six services de consultations médicales ; dans un second temps, s’est ajoutée une véritable politique d’animation du patrimoine.
17Ainsi, en plein cœur de l’hôpital, un but de promenade pour les convalescents et les visiteurs a trouvé place, offrant un lieu de contemplation. Plus largement encore, des visites plus touristiques peuvent être envisagées démystifiant l’ambiance quelque peu carcérale des soins hospitaliers modernes. C’est encore un espace dédié aux grands regroupements à l’occasion de vœux ou d’autres aspects de la vie de l’établissement. Il s’agit enfin d’offrir une véritable vie culturelle sous différentes formes, qu’il s’agisse de concerts, d’expositions ou d’autres expressions. L’hôpital a d’ailleurs engagé depuis deux ans une attachée culturelle qui a pris en charge notamment l’animation de ce lieu, permettant peu à peu de l’utiliser au mieux de ses possibilités. Son succès lors des dernières journées du patrimoine a montré qu’il répondait à une véritable attente, ce que le personnel a aussi l’occasion de constater chaque jour. Nous ne pouvons ici que féliciter la courageuse et innovante initiative de la direction de l’hôpital, et tout spécialement de M. Vapaille et de M. Metzger, qui réunirent une importante aide financière du ministère de la Culture, du conseil régional, du conseil général, mais aussi de mécènes tels le Crédit agricole et Gaz de France.
18Bien plus qu’un simple musée, c’est donc un lieu de vie qui a été conçu au cœur d’un hôpital. Cette expérience, qui a été remarquée au niveau national, ne demande qu’à se développer et à s’étendre à d’autres aspects de l’histoire artistique et technique de nos établissements de soins. En faisant ainsi sien son passé, l’hôpital d’aujourd’hui ne peut que s’ouvrir à l’avenir.
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