1Cette contribution prend pour objet un aspect particulier de l’expertise : celui des stratégies mobilisées par les experts « pour construire la nécessité de leur intervention1 ». Dans le domaine de l’expertise publique, on a jusqu’à présent davantage insisté sur le recours à l’expertise comme mode de légitimation des décisions politiques ou comme outil d’aide à la décision ou sur leur articulation avec les politiques publiques. En revanche, dans le domaine de l’expertise privée, à travers le champ du conseil, on a plutôt mis l’accent sur la construction de l’offre et la production de la croyance nécessaire à l’autorité sociale de l’expert, et donc à la vente de son « produit2 ». Dans ce dernier cas, c’est plutôt le contenu même du produit qui est négligé au profit de l’étude du marché et des caractéristiques du métier de consultant3.

2Concernant l’expertise publique4, à laquelle nous nous attacherons exclusivement ici, la distinction élaborée par Robert Castel entre expert mandaté et expert constituant5 représente une référence d’autant plus essentielle qu’elle se refuse à établir une différence radicale entre les deux types d’expertise identifiés et à considérer l’une comme une déviation par rapport à l’autre. Devenu une référence majeure en sociologie de l’expertise, ce texte ouvre des voies qu’il est possible d’explorer plus avant. En particulier, la contribution qu’apporte l’expert non seulement par le fait d’éclairer une conjoncture problématique, mais à la construction même de cette problématique, ne se résume pas aux effets déjà soulignés de l’expertise sur l’éviction des acteurs profanes du débat public. Cette construction fait partie des stratégies des experts afin d’imposer leur utilité pour s’approprier un pouvoir politique qu’ils n’auraient pas sans cela. Elle permet de « tracer la frontière entre deux univers », ce qui renvoie, dans la sociologie religieuse qui inspire par analogie l’usage du terme « profane », à l’opposition entre les initiés et ceux qui sont ignorants du sacré6. Comme le rappelle Loïc Blondiaux, les « profanes n’existent pas comme catégorie sociale distincte, ni comme type d’individus identifiables dans le réel » ; et il précise que « les profanes n’existent ainsi que dans un rapport social particulier, en relation avec d’autres, professionnels, experts, élus ou savants7 ». Les stratégies que nous allons observer consistent justement à constituer des individus comme « profanes » pour se définir eux-mêmes comme ceux qui savent, et c’est bien dans le sens d’une activité de construction, à prendre elle-même pour objet, que nous l’entendons.

3À partir de nos propres travaux – passés ou en cours –, nous allons tenter de montrer qu’on peut étudier ces stratégies au même titre que celle des consultants pour se placer sur le marché du conseil ou celles, étudiées par exemple par Dominique Memmi, des experts mandatés par le pouvoir politique pour réguler de nouvelles pratiques sociales (ici la procréation médicalement assistée)8. Trois études empiriques nous permettront d’analyser comment la création d’un écart entre l’expert et le profane peut faire l’objet du travail qui permet de construire une conjoncture comme problématique (et appelant l’intervention d’experts), en définissant le profane comme celui qui fait encourir des risques et des dommages à un tiers par son incompétence : la première étude porte sur les médecins du Planning familial en France dans les années 1960 ; la deuxième étude s’intéresse plus récemment aux experts en pédagogie universitaire ; la troisième étude traite de l’expertise psychanalytique de la petite enfance et des métiers au savoir connexe. De ces trois études ressortent suffisamment de points communs pour que l’on puisse dégager une forme idéal-typique d’expertise en montrant que le scénario illustré dans un article précédent ne se réduit pas à la situation particulière que nous avions alors considérée9 : ce scénario consiste d’abord à disqualifier les profanes en affirmant qu’ils font courir des risques soit aux autres, soit à eux-mêmes par leur incompétence, puis à les excuser en arguant que ces risques sont liés au manque d’expertise professionnelle, pour enfin proposer une offre d’expertise susceptible de prévenir les dommages causés par l’incompétence des profanes. Selon les configurations sociales, qui ne sont jamais strictement identiques, les trois phases de ce processus peuvent être décalées ou inversées : l’une d’entre elles peut être plus accentuée qu’une autre. Elles n’en sont pas moins présentes et s’inscrivent dans un travail rhétorique10 de construction d’un besoin d’expertise qui est au cœur des stratégies utilisées par les experts pour qu’on fasse appel à eux.

Les médecins du Planning familial

4C’est entre les années 1950 et 1960 qu’un petit groupe de médecins, activement soutenus par les réseaux médiatiques, politiques et intellectuels investis dans la résistance, ont mené une campagne pour légaliser la contraception. Pour cela, de manière classique, ils ont mobilisé la science afin de montrer que la morale défendue par l’Ordre des médecins en matière de contraception, allait à l’encontre de la vocation médicale de préservation de la vie et de la santé des femmes et des enfants. Certains d’entre eux étant des spécialistes internationaux de la stérilité, ils ont révélé que la loi de 1920 favorisait l’avortement clandestin et qu’à celui-ci était associées des séquelles altérant définitivement la fécondité des femmes. Pour diffuser leur définition de la morale médicale, ils ont créé le collège des médecins du Mouvement français pour le Planning familial (MFPF), doté d’une vocation scientifique. Ce collège s’est investi pendant des années dans l’étude des différents moyens contraceptifs (en s’appuyant sur l’expérience étrangère), la production de statistiques sur les effets de ces différents moyens (la pilule n’est disponible qu’en 1956) et la formation de médecins favorables à la contraception11. Progressivement, en contournant par un subterfuge juridique l’interdiction faite aux médecins de prescrire des contraceptifs à une large clientèle, ils ont réussi à déstabiliser la morale incarnée par l’Ordre des médecins et à modifier la conception dominante de la santé qui lui tenait lieu de ligne de conduite. On peut dire qu’ils ont ainsi créé un segment d’activité professionnelle qui, correspondant à une très forte demande féminine, a permis de contourner, en la relativisant, la régulation professionnelle constituée par l’Ordre des médecins. C’est en quelque sorte la « vérité » du marché (une offre médicale, une demande féminine) contre l’autorité statutaire de l’Ordre qui se sont opposées, mais cette offre et cette demande sont médiatisées par le collège des médecins comme dépositaire d’une expertise scientifique. Durant cette période, ce sont les médecins hostiles à la contraception qui sont disqualifiés, au nom des séquelles et des morts involontaires qu’ils laissent se produire, tandis que les femmes qui avortent clandestinement sont excusées car considérées comme des victimes. Les membres du MPFF insistent également sur les enfants devenus orphelins de mère à cause de l’obstination des médecins et de l’Église, car les femmes qui se livrent à des pratiques abortives mortelles sur elles-mêmes sont souvent déjà mères.

5Cependant, les cadres du MFPF veulent créer un autre besoin qui dépasse l’expertise strictement médicale. Dès le départ, l’ambition de la fondatrice du MFPF de mettre le savoir médical au service des femmes s’accompagne de la volonté d’éduquer les femmes et les couples à un « bon » usage de la contraception, qui permettra d’offrir aux femmes une meilleure santé en espaçant les naissances, dans une démarche globale de rationalisation de la vie. La disqualification des « profanes » survient lorsque les cadres du MFPF prennent conscience des résistances que suscite cette éducation globale à travers la contraception. Dans le livre qu’elle consacre à ce sujet en 196212, la fondatrice observe que le « Family Planning » consiste :

« à substituer l’enseignement de la pratique rationnelle de la contraception qui requiert de la part du couple une certaine discipline, à celui des procédés contraceptifs par voie générale, assurant une baisse générale de la fertilité, sans effort de la part des individus et n’entraînant pratiquement pas leur décision personnelle ».

6Elle oppose le contrôle des naissances à cette éducation « dont la signification est la plus large et plus constructive », et précise que le « Family Planning veille avant tout à éduquer les peuples, les familles et à développer le sens de leur responsabilité à l’égard de la génération ». Pour cette raison, loin de se réduire à la maîtrise du nombre d’enfants, le Planning familial :

« inclut donc dans son programme aussi bien l’étude de la stérilité que celle de la trop grande fertilité et les centres de PF [Planning familial] de par le monde aident aussi bien un couple stérile à procréer, qu’un couple fécond à espacer ses naissances ».

7Il s’ensuit :

« [qu’] auprès des populations évoluées, jouissant d’un haut niveau d’éducation, il est le fait de la volonté du couple, pleinement conscient de ses responsabilités familiales et sociales » et que « c’est son aspect humain et individuel qui domine, dans son intérêt immédiat et dans l’intérêt plus lointain mais non moins réel de la société ».

8Invitée à exposer les conclusions sur les couples à laquelle la conduit « l’étude rationnelle des faits », la fondatrice dégage trois catégories de comportements procréatifs : la première « regroupe des couples qui, ayant dépassé le nombre d’enfants “souhaitables”, se laissent aller : bien qu’ayant déjà plus d’enfants que ceux qu’ils sont en mesure d’élever, ils n’ont pourtant pas recours à la planification des naissances ». La seconde comprend les couples « qui découvrent tardivement la régulation des naissances, ont déjà eu des enfants dont ils n’ont pas planifié la venue mais limitent ensuite les dégâts grâce à la régulation des naissances ». La troisième catégorie est celle des couples qui avant même leur vie sexuelle, planifie le nombre d’enfants qu’ils souhaitent avoir. Ce sont bien évidemment les plus jeunes, mais aussi les « plus évolués ». Ces différences s’expliquent par « la motivation », elle-même « proportionnelle au degré de conscience de la responsabilité vis-à-vis de la procréation et de la famille », c’est-à-dire de la « maturité affective et sociale ». Une telle maturité se rencontre parmi les jeunes pour lesquels « l’amour, bien qu’ils le vivent intensément, n’exclut pas la prévoyance », et qui « désirent d’emblée planifier leur famille ». Ces « jeunes, élevés à l’époque de l’automation » sont « entraînés à tirer des plans aussi bien dans leur travail que dans leur vie privée, embauchés dans des entreprises après de multiples tests où rien n’est laissé au hasard, ont le goût de choisir le moment de la venue des enfants, et leur nombre ». Ils « sont déjà et seront demain parmi les citoyens de la nation les plus conscients, donc parmi les meilleurs ». Elle en conclut qu’« au total cette motivation ou non motivation à la régulation des naissances correspond à des degrés divers à l’évolution de la population ».

9On peut constater à travers ces extraits que la disqualification des couples survient ici bien après qu’ils aient été excusés d’avoir recours à la pratique illégale de l’avortement clandestin, ce qui s’explique par le contexte historique : en 1956, il n’existait pas d’offre institutionnelle de contraception et les accusés étaient plutôt les entrepreneurs de morale (Église, Ordre des médecins) qui interdisaient aux femmes l’accès à la contraception. Mais les cadres du MFPF ont pu constater en dix ans que les classes populaires étaient les plus difficiles à toucher alors que ce sont elles qui, selon eux, ont le plus besoin de leurs services. Il leur est difficile d’admettre que les membres des classes populaires peuvent avoir besoin de conseils contraceptifs, tout en refusant « l’éducation » globale qu’on veut dans le même temps leur dispenser, et que celle-ci constitue en fait un obstacle à la diffusion de la contraception. Cette déception s’exprime encore quelques années plus tard dans la revue du Mouvement. La fondatrice évoque « une crise de la contraception » et dénonce une « prolifération » d’ouvrages destinés à la contraception qui autoriseraient un usage technique mais non éducatif : or, « sans doute est-il utile de mettre le grand public au courant des techniques contraceptives, mais encore faudrait-il éviter au niveau de la grande vulgarisation de concentrer l’attention du public sur la contraception seule ». Elle voit en effet un danger à séparer « l’enseignement de la contraception d’une éducation plus générale, d’où la nécessité de redonner à la contraception la place qui lui revient dans le contexte général de la sexualité et non pas en faire un thème en soi13 ». Bien sûr, cette inquiétude et l’insistance portée sur la responsabilité et les efforts nécessaires euphémisent la crainte de la banalisation de l’acte sexuel, à laquelle pourrait conduire la contraception comme « thème en soi » et comme simple technique, au lieu de s’inscrire au cœur d’une vie conjugale et familiale et d’une morale de la responsabilité que les « cadres » ont à charge de transmettre.

10Mais les enjeux sont aussi à comprendre du côté de la lutte pour le monopole de l’expertise menacé par l’émergence d’ouvrages et de spécialistes qui séparent la contraception d’une éducation des couples. Finalement, c’est à la consécration des familles qui utilisent le MFPF qu’aboutit la fondatrice en observant à propos d’une enquête sur les conditions de réussite du Planning dans les familles

qu’« il est remarquable de noter que les dispositions favorables aux moyens contraceptifs et la réussite de leur utilisation (quel que soit d’ailleurs le moyen employé) sont fonction non seulement des motifs du couple de limiter sa descendance mais de la structure même du couple, de son sens général de l’organisation dans la vie quotidienne, de la famille, de la capacité des deux membres du couple de coopérer et de prendre ensemble des décisions communes. La réussite du Planning familial dans la famille apparaît ainsi comme étroitement liée à la réussite du couple conjugal ».

11Comme le dit, en d’autres termes, un autre cadre du mouvement, ces familles

« forment un milieu éclairé, ouvert, curieux et surtout soucieux de progrès individuel et social », qui explique « la proportion relativement élevée et déjà croissante des cas préventifs, la rapidité de compréhension et d’apprentissage, l’extrême sensibilité habituelles des consultantes aux éléments psychologiques qui en conditionnent l’efficacité profonde, leur ouverture à son aspect éducatif, à l’occasion qu’elle peut offrir de prise de conscience et de mûrissement du couple14 ».

12Cette consécration est une auto-consécration des experts. Le passage du descriptif au prescriptif, aspect souvent souligné par une partie de la littérature sociologique sur l’expertise, est ici central15. Les dispositions rationalisatrices présentées en modèle sont en effet celles des membres du MFPF et des catégories sociales qui se reconnaissent en eux (les classes moyennes). Elles dépendent des chances raisonnables d’attendre de l’anticipation des conduites une amélioration de leurs conditions d’existence. Les cadres du Planning imposent une vision de l’enfant comme investissement économique16 qui diffère radicalement de la valeur attachée à l’enfant dans les classes populaires17, mais qui a rencontré les intérêts de la petite bourgeoisie ascendante à laquelle la présidente s’adresse dans son appel aux spécialistes du travail social et aux professions éducatives. Pour ces catégories-là, la vulgarisation des connaissances scientifiques a ouvert la possibilité de mieux maîtriser leur avenir18. Ne pouvant admettre que l’éducation qu’ils proposent freine la généralisation de la contraception, les cadres du MFPF ne peuvent que conclure au manque d’évolution des classes populaires insensibles à leur entreprise et au-delà, à la réalisation de leur utopie humaniste qui ne vise pas moins que l’amélioration de l’espèce humaine grâce à la qualité d’enfants « désirés » et éduqués.

Les experts en pédagogie universitaire

13L’expertise en « pédagogie universitaire » se déploie dans un contexte bien différent puisque, à l’inverse de la situation précédente, ce sont les pouvoirs publics qui ont besoin d’acteurs parlant au nom d’une compétence spécifique et des acteurs eux-mêmes qui se sont institués comme des experts sans qu’il n’existe de demande de la part des « profanes ». N’existant pas sous forme de profession ou même de position instituée en France, à l’inverse d’autres pays, elle correspond à une situation où ces acteurs qui se définissent comme des experts ont constitué une offre dont il leur faut créer le besoin pour pouvoir la proposer avec succès. L’histoire et les traditions universitaires ne valorisent pas en effet des profils d’universitaires qui fonderaient leur légitimité sur la seule pédagogie19. Les sciences de l’éducation se définissent bien par une expertise savante en matière de pédagogie, mais elles se sont, jusqu’à présent, plutôt focalisées sur les niveaux correspondant à la scolarité obligatoire. À l’Université, l’activité de recherche représente officiellement la moitié des missions des enseignants-chercheurs, plus facile par ailleurs à « montrer » que la pédagogie utilisée (mais qui existe nécessairement). Celle-ci ne peut donc apparaître que par « défaut » si elle est associée à une absence de « productivité » scientifique et justifiée par un surcroît d’investissement dans l’enseignement. Celle-ci suppose du coup une visibilisation de l’investissement au-delà des charges d’enseignement, lesquelles, de toutes façons, incombent à tous les enseignants-chercheurs. Les profils d’universitaires peu portés sur la production scientifique étant jusqu’à une date relativement récente peu valorisés dans les modes de promotion professionnelle, certains d’entre eux, pour renverser le rapport de force, ont dû constituer en « expertise » visible une forme d’exercice de l’activité professionnelle définie essentiellement comme manque (ce manque étant visible par l’absence de publication). Pour renverser le stigmate traditionnellement attaché dans le monde universitaire à « celui qui n’a rien publié depuis 10 ans », il leur a fallu transformer en « manque » de pédagogie l’investissement dans la recherche, en particulier en opposant « celui qui s’investit dans la pédagogie » au chercheur brillant dans un domaine spécialisé mais piètre pédagogue.

14Pour que ce renversement puisse s’opérer, il a fallu un contexte politique plus favorable et nécessitant un support extérieur au milieu universitaire. Celui-ci a été offert par les pouvoirs publics. Pour des raisons tout à fait étrangères aux motivations pédagogiques, ces derniers ont permis une rencontre entre des intérêts spécifiques à représenter une expertise en pédagogie universitaire et des intérêts politiques. Ces raisons ont été fournies par des évolutions liées à la politique économique et impliquant une redéfinition de l’activité des universitaires. En effet, dans le contexte de la montée en puissance de la construction européenne, l’enseignement supérieur, conçu comme un « service » destiné à attirer des étudiants étrangers afin de stimuler les exportations de service, doit être façonné dans une logique d’adaptation de l’offre à la demande20. L’importation récente de la doctrine du New Public Management dans la gestion des finances publiques modifie aussi la manière dont les échecs en premier cycle sont pensés : alors qu’ils étaient acceptés jusque-là comme une forme particulière de sélection, ils symbolisent désormais le signe d’une inefficacité de la dépense publique à laquelle il devient urgent de remédier au plus vite21, tandis que les pouvoirs publics acceptent comme légitime la sélection qu’opèrent à l’entrée certaines institutions d’enseignement supérieur (IUT, CPGE).

15Les taux d’échec en premier cycle, inlassablement ressassés depuis une dizaine d’années par les pouvoirs publics, s’expliquent en réalité par une conjonction de facteurs que nous avons détaillés dans des travaux antérieurs et qu’on peut résumer ainsi : absence de régulation institutionnelle liée à un modèle pédagogique destiné au public socialement et scolairement plus sélectionné qui faisait des études longues avant la massification, politiques publiques de « démocratisation » dans l’enseignement secondaire consistant pour l’essentiel à différer l’échec scolaire, constitution encouragée par les pouvoirs publics d’une plus grande ségrégation scolaire par le biais d’une concurrence entre les établissements pour attirer les bons élèves et laisser aux autres les « mauvais élèves », position dominée de l’Université par rapport aux autres institutions d’enseignement supérieur, assignée à la fois par les pouvoirs publics et par les syndicats enseignants et étudiants qui refusent la moindre exigence de niveau académique à l’entrée des universités, tandis qu’elles laissent aux autres le droit de sélectionner les étudiants, etc.

16La pédagogie joue donc nécessairement un rôle dans cette configuration. Il est peu rigoureux aujourd’hui d’isoler les facteurs qui font de l’Université de masse un lieu défavorable à la réussite des étudiants scolairement fragiles. Cependant, les taux d’échec stigmatisés par les pouvoirs publics qui veulent construire un marché de la formation supérieure représentent en quelque sorte le pain béni de ces experts en pédagogie universitaire, qui s’en saisissent pour affirmer la nécessité de changer les pratiques de ces acteurs conformément à leurs prescriptions (elles-mêmes en affinité avec les orientations officielles). Ces experts, très peu nombreux et occupant une position très marginale dans le champ universitaire français22, ont été mandatés par les pouvoirs publics qu’ils ont préalablement sollicités pour évaluer l’activité des universitaires, en particulier dans la manière dont ils appliquent les réformes. Cette expertise consiste à établir un lien entre les taux d’échec et la « mauvaise » pédagogie des universitaires, celle-ci étant excusée par le manque de formation (et donc de recours à leur expertise). L’assurance donnée par les pouvoirs publics confère une légitimité à des propos qui pourraient apparaître comme absurdes, par exemple le fait que l’absence des étudiants au premier cours puisse attester du décalage entre les attentes des étudiants et l’offre pédagogique ou excessivement focalisés sur les procédures plutôt que sur le contenu même de la pédagogie. Plus que dans le cas précédent, la procédure d’expertise est aussi et peut-être surtout ici ce qui permet « à des acteurs ne disposant pas d’une légitimité propre, d’une autorité politique, de contribuer à l’exercice du pouvoir23 ».

17Selon cette expertise, les universitaires mépriseraient, sauf exception, la pédagogie24, en « perte de repères », ils ne pourraient s’adapter à un nouveau public issu de la massification, désemparés « par les normes de comportement qui ont évolué », comme l’usage du téléphone portable en cours. L’absentéisme des étudiants découlerait mécaniquement de leur incompréhension. Trop portés à évaluer selon leur savoir disciplinaire, ils ne tiendraient pas davantage compte des attentes exprimées par les employeurs et les étudiants, et favoriseraient « un apprentissage fondé sur la restitution », qui, selon la parole d’un étudiant, ne laisserait, « de l’avis des étudiants, pas de place à la réflexion : il faut redonner le cours mot à mot et de préférence avec les virgules, ce qui fait qu’on ne retient pas25 ». Pour cette même raison, le type d’examen serait responsable de la fraude des étudiants, car celle-ci est moins fréquente « quand l’évaluation vise à mesurer des compétences qui dépassent la restitution, par exemple via des examens à livre ouvert26 ». L’évaluation des acquis empêcherait la réalisation des « plus hautes finalités de l’enseignement supérieur » et l’acquisition de compétences essentielles comme « l’autonomie, l’esprit d’initiative, la responsabilité et l’esprit critique27 ». Ils souffriraient de « l’absence de repères explicites et officiels sur le produit attendu » et peineraient à se baser sur les besoins des entreprises, ceux des étudiants. Ce sont ici les « profanes officiels » que sont les étudiants qui sont utilisés pour attester d’un jugement qui, lui, serait « neutre ». Cette parole est présentée comme inconditionnellement dotée d’une compétence à juger les enseignants : « Je n’ai jamais vu un étudiant se tromper sur un enseignant28. »

18L’excuse est formée ici par le manque de formation des universitaires et les modalités de valorisation de la carrière, que justement le ministère a à cœur de changer : « On peut penser que ces pratiques n’évolueront pas fondamentalement tant que les nominations au CNU se feront sur les mêmes critères que par le passé. » On souligne aussi dans ces rapports « l’inexistence de moyens de formation pour les enseignants désirant améliorer leurs enseignements » et que « le dispositif de formation continue des enseignants français du supérieur est quasiment inexistant et nous accusons sur d’autres pays un retard considérable ». On se réfère à « certains de nos interlocuteurs », qui eux-mêmes ont affirmé qu’« il y a des enseignants qui attendent de la formation continue, mais il n’y a pas d’offre… et pas de lieu institutionnel pour exprimer ce type de demande ». Enfin, on observe que

« les universités québécoises ont mis sur pied des bureaux d’appui pédagogiques, plusieurs universités belges ou suisses ont créé des services de ce type. Ainsi, l’université catholique de Louvain (où l’évaluation des enseignements est obligatoire en 1^er cycle depuis… 1985, au rythme d’une fois tous les deux ans) a créé un Institut de la Pédagogie et des Multimédia, chargé à la fois de former les enseignants, de les aider à évaluer leurs enseignements et à recourir à l’utilisation des nouveaux médias pédagogiques ; il est présidé par un professeur de sciences appliquées et non par un spécialiste de sciences de l’éducation29 ».

19Les propositions (l’offre d’expertise dans notre schéma) rejoignent les tentatives déjà engagées par le ministère de l’Éducation nationale pour transformer le statut des enseignants chercheurs en direction d’une individualisation et d’une modulation des services, que permet aujourd’hui la loi sur l’autonomie et la responsabilité des universités. Les deux expertises ont ici essentiellement joué un rôle de légitimation d’une politique publique à l’égard de la profession universitaire. La cause pédagogique, servie par les experts en pédagogie universitaire et reprise par les publics, révèle cependant de plus en plus clairement ses enjeux : le rapport Goulard qui propose de doubler le service des universitaires « non publiants », indique sans équivoque la volonté de mettre au banc en les stigmatisant les chercheurs peu productifs.

Les spécialistes de la petite enfance

20Le dernier exemple auquel nous allons nous attacher ici est celui de l’expertise psychanalytique en matière d’éducation de jeunes enfants, qui s’est aujourd’hui imposée dans les structures collectives d’accueil ou de soin (crèches, PMI, lieu de rencontres parents-enfants, maternités). Pour cela, nous allons nous appuyer sur l’expertise représentée par Françoise Dolto. Contrairement à Maud Mannoni, qui est restée dans un cadre strictement lacanien incompatible avec des investissements institutionnels, Françoise Dolto s’est livrée à travers des émissions de radio puis des ouvrages grand public à une entreprise permettant, au-delà de sa propre position, de diffuser les vues sur l’éducation qu’elle fondait à partir de la psychanalyse. Elle ne s’est donc pas contentée de l’exercice professionnel lui permettant de mettre à profit les qualités exceptionnelles de clinicienne et d’écoute que lui reconnaissent en général ses confrères et consœurs. Dans un contexte plus général de modernisation de la morale traditionnelle et des rapports hiérarchiques au sein de la famille, elle a proposé une manière alternative de concevoir et d’éduquer les enfants. Et ce qu’elle apporte, par rapport à la manière dont par exemple Freud concevait la socialisation des enfants, est incontestablement une avancée. On lui doit la création de lieux d’accueil parents-enfants sur le modèle des Maisons Vertes qu’elle a initiées et des transformations substantielles dans l’accueil des tout-petits au sein des crèches30, qui ont intégré un certain nombre de principes qu’elle défendait (adaptation, attention à la dynamique des liens familiaux, etc.).

21Comme l’observe Patrick Rayou31, sa manière de voir s’inscrit dans un processus plus général de construction d’une « cause de l’enfant » dans les années 1970, à laquelle la psychanalyse apporte sa contribution propre. Elle est formée de deux courants : l’un qui considère l’enfant comme un être colonisé par l’adulte et entend limiter les droits des parents sur celui-ci, tout en proposant d’accroître ses responsabilités, notamment dans l’espace scolaire. L’autre, qu’il impute à Françoise Dolto, a largement été popularisé d’abord dans certains mouvements comme l’École des parents ou l’Union des femmes françaises, puis dans les années 1970 par le biais des émissions radiophoniques animées par Jacques Pradel. Cette posture s’articule avec une tendance importante de la philosophie chrétienne désignée par le terme de « naturalisme ». Elle insiste sur le caractère unique et original de chaque homme, qui, dès sa naissance, constitue déjà une personne dont la contribution à la « communauté humaine », au même titre que les adultes, doit être reconnue. Les conseils qu’elle dispense lorsqu’elle s’adresse au grand public, à travers les émissions radiophoniques ou les ouvrages de vulgarisation se comprennent à partir du double positionnement qui est le sien : d’une part, dans le champ de la psychanalyse où il lui faut imposer une véritable révolution dans la manière de traiter les enfants et les tout-petits ; de l’autre, dans le champ des pédagogies non directives où elle a noué des alliances, en particulier avec les fondateurs de l’École de la Neuville. Elle en donne une version étayée par la psychanalyse qui lui permet de prendre position sur les manières les plus légitimes d’éduquer un enfant, et notamment, au nom de la prévention des risques attachés à certaines conduites adultes à l’égard des petits.

22Sans doute la difficulté de se faire reconnaître dans le champ de la psychanalyse, en tant que femme et clinicienne (plutôt que théoricienne), explique-t-il le choix, considéré comme une compromission par certains de ses confrères, de passer par le grand public pour conquérir sa légitimité. Le passage de la clinique à la prévention précoce la conduit à considérer les parents comme des obstacles au développement harmonieux de leurs enfants et à généraliser les situations pathogènes :

« On s’aperçoit que bien souvent les parents apportent beaucoup plus d’obstacles que de soutien au développement de leurs enfants. Leur amour est souvent possessif, au lieu d’être libérateur […] Le parent, très souvent de nos jours, est le parasite par excellence, par rapport au petit d’homme.  »
Ce sont « les troubles de la relation avec l’adulte tutélaire responsable de lui qui perturbent la croissance physique […]. Les gens ne songent pas au retentissement que leurs propos et attitudes peuvent avoir sur le petit enfant, parce qu’ils lui prêtent précisément une existence larvaire32 ».
« Les enfants ont tous un combat singulier à mener contre la maladie mentale induite par leurs proches ». Elle juge que « les enfants sont le plus souvent, dans la tragique condition qui leur est faite, adulés ou asservis […]. L’enfant est soit enfermé, soit exploité33. »

23La notion d’exploitation de l’enfant a cependant un sens très particulier : elle est essentiellement définie par rapport à un idéal de liberté totale accordée aux enfants, ce qui explique que le système scolaire fasse l’objet d’une vive critique : l’école est d’abord obligatoire, du coup « ce qui est obligatoire prend le caractère du travail forcé, le bagne existe toujours dans les esprits […], le fait d’avoir rendu l’école obligatoire a cancérisé le système34 ». Le système des allocations familiales, qui sont subordonnées à la scolarisation des enfants, « pervertit la valeur de la formation. La présence à l’école est obligatoire […]. Les parents des milieux défavorisés sont placés dans une situation de proxénètes vis-à-vis de l’éducation nationale, ils monnayent la présence de leurs enfants à l’école35 ». L’école ne respecte pas les rythmes de chaque enfant : on donne aux enfants du même âge les mêmes objectifs plutôt que d’éduquer un enfant uniquement par rapport à lui-même.

24Comme alternative, Françoise Dolto définit un projet éducatif qui consisterait à élever l’enfant en renonçant à l’exercice de l’autorité adulte, pour mettre en cause la hiérarchie entre « ceux qui commandent et ceux qui obéissent ». Elle propose une réforme du système éducatif, fondée sur la liberté absolue de l’enfant, une école « portes ouvertes », avec « un programme à la carte », qui serait aussi « une formation sur mesure, en quelque sorte personnalisée, avec des degrés à conquérir, sanctionnés par des examens auxquels les enfants s’inscriraient quand ils se sentiraient prêts36 ». Suivant la même logique, les cours devraient être facultatifs et reposer sur le seul désir de l’enfant. Ces derniers s’orienteraient en fonction de leurs dons et de leurs désirs. La meilleure éducation consisterait donc à ne rien leur imposer, leur offrir la plus grande liberté possible et laisser libre cours à leur spontanéité. Le langage, la verbalisation permettraient de remplacer la contrainte et les sanctions. Ils permettraient à l’enfant d’accéder à une intellectualisation. De même faudrait-il absolument s’interdire de fonder l’éducation sur l’imitation des adultes ou des autres enfants. Dans cette configuration, ce sont les éducateurs, et plus particulièrement les parents, qui sont disqualifiés au nom d’un « risque psychologique » que les parents non éclairés par les spécialistes de la petite enfance font encourir à leurs enfants : risques essentiellement de traumatismes difficilement remédiables, sinon sous la forme d’un traitement psychanalytique. Et le risque psychologique ne cesse de guetter les parents : par exemple l’apprentissage de la propreté, lorsqu’il n’est pas réalisé selon la conception ici engagée, est un facteur de risque important, comme tout ce qui risquerait d’être demandé à l’enfant « pour faire plaisir à l’adulte ».

25Ces risques tels qu’ils sont définis par l’expertise conduisent l’expert à déplacer l’éducation du côté des éducateurs :

« Maintenant que nous avons compris cela par la psychanalyse (les risques que font encourir aux enfants les mensonges des parents), nous sentons, nous les psychanalystes, que notre devoir est de parler aux enseignants et à la société en général qui prend très tôt, en tout cas à partir de trois ans, le relais de la famille nourricière, que ce soit la famille génétique de l’enfant ou non. »

26Ces éducateurs éduqués par la psychanalyse permettent de rattraper des erreurs familiales : « Il faut que les éducateurs redressent, par des paroles, des confusions qui sont dues à un manque d’explications par les parents lorsque l’enfant était petit. » La psychanalyse « a un rôle important à jouer dans une société d’assistés et un monde [qui] au nom de la soi-disant science, évacue le sacré, source de l’amour et de l’espérance37 ». Tous les risques psychologiques encourus par les enfants sont longuement décrits et associés au caractère potentiellement pathogène des parents :

« À partir du moment où il répond à ce besoin de tutelle du nouveau-né, l’adulte ne peut pas s’empêcher de blesser, de handicaper ce petit être, de créer des dommages qui réduisent son formidable potentiel. En même temps qu’il exerce une pression pathogène, il a cette responsabilité décisive d’introduire l’enfant au langage38. »

27Si l’ensemble des prescriptions de normes éducatives vont dans le sens d’une plus grande liberté accordée à l’enfant, sans différence majeure avec les pédagogies non directives, la nécessité de la « castration symboligène », qui signifie la frustration de l’enfant nécessaire à la transformation des pulsions en désir, est sans cesse réaffirmée : ainsi le parent qui place l’enfant au centre de la famille est également disqualifié, de telle sorte que la voie est étroite39. Ce qui euphémise ici le travail d’imposition de normes éducatives qui est à l’œuvre, c’est que les parents sont certes responsables mais pas coupables de ce qu’ils font subir à leurs enfants. S’ils commettent des erreurs, c’est qu’ils ont été perturbés dans leur « instinct » par l’irruption de situations nouvelles ou conjoncturelles qui créent des difficultés nouvelles qu’ils auraient du mal à affronter seuls : affaiblissement de la surveillance collective des enfants autrefois assurée par le réseau familial et de voisinage, Seconde guerre mondiale, mise en place des congés payés et institution des vacances familiales40, etc. Les autres experts (les concurrents) sont également responsables : comme le faisait Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé, Françoise Dolto déplore l’afflux de connaissances apportées aux parents par d’autres experts : « Tout n’est pas bénéfique dans cet apport de connaissances, il fait souvent disparaître ce qu’il y a de spontanément sain dans l’attitude, les soins d’une mère. » Ou encore : « D’autres [parents] et ce sont ceux que nous voudrions aider surtout, se croient incapables d’élever leurs enfants et demandent conseil à n’importe qui ou prennent exemple sur ce qui se fait autour d’eux41. » On retrouve aussi la construction d’oppositions, comme dans le discours des experts universitaires, entre des victimes innocentes au nom desquelles l’expert s’élève (les étudiants, les enfants) et des bourreaux innocents car profanes (les universitaires, les parents, les éducateurs). Dolto n’hésite pas à parler de « race » et de « civilisation » des enfants : « Le pouvoir discrétionnaire avec lequel les adultes restreignent la civilisation des petits est un racisme d’adulte inconscient exercé à l’encontre de la race enfant42. »

28Le travail de l’expert petite enfance est donc inséparablement un travail visant à libérer les enfants en encadrant davantage les parents, c’est-à-dire en faisant prendre conscience à ces derniers des fautes qu’ils commettent involontairement, cela par un travail d’intellectualisation des pratiques pédagogiques courantes consistant à intégrer les principes psychanalytiques. Mais ce travail implique en même temps une dénégation de la figure de l’expert et l’adoption d’une posture dont la modestie apparente est démentie par le dogmatisme dont celle-ci fait preuve lorsqu’elle rencontre une opposition. On peut prendre l’exemple du conflit qui a opposé Françoise Dolto à un médecin du Parti communiste dans les colonnes du magazine de l’UFF, et qui lui reprochait de qualifier « le dressage à la propreté » de « plus grande faute que l’on puisse commettre vis-à-vis de la personnalité future » et d’en faire « une cause de difficultés pour son épanouissement ultérieur ». Ce médecin lui reprochait également de citer l’exemple des « primitifs » pour éduquer les enfants à la propreté. Elle concluait que « les acquis de la psychanalyse sont très intéressants, mais qu’il ne faut pas que cela soit parole d’évangile et surtout que les indications soient pratiques et sociales43 ». Suite à cette lettre et aux nombreuses critiques de lectrices de la revue, Françoise Dolto décide aussitôt d’arrêter sa contribution à Femmes françaises :

« Je n’ai pas voulu donner la suite prévue des articles sur l’éducation sexuelle, la réaction des lectrices au premier ayant déjà montré un tel esprit bourgeois et conservateur de bonnes manières44. »

29Bien qu’on ait attribué à Françoise Dolto des responsabilités exorbitantes dans l’éducation actuelle des enfants, qu’il s’agisse de lui imputer des méfaits ou au contraire de se réjouir de son action, il est nécessaire de s’intéresser aussi aux conditions de sa réception. Rien ne permet d’étayer qu’elle ait dans tous les groupes sociaux la même influence : en revanche, elle fonde scientifiquement un ethos de classe qui est celui des classes moyennes et supérieures modernistes, au moment même de leur montée en puissance. Celles-ci acquièrent une véritable consistance culturelle, comme le montre Catherine Bidou, en critiquant l’absence de statut que la sociologie des classes sociales leur accordait45. En particulier, le développement massif favorisé par la démocratisation scolaire, qui a caractérisé ces professions occupées par ceux qu’elle décrivait comme des « spécialistes de l’humain46 » ne pouvait que favoriser la réception d’un tel « message ».

Conclusion

30À travers ces trois exemples, qui condensent de nombreuses caractéristiques étudiées par d’autres auteurs (le travail d’euphémisation, le double discours, le passage du descriptif au prescriptif, etc.), nous avons voulu montrer qu’une des stratégies pour s’imposer dans l’espace public est pour l’expert de procéder à un travail politique de construction d’un manque qui peut le faire apparaître comme un « sauveur ». L’invocation de ce manque par l’expert avait déjà été observé par Dominique Memmi47. Dans les cas ici présentés, ce manque joue évidemment un rôle central. En persuadant un public de l’existence d’un danger qu’il n’avait pas jusqu’alors soupçonné, l’expert introduit le doute par rapport à la légitimité de ses pratiques et crée (ou tente) de créer un « besoin d’aide » qui lui assure sa propre position. Les trois situations se caractérisent aussi par le fait qu’elles s’appuient sur la construction d’une « cause » (les femmes dépassées par leurs maternités, les étudiants victimes d’universitaires incompétents, les enfants subissant des parents pathogènes) qui leur permet de se définir comme des porte-parole dans un contexte où il existe déjà une concurrence.

31Pour en revenir au modèle développé par Robert Castel, les trois cas consistent à créer une conjoncture problématique à partir de problèmes qui peuvent exister réellement, mais ne sont pas nécessairement rattachés à une cause unique. C’est à ce titre qu’ils appellent un savoir spécialisé et peuvent ouvrir sur des situations d’expertise des plus variées48. On peut ici encore se référer à Cécile Robert lorsqu’elle remarque « qu’aucune situation n’est en soi problématique [et que] les savoirs et les techniques susceptibles de lui être appliqués ne s’imposent pas plus naturellement49 ». Mais le travail de l’expert pour fonder la légitimité de sa propre intervention ne consiste-t-il pas aussi parfois à « calibrer » des problèmes (l’immaturité conjugale, les mauvaises pratiques pédagogiques, l’oppression des enfants par les adultes) pour qu’ils puissent déboucher sur l’offre qu’il est en mesure d’offrir ? Ce qui bien sûr ne veut pas dire qu’il n’existe pas de difficultés conjugales, de mauvaises pratiques pédagogiques ou d’enfants maltraités. Tout réside en l’occurrence dans la construction de l’ensemble des situations comme pathogènes, ce qui suppose à la fois dramatisation et généralisation. Dans les cas décrits, on retiendra que l’activité de l’expert outrepasse de beaucoup le travail de prescription de normes ou d’apport simplement « technique » pour résoudre un problème50. Neutralisée par les excuses, la culpabilisation des acteurs nous paraît faire partie intégrante de cette activité : elle est nécessaire pour qu’ils comprennent qu’ils ne peuvent pas se passer de l’expertise, sans faire encourir de grands dommages à autrui.