1914-1918 : la chair à canon. Le corps face aux réalités de la guerre
p. 225-243
Texte intégral
1Les bilans, tous aussi macabres les uns que les autres, tendent à prouver la violence du premier conflit mondial. Jamais les offensives n’avaient fait autant de victimes1. Jamais l’industrie de guerre n’a été aussi performante. Jamais des hommes n’ont été aussi près de l’anéantissement total et de la folie. En France, pas une famille n’a été, de près ou de loin, épargnée par cette tragédie. Il apparaît clairement que ce sont les hommes, leur vie, leurs souffrances et leurs souvenirs qui retiennent aujourd’hui l’attention de la communauté des chercheurs. L’homme soldat, l’homme blessé, l’homme souffrant, l’homme mutilé est placé au centre des préoccupations. Les combats de la Première Guerre mondiale mettent en évidence la brutalité des hommes et d’une époque. C’est la notion même d’humain qui est mise à mal avec ce conflit et tous ces soldats ont nécessairement été profondément marqués par le contact quotidien qu’ils entretiennent avec la mort et la souffrance.
Des soldats mal équipés
2La majeure partie de l’état-major engage l’armée dans les combats en étant persuadée que cette guerre serait, dans ses grandes lignes, identique à celle de 1870. Les premiers engagements militaires français sont à première vue satisfaisants, ce qui laisse croire à l’état-major que, finalement, la guerre ne serait peut-être pas si dure que cela. Les défaites allemandes ne constituent, en définitive, qu’un leurre stratégique et, conformément au plan Schlieffen les troupes du Kaiser envahissent la Belgique et commencent leur manœuvre enveloppante sur le sol de France. Aveuglée par ses premiers succès, l’armée française, du moins l’état-major, réalise un peu tard les conséquences des opérations allemandes, et c’est dans la précipitation la plus totale que la retraite est décidée. Le gouvernement quitte Paris pour Bordeaux, le peuple commence son exode sur les routes et l’armée se replie et subie de terribles revers. Elle perd 140 000 hommes en moins d’une semaine, 27 000 pour la seule journée du 22 août 1914. Un sixième des tués de la Première Guerre mondiale l’est pendant les deux premiers mois du conflit2. Ce qui devait être « une promenade de santé » se transforme rapidement en enfer pour tous les soldats.
3Après les premières batailles et l’hécatombe qui s’en suit, l’état-major réalise qu’à de rares exceptions près l’équipement de ses soldats n’est absolument pas adapté à cette guerre et qu’il souffre d’étranges faiblesses. Parce qu’il ne correspond pas aux nouvelles conditions de combats, c’est l’uniforme qui pose le plus de problème. C’est pourtant vêtus de leur tristement célèbre pantalon couleur garance et de leur képi que des centaines de milliers de fantassins s’élancent dès le mois d’août 1914 à travers les grandes plaines de l’est du pays.
4Alors que l’armée allemande est très engagée dans la voie d’une guerre moderne, l’armée française reste très largement tournée vers le passé. Manifestation significative, la France est le seul pays, parmi les belligérants, à avoir conservé un uniforme voyant : tunique bleue, pantalon garance et képi bleu ou rouge. Les conséquences sont dramatiques : ils sont si « tape à l’œil » que les soldats sont systématiquement pris pour cible. D’autre part, le fait que l’état-major minore l’importance du rôle de l’artillerie explique pourquoi le casque ne fait pas partie du paquetage des soldats. Ces deux éléments sont en grande partie responsables de la surmortalité des premières offensives.
5Au vu du nombre fort élevé de morts, dû entre autres à la couleur quelque peu « criarde » des pantalons français, certains responsables militaires s’interrogent dès la fin du mois d’août 1914 : y a-t-il des raisons impérieuses de conserver cet uniforme ? Face à une opinion publique de plus en plus remontée et après de longs mois de tergiversations3, l’état-major se décide non sans mal à modifier l’équipement français. Entre partisans et détracteurs de l’uniforme de 1870, les débats sont vifs et parfois violents car, supprimer le pantalon rouge c’est mettre en cause toute la tradition militaire française et bafouer la fierté de la France : « Bannir tout ce qui est coloré, tout ce qui donne au soldat son éclat, c’est aller à l’encontre du goût français4. » Paradoxalement, ce sont avec les mêmes arguments esthétiques, que les opposants à l’uniforme qui équipe les soldats en 1914 tentent d’opposer à cet aveuglement patriotique :
« Comme nos uniformes sont voyants et désagréables à porter ! Peut-on partir en campagne en pareil équipage ! C’est inconfortable, peu pratique et laid ; nous ressemblons à des pompiers avec nos pattes d’épaules rouges. Notre armée est mal habillée et mal équipée, on n’a chez nous ni le sens du confort ni celui de l’esthétique. Le choix des nuances est affreux (le pantalon rouge de l’infanterie !) les vêtements sont mal coupés, mal ajustés. L’autorité militaire n’aime ni les belles choses ni les choses pratiques, notre armée manque de chic. Malheur au soldat qui fait retoucher sa vareuse, au sous-officier qui remplace le tuyau de poêle réglementaire par un képi convenable. Il serait si simple d’avoir deux tenues, un vêtement de manœuvre et de combat d’une coupe sportive, d’une teinte neutre ; une tenue de ville sobre et élégante5. »
6Faute de textile suffisant et devant le nombre de soldats à équiper, l’armée décide de parer au plus pressé. Dans un premier temps, les hommes se contentent d’une sorte de salopette bleue qui s’enfile par dessus le pantalon garance. Très rapidement, cette solution peu pratique est abandonnée et remplacée par des pantalons de couleur brune ou terne. Les résultats sont loin d’être satisfaisants puisque certains soldats reçoivent des pantalons de velours brun côtelé. Pour ce qui est du képi, également de couleur rouge, les magasins généraux distribuent aux hommes des manchons de toile bleue qui permettent un bon camouflage du couvre-chef, et ce n’est qu’au cours l’année 1915 que les soldats disposent tous du discret uniforme couleur bleu horizon.
7L’uniforme adapté aux nouvelles conditions de guerre, c’est sous la pression d’une partie du personnel du Service de santé que l’état-major prend conscience des dégâts causés par l’artillerie en ce qui concerne la localisation d’un certain type de blessure. Le crâne, exposé à la fois aux éclats d’obus et aux balles, devient une zone à protéger de toute urgence.
Figure 1 : Orifice d’entrée et de sortie d’une balle dans un crâne6

8La guerre de position démontre très rapidement l’insuffisance des moyens de protection dont disposent les hommes. Devant la multiplication des traumatismes crâniens et du nombre de blessés de la face, les médecins du Service de santé dénoncent les dangers de l’artillerie sur le corps humain. Il faut également prendre en compte le positionnement des soldats dans les tranchées : sans protection, leur tête n’est pas à l’abri d’une balle explosive ou d’un éclat d’obus. Confrontés à cette nouvelle situation, les médecins du front préconisent de doter les soldats d’un couvre-chef plus à même de les protéger que le képi ou la casquette.
9Les rapports des médecins chefs se font régulièrement l’écho de ce problème et l’état-major, qui ne peut ignorer plus longtemps la situation, préconise de mettre en place des moyens de protection efficace. Après de longues discussions sur les solutions à adopter, ordre est donné de faire fabriquer et distribuer 700 000 calottes métalliques conçues par le sous-intendant Adrian7. D’une efficacité toute relative, les premières arrivent sur le front au mois de février 1915, mais dès le début, les soldats rechignent à les utiliser car ils les trouvent peu pratiques. Elles sont trop lourdes et l’adjonction de la calotte rend le képi inutilisable et provoque une gêne évidente. Après quelques semaines d’essais peu convaincants, il apparaît que la calotte ne protège les fantassins qu’à 60 %, et seulement contre les balles, ce qui est totalement insuffisant au vu de l’importance de l’artillerie dans les combats. Face à un tel bilan la calotte est abandonnée.
10Après différents essais et prototypes, c’est encore au sous-intendant Adrian que l’état-major confie la mise au point et la réalisation du futur casque de l’armée française. Tout comme pour la suppression du pantalon rouge, cette révolution dans ce qui constitue l’équipement fondamental du fantassin ne s’est pas faite sans mal. Face à des gradés totalement déconnectés des réalités de la guerre, et qui ne voient pas l’intérêt de cet objet, Adrian a du mal à imposer son projet :
« Dès la fin de 1914, la commission insista pour que les soldats du front fussent coiffés d’un casque. Nous étions, il y avait de quoi, effarés du nombre d’hommes frappés à la tête. L’État-major résistait. Le ministre de la guerre, Millerand, demandait du temps. Enfin en 1915, sur de nouvelles réclamations, on nous présenta une demi-douzaine de modèles. C’est le casque Adrian que la commission choisit. Mais nous dûmes batailler ferme contre l’État-major, qui toujours ennemi des innovations, soulevait contre le casque une bonne centaine d’objections, dont trente étaient paraît-il décisives. Nous tînmes bon, et le casque Adrian l’emporta8. »
11Ce n’est véritablement qu’après la bataille de Champagne, que le casque Adrian est fabriqué et distribué en grande quantité à tous les bataillons. Les casques, destinés d’abord à l’infanterie, à l’artillerie puis au génie, sont en l’espace de quelques mois seulement attribués à toutes les armées9. Ce casque est sans conteste l’une des meilleures protections apportées aux fantassins français pendant la guerre. Avant son utilisation, les décès consécutifs à une blessure du crâne étaient de 6,42 % ; après son adoption, ils ne sont plus que de 3,73 %, soit la moitié environ.
12La généralisation du casque dans l’armée française est relativement longue et ce sont les soldats les premières victimes de ces tergiversations des responsables militaires. Cependant, les fautes, si elles sont bien présentes, doivent néanmoins être très largement partagées. Politiques, médecins et militaires sont en grande partie responsables de cet incroyable retard qui caractérise l’armée française, mais il ne faut pas oublier le manque de coopération évident de certains soldats. Une infime partie d’entre eux ne comprend pas pourquoi l’état-major s’entête à leur faire porter une chose aussi lourde, froide et parfois douloureuse que ce maudit casque. En 1916, même si de nombreux progrès sont réalisés, il reste çà et là quelques « blessures inexcusables ». C’est ce que constate la Commission supérieure consultative du Service de santé, lors d’une tournée d’inspection. Cette dernière rapporte les propos suivants : « Nous avons examiné quelques blessures du crâne et recueilli l’opinion de chacun sur l’utilité du casque. Cette opinion est unanime : le casque rend d’immenses services : il arrête nombre de projectiles : il est susceptible de dévier les autres. MM. Boppe et Lemoine nous ont tout deux fait part d’une observation intéressante, c’est souvent que les hommes choisissent, vraisemblablement par coquetterie, un numéro de casque trop petit, trop étroit surtout de sorte que le casque ne s’enfonce pas assez et ne protège pas les régions temporales10. » Face au danger des tranchées et des combats, ce type de « coquetterie » ne s’est pas prolongé très longtemps.
13Le 23 avril 1915, les Allemands inaugurent la guerre des gaz11 sur le front de Langemarck-Ypres. Lors des premiers combats, c’est la surprise et l’effroi qui prévalent. Le commandement français, qui n’avait pas totalement pris en compte les dégâts corporels que pourrait engendrer l’artillerie, avait également sous-estimé l’importance et la force destructrice de ce type d’arme. Tout comme pour les retards dans la mise en place du casque, très peu étaient ceux qui croyaient à une éventuelle utilisation de gaz toxiques lors des combats. Quand certains médecins militaires osent aborder l’éventualité d’une attaque aux gaz, de nombreux généraux leur rétorquent que la guerre des gaz n’existe pas. Le Service de santé qui, dans sa très grande majorité, ne croit pas non plus à cette éventualité, ne prévoit presque rien pour le traitement d’hypothétiques blessés gazés. À ce titre, un des principaux hôpitaux militaires parisiens, le Val de grâce, ne dispose d’aucun matériel spécifique en août 1914.
14Faute de matériel adéquat, les premières attaques aux gaz sont effroyables12. La situation est telle que, le 11 mai 1915, lors d’une nouvelle alerte, à défaut de pouvoir offrir de bons moyens de protection à ses soldats, le Grand Quartier général préconise des procédés de fortune, totalement inadaptés. Voici ce que recommande une de ces instructions officielles : « Certaines substances très communes, imbibées d’eau peuvent avantageusement être employées pour absorber le chlore, tels sont la paille de céréales, le foin grossièrement découpé et le jute. Ces substances doivent être grossièrement hachées et trempées dans l’eau pendant quelques heures. Une poignée de foin ainsi traitée peut être fixée devant la bouche et les narines au moyen d’un mouchoir et assurer une protection très efficace13. » Face à la toxicité toujours plus grande des gaz employés, l’armée française ne peut se contenter de ces ersatz de protection. C’est donc une fois de plus dans l’urgence que le Service de santé et les services de l’intendance commandent des masques et des cagoules.
15Qu’il s’agisse de tampons, de compresses, de cagoules, de groins, puis de masques, les services chimiques du Service de santé tentent de mettre au point des moyens de protection efficaces face à la dangerosité croissante des gaz. Sur le front, les soldats essayent de s’habituer à ces nouveaux objets, dont ils ne comprennent pas toujours l’utilité. La conservation prolongée de ces masques provoque une sensation d’étouffement et, au moindre mouvement, la buée altère considérablement le champ de vision des hommes. Au début de l’utilisation des gaz, les soldats peuvent, dans le meilleur des cas, n’être qu’indisposés ou souffrir de démangeaisons, leur vie n’est pas systématiquement en danger. À partir de la fin de l’année 1915, les gaz entraînent tôt ou tard la mort. Face à ce danger mortel, le Service de santé recommande aux soldats de ne pas attendre d’avoir senti ou de voir le gaz pour se protéger car, si tel est le cas, il y a de fortes chances pour qu’il soit trop tard.
Figures 2 et 3 : Différents modèles de protection contre les gaz14

16Au cours de la guerre, les divers protagonistes emploient différents gaz, qui peuvent être classés en trois grandes catégories : les irritants, qui provoquent des phénomènes d’irritation locale ; les caustiques, qui entraînent des destructions locales et enfin les toxiques qui sont responsables d’empoisonnement général. L’un des gaz irritants a profondément marqué les esprits des contemporains : il s’agit de l’ypérite, également appelé gaz moutarde. Il est particulièrement redouté et il fait des ravages au sein des troupes alliées lors de son utilisation.
Figures 4 et 5 : Modèles de groins et de compresses15

17Après de nombreux essais et modifications, c’est finalement le masque M2 qui est retenu, fabriqué et distribué aux soldats. Ce matériel de protection, fabriqué en trois tailles16, s’adapte pour la première fois à la morphologie des soldats et il doit en théorie les protéger pendant au moins cinq heures contre une concentration de gaz toxiques. Malgré quelques inconvénients, le masque M2 met à l’abri d’une mort certaine de très nombreux soldats et c’est sans conteste le plus utilisé par l’armée française lors de ce conflit. Rarement une menace n’a été prise plus au sérieux au cours de la guerre et c’est certainement ce qui explique la réactivité de l’état-major.
18Il faut finalement de longs mois et beaucoup de morts pour que l’état-major parvienne à équiper son armée correctement. Mieux équipé et mieux protégé, le soldat n’en est pas moins obligé de vivre dans un espace clos sans cesse bouleversé où tout n’est que chaos, souffrance et mort. Ce lieu tout à fait atypique, la tranchée, marque à jamais des millions d’hommes. Ici l’humanité disparaît au profit d’une violence exacerbée dont nul ne connaît les limites.
Des soldats dans la tranchée
19Après quelques mois de guerre, les armées belligérantes s’enterrent dans un vaste réseau de tranchées se faisant face. Très rapidement, les conditions de vie des soldats deviennent terribles. La tranchée c’est un lieu exigu, où les soldats sont constamment les uns sur les autres. L’intimité n’existe pas, la crasse, le bruit et la peur règnent en maîtres. Rapidement, le front devient un paysage lunaire et apocalyptique, un lieu où il n’y a plus de vie, où tout n’est que désolation. La mort est omniprésente dans cet univers : les hommes pensent constamment à la leur ou à celle de leurs compagnons d’infortune et les paysages morbides autour d’eux, leur rappellent cette proximité. Imaginer la vie dans un tel chaos semble tout à fait improbable. Cette réalité engendre forcément une régression comportementale qui frappe les esprits. Henri Barbusse n’hésite pas à écrire que ses camarades et lui-même finissent par développer « les mêmes mœurs, les mêmes habitudes, le même caractère simplifié d’hommes revenus à l’état primitif17 ».
Figure 6 : Vue intérieure d’une cagna sur la Marne18

20Tout au long des quatre années que dure le conflit, les soldats subissent les affres d’un climat exceptionnellement rude. Les soldats, qui s’apprêtent à passer leur premier hiver dans les tranchées, doivent dans un premier temps apprendre à lutter le plus efficacement possible contre la pluie et le froid, et ce n’est pas avec l’équipement qui leur est fourni qu’ils peuvent se protéger correctement. Il leur faut donc redoubler d’ingéniosité pour ne pas trop souffrir des variations climatiques. Contre le froid, la première arme des soldats, c’est de demander à leur famille de leur envoyer toutes sortes de lainages, de façon à pouvoir superposer les épaisseurs. Ils utilisent également des couvertures et des toiles de tentes pour se protéger du vent. Lors des mois de grand froid, les chiffons entortillés autour des pieds sont une pratique courante et évitent les accidents dus à l’eau stagnante et au gel. Les plus chanceux et plus débrouillards utilisent les peaux d’animaux qu’ils attrapent pour se confectionner des sortes de gilets. Tout est bon pour lutter contre le froid et l’humidité.
21Particulièrement rigoureux pendant la guerre, le froid n’épargne personne. Au mieux, il favorise les engelures et autres pieds de tranchées, au pire, il entraîne la mort. L’hiver 1917, le plus froid de la guerre, laisse un souvenir douloureux aux soldats. La nuit, durant les gardes, il ne faut surtout pas s’arrêter de marcher, même écrasé par la fatigue : il faut marcher, toujours marcher. Le soldat qui s’arrête ne se réveille pas, il sera mort de froid avant la relève. Face à un tel état de chose, l’intendance militaire est bien impuissante. Elle réussit tout de même à distribuer quelques vestes sans manche en peau de mouton à certains soldats. Pour les autres, il faut improviser des moyens de protection efficace.
22La pluie n’épargne pas non plus les soldats qui, bien souvent, n’ont que leur capote d’uniforme sous laquelle s’abriter. Cette eau, qui tombe parfois pendant des jours et des jours, détrempe les soldats et met leur organisme à rude épreuve. Là encore l’intendance ne distribue, faute de mieux, que des couvertures ou des toiles de tente. Toutes les descriptions font de ces hommes une « armée de fantômes encapuchonnés, enveloppés de couvertures, de toiles de tente, de tapis de table en toile ciré19 ». Pour les soldats, tout est bon pour essayer de se protéger de l’eau, ce qui offre l’image d’une armée très hétéroclite : « Les hommes du Gourbi, véritables primitifs, hirsutes, couverts de terre, vêtements déchirés, capotes coupées, jambes monstrueusement garnies de sacs à terre et ligotées de liens les plus disparates, offraient tout à la fois un tableau de misère et de tristesse inouïe et une scène d’invraisemblable désolation20. » Le changement d’uniforme en 1915 ne modifie pratiquement rien, si ce n’est que contrairement à l’ancien, le tissu des vareuses et des pantalons bleu horizon n’est absolument pas imperméable.
23Si contre le froid ou la pluie, les soldats parviennent à se protéger tant bien que mal, ils ne peuvent, en revanche, pratiquement rien contre la boue qu’ils découvrent dès l’hiver 1914. Elle devient rapidement synonyme de mort, car elle peut enliser et faire disparaître à tout jamais celui qui en est prisonnier. Les hommes la redoutent et gardent en mémoire de douloureuses images de camarades aspirés par cette gangue atroce, sans que personne ne puisse les en retirer : « Vous savez, le grand S., celui qui n’avait jamais peur, il est disparu dans un trou. À quatre nous avons fait des efforts surhumains pour le sauver. La boue glissante nous a empêchés et de peur d’autre malheur, nous avons dû le laisser se débattre et disparaître21. » Faute de boyaux corrects, les soldats se déplacent au milieu des trous d’obus. En période humide, lorsque ceux-ci sont remplis d’une couche de boue pouvant attendre 40 à 50 cm, les hommes sont obligés de s’encorder pour avancer. Chaque déplacement se transforme rapidement en un exercice difficile et surtout épuisant : « C’est la boue gluante, collante, formidable. Lentement les hommes y pénètrent, pliant sous la charge. C’est avec une peine toujours plus grande qu’ils retirent leurs jambes de cette gangue atroce22. »
24Une fois l’hiver passé, les soldats apprennent à vivre avec la chaleur de l’été, la soif et le manque d’eau. Ces hommes, brûlés par le soleil, cherchent ce précieux liquide partout, ne se souciant guère de la balle ennemie ou des éventuelles conséquences pathologiques qui en découlent. La désorganisation qui règne sur le front est telle que les services de l’intendance sont totalement démunis vis-à-vis de ce problème récurrent. L’approvisionnement en eau grâce à un système de conduite se révélant matériellement impossible à mettre en place, la troupe doit se contenter des rations d’eau potable qui lui parvient de manière très aléatoire ou bien de sources naturelles qui peuvent se trouver à proximité des tranchées. La peur de l’empoisonnement fait parfois renoncer les soldats à consommer cette eau. Faute d’un ravitaillement correct, seuls les secteurs les plus calmes et les mieux organisés disposent d’une eau javellisée déclarée potable. Les difficultés de ravitaillement en eau atteignent leur paroxysme lors des grandes offensives, quand les troupes sont prisonnières de l’artillerie. Les soldats en gardent de pénibles souvenirs : « Nous cherchions de l’eau partout. Un trou rempli d’une eau verte qui sentait le cadavre était l’objet de nos convoitises23. »
25Le manque d’eau qui pousse les soldats à boire n’importe quel liquide, ainsi que sa mauvaise qualité, sont rapidement à l’origine de moult problèmes sanitaires tout au long de la guerre. Dysenterie, diarrhées, empoisonnements sont les conséquences directes de cet impossible ravitaillement. L’offensive de Verdun constitue à ce titre un tragique exemple, puisque les hommes coincés dans les trous d’obus en sont réduits à boire leur urine : « Jamais je n’ai tant souffert de la soif… Moi et les copains on avait bu notre urine avec un peu de sucre, sucé des racines d’arbre. […] Enfin C. me donna un quart de vin, un seul, et pas plein jusqu’au bord, que je partageais avec les copains. Quel soulagement, mais on avait le palais brûlé par l’urine24. »
26En plus de supporter les aléas climatiques, les poilus s’entassent dans un espace où les conditions de vie et d’hygiène sont absolument dramatiques. La tranchée devient rapidement un univers de crasse et de saleté sans nom. L’absence de feuillées correctes ainsi que la mauvaise évacuation des déchets, expliquent pourquoi ces espaces sont infestés de rats, de poux et de mouches, que l’intendance ou le Service de santé ne parviennent pas à éradiquer totalement.
27Les premiers grands ennemis du soldat sont les rats, faisant des boyaux leur nouvel espace de vie, ils se multiplient très rapidement et infestent les tranchées. Ces rongeurs rendent la vie des soldats impossible : ils dévorent tout, ils mordent et empêchent les hommes de profiter de leurs quelques rares heures de sommeil. Les poilus les détestent parce qu’ils sont dégoûtés et choqués de voir ce fléau ratier se délecter des cadavres prisonniers du no man’s land entre les deux lignes de front. Ils en gardent en général de bien douloureux souvenirs : « Sur tout le front de la butte de Souain depuis septembre 1915, les fantassins fauchés par les mitrailleuses gisent étendus face contre terre. […] La pluie tombe sur eux, inexorable, et les balles cassent leurs os blanchis. Un soir, Jacques, en patrouille, a vu, sous leurs capotes déteintes, des rats s’enfuir, des rats énormes, gras de viande humaine. Le cœur battant, craintif, il rampait vers un mort. Le casque avait roulé. L’homme montrait sa tête grimaçante, vide de chair ; le crâne à nu, les yeux mangés. Un dentier avait glissé sur la chemise pourrie, et de la bouche béante une bête immonde avait sauté25. » Pour lutter contre ce fléau, en décembre 1915, l’administration décide de donner cinq sous pour chaque queue de rat ramenée26. Malgré la quantité attrapée, leur nombre ne diminue pas réellement, les rats résistent à l’ingéniosité des poilus. Finalement, le rat représente une certaine idée de la mort que le poilu redoute par dessus tout, celle des cadavres abandonnés à la voracité de cet animal.
28En plus de ce fléau, les soldats sont victimes des parasites et des insectes en tout genre. L’état de saleté des hommes les prédispose aux invasions de poux et de mouches. Si la couverture dans laquelle le poilu s’enroule pour dormir peut, à la rigueur, le protéger des morsures de rats, contre les poux, il n’y a rien à faire. Les démangeaisons continuelles qu’ils occasionnent empêchent de dormir et précipitent un peu plus encore ces hommes dans les bras de l’enfer. Les mouches font, elles aussi, partie du quotidien des soldats. À la différence des poux, elles ne dévorent pas constamment les hommes, mais elles sont potentiellement aussi dangereuses que les rats pour ce qui est du développement et de la transmission des maladies. L’univers du front aidant, les mouches pondent des millions d’œufs et, leurs larves se délectent des cadavres à moitié ensevelis. L’hiver offre une période de répit pour les soldats, car ces insectes ne supportent pas le froid. A contrario, la chaleur de l’été favorise la putréfaction des cadavres et l’arrivée des mouches dont tout le monde ignore d’où elles viennent. Tout comme les rats, leur multiplication, que rien ne semble pouvoir arrêter, est fulgurante : « Je trouve mon télémétreur tué, des grosses mouches bleues lui sortaient déjà de la bouche. Une demi-heure avant il était vivant27. »
29Sur le front, la promiscuité des soldats, qui ne se lavent presque pas, ne se déchaussent pas, ne se déshabillent jamais, et qui vivent au milieu de la pourriture de paille et des détritus de toute nature, explique aisément la multiplication des rats, de la vermine et des poux. L’été, la proximité des cadavres infestés de larves et de mouches complète la vision dantesque des tranchées. La vue n’est pas le seul sens contaminé par cette guerre, l’ouie et l’odorat sont également affectés très rapidement. En effet, quand de nouvelles troupes arrivent sur le front lors d’une offensive, elles sont tout de suite frappées par ce paysage lunaire, par un bruit assourdissant et incessant, celui du canon, et par une puanteur atroce qui les prend à la gorge.
Le corps marqué par la guerre à outrance
30La découverte du bruit spécifique au front se fait par étapes successives. La première fois que les soldats s’approchent de la ligne de feu, ils commencent par entendre un grondement sourd et lointain, puis au fur et à mesure de leur avancée, ce bruit devient tonnerre. La terre tremble sous leurs pieds et il semble que rien ne peut l’arrêter. Le bruit du canon synonyme de danger et de mort, altère les capacités auditives de beaucoup de soldats et en fait sombrer un certain nombre dans la folie. Les artilleurs sont peut-être plus que les autres, confrontés à cette caractéristique du front qu’est le bruit. Après plusieurs heures, parfois plusieurs jours passés derrière leurs canons, ces hommes ne savent parfois plus où ils sont, qui ils sont, ni ce qu’ils font.
31Ces soldats devenus automates gardent de ces moments d’irrémédiables séquelles : « Les oreilles bourdonnent, on titube, le crâne douloureux, les arbres tournent, le rocher danse. Il faut fixer un point, l’immobiliser. […] Il semble que le dernier coup ait rompu le crâne. […] Une goutte rouge tombe sur mon carnet de tir. Je saigne du nez et des oreilles. […] On voit un tourbillonnement d’hommes qu’on ne reconnaît pas. On n’entend plus, c’est un martyre dont on se remet mal28. » Le fantassin, dans la tranchée, semble a priori moins exposé au bruit du canon que l’artilleur. En réalité, lors des jours de préparation d’artillerie qui précèdent une offensive, il subit sensiblement les mêmes violences auditives29.
32Tous les survivants se souviennent du bruit infernal de ces canons, ils se souviennent également d’un ciel en permanence embrasé et illuminé, où nul n’est capable de distinguer la nuit du jour. Devant un tel déluge de feu, les poilus perdent tous leurs repères et certains deviennent tout simplement fous. « Un soldat, dépouillé de tout vêtement, courait dans la nuit, de-ci, de-là, sous les rafales d’obus. Il était devenu complètement fou, et ne cessait d’appeler sa mère30. » Bientôt, il n’y a plus de tranchées, plus de lignes de front et plus d’abris. Le champ de bataille n’est plus qu’une succession de trous d’obus, au milieu desquels les hommes se terrent. Asphyxiés par la fumée et la poussière, recroquevillés au milieu des cadavres, des morceaux de ferraille, de terre et de débris de toutes sortes, les soldats attendent comme ils le peuvent la fin de cet enfer.
33Il règne sur le front toutes sortes d’odeurs, dont certaines marquent pour longtemps les hommes qui vivent dans les tranchées. Les poilus sont, dans un premier temps, frappés par une odeur âcre de brûlé. Elle est en générale consécutive à une canonnade, et elle est récurrente tout au long de la guerre. Ensuite, les soldats découvrent des odeurs beaucoup plus agressives, telles que celles des cadavres en putréfaction, des immondices, des excréments et enfin celles des gaz.
34Avec les combats, les tranchées deviennent rapidement de grands cimetières bouleversés, ouverts aux vents et aux pluies qui répandent des odeurs qui n’ont d’égales que la vision de ces bribes de cadavres. Ces derniers, partout présents, pourrissent aussi bien dans la chaleur de l’été que dans la boue et le froid de l’hiver ; le vent se charge alors de répandre l’odeur fétide de leur décomposition. C’est très certainement cet air empoisonné par la mort qui marque le plus profondément les soldats. Le capitaine Delvert, lors de son passage à Tavannes, est frappé par cette odeur caractéristique de la ligne de front. « Une odeur insupportable empeste l’air. Dans les trous d’obus à demi remplis d’eau, il y avait des cadavres de Français et d’Allemands31. » Pour tous les soldats, la mort a dorénavant une odeur physique, celle du cadavre en décomposition.
Figure 7 : Cadavres sur le front32

35Les odeurs liées aux déjections corporelles sont elles aussi caractéristiques du front. À l’automne, avec l’arrivée des pluies, les tranchées ne sont plus qu’un mélange de boue, de détritus, d’urine et d’excréments. Les feuillées existent bien, mais elles sont rapidement insuffisantes et l’artillerie ne les laisse que très rarement intactes. Aussi, dans bien des cas, les soldats se soulagent où ils le peuvent, sans véritablement se soucier des éventuelles conséquences sanitaires que cela peut avoir. C’est l’été, sous l’action du soleil, que les odeurs qui se dégagent des feuillées et du front sont les plus fortes et les plus insoutenables. Au début de la guerre, il n’existe aucune structure sur la ligne de front pour que les soldats puissent, en période calme, se reposer. Ils doivent se contenter de cagnas ou d’abris de fortune, comme des niches creusées à même la terre. À la moindre averse, la plupart de ces abris se transforment en flaques, ils sont alors à l’image de l’état des tranchées, immondes : « Un de ces terribles abris souterrains, basse fosse bourbeuse pour martyrs, bauge puante pour fauves malheureux. […] Nous sommes les naufragés de cet océan de boue33. » Très rapidement, faute d’un renouvellement régulier de la paille, il se dégage de ces abris une puanteur indicible, à laquelle s’ajoute celle des détritus divers et variés qui s’entassent au fil des jours. La majorité des soldats qui redescendent de la ligne de front ressemblent à de véritables fantômes, tantôt couverts de boue, tantôt couverts de poussière. Certains ne se sont pas déshabillés, déchaussés ou lavés depuis 15 jours.
36Paradoxalement, ce détonant cocktail microbien entretenu par la crasse, la boue, la vermine, les rats et la proximité des cadavres n’a jamais explosé et provoqué de véritables saignées au sein des troupes françaises. Les infections sont nombreuses, mais jamais les épidémies n’ont décimé les troupes, toujours le Service de santé est parvenu à les juguler.
37Une fois sur la ligne de feu, les soldats sont soumis à des rythmes de vie tout à fait extraordinaires où les combats, tous plus meurtriers les uns que les autres, ne s’arrêtent que pour être remplacés par des corvées. Ces dernières, a priori moins risquées qu’un assaut, ne sont pas pour autant sans danger, les hommes n’étant jamais à l’abri d’une balle ou d’un obus. Dans cet univers, certaines batailles marquent les hommes à jamais car elles dépassent l’imaginable en matière de souffrance, de peur, de bruit et de mort : c’est le cas de Verdun ou du Chemin des Dames34. Le bruit incessant des préparations d’artillerie, un commandement totalement dépassé, incapable de donner des ordres précis et efficaces, les privations, la peur, le froid, la faim, la douleur des blessés, un Service de santé insuffisant et totalement débordé, le tout au milieu d’un paysage de désolation et de mort, voilà à quoi ressemble l’univers du soldat les jours d’offensive. Tout au long des quatre ans de guerre, peu de poilus échappent à cette vision dantesque du conflit.
38Au milieu de cet univers où toute notion du réel semble s’éloigner un peu plus chaque jour, les hommes doivent encore et toujours monter en ligne et se battre pour de prétendus idéaux dont ils ne perçoivent plus très bien la nécessité. Au fil des semaines et des mois qui s’écoulent, ne sachant plus vraiment pourquoi ils se battent, les poilus ont de plus en plus de mal à supporter l’insupportable. La très grande majorité des soldats se contente de survivre au milieu de ce funeste paysage où la mort fait partie intégrante de ce qui reste de vie. Ils finissent par ne plus en avoir peur parce qu’elle est pour beaucoup synonyme de délivrance ou de soulagement. Ceux qui ne voient pas la mort comme une alliée espèrent la « bonne blessure35 ». N’ayant plus aucun espoir, bon nombre de soldats essayent de se faire tirer dessus, ou s’auto mutilent pour échapper à cet enfer. Facilement repérable par un médecin, ces blessures sont considérées comme un acte de désertion puni comme tel. Quelle que soit leur manière d’appréhender cette guerre, tous les soldats finissent par s’effondrer physiquement et psychologiquement, car il n’y a rien à faire, le front n’est qu’un cauchemar qu’ils vivent en étant constamment éveillés36.
Figure 8 : Cimetière dans une tranchée de première ligne37

39Les soldats doivent toujours être prêts à monter en ligne à n’importe quel moment du jour ou de la nuit et quelles que soient les conditions climatiques. La brutalité qui se dégage de ces batailles est unique car, pour première fois, la guerre ne laisse plus aucun répit aux soldats, perdant progressivement toute identité sociale pour n’être plus que de simples machines à tuer. Conscients de cet état de chose, les soldats comprennent vite que non seulement ils sont susceptibles de se battre tout le temps, mais encore que leur montée au front a toutes les chances d’être un aller sans retour. Si aucune guerre n’a jamais été belle ou encore agréable, 1914-1918 est la première où des hommes se battent et s’acharnent de la sorte, pour quelques mètres de tranchées ennemies. Cette vision de l’atroce les renvoie inévitablement à leur propre mort à venir et certains ordres émanant du GQG ne sont guère plus optimistes : il suffit de lire celui de Joffre lors de la bataille de la Marne38 pour comprendre que les chances de survie sont bien faibles.
40Pour le soldat blessé tombé entre les lignes ennemies, l’attente de la relève est un moment terriblement angoissant où s’entremêlent de douloureux sentiments de solitude, de souffrance et de peur. Il y a la peur d’être tué par une balle perdue ou par un éclat d’obus et ensuite celle de ne pas être repéré par les brancardiers qui officient souvent la nuit sans la moindre lumière. Aussi, quand le bruit des combats le permet, les soldats qui en ont encore la force crient-ils pour essayer de signaler leur position et pour ne pas être oubliés. La plupart des blessés étant incapables de se mouvoir, ils savent que si personne ne vient les relever, ils n’ont aucune chance de se sortir vivants de cet enfer. Ces cris, ces geignements ou ces pleurs marquent pour longtemps les soldats restés dans les tranchées, qui ne peuvent rien faire pour soulager leurs camarades.
41En attendant ces hypothétiques secours, les blessés restent tapis face contre terre ou bien au fond d’un trou d’obus en évitant de se faire repérer car le moindre geste peut être fatal. Au milieu des combats qui continuent autour d’eux, ces hommes se sentent totalement abandonnés. Sans défense, exposés à tout moment à une balle perdue ou à un éclat d’obus, les blessés sont torturés par la soif, la fièvre, la chaleur, le froid, la pluie, la boue qui les aspire petit à petit. Épuisés par la perte de leur sang et terrifiés à l’idée de mourir là, beaucoup savent que personne ne viendra les chercher. La douleur que provoquent leurs blessures fait de cette interminable attente un calvaire sans nom.
42Les blessés les moins gravement touchés essayent de garder un maximum de force pour, une fois la nuit venue, essayer de ramper jusqu’aux lignes françaises. Les autres attendent en espérant être suffisamment solides pour tenir et supporter la relève et le brancardage. Pour tous ces hommes, c’est en définitive cette attente qui est la plus grande incertitude. Combien de temps va-t-elle durer et surtout combien de temps vont-ils pourvoir tenir ? Des heures, des jours parfois. En réalité, tout dépend de l’intensité des combats et de leur positionnement. Les médecins ne peuvent que constater les conséquences tout à fait dramatiques de la guerre qui empêchent d’aller secourir les blessés dans les plus brefs délais : « J’ai des blessés qui sont restés trois jours sur le champ de bataille et plus tard huit jours sans soins et sans pansements39. » Un très grand nombre de blessés meurent avant que les brancardiers n’aient le temps de les secourir et ceux qu’ils parviennent à relever arrivent au poste de secours dans un grand état de faiblesse et avec un pronostic vital très réservé.
43Les brancardiers n’étant pas à l’abri du feu ennemi, leur travail est considérablement ralenti. Sortir de jour, c’est prendre le risque de ne voir rentrer ni les blessés ni les brancardiers : aussi l’état-major décide-t-il à la fin de 1915 que la majorité des relèves se ferait la nuit. Bien que peu pratique, cette réforme vise avant tout à protéger la vie du personnel du Service de santé mais également celle des blessés. Elle a par contre l’inconvénient majeur d’obliger ces derniers à attendre immobiles parmi les morts que la nuit vienne pour espérer être enfin secourus. Tous les soldats gardent en mémoire cette terrible angoisse nocturne, l’appréhension de ne pas voir revenir les brancardiers ou bien qu’ils ne ramènent pas le camarade tombé lors de l’assaut. Dès qu’il fait noir, rampant sur le sol tout en évitant de faire le moindre bruit, les brancardiers se dirigent vers les blessés. Une fois le blessé repéré, ils le hissent rapidement sur leur brancard ou directement sur leur dos et l’emmènent vers la tranchée. Si une fusée éclairante illumine la nuit, alors le groupe se plaque brusquement contre le sol, tant pis si la chute est fatale au blessé qu’il transporte.
44L’obscurité rend ces relèves extrêmement éprouvantes et angoissantes car, pour se guider, les brancardiers ne peuvent se fier qu’aux appels à l’aide et aux gémissements des blessés mourants, ce qui n’est pas d’une très grande fiabilité. Pour faciliter leur tâche, certains d’entre eux emmènent un chien sanitaire lors des opérations de relève. L’animal, extrêmement efficace en secteur calme, n’est d’aucune utilité lors d’une offensive.
45Avec l’arrêt des armées et la mise en place des tranchées, les soldats découvrent véritablement une nouvelle forme de guerre, qualifiée de moderne par certains de leurs contemporains. Ce qualificatif s’explique pourtant par les armes utilisées mais également par la façon qu’ont les états-majors de concevoir la guerre. En effet, non seulement les troupes sont susceptibles de devoir se battre partout, mais, en plus, elles doivent le faire constamment et dans des conditions jusque-là inimaginables. Jamais ces hommes n’ont autant mérité leur surnom de chair à canon.
46L’historien applique souvent au premier conflit mondial l’épithète de modernité, cette notion se justifie pleinement par la démonstration du caractère singulier et nouveau de cette guerre. Singulier par sa durée, par sa spécificité géographique, par la sophistication de son armement et par sa violence. Outre cela, la brutalité du conflit, n’a d’égale que l’ampleur du contingent mobilisé tout au long de la période et le bilan des victimes engendré.
47À partir de novembre 1914, offensives et corps à corps se succèdent sous le feu d’armes de plus en plus puissantes et mortifères. Si la guerre de 1914-1918 s’inscrit dans un registre nouveau, tant du point de vue de la stratégie militaire, que de l’armement utilisé, c’est également le cas en matière de soins. L’émergence d’armes nouvelles ainsi que les conditions sanitaires et hygiéniques très particulières imposées par cette guerre aux soldats, entraînent l’apparition d’un type nouveau de blessures. La plupart des pathologies rencontrées, même si elles ne sont pas toutes inconnues, présentent des signes cliniques déroutants parfois, spectaculaires souvent, laissant dans un premier temps le médecin démuni car impuissant. Dorénavant les plaies sont larges, irrégulières, à bords déchiquetés, à trajets anfractueux où tous les tissus sont contusionnés et déchirés. Les éclats d’obus ou de shrapnell entraînent avec eux des débris de toutes sortes qui favorisent le développement de l’infection.
48La Première Guerre mondiale permet de repenser toute l’organisation médicale et chirurgicale : « Durant la guerre 1914-1918 le corps chirurgical a pris conscience que la chirurgie de guerre était une chirurgie septique, une chirurgie d’urgence, mais aussi une chirurgie fonctionnelle40. » Au final, la guerre constitue une période d’évolution sans précédent en ce qui concerne le traitement des traumatismes qu’elle engendre. Le nombre de blessés d’une part, les caractéristiques spécifiques du conflit d’autre part, permettent de réaliser de « formidables progrès ». Il n’en reste pas moins que rien ne résout l’impact que le conflit a eu sur les hommes. Ils ne quittent cet univers traumatique qu’avec la fin des combats et à leur retour, ils sont confrontés à une population qui ne les comprend pas toujours, parce que ne connaissant rien à l’horreur de la guerre. Très rapidement, ils prennent conscience que la société n’est plus la même que celle qu’ils ont quittée au moment de leur incorporation dans les rangs de l’armée. Le monde d’avant-guerre, celui de la Belle Époque n’existe plus. C’est en réalité un combat d’une nouvelle nature qui débute pour eux.
Notes de bas de page
1 Pour le seul cas de la France, cette folie meurtrière lui fait perdre 1 400 000 hommes. Sur les 8 000 000 d’hommes mobilisés en l’espace de quatre ans, il y a 2 800 000 blessés, 300 000 mutilés, 2 000 000 invalides à plus de 10 %. 4 soldats sur 10 ont été blessés, la moitié d’entre eux l’a été deux fois, parfois trois ou quatre. Ce conflit laisse à la diligence du ministère des anciens combattants près de deux millions de pensions d’invalidité.
2 Barthélemy Palat, Edmond Général Palat, La grande guerre sur le front occidental, Paris, Chapelot, 1929, 14 vol.
3 Le pantalon rouge est introduit dans l’armée française à partir de 1835. Tous les projets ou presque visant à remplacer cette tenue par une couleur plus discrète suscitent de vives protestations et sont des échecs.
4 Phrase extraite d’un article du journal militariste l’Échos de Paris.
5 Gaston Pastre, Trois ans de front. Belgique, Aisne et Champagne, Verdun, Argonne, Lorraine, Texte présenté par Gérard Canini, Nancy, Presses universitaires de Nancy, coll. « Témoins et Témoignages », 1991, p. 31.
6 Photothèque du musée du SSA du Val de Grâce.
7 Adrian (Intendant général) (1859-1933). Ce polytechnicien est une figure marquante dans le domaine du matériel militaire à cette époque. Le 20 août 1914, il est appelé au ministère de la Guerre et est nommé adjoint au directeur de l’intendance habillement. De là, il met au point toute une série d’inventions, qu’il fait adopter par l’état-major. En novembre 1914, les baraques démontables et les bottes de tranchées, en décembre 1914, la calotte métallique. En avril 1915, il présente son projet de casque. Celui-ci est fabriqué dès le mois de juillet 1915. En décembre 1915, il tente de faire adopter une cuirasse protectrice.
8 Archives du musée du Service de santé des armées. Carton 3112. Archives personnelles de l’intendant général Adrian, conservées par Madame Lepoutre-Adrian, sa fille qui a bien voulu en remettre une partie aux archives du musée du Service de santé des armées. Avril 1915.
9 La première dotation aux armées est de 2 750 000 casques.
10 Archives du musée du Service de santé des armées. Carton 360. Rapport sur une mission du conseil technique chirurgical de la commission supérieure consultative du Service de santé, composée de M. le Médecin inspecteur général Février, M. le Docteur Guiraud (député), M. le Professeur Quenu. Mission menée à la 1re armée et au D. A. du 10 au 14 mai 1916.
11 Voir à ce sujet Olivier Lepick, La grande guerre chimique 1914-1918, Paris, PUF, 1998, 351 p.
12 L’effroi que provoquent les premières attaques par gaz est tel qu’elles paralysent totalement l’organisation du Service de santé de l’Avant. Les gaz tuent, empoisonnent et perturbent considérablement la vie dans les tranchées. Ils retardent les relèves, infectent la ligne de front, les postes de secours et les trous d’obus, intoxicant les soldats et le personnel sanitaire.
13 Archives du musée du Service de santé des armées. Carton 2047. Instructions de l’aide major général Hellot, le 11 mai 1915.
14 Photothèque du musée du SSA du Val de Grâce.
15 Photothèque du musée du SSA du Val de Grâce.
16 Grande, moyenne et petite.
17 Henri Barbusse, Le feu, journal d’une escouade, Paris, Flammarion, 1917, p. 43.
18 Photothèque du musée du SSA du Val de Grâce.
19 Charles-Maurice Chenu, Du képi rouge aux chars d’assaut, Paris, Albin Michel, 1932, p. 127.
20 Archives du musée du Service de santé des armées. Carton 3103. Souvenirs de guerre 1914-1918. Les pharmaciens au front. Les Flandres-Le poste du Gourbi-La mer de boue. Le 201e GBD. Oct.-nov. 1917. Texte publié en mars 1933.
21 Archives du musée du Service de santé des armées. Carton 3103. Souvenirs de guerre 1914-1918. Les pharmaciens au front. Les Flandres-Le poste du Gourbi-La mer de boue. Le 201e GBD. Oct.- nov. 1917. Texte publié en février 1933.
22 Archives du musée du Service de santé des armées. Carton 3103. Souvenirs de guerre 1914-1918. Les pharmaciens au front. Les Flandres-Le poste du Gourbi-La mer de boue. Ibid.
23 Archives du musée du Service de santé des armées. Carton 30851. Souvenirs du soldat Lecuellé, du 170e RI.
24 Jacques-Henri Lefebvre, Verdun, la plus grande bataille de l’histoire, Paris, Éd. G. Durassié et Cie, 1960, p. 429. Témoignage du Caporal Léon Bruneau, du 67e RI.
25 René Naegelen, Les suppliciés, histoire vécue, Paris, Baudinière, 1927, p. 92-93.
26 Archives du musée du Service de santé militaire. Carton 214. Dispositions prises par le général commandant en chef en décembre 1915.
27 Jacques Meyer, La vie quotidienne des français pendant la Grande guerre, Paris, Hachette, 1991, p. 305. Récit du Général Sabatier dans L’almanach du combattant.
28 Paul Lintier, Ma pièce : avec une batterie de 75, souvenirs d’un canonnier, Paris, L’oiseau de Minerve, 1998, p. 136-141.
29 La préparation d’artillerie de la bataille de Verdun en février 1916 est certainement une des pires qui soit. Le 21 février 1916, les Allemands mettent en batterie 1 250 canons et lancent 72 bataillons dans la bataille. Ce pilonnage intensif dure 9 heures. 9 heures de cauchemar durant lesquels Verdun reçoit près de 2 millions d’obus, et ce sont en tout 37 millions d’obus qui sont utilisés en 10 mois de bataille.
30 Jacques-Henri Lefebvre, Verdun, la plus grande bataille de l’histoire, Paris, Éd. G. Durassié & Cie, 1960, p. 208.
31 Jacques-Henri Lefebvre, op. cit., p. 239. Souvenirs du capitaine Delvert du 101e RI. Extrait den l’histoire d’une compagnie, journal de marche, cité ici par Lefebvre.
32 Photothèque du musée du SSA du Val de Grâce.
33 Paul Cazin, L’humaniste à la guerre, hauts de Meuse 1915, Paris, Plon-Nourrit, 1920, p. 83-84.
34 D’autres batailles marquent cette guerre par « leur intensité et leur horreur », c’est le cas de la bataille des Eparges.
35 Les soldats parlent de fines blessures. C’est une blessure qui normalement ne tue pas mais qui est quand même suffisamment grave pour permettre aux hommes d’être évacués et, si tout va bien, d’être réformés.
36 Il n’existe aucun souvenir ou témoignages de soldats, quelle que soit leur arme, qui n’abordent pas ce problème. Tous ont été au moins une fois confrontés à la peur, l’angoisse, le doute ou encore la résignation. Ces sentiments s’exprimant de façons différentes chez chacun de ces hommes.
37 Photothèque du musée du SSA du Val de Grâce.
38 L’ordre du général Joffre est le suivant : Se faire tuer sur place plutôt que de reculer.
39 Albert Martin (1866-1948) Souvenirs d’un chirurgien de la grande guerre, Présenté par le Docteur Pierre-Albert Martin, Luneray, Éd. Bertout, 1996, p. 84.
40 « L’évolution de la chirurgie des plaies de guerre des membres en 1914-1918 », Histoire des sciences médicales, t. XXXVI, no 2, 2002, p. 157-173.
Auteur
-
Sébastien Perrolat
Docteur en histoire contemporaine.
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