1Essayons de débroussailler prudemment ces voies de recherche encore vierges. La différence entre arguments rationnels et mythes n’est pas toujours claire : les mythes ont des caractéristiques originales qu’il faudra préciser. Les arguments, bien qu’ils aient été, en général, assénés sans preuves ni discussion, relèvent d’une critique scientifique à laquelle nous allons essayer de les soumettre.

Les arguments de forme rationnelle

« Une agriculture forte est indispensable »

2Cette affirmation, constamment répétée, est proprement française : la Grande-Bretagne et à un moindre degré l’Allemagne, les États-Unis ou le Japon n’y croient plus depuis longtemps, qui subventionnent leurs agriculteurs pour des raisons purement électorales. Elle s’appuie sur trois arguments.

3Le premier insiste sur les richesses produites par les agriculteurs ou plutôt sur les emplois créés, car ces richesses sont douteuses. L’agriculture tient une place minime dans l’économie française, sans commune mesure avec l’importance que lui accorde l’opinion : elle ne représentait en 2004 qu’un peu plus de 2 % du PIB (31 milliards d’euros) et l’industrie agro-alimentaire, qui ne lui est que partiellement liée1, que 4,5 %. L’agriculture vit principalement de subventions communautaires2. Elle ne tient pas non plus une place importante dans le commerce extérieur : en 2005, elle exportait 38 milliards d’euros mais importait pour 30 milliards alors que les échanges extérieurs de la France atteignaient environ 340 milliards. Les emplois assurés par l’agriculture sont souvent invoqués, mais ils comptent peu dans la main d’œuvre nationale. Il s’agit, ici encore, d’un souvenir ancien : en 1913, l’agriculture occupait 43 % de la population et encore 32 % en 1931. Au début du XX^e siècle, l’agriculture employait à peu près autant de bras que l’industrie, le commerce et les transports réunis. Aujourd’hui, entre 2,7 % et 3,8 % de la population active sont employés dans l’agriculture, selon la manière dont on effectue le décompte. En outre, ces emplois sont très peu productifs3 : près de 45 % des exploitations françaises (les plus petites) ne produisent aucune valeur marchande, c’est à dire, ne vendent rien au marché. L’agronome Jacques Berthelot, de la Confédération paysanne et proche de José Bové, reconnaissait en novembre 2004 que, hormis les vins fins et quelques fromages, aucun produit agricole français ne pouvait supporter la concurrence mondiale. Alors, pourquoi les produire au lieu de les importer et de faire payer aux citadins des prix trop élevés ?

4Un second argument est souvent invoqué : il faut pouvoir nourrir la nation en temps de guerre. Ici encore, on retrouve la trace des angoisses accumulées au cours d’une histoire fertile en conflits et en famines, mais que vaut cet argument ? Dans l’une des plus remarquables études sur l’agriculture française, l’auteur (Augé-Laribée, 1950) montre que la production agricole française s’est effondrée de moitié, pendant chacune des deux guerres mondiales, et qu’elle ne parvenait plus à nourrir convenablement la population :

5Les raisons en sont évidentes : en 1914-18, les agriculteurs étaient au front et les industries travaillaient à peu uniquement pour la guerre. En 1940-45, les paysans étaient prisonniers comme tant d’autres Français et l’industrie fournissait des armements à l’armée allemande. En outre, les pays consomment bien davantage en temps de guerre. Aujourd’hui, dans une Europe qui s’organise, où la France et l’Allemagne n’ont jamais été aussi proches et qui ne craint aucune agression extérieure, un tel argument a encore moins de sens, s’il en a jamais eu. Il est pourtant sans cesse répété : on le retrouve dans les copies de jeunes étudiants comme dans les discours des politiciens.

6Finalement, ces arguments qui ont pu paraître rationnels le sont fort peu : il s’agit d’angoisses anciennes qui ne sont plus justifiées depuis deux cents ans que la France ne connaît plus de disettes, mais qui subsistent dans les mémoires et que l’on entretient de façon fort intéressée. En outre, promettre « l’auto-suffisance alimentaire » est illusoire : déjà, en 1913, l’agriculture française ne parvenait pas à nourrir le pays, qui devait importer des denrées. Le déficit était alors d’environ 12 % de la consommation. Il doubla, en 1929-31, pour atteindre les 25 %.

7Le dernier argument, le plus souvent avancé, affirme que la nation, pour protéger la Nature, ne peut se passer de l’agriculture : les paysans seraient les « jardiniers de la France », entretenant les paysages, nécessaires à la préservation du territoire national et faisant oublier ainsi leur responsabilité considérable dans la pollution de la terre et des nappes phréatiques. Les syndicats agricoles ont, bien sur, beaucoup joué de cette inquiétude. Encore faudrait-il définir ces « paysages » et expliquer pourquoi ils devraient être conservés : ils changent, à vrai dire, à chaque génération, avec le progrès des techniques, la modification des marchés, le départ des cultivateurs. Les paysages ruraux de l’an 2000, avec les cultures de maïs et de colza, les sillons tracés précisément à l’aide de satellites géo-stationnaires et de gros tracteurs n’ont plus beaucoup de points communs avec ceux des années 1950, quand les chevaux étaient fréquents et que le remembrement n’avait pas encore réduit les nombre des parcelles. Et que dire des paysages de 1930, de 1900 ou du Second Empire ? En quoi ces champs aux sillons si réguliers seraient-ils plus « naturels » qu’une forêt ?

8On peut se demander si ce désir de figer les paysages n’est pas l’effet, si général chez les hommes, du désir de conserver les souvenirs d’enfance, de retrouver les images perdues, désir très légitime et largement répandu, mais qui se trouve détourné à d’autres fins. On retrouve ici cet effort pour immobiliser le temps, arrêter le changement qui semble être l’une des bases principales de l’urbaphobie. Ce besoin est si fort qu’il fait oublier les énormes dégâts causés par l’agriculture moderne au milieu environnant et qui font des paysans, avec les industriels et les automobilistes, les principaux pollueurs. Les ruraux s’en sont rendu compte et ont inventé un nouvel argument qui commence à apparaître en 2006 : importer des denrées d’outre-mer coûterait fort cher en combustible, avec l’enchérissement du fioul et accroîtrait la pollution mondiale. Il vaudrait donc mieux fermer les frontières et produire sur place. La succession, à chaque décennie, de nouveaux sophismes montre bien que le ruralisme et l’urbaphobie qui l’accompagne, n’ont guère de rapport avec la réalité. Ces arguments si souvent cités et si peu défendables relèvent manifestement du mythe et seront repris, dans ce cadre, un peu plus loin.

« La grande taille urbaine est néfaste et inutile »

9La taille des grandes agglomérations a souvent servi d’argument pour les critiquer : il suffisait de la qualifier d’« excessive », d’« énorme » ou de « démesurée » sans jamais proposer de mesure ou de norme, ce qui, du reste, était impossible. Cette critique a pris trois formes, selon les époques : l’entassement des hommes provoquerait des maladies mentales, les masses urbaines deviendraient trop souvent des foules dont la violence exploserait de façon terrifiante, enfin, les fortes densités urbaines seraient en elles-mêmes néfastes et détestables.

10La concentration de plusieurs millions d’êtres humains impliquerait une excitation pathologique, des maladies nerveuses produisant des esprits vides et superficiels. En 1840, Auguste Barbier chantait « la race de Paris, c’est le pâle voyou, au corps chétif, au teint jaune comme un vieux sou ». Lecouturier, en 1848, intitulait un chapitre « La dégénérescence des races à Paris. » Méline, 50 ans après, condamnait « l’excès de fatigue des habitants des villes, la lassitude d’une existence toujours agitée et devenue maladive ». Gustave Thibon, en 1940, affirmait qu’en ville « l’homme est de plus en plus débordé d’excitations et de plus en plus séparé des sources cosmiques et spirituelles de la richesse intérieure » et le géographe Roupnel condamnait le « besoin d’agitation incessante, de changement continuel, de vitesse sans cesse croissante… la dispersion dans la multiplicité […] l’analyse poussée à l’extrême, le morcellement indéfini, une véritable désagrégation de l’activité humaine ».

11Cet étrange diagnostic, commun à tous les urbaphobes (on le retrouve aussi bien chez Rousseau que chez Bazin, Giono ou Spengler), leur permet d’exalter la vie retirée des campagnes où l’homme peut penser profondément aux questions métaphysiques et contempler l’univers. Dans les villes, la vie « fausse et molle engendre la corruption, la tristesse et l’éternelle révolte de l’être qui ne joue aucun rôle vivant dans la cité ». Gustave Thibon établissait ainsi un lien direct entre concentration urbaine, maladie mentale et révolutions. Grand ennemi de l’égalité, il en déduisait paradoxalement que c’est dans les sociétés fortement hiérarchisées, « où le passage d’un étage à l’autre est très difficile, voire impossible, que s’établissent, entre les membres de ces hiérarchies, les échanges les plus féconds et les plus durables […] une fraternité profonde naissait de l’acceptation de l’inégalité » (Thibon, 1940, p. 37-39). La grande ville, lieu de la démocratie et du perpétuel brassage des populations, était ainsi condamnée parce que la densité des hommes et leur égalité dans la foule était un facteur pathologique qui crétinisait les individus, empêchait toute communication entre eux, détruisait la société hiérarchisée traditionnelle et plongeait chaque citadin dans la solitude. L’urbaphobie a ainsi produit un certain racisme.

12Dans leur peur des masses urbaines, certains voulaient voir un progrès effrayant de l’individualisme, d’autres au contraire, comme Roupnel, l’écrasement de l’individu4. Ces contradictions s’expliquent sans doute par un processus particulier aux masses humaines : la foule, dont Elias Canetti a donné une analyse remarquable (Canetti, 1966). Il montre comment les foules se forment spontanément d’individus qui s’agglomèrent, tendent à croître en l’absence d’obstacle, constituent peu à peu un ensemble où les hommes perdent leur individualité, se rapprochent, deviennent momentanément égaux, jusqu’à une explosion finale qui est en général dévastatrice. Elles ne peuvent se former qu’au milieu de vastes agglomérations humaines et ont effrayé presque tous les pouvoirs en place. L’aptitude à les organiser pour les utiliser, ou au contraire la peur qui conduit à les contrôler étroitement, sont considérées par Pierre Milza (Milza, 1991) comme le test qui sépare les régimes fascistes (Hitler ou Mussolini) capables d’organiser les foules, des régimes réactionnaires qui les redoutent (Pétain, Franco, Salazar).

13On comprend alors que l’état attache tant d’importance à l’organisation de lieux fermés dans la ville5, où il peut enclore la foule et la contrôler, comme des places, des stades, des avenues réservées aux défilés, sans pouvoir éviter cependant que la foule fermée, comme le montre Canetti, ne tende à exploser soudain pour libérer l’énergie accumulée. Le vandalisme qui suit d’ordinaire les matchs de football en est un exemple. Ces propriétés des masses humaines, qu’on pourrait presque appeler des mécanismes, ont beaucoup attiré l’attention des sociologues au début du XX^e et entre les deux guerres comme le montre l’œuvre de Gustave Le Bon (Le Bon, 1903), abondamment commentée après l’essor du fascisme. Les mouvements de foule expliquent en partie, outre les raisons politiques et sociales évidentes, la grande peur des urbaphobes devant la ville.

14Elle s’exprime aujourd’hui de façon plus variée, par la critique, non seulement de la taille « excessive » des grandes villes, mais aussi de leurs fortes densités : les tours sont largement critiquées dans tous les médias. Or, taille et densité sont liées. Un graphique construit par Hervé Le Bras le montre (Figure ci-dessous). Il croise la surface des agglomérations françaises avec leur taille, après transformation logarithmique pour linéariser la fonction. Les points sont presque parfaitement alignés : aire et taille sont deux aspects du même phénomène, ils sont entièrement équivalents6.

Densité et taille des agglomérations françaises

15Mais le lien n’est linéaire qu’entre les logarithmes. Revenons aux nombres naturels : la population P est fonction de la surface portée à la puissance 1,09. En d’autres termes, une ville 4 fois plus étendue qu’une autre n’aura pas une population 4 fois mais bien 4,53 fois plus grande (4^1,09 = 4,53). Ainsi, la densité croît avec la taille : critiquer les villes denses revient à critiquer les grandes villes. Déplorer, comme on l’observe dans les médias et dans tant de discours, les méfaits de l’entassement, des transports trop bondés, des expositions trop visitées, bref des concours de peuple excessifs, revient à critiquer la grande ville sous un autre nom. Les fortes densités ont mauvaise presse, aujourd’hui, car elles définissent exactement les grandes agglomérations. Elles assurent cependant des économies d’échelle dans la gestion urbaine, en particulier dans les services ouverts au public (écoles, hôpitaux, musées, postes, commerces,…). Surtout, elles permettent le développement de réseaux de transport en commun qui diminuent grandement la pollution et réduisent le coût social des transports.

16L’exemple a contrario de la ville de Los Angeles est convaincant7. Les développeurs voulaient, au début du XX^e siècle, créer en Californie une ville entièrement nouvelle qui évitât les fortes densités et les maux urbains des métropoles de l’Est et du Centre des États-Unis. Toute une population déjà urbanisée vint de New-York, de Boston et de Chicago pour vivre dans un cadre « naturel » tout différent, bâti de maisons séparées par des jardins, avec une très faible densité de peuplement. Pasadena et Beverly Hills furent ainsi conçus, pendant la Première Guerre Mondiale. Pour assurer les transports, le triple lobby du béton, de l’automobile et du pétrole ruina volontairement les transports publics (les Red Cars, tramways électriques efficaces qui disparurent avec la Seconde Guerre Mondiale) et construisit d’impressionnants Urban Freeways de 10 ou 12 pistes traversant l’agglomération devenue immense. Los Angeles offrait en 1960 la densité la plus faible de toutes les grandes métropoles mondiales, mais à quel prix : les espaces consacrés à l’automobile (freeways, chaussées des rues et parkings) représentaient plus de la moitié de la surface totale de la ville. On ne marche plus, on ne rencontre plus de piétons, on ne croise que des voitures : ambiance mécanique qui s’oppose au charme des rues parisiennes ou romaines, où l’on peut observer les boutiques, les passants et les jolies filles. Los Angeles en regorge, mais elles sont cachées derrière les vitres teintées de leurs grosses voitures…

17Les impressionnants freeways ne fonctionnent plus : la multiplication des automobiles provoque des embouteillages éprouvants et les distances restent immenses. La moindre course oblige à parcourir 20 ou 30 km… On roule aujourd’hui à 10 km/h sur ces grandes autoroutes, avec pour résultat, outre l’incroyable perte de temps, une forte pollution et une immense consommation d’essence. La municipalité a bien essayé, depuis 15 ans, de construire le réseau de métro souterrain que réclamait une agglomération de 11 millions d’habitants, mais il est peu utilisé : il manque, autour des stations, la densité suffisante pour assurer un trafic normal. La politique urbaine a commencé à changer. La municipalité veut densifier et développer le multi-zoning pour mêler commerces, activités et résidence, mais cette révolution progresse très lentement : la grande métropole est emprisonnée dans ses faibles densités.

18Les Parisiens ne se rendent pas assez compte de leur chance d’habiter une agglomération aussi compacte. Encore faudrait-il que l’urbaphobie, pour ruiner la grande ville, ne dépréciât plus ces grandes densités. Les difficultés rencontrées en 2005 par la municipalité de Paris qui proposait de recommencer à construire des tours et s’est heurtée à une violente opposition des écologistes et d’une partie du public, montre combien l’urbaphobie est solidement installée dans les esprits. Elle est aggravée par la xénophobie et souvent le racisme que développe le cosmopolitisme. Les foules urbaines dans les grandes villes accueillent les immigrants beaucoup plus largement que les petites villes ou les villages. Ils y trouvent des noyaux de compatriotes déjà installés, des emplois et une bien plus grande tolérance. Ainsi, l’Ile de France compte deux fois plus d’immigrés que la moyenne française (16 % au lieu de 8 %8).

19Cependant, contrairement aux clichés, la grande taille urbaine permet un développement économique et social impressionnant. L’exemple de Los Angeles est convaincant (Scott & Soja, 1996). Les auteurs montrent que l’économie de la grande métropole de 11 millions d’habitants prospère grâce à la collaboration de trois nébuleuses : de grandes sociétés internationales, un ensemble très vaste de petites et moyennes entreprises très spécialisées, enfin des centaines de milliers de travailleurs eux aussi très spécialisés. L’efficacité d’un tel système est évidente. Mais il est clair aussi qu’il ne peut fonctionner que si les travailleurs sont surs de trouver un nouvel emploi dans cet immense bassin d’entreprises, si celles-ci peuvent compter sur le spécialiste dont elles vont avoir besoin, si les grandes firmes peuvent être assurées de sous-traiter toujours efficacement. Toutes ces conditions du succès impliquent un énorme bassin d’emploi, caractéristique de la grande métropole.

20On aussi montré que la productivité relative des villes (en éliminant les effets de leur spécialisation dans telle ou telle activité) dépendait de leur taille, de leur densité et de l’efficacité de leur système de transport (Prud’homme R. & Chang-Woon L., 1999). Ainsi, la taille ou, ce qui est la même chose, la densité des grandes villes, loin d’être un obstacle à leur efficacité économique, en est au contraire, une condition. En outre, les fortes densités sont beaucoup plus écologiques que les banlieues et les campagnes : « Les villes sont les lieux les plus ‘‘verts’’. Elles sont beaucoup plus efficaces dans leur usage de l’énergie, de l’eau et du sol que les banlieues. Elles offrent des transports publics remarquablement équitables et démocratiques9. »

« La Province paye pour Paris »

21Le mouvement d’idées urbaphobes, aggravé par la littérature régionaliste entre les deux guerres, par l’action pétainiste et par l’influence écrasante du graviérisme ont persuadé la plupart des Français que les grandes villes étaient déficitaires en hommes et en richesses et puisaient dans la province travailleurs et capitaux : « la Province paye pour Paris » est sans doute l’erreur la plus répandue en France. Jean-Jacques Rousseau l’affirmait déjà. Un argument sans cesse répété est celui des subventions de l’état aux transports publics de l’Ile-de-France : ces subventions pourtant bien faibles sont citées partout. Or cette peinture d’une capitale pillant la nation est exactement le contraire de la réalité. C’est là sans doute l’effet le plus surprenant de l’urbaphobie10. Le tableau des échanges inter-régionaux de fonds publics cité précédemment le montre clairement : l’Ile-de-France a versé près de 18 milliards d’euros (118 milliards de francs) en 1995 au reste du pays. 19 régions sur 22 sont déficitaires et subventionnées. Laurent Davezies a évalué d’une autre façon le flux sortant de Paris. Il aboutit à des chiffres encore plus élevés, environ 25 milliards d’euros, soit 164 milliards de francs :

22En 1989, avec 18.8 % de la population, les Franciliens assuraient 27 % des ressources de l’état et payaient moitié plus (145 %) d’impôt par habitant que le Français moyen. Chaque francilien (bébés inclus) versait en moyenne 6 461 francs de plus au trésor Public qu’il n’en recevait ce qui permettait de verser une subvention de 1 496 francs à chaque Français vivant hors de l’agglomération parisienne. De son côté, la Commission Européenne estime que la région capitale verse près de 10 % des richesses qu’elle produit (PIB) au reste du pays, ce qui confirme l’évaluation précédente11. Un rapport récent au Sénat fournit des chiffres analogues. Quatre régions produisent à elles seules la moitié de la richesse nationale : Nord-Pas de Calais (5,4 %), la région PACA (6,8 %), Rhones-Alpes (9,8 %) et l’Ile-de-France (28,1 %). Encore, les richesses produites seraient elles bien plus concentrées si l’on pouvait isoler, dans ces régions, les grandes agglomérations urbaines. Le Francilien produit presque le double des autres Français (France : 100 ; Ile-de-France : 153,0 ; moyenne des autres régions : 85-9012. On peut certes discuter le détail de ces chiffres, mais leur enseignement est sans appel : les grandes villes, Paris au premier chef, subventionnent le reste de la France.

23Le grand discours urbaphobe a ainsi abouti à justifier dans l’opinion, de façon contraire à la vérité, un transfert de richesses, énorme et constant depuis au moins un siècle, au point qu’on peut se demander si cela n’est pas devenu son but essentiel. La « politique de la ville », dont le but est d’aider certains quartiers des grandes villes, représente un effort 6 fois moindre : « Ainsi, en 2001, les minima sociaux ont représentés de l’ordre de 11 milliards d’Euros de dépenses du budget de l’état et la politique régionale de l’ordre de 300 millions d’Euros. La politique de la Ville, pour autant que l’on puisse évaluer les différents budgets auxquels elle émarge, représenterait de l’ordre de 1,5 milliards d’Euros de dépenses sur un nombre limité de territoires. » (Davezies, 2004, b.)

24Au cours des années 1930, comme on l’a montré ci-dessus, des indemnités de « vie chère » permettaient aux travailleurs des grandes villes de conserver un niveau de vie correct malgré des prix plus élevés. Une conception étrange de l’égalité a conduit, au nom de l’aménagement du territoire et grâce aux contrats collectifs, à égaliser, pour un travail donné, les revenus dans l’ensemble des régions13. Du coup, les travailleurs des grandes villes, qui produisent le gros des richesses nationales, ont un niveau de vie inférieur, à cause d’un coût de la vie plus élevé, à celui des habitants des petites villes et des campagnes, ce qui les pousse à quitter souvent définitivement les zones françaises les plus productrices14. Ainsi, il est faux d’affirmer, comme on le fait depuis au moins deux siècles, que « la province paye pour Paris ». Au contraire, ce sont les grandes agglomérations, Paris en tête, et les zones industrielles du Nord-Est que la mondialisation n’a pas encore ruinées, qui tiennent le reste de la France à bout de bras.

La grande ville est dangereuse : banlieues « rouges » et banlieues « vertes »

25Mais du coup, les grandes villes manquent de moyens pour résoudre leurs problèmes de transport, de logement et d’emploi. L’urbaphobie, tout en les pillant, a rendu les conditions de vie plus difficiles dans les grandes agglomérations et créé ainsi sa propre justification. Les périphéries urbaines en ont été les principales victimes. Les banlieues ont perdu leur image révolutionnaire : « La puissance politique du Parti communiste en France a longtemps reposé sur un système géopolitique spécifique, celui de la banlieue rouge, fondé sur le contrôle de positions de pouvoir locales et un encadrement très fin de la population. La perte de très nombreuses municipalités depuis 1989, les évolutions sociologiques, économiques (désindustrialisation) et urbaines de la banlieue parisienne, la montée de l’abstention et la concentration de la population d’origine étrangère, qui ne vote pas et milite peu, dans les communes communistes sont en train de porter des coups fatals à ce modèle géopolitique… » (Philippe Subra, 2004) mais elle a été remplacée aussitôt et fort opportunément par l’image aussi terrifiante de banlieues terroristes.

26Après les avoir stigmatisées, entre 1920 et 1980 comme des « ceintures rouges » prêtes à faire la révolution, l’urbaphobie les décrit aujourd’hui comme des zones de « non-droit », quasiment hors du territoire national, dirigées par des bandits et des « fous de Dieu » : le mythe de la « banlieue verte », c’est dire « islamiste » a remplacé celui de la banlieue rouge. La couleur a changé, mais le procédé reste le même. Avec cette stigmatisation, en grande partie raciste, des périphéries urbaines, on est parvenu à la limite des arguments rationnels, au début des mythes.

Les grands mythes

27L’urbaphobie utilise, depuis deux siècles, des affirmations non fondées mais impressionnantes, qui obtiennent créance à force d’être répétées de génération en génération. Ces affirmations qui ressemblent souvent à des fables, réapparaissent dans tous les textes urbaphobes dont ils forment les points forts et en viennent à former des « mythes ». Les anthropologues appellent « mythes » les récits fabuleux par lesquels toute civilisation se décrit à elle-même les conditions de sa naissance : les mythes bibliques de la Genèse et de l’Eden ont servi de fondement à la civilisation chrétienne comme le Popol-Vuh ou le mythe de Gilgamesh aux civilisations maya et mésopotamienne. La question n’est point tant de savoir s’ils décrivent des évènements réels, ce qu’on ne croît plus, que d’étudier leur structure et leurs effets.

28Les fables anti-urbaines sont d’un genre un peu différent. Il semble qu’une majorité de personnes, même de spécialistes, ait cru à leur véracité, sans essayer de la vérifier. Leurs effets sont indiscutables et importants. Nous proposons d’utiliser le terme « mythe », d’une façon plus étroite, pour désigner ces principaux récits anti-urbains. à la différence des grands mythes anthropologiques, il nous faudra discuter leur validité et en préciser les limites plutôt que d’en décrire les effets qui s’étalent tout au long des pages précédentes. Dans ce sens, un « mythe urbaphobe » a trois caractéristiques : il contient souvent des faits exacts mais tellement exagérés et élargis à d’autres domaines que le mythe n’a plus guère de rapport avec la réalité. D’autre part, ces mythes sont partisans : il ne s’agit pas d’analyses neutres et subtiles mais d’affirmations partiales, jamais discutées, d’autant plus fortes qu’elles sont plus exagérées, comme l’a montré la première remarque. Enfin, le mythe est par nature anachronique : il est étendu à de longues périodes de l’histoire, si bien que les quelques faits exacts avec lesquels il a pu naître ont perdu leur pertinence. Le mythe est fondé sur la force des clichés et de leur répétition.

La Ville-Moloch

29L’un des principaux mythes, présenté si puissamment par Rousseau, est celui de la grande ville stérile et mortifère, qui n’engendre plus d’hommes, qui attire sournoisement ceux de la campagne et qui les tue par les conditions sanitaires épouvantables où elle les fait vivre. Le mythe fut renforcé, dans le domaine économique, par la doctrine physiocrate qui plaçait tous les citadins dans la catégorie « stérile » et en faisait autant de parasites. La Bible décrit Moloch, dieu des Ammonites, comme un démon de l’Enfer dévorant les bébés et se réjouissant du désespoir de leurs mères. L’image est forte et a été utilisée, implicitement de Rousseau à Gravier, explicitement par un journaliste catholique comme Louis Veuillot. Elle repose sur trois affirmations distinctes.

30À cause de ses fortes densités et de ses mœurs « débridées », la grande ville aurait en permanence un taux de mortalité plus élevé que la province et un taux de natalité plus faible. Rousseau écrivait en 1762 : « Les villes sont le gouffre de l’espèce humaine. Au bout de quelques générations les races périssent ou dégénèrent ; il faut les renouveler, et c’est toujours la campagne qui fournit à ce renouvellement. » Henri Pourrat, reprenant les arguments d’un célèbre ouvrage allemand urbaphobe15, répétait le même thème en 1940 : « Seulement sait-on que le plus souvent une famille ne quitte les champs que pour disparaître ? […] toute famille, après s’être élevée, ne dure plus d’un siècle […] ils s’éloignent, ils se fondent en d’autres maisons, ils n’ont plus d’enfants, ils disparaissent. […] Dans toutes les villes. Beaucoup moins d’années qu’on ne croirait suffisent à éteindre les familles : la loi d’extinction. » (Pourrat H., 1940, p. 185.) Et Gravier l’utilise encore : « l’inflation parisienne coïncide avec un fléchissement de la vitalité démographique nationale […]. Les tentacules de Paris s’étendent ainsi sur tout le territoire. La Seine et Oise verra d’ailleurs sa fécondité baisser dans la mesure même où elle sera envahie par l’agglomération parisienne » (Gravier, 1972, p. 74).

31La ville souffrirait d’un taux de natalité plus faible que la moyenne en raison de la débauche de ses hommes, instruits trop tôt, et de ses femmes, frivoles et plus libres que les paysannes, car la sexualité « débridée » provoque la dégénérescence : « la puberté et la puissance du sexe est toujours plus hâtive chez les peuples instruits et policés que chez les peuples ignorants et barbares. […] C’est ici l’une des principales causes qui font dégénérer les races dans les villes » (Rousseau, 1762, p. 217). Afin de protéger la touchante innocence des jeunes gens, Rousseau conseille : « éloignez-les des grandes villes, où la parure et l’immodestie des femmes hâtent et préviennent les leçons de la nature. » Plus d’un siècle plus tard, René Bazin (Bazin, 1899) montre son héros paysan aller à Nantes, où il se « tient bien droit, large comme deux ouvriers de ville » ; il traverse avec dégoût une salle de café « devant le pâle ouvrier de fabrique ». Dans le mythe, la ville implique stérilité et dégénérescence. La grande ville ne peut alors durer qu’en attirant de malheureux provinciaux qui viennent se brûler aux flammes urbaines comme autant de pauvres phalènes éblouies. Gravier affirme encore en 1947 : « Paris dépeuple la France. » Ce sont là des accusations graves, répétées dans les mêmes termes pendant deux siècles, comme si la France n’avait pas changé. Qu’en fut-il réellement ?

32Rousseau commettait un grave anachronisme et confondait la condamnation morale et les arguments physiologiques. Il est vrai que la révolution industrielle créa des conditions de vie épouvantables, mais elle n’apparut guère en France qu’avec la Restauration. Elle ne devint importante que sous la Monarchie de Juillet et surtout sous le Second Empire. Au milieu du XVIII^e, il n’y avait presque pas en France de grande industrie moderne. À la veille de la Révolution, on ne pouvait citer que des forges au bois dans le Morvan, les premiers tissages mécaniques dans le Nord et à Lyon, un début d’industrie chimique fondée par le frère du roi, le Comte d’Artois, dans la plaine de Javel pour produire du chlore. Rousseau condamne, par ressentiment et pour des raisons morales, la vie de cour qu’il ne connaissait guère et celle des salons de Paris, où il s’était ridiculisé. Il ne semble pas exact d’affirmer que le Paris du XVIII^e siècle ait été particulièrement « mortifère ». L’épidémie la plus terrible, qui tua plus que la peste à la fin du règne de Louis XIV et pendant celui de son successeur, la variole, fit près de 20 millions de morts en Europe, dans tous les milieux, urbains ou ruraux. On a montré que la population de Paris avait augmenté régulièrement au XVIII^e avec un accroissement végétatif (différence entre natalité et mortalité) peu différent de celui des campagnes16. Les migrations, jusqu’à la Révolution, jouèrent un rôle faible.

33La Révolution industrielle créa une situation tout autre. La mortalité dans les villes devint très forte17 : la durée de vie moyenne y resta plus faible que dans le reste de la France tout au long du XIX^e siècle. Dans le Nord, à la naissance, un bébé né dans une famille de patrons avait une espérance de vie de 28 ans, dans une famille de boulangers de 12 ans, mais seulement d’un an et demi dans une famille d’ouvriers de filatures sortant de Paris. Cette sur-mortalité était elle due à la grande ville elle-même, c’est à dire à la taille, à l’entassement et aux fortes densités ? Il ne semble pas : les vraies raisons étaient plutôt le mauvais équipement des villes et les différences sociales. L’abandon dans lequel furent laissés les pauvres eut des conséquences tragiques, si bien qu’il faut opposer non pas les villes aux campagnes mais les quartiers et les régions rurales riches aux zones pauvres en milieu urbain et rural. La question est complexe : la grande mortalité en région urbaine était due principalement à la tuberculose, maladie de l’air vicié ; en milieu rural, à la dysenterie et à la typhoïde, dues à la mauvaise qualité de l’eau (cette dernière transmise surtout par les coquillages dans le Midi et une partie de la Bretagne) et à l’alcoolisme.

34Les études remarquables de Villermé au début du XIX^e siècle et, à sa suite, du « parti hygiéniste » le montraient bien : « la mort est une maladie sociale » (Coleman, 1982). À Paris entre 1817 et 1821, la mortalité dans les trois arrondissements les plus riches (1^er, 2^e et 3^e) était de 22,2 à 26,3 pour 1 000 ; elle atteignait dans les trois plus pauvres (8^e, 9^e et 12^e) des taux de 31,3 à 40,0. La mortalité infantile (moins d’un an) était, en pourcentage de tous les décès, de 17 % dans le 1^er (riche) et de 33 % dans la rue Mouffetard, fort pauvre (Coleman, p. 161 sqq.). Villermé montra que la taille moyenne des adultes résumait fort bien les conditions sanitaires et qu’elle était directement liée à la prospérité locale, dans les villes comme dans les campagnes. Dans les trois arrondissements les plus riches de Paris, les conscrits avaient en 1823 une taille supérieure à la moyenne de la ville et les trois plus pauvres des tailles nettement inférieures. Le phénomène fut observé aussi dans un département pauvre comme celui des Landes : les conscrits à Mont-de-Marsan, région particulièrement déshéritée, avaient une taille moyenne de 1,584 m, mais de 1,660 à Dax, plus riche. Le rôle des différences sociales étaient évident : en 1910, à Saint-Omer, ville aisée, la mortalité infantile (moins d’un an) était de 107 pour mille mais de 248 à Calais, ville plus pauvre. Ainsi, la misère jouait un rôle fondamental dans la distribution de la maladie et de la mort. Accuser la concentration urbaine a été un excellent moyen de cacher l’injustice sociale.

35Villermé concluait que la mortalité excessive dans les régions industrielles était due davantage aux conditions économiques et sociales qu’à l’industrie ou à la taille urbaine : « C’est le revenu insuffisant et non les conditions de travail qui est au cœur du problème », le partage des profits entre capital et salaire plutôt que la taille de la ville. La question fut soulevée, à la suite de Villermé, par les remarquables efforts des « hygiénistes » comme Parent-Duchâtelet ou le professeur Bérard. Celui-ci s’élevait contre les affirmations moralistes de Rousseau qui avait affirmé que « l’homme est un animal dépravé ». Les hygiénistes croyaient au Progrès et proposaient, au lieu de condamnations morales stériles, des mesures pratiques pour améliorer la santé (cité dans Coleman, 1982, p. 293). Ils ne furent guère écoutés car ces mesures auraient coûté cher et n’intéressaient pas les notables qui gouvernaient la France au XIX^e et au XX^e siècles, hormis l’intervention personnelle de Napoléon III. Les travaux d’Haussmann à Paris, imités dans d’autres grandes villes, améliorèrent l’hygiène. Les villes furent mieux équipées mais il est vrai que leur état sanitaire demeura globalement inférieur à celui des campagnes jusqu’à la Première Guerre mondiale, ce qui fait problème. La mortalité moyenne dans les grandes agglomérations atteignait encore 21 pour mille en 1907-1909 alors qu’elle n’était que de 17 pour mille dans les campagnes. Ce retard donnerait raison aux urbaphobes s’il n’était spécifiquement français : en Grande-Bretagne, en 1911, malgré la présence d’énormes agglomérations industrielles, les mortalités urbaines et rurales convergeaient.

36Le cas de la tuberculose est important : on estime qu’au XIX^e siècle, si les guerres avaient tué en Europe 2 millions d’hommes, la tuberculose avait fait 9 millions de victimes ; d’où l’importance attachée, dans les œuvres littéraires, à cette maladie : le sort de Marguerite Gauthier, la Dame aux camélias, est exemplaire. À vrai dire, la tuberculose recula fortement après le milieu du XIX^e siècle sans que les contemporains s’en fussent rendu compte. Le plus remarquable est le retard de la France, ici encore. Entre 1906-1912, sur 1 000 décès, la tuberculose en causa de 0,8 à 1,0 en Belgique, de 0,9 à 1,3 en Grande-Bretagne, la nation européenne qui comptait le plus de grandes agglomérations, mais de 1,7 à 1,9 en France, soit le double (Murard, p. 481). On peut l’expliquer par la mauvaise qualité de la gestion municipale qui, outre les différences sociales, était un autre facteur important, surtout pour le traitement de l’eau. Les municipalités françaises s’intéressaient principalement à sa distribution plutôt qu’au traitement des eaux usées comme faisaient les municipalités britanniques, qui obtinrent ainsi de bien meilleurs résultats. Sans doute était-il plus prestigieux d’inaugurer une fontaine qu’un égout. En 1910, la typhoïde provoquait 5 décès pour 100 000 habitants en milieu rural, 8 dans toute la France, 13 dans les villes. Mais la taille urbaine ne jouait aucun rôle : la surmortalité n’était systématique que dans les petites villes de moins de 50 000 habitants et variait beaucoup d’une ville à l’autre. « En 1912, la mortalité épidémique ou contagieuse frappe surtout les petites et moyennes agglomérations. » (Murard et alii, 1996, p. 357), ce qui montre bien le rôle de la gestion municipale.

37La gastro-entérite fut, avec la tuberculose et la typhoïde, le troisième fléau, avant la guerre de 1914. En 1910, elle provoquait 113 décès pour mille naissances en France ; le taux était un peu plus élevé à Paris (145) mais atteignait encore 139 dans les villes moyennes (entre 30 000 et 100 000 habitants), avec des pointes effrayantes : 251 à Rouen, 342 à Dunkerque, et même 414 dans certaines petites villes du Nord, Marcq-en-Bareul et St Pol sur Mer. Dans ces petites villes mal équipées, l’entérite tuait presque la moitié des enfants. Pendant l’été 1911, une épidémie de gastro-entérite frappa la région parisienne. Elle tua 80 personnes sur 100 000 habitants à Paris, mais 232 à Saint-Denis et 447 à Gentilly. Les municipalités avaient donc une responsabilité écrasante dans cette situation sanitaire déplorable.

38Mais celle de l’état était encore plus grande. L’affaire de la loi de 1902 est exemplaire18. Alors que tous les pays voisins avaient mis sur pied des contrôles sanitaires locaux permanents, la France en était encore dépourvue au tournant du siècle. Liouville avait bien publié un Essai d’organisation de la médecine publique en 1880, mais sans résultat. Dans le Midi, en 1884, une épidémie de choléra, cette maladie des populations mal gérées, frappa l’opinion. Le Sénat mit treize ans pour proposer, en février 1897, l’institution d’un inspecteur d’hygiène départemental ; la motion n’eut pas de suite. L’un des philanthropes les plus actifs dans la politique d’aménagement urbain, Jules Siegfried, proposa le 15 février 1902 une loi créant ces fameux inspecteurs dans chaque département. Les notables ruraux qui dominaient la Chambre s’y opposèrent. François Volland déclara : « Il est clair que le but suprême des auteurs de la loi, c’est d’inaugurer et de forger un lien qui va rattacher tous nos domiciles à un point central et que ce lieu sera Paris », tant la haine du pouvoir central et de la capitale, qui n’en pouvait mais, était forte. On répétait « C’est Paris qui nous presse. » Jules Siegfried, désabusé, expliquait en 1902 : « Nous aimerions que la loi sanitaire en projet imitât en certains points les sages dispositions de la loi anglaise de 1875. » Les élus provinciaux, peu soucieux de « solidarité » et profondément convaincus que seules les grandes villes étaient malsaines et que les campagnes n’avaient aucun besoin de la loi, ne voulaient pas dépenser pour ces grandes villes. Un sénateur déclara : « Il serait véritablement excessif d’étendre une vaste organisation sanitaire à toutes les communes alors qu’elle n’offre un intérêt certain que pour 600 environ des 36 000 communes françaises19. » La remarque était fausse car les communes rurales en avaient aussi grand besoin ; en outre, ces 600 communes urbaines réunissaient presque la moitié de la population française mais n’occupaient, il est vrai, qu’une toute petite partie du territoire national. Le Commissaire du gouvernement parla en faveur de la loi, regrettant que les troupes en manœuvre attrapent souvent la typhoïde dans les campagnes. Finalement, la loi fut votée mais très affaiblie : elle ne créait que 6 inspecteurs au lieu des 86 prévus et ne concernait que les villes de plus de 20 000 habitants.

39Une autre manière fréquente de retarder la modernisation des villes fut de supprimer, par d’ultimes amendements, les pénalités attachées à un loi utile. C’est ce qui arriva à la loi Cornudet, la première grande loi d’urbanisme française qui créait, en particulier, les Permis de Construire et contraignait les lotisseurs à assurer les adductions d’eau et l’assainissement. Elle fut votée en décembre 1919, alors que la Suède avait créé un droit de l’urbanisme dès les années 1860. Des amendements en éliminèrent les pénalités prévues, si bien que les lotisseurs et les communes l’ignorèrent superbement. Il fallut attendre la loi Max Dormoy, votée par le Cartel des Gauches en 1924, pour que des peines soient stipulées et que l’on commençât enfin à surveiller les lotisseurs. Jusqu’à cette date et longtemps après, car la loi fut mal appliquée, la contamination des eaux de source et de nappe par les eaux usées explique largement les taux de mortalité extravagants de tant de petites villes récentes de banlieue (Argenteuil ou Corbeil, par exemple ; on a cité plus haut les taux effroyables de Saint-Denis ou de Gentilly).

40À cause de la croyance générale en une grande ville mortifère, les campagnes qu’on pensait saines restèrent ainsi bien mal protégées de la maladie20 et les villes, particulièrement les villes moyennes, largement abandonnées à elles-mêmes. Du coup, la France, dans le domaine sanitaire comme dans tant d’autres, est restée pendant plus d’un siècle en retard sur ses voisins qui avaient parfois de plus grandes agglomérations urbaines : en 1914, la tuberculose provoquait 10 % des décès en France, seulement 7,2 % en Grande-Bretagne. La mortalité par typhoïde avait baissé à 0,07 pour mille à Paris en 1935-37, un chiffre que Londres avait déjà atteint en 1906-1910. Le mythe de la Ville-Moloch permit ainsi de masquer l’incurie des pouvoirs publics, nationaux et locaux et de cacher les injustices sociales en faisant de la grande ville un bouc émissaire commode. Comme cette condamnation n’avait pas grand chose à voir avec la réalité, on comprend que les urbaphobes aient pu la répéter impunément pendant deux siècles. Reste la question de la faible natalité urbaine, qui témoigne de l’émancipation féminine et relève plutôt du jugement moral.

La Ville-Babylone

41La grande ville fut pendant tout le Moyen âge une source d’inquiétude morale pour les théologiens qui y redoutaient surtout des déviations dogmatiques. Elle rassemblait des milliers d’étudiants dans ses universités, invitait des professeurs étrangers et suscitait régulièrement de nouvelles idées. Jusqu’au XVIII^e siècle, Paris fut critiqué principalement pour ses hérésies. Après la mort de Louis XIV (1715) et le gouvernement du régent, le Duc d’Orléans, célèbre, avec ses amis comme le Maréchal de Richelieu, pour ses débauches, la grande ville fut traitée de Babylone moderne, comme le lieu scandaleux de la débauche et de l’orgueil. Ce fut le temps des roués, peu nombreux mais en vue. La passion croissante des nobles intelligents pour la science et, plus choquante encore, de femmes curieuses comme Madame du Châtelet, jeta davantage le doute sur la doctrine chrétienne et attira de nouveaux anathèmes.

42Mais la critique principale, si souvent reprise par Rousseau, touchait les mœurs trop libres. Un petit nombre de femmes nobles, riches et audacieuses, aidées par des gentilshommes libertins, refusèrent la morale religieuse et voulurent vivre librement. Elles imitèrent les méthodes des femmes de bordel pour contrôler leur fertilité et séparer amour et procréation. Choderlos de Laclos a donné de ces femmes, dans la Marquise de Merteuil, une peinture remarquable21. Une partie de la grande bourgeoisie s’inspira de leur exemple. D’où les diatribes de Rousseau, venu à Paris avec son christianisme génevois et tonnant contre la grande ville : « Adieu donc, Paris, ville célèbre, ville de bruit, de fumée et de boue, où les femmes ne croient plus à l’honneur ni les hommes à la vertu. Adieu, Paris : nous cherchons l’amour, le bonheur, l’innocence ; nous ne serons jamais assez loin de toi. » (Émile, p. 383) et, de façon assez rustre : « Femmes de Paris et de Londres, pardonnez-le-moi, je vous supplie. Nul séjour n’exclut les miracles ; mais pour moi je n’en connais point ; et si une seule d’entre vous a l’âme vraiment honnête, je n’entends rien à vos institutions. » (p. 425.)

43Rousseau n’était pas un philosophe et utilisait des concepts sans les analyser ni les définir : qu’est-ce que la « vertu » et pourquoi les femmes devaient-elles l’observer ? Malgré son admiration pour l’Antiquité et ses fréquentes allusions à Rome et plus encore à Sparte, il oubliait que le mot « virtus » avait en latin un sens très différent et désignait les qualités caractéristiques de l’homme (vir), en particulier l’énergie et le courage. C’est la morale chrétienne qui réduisit le mot au sens fort différent de « chasteté ». Balzac décrivait les Parisiens menés par la passion de l’or et du plaisir (Cf. La fille aux yeux d’or). La grande ville était « un vaste atelier de jouissance », un « enfer », mais Balzac y vivait et en jouissait. à la fin du XIX^e siècle, suivant la même veine, le journaliste catholique Louis Veuillot choisissait soigneusement les termes les plus insultants pour décrire les chanteuses, naturellement perdues de débauche, des caf’-concs de Paris. Verhaeren, écrivant une sorte de « divine comédie » chrétienne, montrait la débauche et la mort liées dans les rues des villes :

« C’est la ville tentaculaire
La pieuvre ardente et l’ossuaire
Et la carcasse solennelle. » (Verhaeren, 1895, p. 4.)

44La ville abrutissait nécessairement hommes et femmes qui, désespérés, se précipitaient dans une débauche collective et monstrueuse :

« On les dirait si lourds que tous,
n’en pouvant plus se prostituent en hâte
et crient et se délivrent…
et sous les lanternes qui pendent rouges,
dans la brume, ainsi que des viandes,
ce sont les filles qui attendent. » (Verhaeren, 1895, p. 143.)

45René Bazin, plus réaliste peut-être, redoutait l’attirance des mœurs urbaines. Son paysan « du fond de sa race catéchisée depuis des siècles » redoutait que ses enfants, partant pour la ville, ne perdent leur salut éternel. (Bazin, 1899, p. 37). Les chrétiens condamnaient la libération des mœurs comme une source de débauche et l’attribuaient à cette propension au péché qui ferait le fond de l’âme humaine et plus encore, de l’âme féminine.

46Plus lucide sans doute, Marx écrivait : « C’est la misère qui jette les femmes dans la prostitution et les hommes dans la police. » En effet, la prostitution a été de tous temps une nécessité pour les femmes des villes qui n’avaient pas de métier, alors que le salariat n’existait pas encore, quand leur famille les abandonnait ou qu’elles perdaient un mari dont elles dépendaient entièrement. En 1789, on évalue à près de 30 000 le nombre des prostituées à Paris, auxquelles il faut ajouter plus de 10 000 filles entretenues, ce qui représentait 20 % des Parisiennes entre 12 et 50 ans22. Ce nombre s’explique aisément par la misère : le prix de la passe était alors de 3 à 6 livres, soit 2 à 4 jours de travail d’un ouvrier. La Révolution Industrielle, avec ses énormes migrations et la précarité de l’emploi, aggrava considérablement ces conditions.

47La prostitution culmina dans les grandes villes et surtout à Paris, sous le Second Empire, l’âge d’or des bordels (Allem, 1948). La prostitution était tellement développée qu’on en vint à établir des classes parmi les « pécheresses » comme les appelait Ponson du Terrail, qui en raffolait. D’abord, les « grisettes », jeunes ouvrières libres qui avaient des amants de cœur, en général sans en profiter. Elles devenaient parfois, en se faisant payer, des « lorettes », du nom du quartier qui leur fut ouvert sous la Monarchie de Juillet. Certaines progressaient, par chance ou par talent, et devenaient des « biches », jeunes filles entretenues. Celles qui réussissaient, les « lionnes » ou « les grandes horizontales », devenaient célèbres en ruinant leurs amants et menaient la vie à grand train. Elles mourraient parfois dans la misère, parfois enfouies dans leurs dentelles, affublées d’un titre brillant23.

48La prostitution, quand elle réussissait, pouvait apporter à ces filles un progrès social parfois immense, ce qui explique sans doute l’aigreur envieuse avec laquelle elles étaient considérées par les familles « honnêtes ». Elles constituaient un « demi-monde » où elles accédaient en montant. D’autres femmes les y rejoignaient en tombant : veuves sans ressource, femmes nobles ou bourgeoises rejetées par leur mari pour adultère, abandonnées par leur amant, qui jouissaient encore parfois d’une certaine richesse mais n’étaient plus reçues dans les « bonnes » maisons24. La misère, les fluctuations du capitalisme naissant, le contraste entre une liberté croissante des esprits et des mœurs hypocritement sévères expliquaient que le nombre de femmes vivant hors de la norme chrétienne et bourgeoise ait été tout à fait considérable : avec l’éloignement, Paris apparaissait à la province comme une ville fascinante brillant de tous les feux du vice, comme la rêvait la pauvre madame Bovary25. C’était du reste seulement dans les grandes villes que ces « femmes tombées » pouvaient vivre paisiblement.

49Les écrivains en firent des tableaux parfois touchants, souvent sévères, condamnant toujours prudemment le vice et le péché en elles et renforçant ainsi le mythe. Alexandre Dumas Fils conquit la célébrité en peignant des filles perdues qu’il traînait dans la boue et qui devaient se « racheter » par la souffrance et le sacrifice, comme la fameuse Dame aux Camélias, devenue la Traviata (la dévoyée). La Mogador (Céleste Vénard), Cora Pearl, la marquise de Païva (Thérèse Lachmann, « Qui paye y va » disait-elle) furent particulièrement célèbres et attiraient dans leurs salons les hommes en vue26. Les écrivains les plus connus (Théophile Gautier, Sainte-Beuve, Taine,…) y fréquentaient régulièrement et les politiques les plus haut placés (le Prince Napoléon, l’Empereur lui-même) les recevaient dans leurs lits. Certaines actrices étaient aussi des lionnes, comme Hortense Schneider, l’actrice préférée d’Offenbach qui lui faisait chanter :

« Du plaisir à perdre haleine
Oui, voilà la vie parisienne ! »

50Quels mauvais exemples pour la province et quels ressentiments devaient s’y accumuler ! Sardou, dans La Famille Benoîton, dépeignait des jeunes filles de bonne famille s’efforçant d’imiter une lorette ; Émile Augier écrivit une pièce intitulée La Contagion. Georges Feydeau, dans La Dame de chez Maxim’s (1899) montre l’étonnant prestige dont pouvait jouir une Parisienne en province, dans un milieu puritain qui ne comprenait pas que l’héroïne, la « môme Crevette », était une charmante prostituée parisienne et qui essayait d’en imiter les façons.

51Certes, l’histoire avait fourni, à chaque époque, des exemples approchants mais l’originalité du Second Empire et de la III^e République fut le mélange social. Les rois prenaient jadis pour maîtresses des duchesses ou des filles d’honneur de la reine. Les aristocrates couchaient avec des servantes, mais on n’en parlait guère. Après 1848, certains groupes sociaux commencèrent à se mêler ouvertement dans la capitale, ce qui eut été inconcevable dans les petites villes de province. Des femmes pauvres, sorties d’une loge de concierge, purent devenir les reines de Paris. Le nombre des femmes « perdues » choquait sans doute, mais la célébrité qu’elles obtenaient et surtout leur entrée dans les classes supérieures heurtaient bien davantage. Pour la bourgeoisie, il fallait rester dans sa classe, sans « monter » ni « descendre ». Les tantes de Proust, à Combray, reprochaient à Swan de se « déclasser » parce qu’il fréquentait le Prince de Galles et le Comte de Paris ; elles lui firent le même reproche quand il osa épouser une grande horizontale, Odette de Crécy27.

52Outre les chrétiens, toujours affolés par des mœurs trop libres, bien des bourgeois étaient choqués par la fluidité d’une société qui devenait peu à peu capitaliste et où l’argent bafouait les traditions. L’individu commençait à se libérer du milieu social. Ainsi, le mythe de la « Babylone moderne » avait des fondements réels, mais plus profonds sans doute qu’une simple critique de la « débauche », car l’orgueil qui dresse l’homme contre Dieu est plus redoutable encore que la lubricité. Paris, que Victor Hugo avait dépeint comme un grand vaisseau apportant le Progrès au monde, devint la Ville-Lumière qui prétendait l’éclairer.

La Ville-Lumière : Orgueil et modernité

53Paris mérita ce beau surnom lors de l’Exposition Internationale de 1900, quand la lumière électrique commença à illuminer une partie de la capitale, manifestant à la fois l’orgueil de la grande ville, sa splendeur et sa modernité :

« Victorieuse, elle absorbe la terre ;
vaincue, elle est l’affre de l’ univers :
toujours, en son triomphe ou ses défaites,
elle apparaît géante,… » (Verhaeren, 1895, p. 4.)

54Cet orgueil a été particulièrement condamné par le christianisme. Pour cette doctrine, la grande ville est intrinsèquement mauvaise, comme le montre Thierry Paquot dans un article remarquable (Paquot, 200428). Jacques Ellul rappelle (Ellul, 1975) que dans la Bible, Caïn, agriculteur, jaloux de son frère Abel, un berger, le tue, erre ensuite dans le pays de Nod puis fonde une ville, Hénoc : la ville est associée dès le début au déracinement et au meurtre. La ville est une « création profane, œuvre majeure et indépendante de l’homme, innovation de la révolte ». L’homme se libère de la divinité, il domine avec orgueil le temps et l’espace. Ellul rappelle que Jésus ne cesse de fuir les villes. Il souligne que le contraire de la ville n’est pas la campagne mais le désert où se réfugient les saints. Ainsi, c’est la concentration humaine qui est fondamentalement mauvaise : on retrouve Rousseau et la peur, encore si actuelle, des fortes densités. Ellul condamne la ville par des affirmations brutales29 qui rappelle les anathèmes de M^gr Loutil, sans fondement mais non sans effet : « La ville est morte, faite de choses mortes et pour des morts. On ne peut sauver la ville, il faut viser la Jérusalem céleste. » (Ellul, 1975, p. 218.) Déjà, Saint Augustin opposait la Cité de Dieu, faite d’amour de la divinité et de mépris de soi, à la Cité terrestre, fondée sur l’amour de soi et le mépris de Dieu. Certes, civitas désignait la nation mais aujourd’hui, les trois-quarts des hommes vivent dans des villes qui forment la nation. Jean Comblin affirme que le salut de la ville passe par sa christianisation. Dieu condamne la ville parce qu’elle est le lieu de l’affirmation orgueilleuse de soi, ce qui est l’essence du péché : « C’est pourquoi la Bible dénonce justement ce dont les villes se glorifient : leur force, leurs richesses, leur domination. » (Comblin, 1968, p. 118.) Henry Cox montre que la Ville est foncièrement « séculière », « profane », que toute réalité supra-terrestre en a disparu. Elle est caractérisée par la mobilité et l’anonymat, deux garants de la liberté individuelle. Paul Ricœur renchérit en déterminant les trois temps de la Ville séculière : le désenchantement de la nature, la dé-sacralisation de la politique, le polythéisme des valeurs. La ville offre ainsi à l’homme l’immense espoir de se libérer et d’affirmer sa dignité, mais en perdant la protection rassurante du Père Divin et la soumission à ses règles : c’est l’entrée dans l’âge adulte et la modernité, qui explique l’angoisse des urbaphobes.

55Ainsi, sécularisation et illumination électrique étaient liées, l’une étant le symbole et l’expression de l’autre. On comprend que Paul Bourget, moraliste chrétien, ait appelé de ses vœux, au début du siècle, « la faillite du Progrès ». La grande ville était la vitrine du progrès technique et scientifique : les grandes expositions internationales qui, à la fin du XIX^e, étalaient aux yeux du public les nouvelles découvertes et les machines qui allaient changer sa vie, étaient naturellement organisées à Paris, à Londres ou à Vienne. Orgueil, puissance scientifique et technique, richesse étaient la marque des grandes métropoles.

56Leurs habitants partageaient cet orgueil : l’admiration des provinciaux se mêlait souvent à de l’hostilité, que provoquait l’attitude des Parisiens, des Lyonnais ou des Marseillais. L’urbaphobie est en partie due, aussi, à cette arrogance des « villes-lumières ». On sait quelles images peu flatteuses Balzac ou Zola peignaient des paysans. En 1905, un syndicaliste belge, M. Vandervelde, écrivait : « Si grands que soient les maux engendrés par la concentration urbaine, elle a tout au moins, à nos yeux, cet inappréciable avantage d’arracher des milliers d’individus à l’inertie mentale, à l’individualisme étroit et borné, qui sont le triste apanage de la majeure partie des populations agricoles. », remarque déjà faite par Friedrich Engels mais qui provoquait l’indignation de Jules Méline. On sait enfin quels efforts ont déployés les bolcheviques pour tenter de moderniser les moujiks en les attirant dans de nouvelles « villes agricoles », les agrogorods30.

57Les politiciens et surtout les écrivains réagirent et renforcèrent l’urbaphobie en tentant de ré-habiliter la vie provinciale et paysanne dès le début du XIX^e et surtout après 1918. Mais l’aigreur n’a guère changé : en 2004 encore, Monsieur Raffarin, premier ministre, disait ressentir, en tant qu’homme « de culture provinciale », du « mépris dans quelques regards » à Paris, à propos des protestations des intellectuels contre la politique du gouvernement (Libération, 26-02-04). Ce mépris, qui s’adressait sans doute plus au personnage et à sa politique qu’à son origine, n’était peut-être pas justifié mais sa remarque illustre bien ce sentiment mêlé d’infériorité et d’aigreur envers la capitale, d’une province que l’on a beaucoup exaltée en voulant y voir les seuls « vrais » Français.

Contre la ville, les mythes ruralistes : le « bon paysan » et le « désert français »

58Ces deux mythes ont alimenté l’urbaphobie en creux, si l’on peut dire : ils ont constamment opposé un paysan noble et « authentique » à des populations urbaines décadentes qui, en attirant les ruraux, transformaient la France en un vaste désert vidé de ses meilleurs hommes. Le mythe du « bon paysan » est le dernier avatar du mythe du « bon sauvage » qu’avait fait naître au XVIII^e siècle les voyages des navigateurs européens dans le monde31. Il a le double avantage de permettre une critique acerbe de la société à partir d’un point de vue exotique et de faire rêver les insatisfaits à un monde meilleur. Entamée par Rousseau, les écrivains chrétiens du début du XX^e siècle, les Bazin, les Bourget ou les Pierre L’Ermite ont poursuivi la transformation : le paysan fut présenté comme un homme rude, vrai, en rapport étroit avec le monde « réel », avec la nature qu’il cultivait, sain et fort en face des citadins « malingres », « excités », « écervelés », attachés à des apparences, à des valeurs, à des plaisirs qui étaient faux, forcément faux. La vie des cultivateurs plaisait d’autant plus aux chrétiens qu’elle était plus dure et plus misérable. Il ne fallait pas qu’ils s’amollissent. Ils voulaient faire des campagnes, où la foi s’était beaucoup mieux conservée que dans les villes, un bastion d’où ils pourraient reconquérir les esprits : « Je veux que devant le pays, le cultivateur prenne enfin conscience de sa force, qu’il ne se fasse plus le vassal robuste des villes anémiées et pourries. » (L’Ermite, 1899, p. 378.)

59Les mouvements réactionnaires utilisèrent l’image du paysan, homme de tradition, que l’on supposait resté hors de l’évolution « désastreuse » qu’avait connue la France au XIX^e, pour combattre le politicien de Paris : « Le paysan, robuste moralement et physiquement, tenace, têtu, nourri aux sources du bon sens, habitué à la vie dure, incertaine et pénible, doit avoir raison de quelques poignées de métèques, d’efféminés, d’invertis sans bravoure physique et privés de sens moral qui peuplent nos parlements, ainsi que de leurs créatures. » (Dorgères, 1935, p. 166) et Dorgères lançait, en 1934, son fameux slogan : « Bras nus et mains pures, nous irons nettoyer Paris », menaçant à la fois la ville et la République.

60Les urbaphobes insistaient pour placer les paysans à l’écart, comme de bons sauvages qui devaient juger et condamner avec bon sens le monde nouveau des villes. Certes, c’était faire bon marché des millions de ruraux qui avaient quitté la terre pour la ville, mais ceux-là avaient eu tort… On voulait montrer que les paysans, comme les sauvages, étaient les premiers occupants de la terre et qu’ils étaient les seuls citoyens légitimes. Gazave affirmait en 1941 : « Les économies où dominèrent l’industrie, le commerce, la finance ne furent jamais, au cours des âges, que des accidents éphémères. La règle séculaire, c’est d’ordonner tout le reste en fonction du travail des champs32. » Déjà en 1931, Robert Grand affirmait : « C’est le foyer paysan, groupant la famille agricole fixée à la terre, qui seul est éminemment intéressant pour le progrès moral et pour la formation sociale. »

61Mais le procédé n’était pas sans danger : en plaçant le paysan à l’écart de la société, comme un « sauvage » jugeant du point de vue de Sirius, on avouait qu’il était devenu minoritaire dans le pays. Il fallait donc le magnifier et lui donner davantage de poids. Les mouvements régionalistes, entre les deux guerres, les organisations chrétiennes comme la JAC, les courants maurrassiens et fascisants firent du paysan un véritable héros anti-urbain, une sorte de sur-homme, intermédiaire entre Dieu et la Nature d’une part, la triste humanité des villes de l’autre. Tout comme Diderot voyait dans le bon sauvage un modèle de la vie selon la Nature, mais d’un point de vue athée, Henri Pourrat, d’un point de vue chrétien, conseillait de « Revenir au paysan, créature du sol, qui comme l’arbre ou comme la plante, a conservé à travers les siècles quelque chose d’organique. […] L’état devra donc changer la table des valeurs : déprécier les villes et accroître le respect dû aux campagnes. Le paysan, c’est le noble par excellence. » (Pourrat, 1940, p. 223.) Il faisait du paysan une sorte d’aristocrate, prêtre de la Nature et donc de Dieu. Et il précisait ce qu’il faut bien appeler sa pensée : le paysan, c’était « l’homme en ménage avec la Création, […] l’alliance faite avec la vie, […] le premier collaborateur de Dieu, […] une vie qui roulait du mouvement du monde avec la terre et les saisons, tout engagée dans la création ». Cette conception quasi-mystique se retrouve, en termes peu différents, chez Giono et même, on l’a vu, dans les films de Pagnol des années 1930. Du coup, la disparition des paysans ne représentait pas seulement un danger politique, une transformation sociologique ou un phénomène économique : il s’agissait bien plus profondément de la disparition du pays véritable, de l’humanité « authentique », des « vrais » Français. L’exode rural était la mort de la France, du moins, de la seule qui comptât et qui était transformée en « désert » : ainsi apparaissait l’autre mythe, dont Gravier a su faire un emploi si habile.

62L’une des raisons de son grand succès est probablement son usage du mot « désert », si chargé de connotation négative, même s’il utilisa ce terme à tort car la campagne française, à la Libération, n’était nullement vide d’habitants. Littré proposait de ce mot une définition double : « Qui est sauvage et sans habitants », ce qui permet de désigner de la même façon le plateau de Mille Vaches, dont l’exode rural avait diminué la population et le Sahara. Littré sentait bien l’ambiguïté et faisait une distinction entre « désert » et « inhabité » : « Le lieu inhabité est celui qui est sans habitants, sans habitations. Un lieu désert non-seulement est inhabité, mais encore offre à l’esprit quelque chose de sauvage, de reculé, loin de toute culture et même de toute civilisation. » Avec habileté, Gravier, qui déplorait l’exode rural, aggravait la constatation du dépeuplement en y ajoutant la disparition de « toute civilisation ». L’effort de nombreux urbaphobes pour faire des paysans des intermédiaires entre l’homme et Dieu explique profondément leur angoisse devant la « désertification » qui rompt le lien avec les puissances divines. Il reste que les terres libérées de culture pourraient en général être plantées d’arbres pour reconstituer une partie de la grande forêt gauloise que mentionnait Jules César. On pourrait croire que ce but plairait à l’opinion publique, si soucieuse aujourd’hui d’écologie et de retour à la nature. Il n’en est rien pourtant : la forêt n’a pas bonne presse et les Français veulent une nature cultivée. On peut voir ici l’effet combiné de deux siècles d’urbaphobie et d’un siècle de ruralisme.

63L’effet du mot « désert » est encore aggravé par la connotation détestable du terme voisin « désertion » : de nombreux auteurs urbaphobes ont ainsi comparé le départ des paysans vers les villes à des « désertions » que les armées punissent de mort33. Les urbaphobes étendirent la connotation de « désert » à la notion de « mort de la terre » : « Un champ qui tombe en friche, c’est une portion de France qui meurt. Une jachère de nouveau emblavée, c’est une portion de France qui renaît34. » La terre était ainsi personnifiée comme l’image de la patrie. La ville qui s’y étendait trop vite était aisément traitée de « cancer ». Ces déformations du vocabulaire aboutirent à de surprenantes contradiction : d’un côté on affola l’opinion en présageant la « désertification » des campagnes, de l’autre, on l’attira vers le « tourisme vert » en louant le calme et la très faible densité de ces campagnes où le citadin pouvait venir se « ressourcer ». Le même espace rural a été ainsi présenté, selon les intérêts du moment, comme « une terre en voie de désertification » ou bien un espace très peu peuplé, « havre de paix et de repos ».

64Certains géographes ont poussé si loin l’amour de l’agriculture qu’ils en sont venus à y voir une protection contre la nature présentée comme dangereuse : « [l’exode rural a provoqué] dans certaines régions une déstructuration de la société rurale qui a perdu la plupart de ses services, un relâchement de l’emprise humaine sur l’espace, un retour offensif de la nature sur les terres… » (Isnard, 1978, p. 110, nous soulignons). La relation logique est renversée : si le paysan est un intermédiaire nécessaire entre l’homme et la Nature, sa disparition rendra la nature hostile et dangereuse, « offensive », « désertique ». En 2005 encore, un journaliste35 s’inquiète de voir la « déprise agricole » s’aggraver, car l’agriculture perd environ 100 000 hectares par an. Il redoute « des conséquences souvent négatives : friches, extension incontrôlée de la forêt, qui occupe déjà 28 % du territoire,… » L’agriculture protègerait ainsi de la Nature et de la forêt : un renversement de perspective surprenant qui montre qu’il ne s’agit plus ici de proposer des arguments logiques mais de manifester des peurs sourdes, une sorte de panique devant le changement, qui laisse deviner des idéologies profondes. Bertrand Hervieu suggère que les Français veulent une nature avec des paysans parce qu’ils suivent la tradition catholique ; les protestants accepteraient mieux la nature sauvage, œuvre de Dieu36. Les agriculteurs accompliraient un projet divin : cultiver pour dominer la terre comme Dieu, paraît-il, l’a voulu. Roupnel, Pourrat, Giono, Isnard, etc ont abondamment répandu cette croyance. Pourrat décrivait la paysannerie comme « une alliance faite avec la création » et le rôle du paysan, non sans ambition, devait être « d’aider le Créateur à parfaire la Création » (Pourrat, 1940, p. 260). Il en résulte encore aujourd’hui une sorte d’horreur devant les campagnes abandonnées, devant le « retour offensif de la Nature », cachant une peur ancienne de l’animal, de la sauvagerie et finalement, de la Nature.

65Cette peur panique de la Nature sans paysans étonne puisque ceux-ci ont été les grands défricheurs, après les moines, de la grande forêt gauloise et les principaux destructeurs des paysages naturels. Aujourd’hui, on sait combien l’agriculture épuise les nappes phréatiques et les pollue. La moitié de l’eau consommée en France (et qui n’est pas restituée au milieu naturel) est destinée à l’irrigation, un quart seulement à l’eau potable, un dernier quart à la production d’énergie et à l’industrie. UFC-Que choisir ? rappelle que pendant l’été, l’irrigation représente 80 % de la consommation d’eau : « la carte de la sécheresse se confond avec la carte de l’irrigation agricole ». Les sols sont très gravement contaminés par les pesticides et les nitrates d’origine agricole37. Selon le professeur Jean-Claude Lefeuvre, seul un quart des masses d’eau sera encore dans un état satisfaisant en 2015 si aucune mesure nouvelle n’est prise. En Bretagne, si bien arrosée, plus d’un quart des communes n’ont plus d’eau potable. Pourtant, ce sont les villes qui sont accusées de détruire l’environnement : le mythe du « bon paysan », personnage sacré servant d’intermédiaire entre les hommes et Dieu est un fondement de l’urbaphobie.